CHAPITRE XVII

Avec la nuit elle avait fini par découvrir ce qui manquait à la grande salle pour lui donner un air de plus grande intimité. Du feu dans la cheminée. Elle alla chercher du bois et bientôt de grandes flammes s’élevèrent dans l’âtre de briques réfractaires. Elle s’allongea sur une peau de mouton et chercha à se détendre. Elle ne voulait penser à rien mais ce n’était pas facile.

Depuis un grand moment le téléphone ne l’importunait plus. Elle aurait pensé que son mari ferait appel à la grosse artillerie, solliciterait ses amis, ses parents pour qu’ils la harcèlent. Il n’en était rien et elle pouvait en déduire, sans grand risque de se tromper, qu’il roulait vers le Jura suivi par l’ambulance d’une quelconque maison de santé. Il y en avait plusieurs dans la région dijonnaise. Ce genre d’établissement discret s’avérait indispensable pour la classe dirigeante de cette ville. On y déportait, grâce à une complicité feutrée et compréhensive, tous ceux qui finissaient par devenir gênants pour la respectabilité, l’honneur d’une maison, d’un nom. Enfants trublions et contestataires qui se découvraient soudain des affinités avec la populace, vieillards libidineux et exhibitionnistes, quelques fofolles de leur corps, prodigues dilapidant le patrimoine comme celui qui avait voulu transformer son entreprise en coopérative autogérée par ses ouvriers. On ouvrait la trappe de l’oubliette et on n’en parlait plus jamais sous peine de passer pour un malotru.

Où pouvait-il être en ce moment ? Dôle ? Poligny ? Champagnole ? Elle pariait pour Poligny. Il ne voulait certainement pas arriver trop détaché de l’ambulance. De crainte que le chauffeur de cette dernière ne soit obligé de demander son chemin. Bien sûr ni la BMW ni l’ambulance ne pourraient arriver jusqu’à la porte mais ce n’est pas ça qui arrêterait Guy. On avait dû tout prévoir en cas d’ultime résistance, seringue et brancard certainement.

Elle fut tentée de boire un peu de whisky mais repoussa cette envie, dictée par un trac qui ne pouvait que se développer avec l’alcool. Elle préféra ajouter une bûche dans le feu. Ce qui enragerait Guy lorsqu’il se rendrait compte qu’elle s’était préparée pour une paisible veillée solitaire. Elle y ajouta la télévision, alla chercher quelques amuse-gueule pour compléter le tableau.

À plusieurs reprises elle crut entendre un bruit lointain de moteur mais Guy ne pouvait être encore là. Champagnole peut-être. Elle l’imaginait roulant avec une certaine modération, lui qui respectait rarement les limitations, le regard rivé au rétroviseur où se reflétaient les phares de l’ambulance.

Comme si elle n’attendait plus personne elle avait tiré les rideaux, tous les rideaux. De temps en temps elle regardait autour d’elle avec souci. Non, tout était en ordre et il en était de même au premier étage. Dans la chambre d’Antoine c’était comme si les paquets contenant les jouets n’avaient jamais été défaits. Même si son mari voulait visiter la maison il ne trouverait rien de suspect. Mais elle ne pensait pas qu’il le fasse. Sauf si elle le lui demandait et justement il était décidé qu’elle le lui demanderait.

Lorsqu’il frappa à la porte donnant directement dehors, elle sursauta, retint un cri de frayeur et crut que ses nerfs allaient craquer.

— Qui est-ce ? cria-t-elle d’une voix effrayée.

— Moi, tout simplement moi, répondit son mari.

Il entra sans se soucier de refermer derrière lui. Elle le fit, eut le temps de voir les deux silhouettes qui attendaient un peu plus loin.

— Tu ne pensais pas que j’allais renoncer, dit-il. Et j’ai bien fait… Tu mourais de peur. La preuve ? Ta façon de demander qui c’était alors que tu t’imaginais que c’était l’assassin. Bon, tu es prête ?

Tout lui prouvait que non, autour de lui, mais il savait mépriser les apparences à l’occasion.

— Va faire une valise. Juste l’essentiel. Je ferai suivre le reste.

— Tu sais bien que je ne veux pas partir.

Guy se planta devant elle, les jambes un peu écartées, les coudes au corps comme s’il allait foncer :

— Écoute, la comédie c’est fini. Ou tu acceptes de bon cœur ou bien tu vas sortir d’ici de force. On te fera une piqûre et hop ! Enlevez c’est pesé.

— Tu n’oseras pas.

— Je vais me gêner. J’en ai marre, marre, tu comprends ? On commence à se foutre de moi un peu partout. À Dijon, ici. Je passe pour un imbécile et je déteste ça. Alors, ou tu viens docilement, ou on t’embarque.

— Docilement, répéta-t-elle. Je suis donc ton esclave.

— Ça suffit, la contestation. Est-ce que tu acceptes, oui ou non ?

— Je ne peux pas partir, dit-elle.

Elle se laissa tomber sur la banquette, ferma les yeux.

— Tu ne veux ou tu ne peux ?

— Je ne peux pas. Il m’est impossible de le laisser.

— De qui parles-tu, du chien ? Je ferai faire des recherches, je mettrai des annonces dans les journaux. Je paierai.

Charlotte secoua la tête.

— Il ne s’agit pas de Truc, mais de l’enfant. Tu te souviens de l’enfant ?

Comme le silence s’éternisait, elle laissa filtrer un regard méfiant. Guy regardait le feu, lui montrait un profil gauche d’homme vraiment excédé.

— Nous y voilà, dit-il enfin.

Il soupira :

— Très bien. Où est-il ?

— Je ne sais pas. Peut-être dans la chambre d’Antoine, peut-être ailleurs. Il est un peu farceur, tu sais. D’ailleurs c’est de son âge.

— Écoute, Charlotte, si je te prouve qu’il n’y a pas d’enfant dans cette maison, est-ce que tu nous suivras ?

— Pas d’enfant ! s’indigna-t-elle. Tu penses que je suis folle, n’est-ce pas ?

Il parut soudain inquiet et regarda vers la porte. Elle se dressa.

— Fais-les entrer tes amis, qu’attends-tu ?

Elle ouvrit et appela :

— Hé ! Vous deux, au lieu de vous geler, entrez donc ! Vous boirez bien quelque chose. Mais si, voyons, venez !

Ils hésitaient. Puis ils avancèrent. Derrière eux elle crut qu’ils avaient amené un traîneau mais ce devait être un brancard. Elle ne les avait pas imaginés ainsi, habillés comme pour aller faire du ski, sans blouses blanches.

— Écoute-moi, Charlotte, si je te prouve qu’il n’y a personne, nous suivras-tu sans faire d’histoire ?

Elle sourit en inclinant la tête.

— Je serais heureuse que tu visites la maison, dit-elle.

Sans plus attendre il monta au premier étage. Pendant ce temps elle sortait des verres. Les portes claquaient les unes après les autres et il redescendait.

— J’ai même regardé sous les lits, dit-il.

Charlotte prit un air à la fois déçu et mécontent.

— C’est impossible. Tu as regardé dans la grange ? Et puis dans le grenier au-dessus ?

Il haussa les épaules, ouvrit la porte. Pendant qu’il mettait l’échelle en place elle alla la refermer :

— Le froid entre, dit-elle pour se justifier. Que voulez-vous boire ?

— Rien, madame. Nous avons de la route à faire et ce serait imprudent.

Guy avait fixé l’échelle tant bien que mal et montait vers la trappe du grenier. Il la souleva et se servit de son briquet pour y voir clair.

C’est alors qu’il le vit, enfoui dans sa grande cape sombre, au-dessus de lui. L’enfant lança son pied, le frappa au menton et le déséquilibra. Il tomba de quatre mètres avec un long cri de terreur, juste sur le sol cimenté.

Figée au centre du living, Charlotte regardait les deux infirmiers se précipiter vers la grange. Quels merveilleux témoins ils feraient ces deux-là pour jurer qu’il s’agissait d’un accident !

FIN
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