CHAPITRE VIII

Malgré la neige qui tombait en flocons serrés elle repartit dès qu’elle y vit suffisamment clair, atteignit le bois d’un coup, pénétra sous les sapins. Il ne neigeait plus à l’abri des grands arbres. Elle suivit une allée très droite qui montait légèrement vers le Mont-Noir. Elle savait qu’il y avait une maison forestière, du moins une construction dans cette direction mais n’avait aucune notion de la distance. Mais que ferait Truc là-bas ?

Cependant la traversée d’une clairière très enneigée refroidit ses intentions. Elle siffla à plusieurs reprises, lança le nom de son chien sous les grands arbres, ne réussit qu’à faire tomber de larges plaques des branches courbées des sapins. Soudain elle prit peur. Peur de ne pas reconnaître son chemin, peur de tomber en panne et qu’on ne la retrouve jamais, peur de l’indéfinissable. Le silence du bois lui parut soudain trop feutré comme si la nature tout entière retenait son souffle. Maladroitement elle courut vers le scooter, manœuvra nerveusement pour reprendre l’allée. Lorsqu’elle atteignit l’orée, elle se rendit compte que la neige qui tombait formait une épaisse muraille blanche et que ses traces de l’aller avaient disparu. Pour une fois elle bénit son mari qui avait pris soin de glisser une boussole dans la trousse à outils. C’est grâce à elle qu’elle retrouva La Rousse, non sans mal d’ailleurs, car elle passa à proximité à deux reprises et ce n’est que la troisième fois qu’elle reconnut le chemin qui conduisait de la route à la vieille ferme. Une fois dans la grange, elle eut l’impression de sortir d’un monde blanc imaginaire et sinistre, se déchaussa et pénétra dans le living sur la pointe des pieds.

— Pierre !

L’enfant sursauta.

— Vous m’avez fait peur, dit-il. Je ne vous ai pas entendu rentrer.

— Tu n’as pas entendu le scooter ? demanda-t-elle.

C’était possible. L’enfant était penché vers le feu de la cheminée. Il avait dû le ranimer tout en évitant de mettre autant de bûches que la dernière fois. Lorsqu’elle arrivait dans la grange, elle coupait les gaz et le scooter avançait sur sa lancée. La neige tombant en si gros flocons formait un écran d’insonorisation.

— Depuis quand es-tu là ?

— Oh ! Je vous ai vu partir avec votre engin, vers la forêt. Où alliez-vous ?

— Je cherche Truc, avoua-t-elle sans oser le regarder dans les yeux.

— Il a disparu ?

— Depuis hier matin.

— Tant mieux, dit-il. Il était méchant. Je suis sûr qu’il est parti à ma recherche pour me mordre.

Charlotte ferma les yeux. Elle était épuisée par sa sortie, sa panique. La neige l’essoufflait toujours lorsqu’elle tombait ainsi, abondamment.

— Écoute, Pierre… Truc n’est pas un chien méchant… Il n’a jamais cherché à te mordre. Si tu veux me faire plaisir, parlons d’autre chose… Dis-moi où tu étais passé. Tu es parti depuis mercredi matin.

— Mes parents avaient besoin de moi, dit-il.

— Besoin de toi ?

Il mentait. Il ne cessait de mentir, ce sale gosse, et elle l’écoutait encore, essayant de recueillir une toute petite parcelle de vérité.

— Et qu’as-tu fait durant ces deux jours ?

— Nous sommes allés à Besançon.

— Besançon ? En voiture ?

— Bien sûr. Nous sommes allés voir une tante.

— Une personne âgée ?

— Non.

— La sœur de ton père ou de ta mère ?

— De mon père.

Elle poursuivait l’interrogatoire. Il répondait docilement et chaque fois elle craignait que le miracle ne cesse. Comment le petit garçon roublard et fuyant avait-il pu se transformer aussi rapidement en enfant docile ?

— Elle est mariée ?

— J’ai vu l’oie. Elle est magnifique. Mais pourquoi est-elle froide ?

Charlotte soupira. Elle avait bien raison d’avoir des craintes. Il venait de faire dérailler la conversation et combien de temps devrait-elle attendre pour l’amener à répondre à nouveau ?

— Je t’attendais hier. Je l’ai fait cuire hier mais tu n’es pas venu. Tu étais à Besançon.

— Je peux en manger un morceau ?

— Bien sûr. Viens, nous allons passer à table.

Rapidement elle disposa les deux couverts, prépara un jus d’orange, ouvrit une bouteille de beaujolais pour elle-même. Mais au moment de découper la volaille elle chercha en vain son gros couteau. Le même dont l’enfant avait menacé Truc. Songeuse, elle essayait de se souvenir. Pour apprêter l’oie elle s’était servi d’une pince à volaille. Donc le couteau avait pu disparaître le mercredi matin, en même temps que l’enfant.

— Tiens, dit-elle, tu veux la cuisse, je parie. Elle l’arracha sans peine avec un gros morceau de chair qui emplissait l’assiette.

— C’est bien de l’oie farcie ?

— La farce est à l’intérieur. Tu vas voir.

Ayant coupé le fil de couture elle en retira plusieurs morceaux, lui en tendit un. Il y goûta, fit la grimace :

— C’est ça, la farce ?

— Bien sûr.

— On dirait du hachis froid, comme à la boîte…

Furtif, son regard étudia le visage de Charlotte qui était restée impassible, réprimant un sourire de triomphe qui faisait frémir ses lèvres. Enfin ! Il venait de se trahir.

— Que dis-tu ?

— On dirait du hachis.

— Tu parlais de boîte.

— Du hachis en boîte, en conserve.

Charlotte avala, prit son verre de vin :

— Me prends-tu pour une idiote ? Tu as dit on dirait du hachis froid, comme à la boîte.

— Vous m’embêtez, dit-il. Vous me posez toujours des questions. On dirait un flic.

— J’en suis peut-être un, dit-elle.

Il s’arrêta de manger pour la fixer gravement. Elle prit un malin plaisir à le faire languir.

— Enfin pas moi. Mais mon mari est peut-être un flic.

— Vous mentez. C’est un médecin.

— Tiens, ricana-t-elle, qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Vous êtes riche. Il y a qu’un médecin pour être aussi riche que vous.

Comme lui, elle mangeait avec les doigts, rongeant son os. D’où sortait-il cette idée étrange ? N’avait-il jamais eu affaire qu’à des médecins dans sa vie ? Associé à ce mot de boîte qui lui avait échappé, cela pouvait faire penser à un hôpital, un sanatorium ou n’importe quelle maison pour enfants en mauvaise santé. Et lui était visiblement rachitique, anémié.

— Mon mari n’est ni flic ni médecin, dit-elle. Il dirige une maison de vin en gros.

— Dans quelle ville ?

— Dijon.

— C’est mieux que médecin ?

Elle éclata de rire :

— Ça dépend du point de vue où l’on se place. Pour lui, oui, pour moi je ne sais pas. Et qu’en penses-tu ?

— Je n’aime pas le vin.

Charlotte continua de rire.

— Tu as tort, c’est excellent. Mais tu as le temps de l’apprécier. Tu veux encore de l’oie ?

— Non.

Après le repas elle lui demanda ce qu’il avait fait de sa cape.

— Je l’ai accrochée là-haut, dans la salle de bains.

— La mienne ?

— Non, celle de ma chambre.

Elle y monta, tâta le tissu. Peut-être avait-il séché depuis mais il ne paraissait pas avoir été très mouillé. En traversant la chambre d’Antoine elle se demanda si elle devait tolérer qu’il l’appelle sa chambre. Elle le trouva devant le feu. Il paraissait fasciné par les flammes.

— Comment feras-tu pour rentrer ce soir, demanda-t-elle, si la neige continue de tomber d’aussi belle ?

Il lui coula un regard soupçonneux puis fouilla dans la poche de son pantalon.

— J’ai un billet.

— Oui, dit-elle, le même que l’autre fois. Tu l’avais repris. D’ailleurs les plis sont bien marqués et il est tout terni d’être resté si longtemps dans ta poche.

— Mon père m’a dit que ce n’était pas la peine d’en refaire un puisqu’il y avait celui-là.

— Et il ne s’inquiète pas de te savoir loin de lui toute une nuit ?

— Non, dit-il. Je crois qu’il ne m’aime pas beaucoup.

Bien que sachant qu’il mentait, elle sentit son cœur se crisper.

— Allons donc… C’est impossible. Mais ta mère, elle t’aime, elle.

— Ce n’est pas ma mère. Ma vraie mère est morte quand j’avais deux ans il paraît.

Pouvait-il inventer à ce point ? Charlotte étouffait d’incertitude et préféra quitter la pièce durant un moment. Dans la cuisine elle mit de l’ordre, après avoir fait la vaisselle. L’oie était presque entière. Il n’y manquait que les deux cuisses. Pierre essayait de l’attendrir. Dans quel but ? Elle ne le savait que trop mais ne voulait pas l’admettre. Quel enfant n’avait imaginé des situations invraisemblables ?

— Vous pensez à Truc ?

Elle sursauta. Il était à la porte et la regardait la tête penchée. Elle avait pourtant l’impression que ses yeux étaient moins enfoncés dans ses orbites et que ses joues creuses avaient tendance à s’emplir. Pourtant il était resté deux jours loin d’elle et de la bonne nourriture qu’elle pouvait lui servir.

— Je me demande ce qu’il a pu devenir, dit-elle.

— Quelqu’un lui aura donné un coup de fusil.

— Oh ! C’est horrible ce que tu dis là ! s’écria-t-elle. Pourquoi aurait-on agi ainsi ? Il est inoffensif.

— Peut-être qu’on l’a pris pour un loup.

— Il n’en a pas la couleur.

— Ça ne fait rien.

— Et puis il est interdit de chasser en temps de neige.

— Oh ! J’ai entendu des coups de fusil…

Elle lui jeta un regard très bref. Où avait-il pu les entendre ? Chez lui ?

— Vous préférez que ce soit moi ou lui qui soit revenu ici ? demanda-t-il alors.

Charlotte fit semblant de ramasser une miette sur le sol, la jeta dans la poubelle.

— Vous ne voulez pas me répondre ?

— J’aurais aimé que vous reveniez tous les deux. Ensemble, comme deux bons copains.

Il fit la grimace :

— Truc ne m’aime pas. Vous vous trompez sur lui, vous savez. Quand vous tournez le dos il veut toujours se jeter sur moi, mais vous n’avez jamais voulu me croire.

Était-ce possible ? Comment un chien aurait-il eu tant d’hypocrisie ? Pourtant elle n’osa pas le contredire. Elle n’arrêtait pas de le traiter de menteur, de mettre en doute tout ce qu’il racontait. Leurs rapports ne cessaient de se fausser et de prendre une curieuse tournure.

— Je peux regarder la télé ?

— Il n’y a pas grand-chose l’après-midi. Et je ne sais pas si avec la neige elle marchera.

L’écran resta blanc et il eut un geste de mauvaise humeur pour l’éteindre.

— C’est moche qu’on ne puisse pas sortir faire de la luge. Il n’y a pas de cartes ici ?

— Je crois qu’il y en a un paquet dans la bibliothèque, là-bas. À quoi sais-tu jouer ? À l’Homme Noir, à la Bataille ?

Il la regarda comme si elle s’adressait à un bébé :

— Je sais jouer à la belote.

— Ah ! Tu es plus calé que moi. Je n’ai jamais rien compris à ce jeu-là.

Il apporta le jeu de cartes et ils s’installèrent de chaque côté d’une table basse.

— Et les petits paquets, vous connaissez ?

— Non.

Il battait les cartes avec une dextérité peu commune. Charlotte se laissait fasciner par le jeu de ses longues mains blafardes.

— Voilà.

Il disposa plusieurs paquets de cartes devant elle, une seule carte devant lui.

— Vous pariez, dit-il. Vous avez de l’argent ?

— De l’argent ? répéta-t-elle, estomaquée.

— Ben oui, quoi, on va pas jouer des haricots.

Charlotte alla chercher son sac, y prit de la monnaie.

— Vous pariez. Comme vous voulez. Au pif, quoi. Si je retourne un dix et que vous avez un valet, c’est gagné pour vous et je paye. En dessous, c’est moi qui empoche.

— D’accord, dit-elle.

Elle disposa des pièces de dix et vingt centimes. Pierre fit la grimace :

— C’est plutôt maigre.

Il retourna sa carte. Un huit. Charlotte avait des cartes supérieures. Gravement il sortit de l’argent de sa poche et régla les paris.

— Vous avez du pot, dit-il.

Elle paria le tout, à nouveau, plus une pièce d’un franc. Il retourna un dix, paya sur trois paquets mais empocha dix centimes.

— Tu ne fais pas fortune, dit-elle.

— Est-ce que vous avez peur que je ne puisse pas payer ? demanda-t-il.

Intriguée, elle sortit plusieurs pièces d’un franc et les posa sur les petits paquets. Il retourna un roi et rafla tout.

— Eh bien, fit-elle. Mais pourquoi c’est toujours à toi ?

— Quand j’aurai plus de ronds je devrai vous céder la banque. Mais vous pouvez toujours essayer de me l’acheter.

— Combien ?

— Dix francs.

— Trop cher.

— Tant pis pour vous.

Il retourna un as et lui rafla quatre francs.

— Mais dis donc, tu as de la chance.

Lorsqu’il retourna encore un as elle le regarda d’un air soupçonneux.

— Tu triches, hein ?

— C’est pas vrai. Vous râlez parce que vous perdez. Vous n’avez qu’à me racheter la banque.

— Trop cher, dit-elle.

— Vous avez tort, on achète toujours quand le banquier gagne.

Elle s’entêta et après plusieurs tours se rendit compte qu’elle avait perdu trente francs. Le garçon lui faisait de la monnaie, rangeait ses billets dans un petit porte-cartes de couleur jaune. Elle crut apercevoir des photographies à l’intérieur.

— Bon, je t’achète la banque, dit-elle.

— Vingt francs.

— Tu exagères. Tout à l’heure c’était dix.

— Il fallait l’acheter. Bientôt ce sera trente francs.

— Bon, je ne joue plus.

— Une dernière fois.

Cette fois elle gagna. Du moins elle récupéra la mise, comprit, suffoquée, qu’il faisait ce qu’il voulait avec les cartes. Il sortait toujours celles du dessous pour lui. Elle se promit de veiller au grain et de le coincer.

— Bon, encore une fois, dit-elle.

Elle coupa et il allait commencer à distribuer lorsqu’elle lui demanda de couper encore une fois. Il devint rouge de colère.

— C’est pas de jeu, dit-il.

— Pourquoi pas ? Je peux couper autant de fois que je le désire.

— Non, c’est pas vrai.

Il lança les cartes dans la cheminée. Elle se précipita, ne put empêcher le valet de pique, comme par hasard, d’être brûlé dans un coin. Furieuse, elle alla les ranger dans un tiroir, monta dans sa chambre. Elle voulait le punir de son geste mais ne put rester plus d’un quart d’heure loin de lui. Cependant en redescendant, elle l’ignora superbement et se mit à tricoter.

— Écoutez, dit-il.

— Qu’y a-t-il ?

— On dirait un chien qui appelle.

Elle se précipita comme une folle à la porte, l’ouvrit. La neige s’engouffra dans la pièce poussée par un vent qui se levait peu à peu. Elle essaya de percer l’écran de neige, siffla entre ses doigts mais vainement.

— Je me serai trompé, dit-il.

Une façon de se faire pardonner ou de renouer la conversation avec elle. Il était parfois odieux.

— Je peux avoir quelque chose de chaud ? Je ne me sens pas très bien, dit-il en portant la main à sa gorge.

Elle s’inquiéta. Comme s’il s’agissait d’Antoine.

— Tu veux du lait chaud avec du miel dedans ?

— Si vous voulez.

Elle alla en faire chauffer, lui apporta le bol.

— Tu veux aussi de l’aspirine ?

— Non. Pas maintenant. Si on jouait à autre chose ? À cache-cache par exemple.

La pensée d’avoir à le chercher dans toute la maison la paralysa d’avance. Elle craignait de ne jamais plus le retrouver. Il pouvait disparaître d’un instant à l’autre. Comme par magie. Depuis son retour, elle vivait sur cette appréhension.

— On peut cacher un objet, dit-elle. Dans la pièce.

Il fit la moue.

— Un objet ?

— Un bouchon par exemple ou une petite cuillère.

— Une pièce de cinq francs, dit-il. Il faut la trouver en moins de dix minutes pour pouvoir la garder.

Décidément, il aimait les jeux d’argent.

— Tu commences, dit-il. Je vais à la cuisine.

Elle glissa les pièces dans les cendres du cendrier, disposa les mégots dessus.

— Tu peux venir.

Pierre se planta devant elle qui continuait à tricoter.

— J’ai oublié de te dire que lorsque tu t’approcheras de la cachette, je dirai que tu brûles, et quand tu t’éloigneras, je dirai que tu es tiède, froid ou glacé, selon la distance.

— Maintenant ?

— Tu es froid.

Il fit un pas en avant.

— Tu tiédis.

Bientôt il fut « moyennement chaud ». Il s’accroupit, regarda sous le tapis.

— Tu refroidis un peu.

La sonnerie du téléphone éclata rageusement.

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