42.

L’évidence se nichait là, depuis le début. Dès les premiers feux de l’enquête, ils auraient pu remonter jusqu’à ce Vigo Nowak. S’ils avaient eu la brillante idée de s’intéresser plus tôt à la liste des licenciés fournie par Vignys Industries.

Pierre Norman rageait. À la suite des déductions établies à l’endroit où Cunar avait été percuté, on savait que le chauffard avait attaché une grande attention à éliminer les pièces à risques. Le sang essuyé, le cadavre embarqué dans le coffre et, plus significatif, le prélèvement des morceaux de phare. Certainement l’acte le plus révélateur sur sa personnalité, sa volonté de faire les choses jusqu’au bout, sa connaissance des capacités de la police à exploiter l’invisible. On supposait aussi que ce même individu avait taggué son ancienne entreprise et donc que son nom figurait sur une liste d’une centaine d’employés.

En parcourant lui-même cette liste des yeux, Pierre Norman était tombé sur un patronyme qui avait mis ses méninges sens dessus dessous. Nowak. Cinq lettres identiques à celles affichées en haut du rapport d’expertise sur les traces de freinage. Après une rapide vérification, le lieutenant avait découvert que Vigo Nowak, licencié par Vignys, était le frère de Stanislas Nowak, expert de la police scientifique…

Arrivé à la périphérie du pays noir, le flic jeta un regard sur l’horizon encore éteint. Partout des dos ronds de schistes, jaillis de ces brumes que le Nord traîne partout, comme une malédiction. Sous le sol, invisible, un véritable gruyère. Des veines creuses qui serpentent sous les maisons. Des trous de neuf cents mètres au-dessus desquels courent des enfants. Un univers de pierre bâti sur un puits de ténèbres.

Durant le trajet, Norman n’avait pas décoché un mot aux deux collègues qui l’accompagnaient. Il songeait à ces destins unis à jamais en une tresse de sang. Ces vies qui s’effritaient comme du papier de verre, ce mal qui engendrait le mal, qui s’alimentait de ses victoires sur les âmes fragiles.

Le rouge des camions de pompiers et les gyrophares dissipèrent ses cyclones intérieurs. Il se gara à la hâte devant chez Nowak, rejoignit l’attroupement en uniforme, suivi par sa paire accompagnatrice. Pas de lances à incendie, pas de flammes ni de fumée. Juste un froid de corons. Des visages ravagés par l’incompréhension. Des badauds matinaux.

Norman se présenta au capitaine du commissariat de Lens, expliqua la raison de sa présence. Une histoire de magot volé.

Echange de formalités. L’homme lui résuma la situation, l’accent bien écrasé.

— Les pompiers ont été alertés vers six heures trente par un type qui partait travailler. De la fumée montait de derrière la maison. Une fois sur place, le feu s’était déjà éteint. Une réserve à charbon a brûlé en partie. Il n’y avait pas de bois, hormis la porte, quelques planches… Du papier, du plastique. Les poutres de la charpente étaient en métal, le toit en tuiles, les murs en brique. Pas d’isolation, rien. Le feu s’est donc rapidement étouffé sans causer énormément de dégâts… Enfin presque…

Il invita Norman à le suivre.

— On a retrouvé un corps carbonisé à l’intérieur. Pas beau à voir… D’après les analyses préliminaires des experts, il aurait été aspergé d’un liquide inflammable. De l’essence ou du pétrole…

Norman tapa du poing dans sa paume gauche.

— Une idée sur l’identité ?

— Une gourmette autour du poignet avec le prénom Vigo. Une chaîne autour du cou reconnue par les parents de Nowak. Le labo confirmera formellement l’identité à partir de l’ADN ou des empreintes dentaires.

Le lieutenant shoota dans des gravillons. Nowak, doublé par un complice trop gourmand. Ou alors un malentendu, un règlement de comptes ?

Il désigna la maison mitoyenne.

— Le voisin n’a rien entendu ?

— Il n’y a personne, ses volets sont baissés, pas de voiture. Il est sans doute parti en vacances dans sa famille.

— Et les autres voisins ?

— Tous des vieux. Un peu durs d’oreille, si vous voyez ce que je veux dire…

— Il s’agit de la voiture de Nowak, là ?

— Oui.

— Où se trouve le corps ?

— Dans la remise. Je ne vous le conseille pas… Il doit partir pour l’institut de Lille d’ici une heure. Sale affaire, n’est-ce pas ?

L’enquête se ramifiait avec la hargne d’un fleuve fougueux. Après une profonde inspiration, le lieutenant sortit la liste des employés de Vignys, pointa le nom de Sylvain Coutteure. Le seul licencié qui habitait aussi dans cet univers de schiste.

— Pouvez-vous me dire où se trouve cette adresse ?

Le capitaine ôta ses gants et chaussa sa paire de lunettes. Ses yeux manquèrent de traverser les verres.

— Vous déconnez ou quoi ?

— Qu’y a-t-il ?

— La mère Coutteure passe à leur fermette tous les matins. Elle a appelé voilà une heure. La femme et la fille de Sylvain Coutteure sont décédées. Intoxiquées au monoxyde de carbone. Quant à lui… introuvable…

Norman secoua la tête. Longuement… Les voix ne lui parvenaient plus que par bribes.

Sa jambe droite se mit à vibrer. Un appel… Il sortit le portable de sa poche et le plaqua sur l’oreille.

— J’écoute !

Le policier lensois l’observa du coin de l’œil. Il vit, pour la première fois de sa vie, les traits d’un être se décomposer.

Rien ne différenciait Norman d’un mort-vivant lorsqu’il raccrocha…

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