5.

Trois heures du matin. Une lueur diffuse dans le séjour de la fermette. Les parasites chevrotants d’un tube cathodique usé, l’engourdissement d’un monde de songes. Et le givre accroché à chaque expiration.

Chaudière en panne… Sylvain se mordit l’intérieur des joues.

Une rivière blonde coulait sous des couvertures dans le clic-clac du salon. Nathalie somnolait en position fœtale, réflexe inné d’un corps en quête de chaleur. Sylvain éteignit le téléviseur, frôla son épouse du bout des doigts, avant de disparaître dans la chambre d’Éloïse. Le bébé dormait, la frimousse éclairée par l’incandescence feutrée d’un chauffage d’appoint.

Des pans d’inquiétude obscurcissaient le visage du jeune papa. Désormais, ce bonheur pouvait s’arrêter à tout moment. Un jour, demain peut-être, les uniformes débarqueraient, le braqueraient, lui écraseraient un revolver sur la tempe. On l’enlèverait à ses chéries pour une éternité de repentir.


L’âme souterraine du Monstre bouillonnait de tensions contradictoires, de courants incompréhensibles. Un cataclysme avait bouleversé son organisme jusqu’à le soulever de terre, le porter sur des oasis célestes. Il se sentait bien, trop bien. Mieux que jamais. Comme si une bulle venait de crever à la surface après une interminable remontée des fonds abyssaux.

Il pila devant un feu tricolore, obnubilé par la petite gorge battante, ses doigts qui arrachent la vie, le dernier murmure.

Sous la lueur du feu rouge, il considéra ses mains, leurs phalanges tourmentées, presque brûlées jusqu’à l’os. Les pensées récurrentes l’assaillirent. La douleur des acides, qui le violentait chaque soir… Le crissement de la scie électrique sur les chairs… Puis les oiseaux qui essaient de fuir, encore et toujours… Le singe blotti en haut d’un arbre, pétrifié… La louve menaçante, le museau braqué au ciel…

Un quotidien si difficile à porter, à vivre, à subir…

La Bête secoua la tête. Le feu passa à nouveau à l’orange, puis au rouge. Dans le rétroviseur, personne. La ville dormait. Au vert, elle démarra prudemment, prit une départementale et quitta la cité métallique.

À présent, elle ne pensait plus qu’à une chose : recommencer…


— C’est la chaudière chéri, souffla Nathalie Coutteure, à moitié endormie. Panne définitive cette fois, et il faut que ça arrive quand les températures chutent. Quelle poisse ! j’ai l’impression de vivre dans un congélateur !

Elle se tortilla dans une couverture avant de se lover contre son mari. Des battements ralentis somnolaient dans la poitrine féline, une radiance d’amour qui poussa des larmes sous les paupières de Sylvain.

— J’ai essayé d’appeler sur le portable de Vigo pour que tu rentres plus tôt, confia la jeune femme, toute grelottante. Pas de réponse, messagerie…

— Il avait certainement coupé. Tu sais, quand on joue aux échecs…

Le reptile du mensonge qui s’insinue dans les paroles, accompagné de ses flashes subliminaux. Le craquement des mâchoires, le roseau dans la trachée, la masse qui sombre.

— À la première heure j’appelle Depann’gaz, déclara Sylvain en s’avançant dans le salon. Ça ne peut plus durer. S’il faut remplacer cette satanée chaudière, on la remplacera !

— Je demanderai de l’argent à mes parents. Cette fois, nous devons accepter leur aide. Tous les malheurs du monde nous tombent dessus, le gouffre financier s’élargit lentement sous nos pieds…

Sylvain serra les poings. Seuls les lions déchus ravalent leur fierté. S’il capitulait, on le prendrait pour un père de famille incapable d’assurer, un plaisantin pas fichu de rembourser ses mensualités.

Ses muscles se détendirent. Deux millions d’euros à se partager. Il voyait encore la forêt de zéros, la texture parfumée des billets. Des éternités de labeur comprimées dans un sac de sport bleu roi.

En nouveau riche, il posa un doigt sur les lèvres de son épouse.

— Chut… N’implique pas tes parents. On traverse juste une mauvaise passe mais je suis persuadé que la chance finira par tourner.

— Une mauvaise passe ? Ça fait plus d’un trimestre qu’on vit sur la pointe des pieds, que le moindre écart nous plombe jusqu’à la fin du mois ! Combien de temps tu penses pouvoir tenir avec mon salaire de prof et tes Assedics minables ? On a un prêt de vingt-cinq ans à rembourser !

Sylvain lui agrippa le poignet et la contraignit à faire volte-face. L’envie de la traîner chez Vigo, de la confronter à l’opium vert, lui brûlait la gorge.

— Tu dois me faire confiance ! Avec Vigo, on a consulté des sites sur l’emploi. Le marché de l’informatique repart, des postes se créent sur Lille, les entretiens d’embauche vont se multiplier. Ne préviens pas tes parents, OK ? On va rallumer le poêle à charbon, le temps que je règle l’affaire.

— Il est HS ! Le tuyau d’évacuation est déchiré ! C’est bien trop dangereux ! Et puis, ça change quoi ? Tu mets de la pommade sur une jambe de bois ! On ne résout pas les problèmes comme ça !

— Écoute, demain soir c’est le réveillon et l’anniversaire de notre petite fille… Rien ni personne ne viendra gâcher une fête pareille ! Pas cette fois !

Nathalie se réfugia dans les bras de son homme. Trouver une solution ? Laquelle ? Voilà deux ans qu’ils avaient arraché le prêt de justesse pour se payer la flamande de leurs rêves, en proche campagne de Lens. Le grand jardin, les dépendances, le tournis des volumes intérieurs. À l’époque, la bulle internet avait porté les informaticiens au rang de demi-dieux. Elle voyait encore Sylvain, cravate entre les doigts, dans les bureaux de la banque. Prendre une assurance chômage ? Vous m’avez bien regardé ? L’informatique contrôle vos ordinateurs, ferme et ouvre vos coffres. Et ça ne fait que commencer. Si nous sommes au chômage, la Terre s’arrête de tourner !

Mais une bulle finit toujours par éclater. Aujourd’hui, une start-up fermait chaque heure dans le monde. Les grands groupes industriels, à la chasse aux pertes, s’allégeaient de leurs agences régionales, regroupant les activités sur Paris. Air Littoral, Alcatel, France Télécom… Les Taïwanais qui fabriquaient hier les vêtements concevaient aujourd’hui les programmes informatiques à moindre coût.

Que restait-il à présent ? Des mensualités de mille quatre cents euros à rembourser. Les deux tiers de leurs revenus. Soixante-six pour cent d’endettement.

Sylvain réprima un sanglot. Un vent rugissant balayait toutes ses convictions, son honnêteté, l’ensemble des qualités qui l’avaient formaté en un mouton de la société.

Terminée la vie par procuration.

Peu importait ce qu’il venait de faire. Seul l’argent comptait.

Le sommeil n’emporta pas Sylvain, cette nuit-là. Des rêves à la saveur du réel trottaient dans sa tête. Des mers turquoise, des soleils rouges, des sables blancs.

Dans quelques jours, le velours des billets embaumerait le cadavre et diluerait son visage. La cicatrice se refermerait comme elle s’était ouverte.

Il en avait la certitude…


Attentif au moindre battement de lumière, le Monstre s’engagea sur l’océan campagnard avant de disparaître sous des frondaisons menaçantes.

Une forêt, épaisse et infiniment noire.

Il comprenait tout juste ce qui venait de se produire au cœur de la zone industrielle. Une surtension d’événements qui allait changer le cours de son existence, crever l’abcès qui pourrissait depuis des années au fond de son cerveau.

Toute cette douleur, cette haine, cette souffrance. Cette passion inaccessible.

Les deux types à la 306 n’avaient été que le catalyseur d’une évidence inconsciente.

Un cri d’instinct et de joie mêlés claqua dans l’habitacle.

La Bête ne songeait plus à la rançon, même si elle comptait la récupérer rapidement. Ses valeurs s’étaient brusquement renversées. Elle saisissait soudainement la véritable raison qui l’avait poussée à accomplir la tâche finale.

Pas l’argent. Pas la soumission. Pas l’amour.

L’impensable.

Le véhicule s’enfonça dans un hangar aux poutres branlantes, à la tôle cariée de rouille. Loin des lumières du monde, dans une gorge où aucun fou n’oserait s’aventurer. Le moteur stoppa son ronronnement, une ombre se détacha sur le mur, posa le pied au sol et se dirigea vers l’habitation d’avant-guerre, attenante au hangar. Sous la pierre froide, un sous-sol labyrinthique, des caves voûtées et humides dont quelques-unes renfermaient ses ateliers de travail. Les forges de l’enfer…

La silhouette réveilla la cheminée. Des baisers bleutés, des langues de diables affamés tourbillonnèrent en un ballet infernal. Autour, les visages intrigants des poupées anciennes, Beauty Eaton ou Helen Kish, se lissaient d’une pellicule rougeoyante. Leurs yeux grands ouverts ne reflétaient plus qu’un voile de terreur…

Le Monstre se dirigea vers le fond de la pièce, dans une obscurité permanente où s’amoncelaient des masques en latex, des mâchoires aux dents arrachées, des crânes perforés. Là, il déverrouilla une porte, alluma la lumière, s’enfonça dans un escalier en colimaçon puis bifurqua dans un tunnel où se succédaient des portes cadenassées.

Des grattements, derrière le vieux bois… Ses femelles avaient faim. La Bête entrebâilla légèrement la porte. De petites mains jaillirent et arrachèrent violemment les morceaux de salade pourrie qu’on leur tendait. De l’autre côté du mur, la colère, la peur, la rage grimpèrent, dans un seul et même hurlement désespéré. Il était temps de refermer…

Le Monstre se rendit dans une autre cave. Sa langue décrivit de belles ellipses de satisfaction sur ses lèvres. Dans un angle, le matelas délabré qui enflait d’humidité ferait l’affaire. Sa prochaine victime ne vivrait pas assez longtemps pour s’en plaindre.

Cette salle voûtée était parfaite. Il restait juste à ôter la poignée intérieure de la porte parce que, demain, la première chose qu’essaierait de faire sa nouvelle matière première serait de fuir. Évidemment…

La Bête s’enferma finalement dans un atelier souterrain et fit gémir des instruments électriques jusqu’à l’aube. Il fallait s’entraîner, progresser, encore et encore…

Dans les profondeurs de la forêt, la nuit fut horrible. Bien pire que celle imaginée par les esprits les plus tortueux…

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