41.

La chair du ventre frémit. Une fois. Une deuxième, au même endroit, juste sous le nombril. Le petit être qui habitait Caroline Boidin jouait dans son univers liquide.

La femme enceinte était couchée sur un tapis d’écorces de pin, complètement nue. Les solides cordes enroulées autour de ses membres creusaient sa peau d’un filet brûlant et empêchaient toute manœuvre autre que la reptation primitive. Mais la morsure des liens était incomparablement plus douce que celle du froid. Son corps tout entier puisait dans des ressources secrètes pour alimenter les radiateurs internes, pour que la température au sein du placenta conserve sa constance. La moindre variation prolongée pouvait être fatale au bébé.

La future maman utilisa ses coudes pour s’arc-bouter et, au prix d’efforts démesurés, gagner la position assise. Les écorces dans sa chair excitèrent ses récepteurs à la douleur. D’un instant à l’autre, elle craquerait et finirait par exploser en pleurs.

Pour la première fois depuis son réveil, ses narines vibrèrent. Une odeur de crème parfumée se mêlait à la puanteur du cuir. D’où venait-elle ? Elle renifla ses épaules, ses seins, passa la langue sur les parties accessibles de son corps. On l’avait aspergée d’huiles végétales, comme si on la préparait à un sacrifice. Elle refusa de pousser ses pensées plus avant, focalisant son attention sur le pavé de chair étalé au centre de la cave.

— Monsieur… Monsieur ! Réveillez-vous… Je vous… en prie… À l’aide… S’il… vous plaît…

Elle murmurait, de peur d’alerter le démon au scalpel. L’homme nu ne réagissait pas. La vieille femme à la force surhumaine l’avait sanglé sur une table de métal, bordée de gouttières en zinc qui se jetaient dans une bassine. À quoi pouvaient bien servir ces goulottes ?

À évacuer les écoulements corporels… De l’urine, du sang !

Non ! Arrête de penser, je t’en prie !

En dépit des nombreuses écorchures, Caroline réussit à trouver la position verticale qu’elle entretint d’un équilibre fragile. Pieds liés, elle sautilla en direction de la table. Pas longtemps. Les vagues inégales de la mer d’écorces plièrent ses chevilles et la précipitèrent vers le sol. Elle chuta lourdement sur le ventre. La douleur, cette fois, fut morale.

Le bébé ! Non !

Elle se retourna en se tortillant, fixa la courbe vallonnée, espérant un battement, la chatouille interne d’un coup de pied.

Rien ne vint.

Pitié…

C’est… C’est parce qu’il… ne veut plus bouger… Il en a assez… Ça recommencera… tout à l’heure… J’en suis sûre… Oh mon bébé !

Elle refoula ses interrogations, ses peurs qui lui emprisonnaient l’esprit et l’empêchaient d’agir. La priorité était la fuite. Debout, elle avait entraperçu un tas d’outils étincelants. Des lames, des dizaines de lames enchâssées dans des manches en ivoire. Et aussi des marteaux, des tenailles, des burins. L’atelier diabolique d’une folle. Son regard se posa sur la couverture d’un livre, posé juste devant son nez. Couverture moisie, papier croqué.

Anatomia Magistri Nicolai Physici, un traité d’anatomie… À quoi… peut-il bien servir ? Que… Arrête ! Arrête de penser ! Ces lames que tu as vues vont te permettre de couper tes liens !

De la pointe des pieds, elle déblaya un maximum d’écorces de pin sur les côtés, rampa vers le mur tapissé de peaux animales, groupa ses jambes contre son ventre et arracha son corps de terre.

Sa gorge se serrait, ses muscles se gorgeaient d’acide, épuisant sa volonté, sa force de se surpasser. Une fois debout, elle bondit sur les zones dégagées et gagna enfin la table sur laquelle elle s’appuya. Un panoramique l’assaillit de visions insoutenables. Elle ferma les yeux, inspira, se refusa à analyser les toiles d’horreur qui l’entouraient.

Voilà… Respire… Doucement… Tes yeux ne doivent servir qu’à t’orienter… Vois mais ne regarde pas…

La femme focalisa son attention sur l’être sanglé.

Comme une bête… Il est attaché comme une bête…

— Monsieur… Monsieur…

Un visage peut fondre, l’homme en était l’exemple flagrant. Son profil droit criblé de boursouflures luisait, des suintements blanchâtres s’écoulaient par les pores de sa joue. Plus bas sur le corps, une autre surprise paralysa Caroline. Un macabre jeu de massacre sur de la viande humaine.

La cuisse droite était ouverte. Les strates de chair prises dans des forceps dévoilaient un canyon sanglant. Au fond de ces gorges pourpres le totem blanc du fémur, puis, tout contre lui, un nerf transpercé de cinq aiguilles.

Caroline se sentit défaillir. Elle chuta sur la table, menton en avant, mains liées derrière le dos. La douleur provoquée par une telle torture devait être insupportable.

Elle posa son oreille sur la poitrine de l’homme, à proximité d’un médaillon qui protégeait la photo d’une très jolie femme.

Le cœur battait encore. On essayait de le disséquer… vivant…

Cette fois, la panique envahit la future maman. Sa cadence respiratoire tripla, la salive déserta sa langue. Son organisme tout entier réclamait la fuite. Les cordes se serrèrent plus encore lorsqu’elle en éprouva la résistance.

Malgré les liens, elle agrippa le bras de l’homme et le pinça de toutes ses forces.

— Réveillez-vous, s’il vous plaît !

Sylvain Coutteure ne parvint à ouvrir qu’un œil. Les renflements autour de son orbite droite interdisaient tout mouvement de paupière. Une tache brune croûtait sur son arcade.

— Qu’est-ce… qui… m’arrive ? bafouilla-t-il. Ça brûle !

— Chut ! Taisez-vous ! Elle pourrait revenir ! On… On doit sortir d’ici !

Sylvain serra les poings, crispa les orteils, força sur les sangles. Le nerf à vif remplit son rôle. L’arc de douleur qui se propagea de la cuisse ouverte à la mœlle épinière lui révulsa les yeux.

Deux globes blancs sur un visage de cratères.

Ses lèvres moussaient d’écume. La convulsion guettait, la mort déployait ses fines tentacules. Affolements organiques, dérèglements hormonaux. Fièvre, spasmes, suées. Quand il émergea de son voile laiteux, il leva légèrement la tête, découvrit le grand sourire de sa cuisse.

— Seigneur… Qu’est-ce qu’elle m’a fait…

Il claquait des dents. Ses chairs vibraient, son corps résonnait de tremblements.

— Calmez-vous… tempéra Caroline… Écoutez, je…

— La petite diabétique… Où est-elle…

— La… la… la petite diabétique ? Celle de la télé ? Vous voulez dire que… c’est cette vieille femme qui… qui a assassiné l’enfant dans l’entrepôt et qui… qui détient l’autre petite ? Sylvain tourna sa demi-face vers elle.

— Elles sont deux… Deux folles…

Son visage se tordit en un masque déformé.

— Aidez-moi à mourir… Je vous en prie… Approchez vos mains de ma bouche… Je vais essayer de… défaire les nœuds… Et promettez-moi… que vous me donnerez un de ces scalpels…

— Je ne peux pas faire ça ! On va s’en sortir !

— Je ne veux pas m’en sortir… Ma femme et ma fille sont mortes. Promettez…

Caroline pleura lentement les syllabes :

— Pro… mis…

Les dents de Sylvain attaquèrent le nylon. Une partie de sa lèvre inférieure craqua. Un morceau de joue se déchira. Il hurla.

Dans un cône d’obscurité, une porte déversa un grincement paralysant.

— Je vois qu’on ne s’ennuie pas, miaula une voix.

L’ombre s’étira jusqu’au mur et un visage apparut. Une blancheur d’albâtre dans un trou de ténèbres.

Les deux prisonniers n’en crurent pas leurs yeux…

C’était irrationnel…

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