43.

Les entrelacs de branches se comprimaient jusqu’à voiler le ciel naissant d’un rideau opaque. Lucie serrait son volant plus que nécessaire. Les troncs noueux des vieux arbres lui suggéraient, depuis le plus jeune âge, des masques hurlants, des êtres prisonniers de l’écorce, comme ces insectes, piégés dans l’ambre. Une peur de gamine, tenace et indélébile. Comme quoi, on peut très bien côtoyer mentalement les pires meurtriers de la planète et mourir de peur devant de stupides morceaux d’écorce.

Aujourd’hui, elle affrontait ses démons enfouis, remontait à la source, traquait le mal dans sa forme la plus primitive.

L’être de flammes replié aux portes des ténèbres l’attendait.

J’aimerais que cela dure des siècles. C’est tellement passionnant.

Tu es folle ! Tu es là pour tuer le mal, pas pour l’entretenir !

La diode clignotante de son portable vira au rouge. Plus de réseau. L’épaisse ceinture d’arbres renforçait son étreinte.

Tous les ingrédients sont réunis ! Tu vérifies la présence des animaux et tu disparais…

Un mince lacet de terre relaya le bitume craquelé. Au milieu de nulle part, une voiture immatriculée soixante-deux. Lucie enfonça la pédale de frein, fouilla d’un œil perçant au travers des rideaux serrés de troncs. Elle n’osait baisser la vitre.

Qu’est-ce qu’une voiture du Pas-de-Calais fiche à cette heure dans ce trou perdu ?

Elle hésita à ouvrir la portière, à déranger les spectres tenaces de l’aube.

Jamais ! Plutôt mourir que de sortir ici !

Elle reprit le chemin au ralenti, se persuadant qu’il s’agissait de chasseurs.

Chasser par cette obscurité ?

Le chemin de terre déposa le quatre roues bringuebalant devant une maison à la moelle infestée de tortuosités végétales. Lucie réprima un frisson.

Non… Tu es folle d’être venue ici ! Pour rien en plus ! Fais demi-tour !

Elle regonfla ses poumons d’air, fourra son Beretta chargé dans la poche intérieure de son blouson, remonta la fermeture éclair jusqu’au cou et enfila ses gants. Quand elle ouvrit la portière, son épiderme fut saisi par le froid des profondeurs boisées.

Après avoir slalomé au pas de course entre des monts d’encombrants, des échardes menaçantes, des câbles tendus au sol, elle plaqua son oreille contre la porte. Aucun aboiement. Le silence des choses mortes.

Elle frappa. Encore. Et encore…

Personne ! Ou alors cette vieille peau est sourde !

Lucie s’éloigna à reculons. Le bois gémissait, des grincements grimpaient des tréfonds invisibles. Au-delà, des coulées de brume se déversaient lentement.

Le Petit Poucet. Evil Dead. Blair Witch. Délivrance. La forêt, autel de tous les carnages.

Allez ! Un petit… effort… Tu aimes… tellement te faire… peur… On va voir… ce que tu as… dans le ventre !

La feuille tremblante longea la façade, s’approcha d’une fenêtre contre laquelle elle appuya une main en visière. Son intrusion visuelle ne lui renvoya que des formes opaques. Elle regretta d’avoir oublié de prendre une torche et affûta sa vue. Des taches difformes se décrochèrent du mur. Irrégulières, volumineuses. Ces masses curieuses conservaient leur mystère en dépit de ses efforts. Exaspérée, elle éprouva le vieux bois de poussées mesurées, fit vibrer les vitres avec l’espoir de faire céder un loquet intérieur mal rabattu. En vain.

La jeune femme fit le tour de la propriété, cogna contre chaque carreau, conservant une main contre le lierre pour se rassurer. Ses bottines s’enfonçaient dans des sillons gelés, dérangeant des feuilles décomposées, des branchages malades. Pour rompre la démesure du silence, elle chantonnait dans sa tête.

Un, deux, trois, nous irons au bois… Quatre, cinq, six, cueillir des cerises…

Géniale la chanson, de circonstance !

Revenue à son point de départ, Lucie s’immobilisa. Avec les coups sur les vitres, les canidés auraient dû s’exciter. Pourquoi la demeure renvoyait-elle cette impression d’inhabité ? Le colosse de brique ne respirait plus. La vieille avait dû déménager avec sa horde poilue pour un endroit plus accessible.

Ou alors elle est morte ! Et si personne n’était au courant ? Imagine ! Son corps pourrissant à l’intérieur, les bêtes qui s’entre-bouffent avant de mourir de faim ! Ici, pas de téléphone. Tout juste l’électricité. Et encore…

Lucie se rongea les gants. Que faire ? Mettre les voiles, patienter encore un peu ? Attendre quoi ? Elle creusa un sillon dans l’humus et dévoila la rondeur d’une pierre qu’elle ramassa. Elle soupesa le projectile.

Et vlan ! Pourquoi ne pas la balancer dans un carreau ?

Elle tourna sur elle-même, étouffée par la pression des tentacules d’écorce qui se massaient par-dessus sa tête. Même si l’œil noir de la forêt l’observait, personne ne pourrait la surprendre. Elle ferait un petit tour à l’intérieur puis disparaîtrait. Si elle ne mourait pas d’une crise cardiaque avant.

Oui mais si elle dort ? Si elle est sourde et quelle te découvre soudain chez elle ?

Elle arma le bras mais capitula au dernier moment. Plus personne n’habitait sous cette muraille de lierre. Peine perdue. Sa déception se traduisit en une ode aux noms d’oiseaux.

Elle rebroussa chemin, se mit au volant, réveilla les phares.

Mais oui ! Utilise les phares pour voir à l’intérieur de la maison ! Quelle idiote !

Soudain, une voix l’immobilisa. Un filet de miel aux tonalités de granit.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Lucie manqua d’oxygène. Se dressait dans les faisceaux lumineux une perle de magazine. Au moins un mètre quatre-vingts de prestance, chevelure brune rassemblée en chignon, la rigueur des traits celtes encadrant les douceurs orientales. Épaules carrées, malgré tout. Muscles frissonnants, sans doute. Le félin portait un pull style indien aux manches trop longues et un pantalon côtelé d’hiver.

— Je… Ex… Excusez-moi, bafouilla Lucie. Je m’apprêtais à repartir…

— Il est un peu tôt pour déranger les gens, vous ne croyez pas ? j’étais dans ma chambre. Le temps de m’habiller à la va-vite…

Lucie se racla la gorge.

— En fait, je souhaitais rencontrer Viviane Delahaie. Vous la connaissez ?

Le brigadier lui donnait vingt-cinq, maximum trente ans. Une étrange appréhension courait dans son esprit. Un curieux sentiment d’avoir déjà croisé ce regard, ces yeux au voile mystérieux. Dans une grande surface ? À Malo ? Où exactement ?

— Ma mère est décédée l’année dernière. Désormais, je m’occupe seule de cette maison… Vos phares s’il vous plaît ! Je les reçois en pleine figure !

Lucie se pencha dans l’habitacle et s’avança à nouveau.

— Désolée… Je… travaille pour la SPA de Petite-Synthe. On mène une enquête sur le devenir des animaux adoptés. Votre mère avait recueilli neuf chiens… Que sont-ils devenus après sa disparition ?

La femme aux iris de chat égyptien s’écarta du battant de la porte.

— Je peux voir votre carte ?

Elle dévoila un sourire de star hollywoodienne.

— Je plaisante. Entrez, je vais vous expliquer !

Elle est vraiment somptueuse, songea Lucie.

Le policier s’avança sur le seuil où un arc de lierre l’agrippa de ses appendices humides. La porte se referma avec son grincement de circonstance, piégeant Lucie dans un hall oblong dépourvu de fenêtres.

— L’électricité ne fonctionne plus depuis hier, s’excusa la femme. Avec ma mère, nous y avions droit à chaque hiver. Un électricien doit passer aujourd’hui. Ne bougez pas, je vais chercher un chandelier, OK ? Le jour se lève très en retard ici. D’ailleurs, même l’été, on allume parfois la lumière.

— Très bien…

La femme se dissout dans la gueule obscure. Lucie ôta ses gants et les renfila aussitôt. Une température effroyable coulait des vieilles briques. Pas de chauffage non plus. Comment pouvait-on vivre dans un tel congélateur ? Rien ne la rassurait ici. Tout aurait pu coïncider avec l’enquête. La grande maison, l’isolement, l’absence des neuf chiens. Et même, à présent, l’âge, la physionomie de la propriétaire. Grande, forte. Suffisamment intrigante pour apprivoiser Vervaecke.

Sans oublier le pull aux manches trop longues qui dissimulait les mains.

Le doute s’empara du policier, la fragilisant davantage. Elle remonta le mur gauche du hall à tâtons, intriguée par les masses entraperçues au travers de la fenêtre. Il fallait vérifier. Était-il possible que…

Ses doigts palpèrent une embrasure qui la jeta dans une pièce immense percée de deux fenêtres. Au fond, dans l’agonie du jour, elle crut deviner la carcasse géante d’une cheminée. Les taches s’accrochaient aux parois en formes indéfinissables.

Faites que ce ne soit pas ça…

Elle longea le mur, évoluant en crabe jusqu’à se positionner sous le premier renflement, et leva la main.

Des poils. Un groin. Des canines. La tête tranchée d’un sanglier.

Sa respiration s’accéléra. Elle vola jusqu’aux autres silhouettes déchirées. Biches, cerfs, renards ! Partout des têtes, des bustes figés. Et là, devant, au bord de l’âtre endormi ! Des crânes, de toutes tailles ! Des pattes coupées, des sabots sectionnés ! Des poupées aussi ! De véritables Helen Kish ou Beauty Eaton !

Le flic en dérive se laissa gagner par la terreur. Elle fonça vers le centre de la pièce en ouvrant la fermeture éclair de sa parka.

Son genou percuta une table basse, l’immobilisant instantanément sous l’effet de la douleur.

Un crochet puissant lui pressa le visage. Cinq unités de chair qui appuyaient un coton sous son nez, alors qu’un serpent décidé s’enroulait autour de son cou.

— Ne bouge pas ma petite, murmura la voix. Je voulais venir à toi et c’est toi qui es venue à moi. Peut-on souhaiter meilleur signe du destin ?

Lucie bloqua l’air dans ses poumons, frappa des pieds partout où elle pouvait. Des objets volèrent, des cris éclatèrent. Elle perdait la maîtrise de ses mouvements. Oubliées les prises d’autodéfense enseignées aux cours. Ne jaillissaient de son corps que du brut, de l’instinct. Des déchirures d’ongles, des grognements bestiaux. Ses mâchoires rencontrèrent le bras ennemi et se rabattirent comme un clapet. La femme hurla en relâchant sa prise. Un coup de coude dans le plexus la plia en deux.

— Pe… tite… sa… lope !

Lucie roula, plongea la main dans son blouson. Poche vide. Affolée, elle rampa, décrivit de grands arcs de cercles sur le sol. Halètements de détresse. Un corps en dérive. Une barque sans rames. Après maints tâtonnements, ses phalanges enveloppèrent enfin la crosse du Beretta.

— Ne bougez plus ! hurla-t-elle.

Des bruits de pas. Un courant d’air. Une porte qui claque au fond de la pièce.

Lucie se frotta le front. Les vapeurs nauséeuses de l’éther envahissaient son crâne, émoussaient sa réflexion. Elle s’appuya sur la table, se releva, chancelante. Ses pupilles s’accoutumaient à l’obscurité, dépouillant la pièce de ses zones cachées. Les faces brunes des animaux gagnaient peu à peu en détails, les mâchoires retrouvaient leur blancheur d’émail.

L’arme tendue, elle défia les ténèbres, progressa jusqu’à la porte du fond où avait disparu son agresseur. Du bout des dents, elle ôta ses gants. Sa paume droite s’enroula autour de la crosse du revolver.

Un bilan, vite ! Que faire ? La situation était pourtant d’une clarté cristalline. Impossible de joindre le monde de la lumière. Pas de téléphone.

Deux solutions. L’une raisonnable. Fuir, faire demi-tour, trouver le réseau et alerter les renforts. Réagir dans les règles apprises à l’école de police.

Ou alors agir. Affronter le monstre. Braquer autre chose que des cibles en carton. Toucher du doigt le vrai métier de flic.

Non… Tu ne peux pas… Tu n’en es pas capable…

Au contraire ! C’est toi là Lucie ! Ce pour quoi tu existes ! Tu atteins ton but ! Va au bout !

Des tas d’images démentes la harcelaient. Les sourires des jumelles. La chevelure rousse de Norman. Ses parents dans une balancelle. Des seringues d’insuline. Des veines, des aortes. Des cœurs palpitants.

Fais ça pour tes filles ! Qui les protégera de monstres pareils si tu ne le fais pas ?

Et qui les protégera si tu meurs ?

Elle frappa du poing sur un mur.

Allez !

L’instinct de prédation surpassa celui de mère et la précipita dans la gorge humide d’un escalier en colimaçon. Elle plongeait dans l’obscurité de l’âme. Son âme…

La bête se décrocha de l’ombre et lui tomba dessus sans que, cette fois, elle puisse réagir. Les mandibules chargées de venin…

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