19 Des sacrifices tactiques

Chaos ! Le monde entier était plongé dans le chaos !

Sur le balcon de sa salle d’audience, au palais d’Ebou Dar, Tuon, mains croisées dans le dos, observait la grande cour d’exercice. Sur les dalles blanches, des soldats altariens en jaune et noir s’entraînaient sous l’œil attentif de deux officiers. Au-delà, la grande cité aux dômes multicolores et aux flèches blanches s’étendait à perte de vue.

L’ordre… Ici, à Ebou Dar, l’ordre régnait, même à l’extérieur de la ville, dans un océan de tentes et de chariots. Pour assurer la paix, des Seanchaniens patrouillaient en permanence, et on ourdissait des plans pour assainir le Rahad. La pauvreté n’était pas une excuse pour ignorer la loi. Et encore moins une raison.

Mais la cité n’était qu’une minuscule poche d’ordre dans un monde dévasté par une tempête. Au Seanchan, après la mort de l’Impératrice, une guerre civile faisait rage. Et si le Retour était lancé, reconquérir les terres d’Artur Aile-de-Faucon se révélait un processus lent et difficile. Avec le Dragon Réincarné à l’est et les Domani au nord, la partie se compliquait.

Tuon attendait toujours des nouvelles du lieutenant général Turan. Cela dit, les augures n’étaient pas bons. Selon Galgan, il y aurait peut-être une surprise agréable, en fin de compte. Hélas, dans l’heure où elle avait été informée des malheurs de Turan, la Fille des Neuf Lunes avait vu une colombe noire. Un signe sans équivoque. Le militaire ne reviendrait pas vivant.

Le chaos !

Tuon regarda sur le côté, où son fidèle Karede veillait sur elle dans son armure rouge sang et vert foncé – si foncé qu’on aurait dit du noir. Un homme de haute taille, son visage carré presque aussi solide que le métal de son plastron. En ce jour, au lendemain du retour de Tuon à Ebou Dar, Karede avait avec lui vingt Gardes de la Mort et six Jardiniers ogiers, tous postés le long des murs, entre les colonnes blanches de la salle au très haut plafond. Conscient lui aussi du chaos, Karede refusait qu’on lui enlève de nouveau sa protégée.

Le chaos était un piège infernal quand on devait deviner qui il affectait ou non. À Ebou Dar, il avait pour agent une faction décidée à assassiner Tuon.

Depuis qu’elle savait marcher, la jeune femme slalomait entre les tentatives d’assassinat, et jusque-là, ça lui avait plutôt bien réussi. Parce qu’elle les anticipait… En un sens, elle les appelait même de ses vœux. L’importance et le pouvoir d’une personne se mesuraient souvent au nombre de tueurs lancés à ses trousses.

Pourtant, la trahison de Suroth…

Le chaos, encore et toujours. Quand la chef des Éclaireurs elle-même se vautrait dans la félonie, ramener l’ordre dans le monde se révélait une tâche des plus délicates. Voire impossible.

Tuon se redressa de toute sa modeste hauteur. Depuis des années, elle n’avait plus pensé à devenir Impératrice. Mais elle ferait son devoir.

Quittant le balcon, elle revint dans la salle d’audience pour faire face à la foule qui l’attendait. Comme tous les membres du Sang, elle avait les joues maculées de cendres en signe de deuil. Pour sa mère, elle éprouvait très peu d’affection, mais ça n’était pas important. Une Impératrice garantissait l’ordre et la stabilité. Avant que cette responsabilité repose sur ses épaules, Tuon n’avait jamais mesuré à quel point c’était un fardeau.

La grande salle rectangulaire était éclairée par des candélabres placés entre les colonnes et par la lumière du jour qui jaillissait du balcon. Préférant les dalles blanches toutes simples, Tuon avait ordonné qu’on retire tous les tapis.

Au plafond, une fresque représentait des pêcheurs en mer, avec des mouettes un peu partout, et les murs étaient peints en bleu.

Sur la droite de Tuon, dix da’covale se tenaient agenouillés devant des candélabres. En tenue vaporeuse, ils attendaient leurs ordres. Suroth n’était pas du nombre. Jusqu’à ce que ses cheveux aient repoussé, les Gardes de la Mort en avaient la « charge ».

Dès que Tuon fut dans la salle, tous les plébéiens se prosternèrent. Les membres du Sang, eux, se contentèrent d’incliner la tête.

En face des da’covale, de l’autre côté de la pièce, Lanelle et Melitene, en robe de sul’dam, étaient elles aussi agenouillées. Leurs damane, en revanche, se tenaient face contre terre.

Pour nombre de femmes en laisse, l’enlèvement de Tuon avait été un drame affreux. Tout au long de son absence, disait-on, elles avaient pleuré sans discontinuer.

Le siège d’audience était relativement sobre. Un fauteuil de bois, tendu de velours sur le dossier et les accoudoirs. Gracieuse dans sa robe plissée bleu marine, une cape blanche flottant dans son dos, Tuon s’assit avec sa dignité coutumière.

Aussitôt, tous les plébéiens se relevèrent, à l’exception bien entendu des da’covale.

Selucia vint se camper près du fauteuil. Le côté gauche de la tête rasé, elle arborait sur le droit une longue tresse blonde. N’étant pas du Sang, elle n’avait pas droit aux cendres, mais un brassard blanc indiquait qu’elle pleurait l’Impératrice – comme tous ses sujets.

Officiellement secrétaire de Tuon – et sa Main, en secret –, Yuril se plaça de l’autre côté du fauteuil. Alors, les Gardes de la Mort, discrètement, se déplacèrent pour se déployer autour des trois femmes. Ces derniers temps, ils se montraient très protecteurs, mais on ne pouvait pas les en blâmer.

Me voilà dans un palais, des damane d’un côté et des Gardes tout autour… Pourtant, je ne me sens pas plus en sécurité qu’avec Matrim.

Quelle bizarrerie, quand même ! S’être sentie protégée par un homme pareil…

Directement devant Tuon se tenait une belle brochette de membres du Sang, le capitaine général Galgan étant le plus huppé du lot. Aujourd’hui, il portait son armure, dont le plastron peint en bleu foncé paraissait presque noir. Sur son crâne, ses cheveux blonds poudrés formaient une fière crête avant de se transformer en une tresse qui tombait sur ses épaules. Un membre du Haut Sang flanqué de deux membres du Bas, les généraux de bannière Najirah et Yamada. Derrière les trois hommes, des officiers du peuple attendaient patiemment en prenant garde à ne pas croiser le regard de Tuon.

Un autre groupe de membres du Sang se tenait plusieurs pas en arrière. Chargés d’être témoins des actes de Tuon, le filiforme Faverde Notish et Amenar Shumada au long visage étroit dirigeaient cette délégation. Deux personnages assez importants… pour être dangereux. En des temps troublés, Suroth n’avait pas dû être la seule à nourrir des ambitions. Si Tuon tombait, n’importe qui ou presque pouvait être nommé Impératrice – ou même Empereur.

Au Seanchan, le conflit n’était pas près de finir. Quand ça arriverait, le vainqueur, homme ou femme, n’aurait aucun complexe à s’asseoir sur le Trône de Cristal. Ainsi, l’Empire aurait deux dirigeants séparés par un océan et animés du même désir de conquérir le territoire de l’autre. Dans ces conditions, impossible de laisser vivre son rival…

L’ordre, pensa Tuon en pianotant sur l’accoudoir de son fauteuil. C’est de moi qu’il doit rayonner. À ceux que l’orage a affectés, j’apporterai le calme et l’harmonie.

— Selucia est ma Voix de la Vérité, annonça Tuon à l’assistance. Que cette nouvelle se répande parmi les membres du Sang.

Cette déclaration était attendue. Même si elle n’avait aucune autre ambition que de servir et protéger Tuon, Selucia s’inclina avec grâce. Sa nouvelle position, elle l’accueillait sans enthousiasme. Femme honnête et sans détours, elle reconnaissait volontiers qu’elle y excellerait.

Au moins, cette fois, Tuon serait certaine de ne pas avoir une Rejetée pour Voix de la Vérité.

Croyait-elle au récit de Falendre ? Eh bien… il était plausible, certes, mais ressemblait tellement aux fantaisies favorites de Matrim, où toutes sortes de créatures maléfiques rôdaient dans les ombres. Cela dit, toutes les autres sul’dam et damane corroboraient les dires de Falendre.

Certains faits, en tout cas, s’avéraient incontestables. Anath, pour le moins, était complice de Suroth. Laquelle avait reconnu – moyennant un peu de… persuasion – qu’elle avait eu des contacts avec une Rejetée. Ou avait cru en avoir, au minimum… Sans avoir jamais soupçonné qu’Anath et cette Rejetée étaient la même personne, elle ne trouvait pas cette révélation incroyable.

Qu’elle soit ou non une Rejetée, Anath avait rencontré le Dragon Réincarné en se faisant passer pour la Fille des Neuf Lunes. À cette occasion, elle avait essayé de le tuer.

L’ordre, se rappela Tuon, je représente l’ordre…

Tuon fit un geste à l’intention de Selucia – qui restait sa servante et son ombre, même avec ses nouvelles responsabilités. Quand elle donnerait des ordres à des inférieurs, la Fille des Neuf Lunes les communiquerait à Selucia, qui les leur transmettrait ensuite.

— Va donc le faire entrer, dit Selucia au da’covale le plus proche du fauteuil de Tuon.

L’homme se prosterna, front contre les dalles, puis courut jusqu’à la porte et l’ouvrit.

Roi d’Altara et Haute Chaire de la maison Mitsobar, Beslan était un jeune homme mince aux yeux et aux cheveux noirs. Le teint cuivré comme presque tous les Altariens, il s’était converti à la mode vestimentaire du Sang. Une veste très courte à col montant, une chemise jaune dessous et un pantalon large de la même couleur.

Les membres du Sang s’écartant pour lui laisser le passage, le roi avança, les yeux baissés. Ayant atteint la position des suppliants, devant Tuon, il s’agenouilla puis s’inclina humblement. N’était la fine couronne d’or, sur sa tête, il aurait pu passer pour l’incarnation du sujet modèle.

Tuon fit quelques gestes à l’intention de Selucia.

— Tu peux te relever, dit la femme à la fabuleuse poitrine.

Beslan obéit mais garda les yeux baissés.

— La Fille des Neuf Lunes t’adresse toutes ses condoléances, dit Selucia.

— Qu’elle reçoive les miennes pour son deuil cruel. Le mien n’est qu’une luciole comparé au grand incendie qui frappe les Seanchaniens.

Trop de servilité, décidément. Un roi n’était pas obligé de s’aplatir ainsi. Dans la salle, il était l’égal de bien des membres du Sang.

Tuon aurait pu croire qu’il se soumettait ainsi parce qu’il faisait face à la future Impératrice. Mais ses espions et de multiples ragots confirmaient que c’était hélas son caractère profond.

Selucia observa les gestes de Tuon, puis elle traduisit :

— La Fille des Neuf Lunes veut savoir pourquoi tu as cessé de tenir cour. Elle trouve dommage et nuisible que tes sujets ne puissent pas obtenir une audience de leur roi. La mort de ta mère est une tragédie, mais ton royaume a besoin de toi.

Beslan s’inclina de nouveau.

— Dis à la Fille des Neuf Lunes que je trouverais inconvenant de me placer au-dessus d’elle. En réalité, je ne sais comment agir. Il n’a jamais été dans mes intentions de l’insulter.

— Es-tu certain que ce soit la vraie raison ? dit Selucia, traduisant toujours les gestes de Tuon. Ne serais-tu pas plutôt en train de préparer un soulèvement contre nous ? Une activité qui te laisse peu de temps pour le reste…

Beslan releva les yeux.

— Majesté, je…

— Fils de Tylin, dit Tuon sans passer par Selucia, ce qui fit sursauter tous les membres du Sang, inutile de continuer à mentir. Je sais ce que tu as dit au général Habiger et à ton ami, le seigneur Malalin. Je suis au courant des réunions secrètes, dans le sous-sol des Trois Étoiles. Je sais tout, roi Beslan !

Dans un silence de mort, Beslan garda la tête inclinée pendant un moment. Puis, contre toute attente, il se redressa, leva les yeux et chercha le regard de la Seanchanienne.

Tuon n’aurait jamais cru que ce garçon avait tant de cran.

— Je ne permettrai pas que mon peuple…

— Si j’étais toi, coupa Tuon, je tiendrais ma langue. Ta position est plus que précaire.

Beslan hésita. Dans ses yeux, Tuon vit la question qu’il se posait. Allait-elle le condamner à mort ?

Si j’avais voulu te tuer, tu pourrirais déjà sous terre, sans avoir aperçu la lame qui t’aurait égorgé.

— Des émeutes font rage au Seanchan, annonça Tuon. (Beslan ne cacha pas sa gêne.) Tu pensais que je l’ignorais, Beslan ? Pendant que mon empire s’écroule, je ne me contente pas de regarder autour de moi. La vérité doit être connue. Ma mère est morte, et il n’y a plus d’Impératrice.

» Cela dit, les troupes du Retour sont plus que suffisantes pour maintenir notre position de ce côté de l’océan. Y compris en Altara.

Tuon se pencha en avant, concentrée pour donner un sentiment de fermeté et d’autorité. Sa mère réussissait ce coup-là à volonté. Plus petite, Tuon devait jouer sur son aura. Devant elle, les gens devaient se sentir à la fois en sécurité et face à une dirigeante.

— En des temps pareils, reprit-elle, la sédition ne saurait être tolérée. Bien des gens verront la faiblesse de l’Empire comme une occasion à saisir. Leurs guerres pour le pouvoir, si on n’y prend pas garde, signeront notre fin à tous. En conséquence, je dois me montrer ferme envers tous ceux qui me défient.

— Dans ce cas, demanda Beslan, pourquoi suis-je encore vivant ?

— Parce que tu as fomenté ta rébellion avant que soient connus les événements qui dévastent l’Empire.

Le jeune roi en cilla de perplexité.

— Tu as commencé, précisa Tuon, lorsque Suroth commandait ici, à l’époque où ta mère régnait encore. Beslan, tout a changé depuis ce temps. Beaucoup changé, même. À des moments pareils, de grandes réalisations sont possibles.

— Tu sais bien que le pouvoir ne m’intéresse pas, répondit Beslan. La liberté de mon peuple, voilà mon seul souci.

— J’en suis consciente, fit Tuon en croisant les mains, ses longs ongles laqués reflétant la lumière du jour. C’est aussi pour ça que tu es toujours en vie. Tu ne te révoltes pas par ambition, mais par ignorance. Tu t’es égaré, certes, mais bien guidé, tu retourneras sur le bon chemin.

Beslan regarda la future Impératrice comme s’il ne comprenait plus rien à rien.

Baisse les yeux, imbécile ! Ne me force pas à te faire fouetter pour insolence.

Comme s’il avait lu dans l’esprit de Tuon, Beslan détourna les yeux puis les baissa.

Oui, elle l’avait bien jugé, ce garçon…

Mais dans quelle position précaire elle se trouvait ! Elle avait des troupes, certes, mais tellement d’hommes restaient troublés par la chute de Suroth.

Quoi qu’il arrive, en fin de compte, tous les royaumes de ce continent devraient s’incliner devant le Trône de Cristal. Chaque marath’damane porterait un collier, et tous les souverains prononceraient les serments… Mais Suroth était allée trop loin, en particulier dans ce fiasco, avec Turan. Cent mille morts durant une seule bataille. De la folie !

Tuon avait besoin de l’Altara et d’Ebou Dar. Or, Beslan était adoré par son peuple. Après la mort mystérieuse de sa mère, exhiber sa tête au bout d’une pique n’aurait pas été judicieux. À tout prix, Tuon établirait la paix et la stabilité à Ebou Dar. Mais pour ça, elle ne tenait pas du tout à dégarnir d’autres fronts.

— La mort de ta mère est une catastrophe, dit-elle. C’était une femme de bien et une grande reine.

Beslan serra les dents.

— Tu peux parler, l’encouragea Tuon.

— Sa mort reste inexpliquée…, rappela Beslan.

Inutile d’être devin pour comprendre.

— J’ignore si Suroth en est responsable, avoua Tuon. À l’entendre, ce n’est pas le cas. Mais l’enquête reste ouverte. S’il s’avère qu’elle est coupable, ton peuple et toi recevrez les excuses de l’Empire.

De nouveau, les membres du Sang sursautèrent. D’un regard, Tuon les calma, puis elle se tourna de nouveau vers Beslan :

— La disparition de Tylin est une grande perte. Tu dois savoir qu’elle était fidèle à ses serments.

— Oui, et du coup, elle a abandonné le trône.

— Non, démentit Tuon. Le trône te revient. Elle est là, l’ignorance dont je parlais. Tu dois diriger ton peuple. Les Altariens ont besoin d’un roi. Je n’ai ni l’envie ni le temps de prendre ta place.

» Tu postules que notre domination sur ton pays aura pour conséquence un lourd déficit de liberté. C’est faux. Tes sujets seront plus libres, mieux protégés et plus puissants quand ils auront accepté nos règles.

» Je suis plus haut placée que toi. Mais est-ce un tel drame ? Avec le soutien de l’Empire, tu pourras contrôler tes frontières et patrouiller partout à l’extérieur d’Ebou Dar. Tu me parles de ton peuple ? Eh bien, j’ai fait préparer quelque chose à ton intention.

Tuon jeta un coup d’œil sur sa gauche. Un da’covale aux jambes très fines se leva et avança, une sacoche de cuir à la main.

— Dedans, tu trouveras les chiffres collectés par mes éclaireurs et mes gardes. Tu pourras consulter, par exemple, les statistiques criminelles depuis que nous vous « occupons ». Des rapports compareront la situation du peuple avant et après le Retour.

» Je parie que tu sais d’avance ce que tu trouveras. L’Empire est une mine d’or pour ton pays, Beslan. Un allié hyperpuissant ! Je ne t’insulterai pas en te proposant des couronnes dont tu ne veux pas. Mais je te convaincrai en te promettant la stabilité, la prospérité et la sécurité pour ton peuple. En échange de quoi ? Ta loyauté, tout simplement.

Non sans hésiter, Beslan s’empara de la sacoche.

— Je t’offre un choix, Beslan, continua Tuon. L’exécution, si tu préfères, car je ne ferai pas de toi un da’covale. Non, je t’offrirai une mort honorable, et il sera de notoriété publique que tu auras péri pour avoir rejeté le joug des Seanchaniens et refusé de prêter leurs serments. Si c’est ta volonté, je ne m’y opposerai pas. Ton peuple saura que tu es mort du défi au cœur.

» Ou tu peux choisir de mieux servir tes sujets – en vivant, tout simplement. Dans ce cas, tu deviendras membre du Haut Sang. En pleine lumière, tu régneras selon les besoins de ton peuple. Je te promets, Beslan, de ne pas me mêler de vos affaires intérieures. Bien entendu, je réquisitionnerai des ressources et des soldats pour mes armées, comme il convient, et tes ordres ne pourront pas contredire les miens. À ces exceptions près, ton pouvoir sur l’Altara sera absolu. Sans ta permission, aucun Seanchanien n’aura le droit de commander, de maltraiter ou d’emprisonner un de tes sujets.

» J’accepterai et réviserai éventuellement une liste de familles nobles qui te sembleront devoir accéder au Sang inférieur. Elles seront au nombre de vingt au minimum. De ce côté de l’océan, l’Altara sera le fief permanent de l’Impératrice. À ce titre, il deviendra le plus puissant royaume du continent. À toi de choisir.

Tuon se pencha un peu plus et décroisa les mains.

— Mais comprends une chose : si tu décides de nous rejoindre, tu m’offriras ton cœur, et pas seulement des paroles. Après, je ne t’autoriserai pas à renier tes serments. Si je te donne cette chance, c’est parce que tu peux être un allié précieux. Et parce que je te crois égaré par les sombres machinations de Suroth.

» Tu as un jour pour te décider. Réfléchis bien. Ta mère était une femme avisée, et elle a opté pour une alliance. L’Empire est synonyme de stabilité. Une rébellion se solderait par des souffrances, une famine et un retour à l’obscurantisme. Par les temps que nous vivons, il ne fait pas bon être seul, Beslan.

Tuon se radossa à son siège et Beslan observa la sacoche qu’il tenait. Voulant implorer le droit de se retirer, il fit une révérence – mais maladroite, comme s’il était distrait.

— Tu peux t’en aller, lui dit Tuon.

Le roi se releva mais ne se détourna pas pour partir. Dans un silence de mort, il continua à étudier la sacoche.

Tuon comprit qu’il était en proie à un conflit intérieur. Un da’covale approcha pour le raccompagner, comme s’il venait d’être congédié, mais la Fille des Neuf Lunes arrêta le serviteur d’un geste.

Alors que plusieurs membres du sang sautaient presque d’un pied sur l’autre, à bout de patience, Tuon se pencha de nouveau en avant.

Beslan leva enfin les yeux, l’air déterminé. Puis, contre toute attente, il mit un genou en terre.

— Moi, Beslan de la maison Mitsobar, je prête allégeance à la Fille des Neuf Lunes, et, à travers elle, à l’Empire du Seanchan. Je la servirai jusqu’à mon dernier souffle, sauf si elle choisit de me libérer de mes engagements. Mon royaume et mon trône lui appartiennent, et je les lui remets solennellement. Je le jure au nom de la Lumière.

Tuon s’autorisa un sourire. Le capitaine général Galgan avança et s’adressa au roi :

— Ce n’est pas la façon rituelle de…

Tuon leva une main.

— Nous demandons à ce peuple d’adhérer à nos coutumes, général. En échange, il est juste que nous adoptions certaines des siennes.

En nombre très limité, bien entendu. Mais lors de ses longues conversations avec maîtresse Anan, Tuon avait compris que certaines concessions s’imposaient. Jusque-là, les Seanchaniens avaient peut-être commis une erreur en forçant ces gens à prêter les serments d’obéissance de l’Empire. Matrim les avait prononcés, puis oubliés à la première occasion. Pourtant, vis-à-vis d’elle, il avait toujours tenu parole, et ses soldats confirmaient qu’il était un homme d’honneur.

Une étrange hiérarchie des serments, il fallait en convenir… Mais de ce côté de l’océan, les gens étaient bizarres. Pour régner sur eux, Tuon devait les comprendre. Et pour retourner en force au Seanchan, le moment venu, elle avait besoin de régner sur eux…

— Roi Beslan, ton serment me convient tout à fait. En conséquence, je te fais membre du Haut Sang et te confère, ainsi qu’à ta maison, le pouvoir absolu sur l’Altara, maintenant et à jamais. À part le Trône de Cristal, aucune personne ni aucune institution n’aura la haute main sur toi.

Beslan se leva sur des jambes qui semblaient trembler un peu.

— Tu es sûre de ne pas être ta’veren, ma dame ? En entrant ici, j’étais très loin de me préparer à te jurer fidélité.

Ta’veren ? Ces gens et leurs superstitions grotesques !

— Je suis très satisfaite de toi, Beslan. Ta mère, je l’ai très peu connue, mais elle m’a paru compétente. J’aurais détesté devoir exécuter son seul descendant.

Beslan approuva du chef.

Selucia agita rapidement les doigts.

Très bien joué, ça… Peu conventionnel, sans doute, mais finement exécuté.

Le cœur gonflé de fierté, Tuon se tourna vers Galgan :

— Général, je sais que tu attends de pouvoir me parler, et je te félicite pour ta patience. À présent, tu peux t’exprimer. Roi Beslan, libre à toi de te retirer ou de rester. Assister à mes prestations publiques en Altara fait partie de tes droits. Pour ça, tu n’as besoin ni d’autorisation ni d’invitation.

Beslan s’inclina puis gagna un côté de la pièce afin de voir ce qui allait suivre.

— Merci, Très Haute Fille, dit Galgan en avançant.

Il fit signe à ses so’jhin, qui attendaient dans le couloir.

Les da’covale de haut rang entrèrent, se prosternèrent devant Tuon, puis allèrent chercher une table et déroulèrent des cartes dessus.

L’un d’eux remit à Galgan un paquet. Le général le prit puis approcha encore de Tuon.

Karede vint se camper sur la droite de la Fille des Neuf Lunes. Sur sa gauche, Selucia se tendit. Mais Galgan resta à une distance raisonnable.

Après s’être incliné, il déroula son « paquet » sur le sol.

Un étendard rouge avec au milieu un cercle divisé par une ligne sinueuse. Une moitié blanche, l’autre noire…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tuon.

— L’étendard du Dragon Réincarné, répondit Galgan. Un messager nous l’a apporté, avec une nouvelle demande de rencontre.

Sans croiser le regard de Tuon, Galgan releva la tête pour exposer son visage marqué par l’inquiétude.

— Ce matin à mon réveil, dit Tuon, j’ai vu trois tours qui se dressaient dans le ciel et un faucon qui volait entre elles.

Tous les membres du Sang acquiescèrent gravement. Beslan, lui, sembla perdu. Sans connaître les augures, comment ces gens parvenaient-ils à vivre ? Se désintéressaient-ils des visions que leur offrait la Trame ?

Les trois tours et le faucon annonçaient une décision difficile à prendre. Et pour ça, il faudrait du courage.

— Que penses-tu de la demande du Dragon, général ?

— Très Haute Fille, il ne serait peut-être pas sage de rencontrer cet homme. Je ne sais même pas s’il mérite le titre qu’il revendique. En outre, l’Empire n’a-t-il pas d’autres priorités, en ce moment ?

— Tu te demandes pourquoi nos forces ne repartent pas, général ? Pour quelle raison nous ne retournons pas chez nous afin de sécuriser le trône ?

— Je… Je m’en remets à ta sagesse, Haute Fille.

— Cet homme est le Dragon Réincarné. Il ne s’agit pas d’un imposteur, j’en suis convaincue. Avant le début de l’Ultime Bataille, il doit s’incliner devant le Trône de Cristal. C’est pour ça qu’il nous faut rester. Si le Retour s’est produit maintenant, ce n’est pas un hasard. Nous avons un rôle à jouer ici. Plus important que sur notre continent, hélas…

Galgan acquiesça. Sur le retour au Seanchan, il était d’accord avec la Fille des Neuf Lunes. Mais il avait cru qu’elle penchait pour la solution inverse. En décidant de rester, elle s’était gagné son respect. Pas au point qu’il n’envisage plus de s’asseoir sur le trône. Dans sa position, un homme ne pouvait pas manquer d’ambition.

Mais Galgan était aussi connu pour son extrême prudence. Pas question qu’il frappe, sauf s’il était en position de gagner – et s’il s’avérait qu’éliminer Tuon servirait mieux les intérêts de l’Empire. L’entière différence entre un crétin ambitieux et un type intelligent tout aussi ambitieux… Doté d’un cerveau, un homme savait qu’assassiner quelqu’un n’était qu’un début. Faire égorger Tuon et s’arroger le pouvoir ne servirait à rien si Galgan n’avait pas le soutien des autres membres du Sang.

Il approcha de la table couverte de cartes.

— Si tu entends continuer la guerre, Très Haute Fille, permets-moi de te préciser notre situation militaire. Un de nos plans les plus ambitieux est supervisé par le lieutenant général Yulan.

Sur un geste de Galgan, un officier à la peau noire, membre du Sang inférieur, approcha de la table. Pour cacher sa calvitie, il portait une perruque noire. Bien entendu, il s’inclina devant Tuon.

— Tu peux te lever et parler, lieutenant général, dit Selucia, traduisant les gestes de Tuon.

— La Très Haute Fille doit savoir que je la remercie, dit Yulan en se redressant.

Il fit signe à plusieurs assistants, qui vinrent soulever une carte pour la montrer à Tuon.

— Si on oublie quelques revers en Arad Doman, la reconquête de ce continent se passe très bien. Moins vite que nous le voudrions, mais avec de grandes victoires. Ici, les divers royaumes ne sont pas solidaires. Ainsi, nous pouvons les dominer l’un après l’autre. Cela dit, nous avons deux sujets d’inquiétude.

» Le premier, c’est Rand al’Thor, le Dragon Réincarné, qui mène une guerre d’unification très agressive au nord et à l’est. Ta sagesse, Très Haute Fille, nous sera précieuse, car tu nous montreras comment le vaincre.

» Le second, c’est le nombre de marath’damane concentrées dans une ville nommée Tar Valon. Je suppose, Très Haute Fille, que tu sais quelle arme terrible ces femmes ont utilisée pour détruire une vaste zone, au nord d’Ebou Dar.

Tuon fit signe qu’elle était informée.

— Nos sul’dam n’ont jamais vu rien de tel, continua Yulan. Nous supposons que c’est à la portée de nos damane, si nous capturons les bonnes marath’damane afin qu’elles les forment. L’incroyable aptitude à se déplacer en un clin d’œil – si elle est bien réelle – est une autre technique précieuse que nous pouvons nous approprier.

Tout en observant la carte de Tar Valon, Tuon hocha de nouveau la tête.

— La Très Haute Fille, dit Selucia, traduisant les propos non verbaux de Tuon, est intriguée par tes plans. Tu peux continuer.

— Que la Très Haute Fille en soit humblement remerciée, fit Yulan. Capitaine de l’Air, j’ai l’honneur de commander tous les raken et les to’raken qui participent au Retour. Selon moi, une frappe au cœur même des royaumes ennemis est possible et hautement recommandée. Pour l’heure, nous n’avons pas encore dû affronter beaucoup de marath’damane sur un champ de bataille, mais ça changera quand nous avancerons dans les pays contrôlés par le Dragon Réincarné.

» À ce jour, nos ennemis estiment ne rien risquer. Une attaque maintenant aurait un impact très positif sur l’avenir. Chaque marath’damane que nous enchaînons est un gain de pouvoir pour nous et une perte pour l’autre camp. Selon les rapports, il y a des centaines de ces femmes en un lieu appelé la Tour Blanche.

Tant que ça ? s’étonna Tuon.

Une telle force déciderait du sort de la guerre. Mais les marath’damane qui voyageaient avec Matrim s’étaient montrées catégoriques : pas question qu’elles participent à des conflits. De fait, les anciennes Aes Sedai munies d’un a’dam n’avaient jusque-là servi à rien au combat. Mais ne pouvait-on pas les libérer de leurs vœux ? Une phrase lancée par Matrim au détour d’une conversation laissait penser que oui.

Les doigts de Tuon s’agitèrent follement.

— La Fille des Neuf Lunes se demande comment une telle attaque pourrait être livrée, traduisit Selucia. La distance est un obstacle. Des centaines de lieues.

— Nous utiliserons essentiellement des to’raken, dit Yulan. Avec quelques raken en guise d’éclaireurs. Sur les cartes prises à l’ennemi, on remarque de vastes plaines très peu habitées. Des étapes idéales pour nos forces volantes.

» Nous pourrions traverser le Murandy, en le harcelant au passage, puis fondre sur Tar Valon depuis le sud. Si la Très Haute Fille est d’accord, nous attaquerons de nuit, pendant le sommeil des marath’damane. Avec l’objectif de faire autant de prisonnières que possible.

— Si c’était réalisable, ce serait un résultat merveilleux, traduisit Selucia. Mais la Très Haute Fille s’interroge. Quelle puissance mobiliserions-nous pour une telle attaque ?

— En nous engageant à fond ? Je pense pouvoir réunir entre quatre-vingts et cent to’raken.

Un chiffre impressionnant. À trois hommes par to’raken, ça laissait toutes les possibilités de ramener des marath’damane captives. Pour un raid de ce genre, trois cents soldats, c’était un nombre inhabituel. Pour ne pas se faire piéger, ces hommes devraient être rapides et furtifs.

— Si je puis me permettre, dit Galgan en faisant un pas en avant, j’estime que le plan de Yulan est brillant. Les pertes pourraient être lourdes, mais nous n’avons jamais eu une occasion pareille. Si elles finissaient par se dresser contre nous, ces marath’damane risqueraient de nous mettre en déroute. En les capturant, nous pourrions récupérer leur arme secrète et apprendre leur étrange façon de se déplacer.

» Je crois que le jeu en vaut la chandelle. Pour obtenir de tels avantages, je suis prêt à risquer tous nos to’raken.

— Si la Très Haute Fille est d’accord, reprit Yulan, le plan prévoit l’engagement de vingt escouades de Poings du Ciel, soit deux cents hommes – et de cinquante sul’dam avec leur damane. Il semble aussi judicieux qu’un petit groupe de Couteaux du Sang participe à l’opération.

Des Couteaux du Sang ! La fine fleur des Poings du Ciel, déjà une unité d’élite. Yulan et Galgan prenaient vraiment cette opération au sérieux. Dans le cas contraire, ils n’auraient pas demandé de Couteaux du Sang – parce que ces tueurs ne revenaient jamais d’une mission. Quand les Poings du Ciel avaient fait autant de dégâts que possible dans les rangs ennemis, leur travail consistait à continuer à semer la terreur. Si on pouvait en infiltrer à Tar Valon, avec l’ordre de massacrer des marath’damane

— Le Dragon Réincarné réagira mal à ce raid, dit Tuon à Galgan. N’est-il pas lié à ces marath’damane ?

— Selon certains rapports, oui. D’autres affirment qu’il les combat. Et d’autres encore qu’il les manipule. Face à nos chiches connaissances en la matière, je peux seulement baisser les yeux, Très Haute Fille. Navré, mais je n’ai pas pu séparer la vérité du mensonge. Jusqu’à plus ample informé, nous devons supposer que ce raid rendra fou de colère le Dragon Réincarné.

— Et tu persistes à croire que ça vaut le coup ?

— Oui, répondit Galgan sans l’ombre d’une hésitation. Si ces marath’damane sont liées au Dragon, c’est une raison de plus pour frapper maintenant, avant qu’il les ait utilisées contre nous. Ce raid le fera enrager, c’est sûr, mais il l’affaiblira aussi. Après, tu seras en meilleure position pour négocier.

Tuon hocha la tête, pensive. Sans nul doute, c’était la décision difficile annoncée par les augures. Pourtant, le choix semblait s’imposer. Un choix aisé, au contraire.

Toutes les marath’damane de Tar Valon devaient porter un collier. De plus, en une seule frappe, l’armée impériale sèmerait la panique chez ses ennemis.

Pourtant, les augures annonçaient bien une décision difficile.

Tuon bougea les doigts à l’intention de Selucia.

— Y a-t-il dans cette pièce des gens qui désapprouvent ce plan et ont des objections à soumettre au général Yulan ?

Tous les membres du Sang se consultèrent du regard. S’il tressaillit, Beslan garda le silence. Les Altariens ne s’étaient jamais opposés à ce qu’on mette en laisse leurs marath’damane. Sans doute parce qu’ils ne se fiaient pas aux gens capables de canaliser.

Avec les Aes Sedai, ils ne se montraient pas aussi radicaux que les Amadiciens – qui leur fermaient les frontières –, mais ils ne les accueillaient pas à bras ouverts. Et Beslan ne s’opposerait pas à une attaque contre la Tour Blanche.

Tuon se radossa à son siège et attendit. Quoi, au juste ? Au fond, ce n’était peut-être pas la décision difficile dont parlaient les augures. Alors qu’elle allait ordonner qu’on exécute le plan, le grincement des portes l’interrompit.

Les Gardes de la Mort s’écartèrent pour laisser passer un so’jhin. Nommé Ma’combe, ce colosse armé jusqu’aux dents se prosterna devant Tuon, la natte noire qui tombait sur son épaule droite entrant en contact avec le sol.

— Si la Fille des Neuf Lunes le veut bien, Tylee Khirgan demande humblement une audience.

Galgan en sursauta de surprise.

— Que t’arrive-t-il ? lui demanda Tuon.

— J’ignorais qu’elle était de retour, Très Haute Fille. Humblement, je suggère que tu lui permettes de s’exprimer. Elle fait partie de mes meilleurs officiers.

— Qu’elle entre ! dit Selucia au nom de Tuon.

Un da’covale en tenue blanche introduisit une femme en armure, son casque calé sous le bras. La peau noire et les cheveux grisonnant sur les tempes, Tylee était grande et mince. Au rythme de ses pas, les pièces de son armure rayée de rouge, de jaune et de bleu grinçaient dans le silence de la salle. Du Sang inférieur – et depuis peu, sur ordre de Galgan –, elle devait avoir été informée des derniers événements par l’intermédiaire d’un raken.

Les yeux rouges de fatigue, la militaire empestait la sueur humaine et chevaline. À l’évidence, à peine arrivée en ville, elle était venue voir Tuon.

Dans son sillage, quelques jeunes soldats titubaient de fatigue, et l’un d’eux portait un gros sac marron.

Une fois atteinte la position des suppliants – matérialisée par un carré de tissu rouge –, tous les nouveaux venus tombèrent à genoux. Alors que les soldats se prosternaient, Tylee fit mine de les imiter, mais s’en abstint de justesse. Un comportement normal, quand on n’avait pas encore l’habitude d’appartenir au Sang.

— Guerrière, dit Selucia, tu sembles bien fatiguée… (Tuon se pencha en avant.) Il faut supposer que tu nous apportes des nouvelles capitales.

Tylee se releva à demi puis fit signe au soldat qui portait le sac au fond taché de sang. Se redressant, l’homme brandit son fardeau.

— Si la Très Haute Fille le veut bien…, fit Tylee, la voix éraillée à force de fatigue.

L’homme ouvrit le sac et le vida sur le sol. Il contenait des têtes d’animaux. Un sanglier, un loup et… un faucon. Mais avec un crâne aussi gros que celui d’un humain. Voire plus.

Quelque chose clochait. Ces têtes étaient atrocement déformées.

Tuon aurait juré que le faucon arborait des yeux humains. Comme toutes les autres têtes, d’ailleurs. De quels augures nauséabonds s’agissait-il ?

— Que veut dire tout ça ? demanda Galgan.

— Je suppose que la Très Haute Fille est au courant de mon opération contre les Aiels.

Au cours de cet engagement, Tylee avait capturé des damane. Sur cette affaire, Tuon ne savait pas grand-chose d’autre. Curieux d’en apprendre plus, Galgan attendait avec impatience le retour de sa subordonnée.

— Pour cette opération, continua Tylee, j’ai combattu avec des hommes de bien des nationalités dont aucun n’avait prêté les serments. Le moment venu, je ferai un rapport complet sur ces braves. (Elle hésita puis baissa les yeux sur les têtes.) Ces créatures ont attaqué mes forces sur le chemin du retour, à dix lieues d’Ebou Dar, nous infligeant de lourdes pertes. En plus des têtes, nous avons rapporté des corps entiers. Ces monstres marchent sur deux pattes, comme nous, mais ils ressemblent à des animaux. (Elle hésita encore.) De ce côté de l’océan, on les appelle des Trollocs. Et je crois qu’ils fondent sur Ebou Dar.

Le chaos, encore et toujours…

Les membres du Sang commencèrent à pérorer sur l’impossibilité de toute l’affaire. Plus réaliste, Galgan ordonna qu’on organise des patrouilles et qu’on envoie des messagers avertir tout le monde qu’une attaque risquait d’être imminente.

Les sul’dam présentes vinrent examiner les têtes pendant que les Gardes de la Mort, en silence, formaient un cercle autour de Tuon. Une fois en position, ils surveillèrent l’assistance comme si des Trollocs avaient pu en jaillir.

Tuon songea qu’elle aurait dû être bouleversée. Mais il n’en était rien.

Ainsi, Matrim ne racontait pas n’importe quoi, dit-elle par signes à Selucia.

Dire qu’elle avait cru qu’il répandait d’absurdes superstitions ! Regardant de nouveau les têtes, la Fille des Neuf Lunes serra les poings de rage.

Et s’il avait dit la vérité sur d’autres point ? demanda Selucia par signes.

Dubitative, la Voix de la Vérité ? Voilà qui n’arrivait pas tous les jours.

Il faudra le lui demander… J’aimerais beaucoup qu’il soit avec moi.

Tuon se pétrifia. Voilà qui s’appelait en dire trop. Mais dès qu’on abordait ce sujet, ses propres émotions la perturbaient. Si ridicule que ça paraisse, avec Matrim, elle s’était sentie en sécurité. Et elle aurait vraiment voulu qu’il soit là.

Ces têtes prouvaient une fois de plus qu’elle savait très peu de choses sur lui.

Mais il était temps de reprendre en main l’assistance.

— Silence, tous ! tonna Selucia.

Aussitôt, le calme revint, même si les membres du Sang et les sul’dam continuèrent à paraître troublés.

Le soldat qui avait dévoilé les têtes toujours à son côté, Tylee gardait un genou en terre.

Oui, il allait falloir l’interroger à fond, cette femme…

— Cette nouvelle ne change rien, dit Selucia, traduisant les signes de Tuon. Nous savons tous que l’Ultime Bataille approche. Les révélations de Tylee Khirgan sont précieuses et nous la félicitons. Mais la seule conséquence, c’est qu’il est encore plus urgent qu’avant d’obliger le Dragon Réincarné à s’incliner devant le Trône de Cristal.

Dans la salle, bien des gens approuvèrent, y compris le général Galgan. Beslan, lui, n’avait toujours pas l’air convaincu. Perturbé, certes, mais dubitatif…

— Si la Très Haute Fille me permet…, souffla Tylee.

— Tu peux parler.

— Ces dernières semaines, j’ai vu beaucoup de choses qui m’ont donné à réfléchir. Avant même l’attaque surprise, je m’inquiétais. La Très Haute Fille est sûrement bien plus sage et clairvoyante qu’une humble guerrière comme moi, mais je trouve que la reconquête du continent, jusque-là, s’est déroulée sans accrocs. Hélas, les choses pourraient bien changer. En d’autres termes, je pense que le Dragon Réincarné et ceux qui le soutiennent seraient de terribles ennemis… alors qu’ils pourraient faire de parfaits alliés.

Une opinion audacieuse. Ses ongles laqués pianotant sur l’accoudoir de son siège, Tuon se pencha une fois de plus en avant. Impressionnés d’être face à une représentante de la maison impériale, bien des membres du Sang inférieur en perdaient la voix. Alors, face à la Très Haute Fille… Mais cette militaire se permettait de faire des suggestions. Dans un sens radicalement opposé à ce que prônait Tuon.

— Un choix délicat, dit soudain Selucia, parlant pour son propre compte, ce n’est pas toujours un cas où les deux options sont égales. Dans cette affaire, une décision difficile est peut-être un choix judicieux, mais pourtant fondamentalement imparfait.

Tuon en cilla de surprise. Puis elle se souvint que Selucia était désormais sa Voix de la Vérité. Pour s’habituer à la voir dans ce rôle, il faudrait du temps. Depuis des années, Selucia n’avait pas repris ou contredit sa maîtresse en public.

D’accord, mais quand même, rencontrer le Dragon Réincarné ? Elle devait entrer en contact avec lui, et c’était d’ailleurs prévu, mais…

Ne valait-il pas mieux attendre que ses armées aient été vaincues, les ruines de la Tour Blanche encore fumantes ?

Al’Thor devait être conduit devant le Trône de Cristal dans des circonstances très précises, avec en tête l’idée qu’il se soumettrait à l’autorité de Tuon.

Certes, mais… À ce jour, le chaos régnait au Seanchan et la « stabilité » de l’Altara ne tenait qu’à un fil… Au fond, un peu de temps pour réfléchir – de quoi reprendre son souffle et consolider les acquis – ne serait pas une mauvaise chose.

Assez bonne pour retarder l’attaque sur la Tour Blanche ?

— Général Galgan, envoie des raken à nos forces cantonnées dans la plaine d’Almoth et dans l’est de l’Altara. Ordonne-leur de défendre nos positions et nos intérêts, mais en évitant d’affronter le Dragon Réincarné. Et réponds à sa demande de rencontre. La Fille des Neuf Lunes consent à le voir.

Galgan acquiesça et s’inclina.

Il fallait que l’ordre règne dans le monde. Pour ça, si Tuon devait baisser très légèrement les yeux et frayer avec le Dragon Réincarné, eh bien, qu’il en soit ainsi.

Très bizarrement, elle se surprit à souhaiter une fois de plus que Matrim soit à ses côtés. Sans doute parce que tout ce qu’il savait sur Rand al’Thor aurait pu l’aider à préparer la rencontre.

Porte-toi bien, étrange garçon, pensa la Fille des Neuf Lunes en jetant un coup d’œil au balcon, orienté vers le nord. Et ne te fourre pas dans la mouise au point de ne plus pouvoir en sortir. Tu es le Prince des Corbeaux, désormais. Essaie de te comporter en conséquence.

Où que tu puisses être.


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