44 Des parfums inconnus


— La brèche de Tarwin est l’endroit le plus logique, affirma Nynaeve.

Escortés par des Aiels, l’ancienne Sage-Dame et le Dragon chevauchaient sur une piste envahie par la végétation, dans les plaines de Maredo. Nynaeve était la seule Aes Sedai présente. Narishma et Naeff suivaient leur chef, l’air morose. Logique, puisque Rand avait forcé leurs Aes Sedai à rester en arrière. Ces derniers temps, il faisait tout pour marquer son indépendance vis-à-vis des sœurs.

Nynaeve chevauchait Rayon de Lune, une jument blanche réquisitionnée dans les écuries de Rand, à Tear. Penser que ce garçon avait ses propres écuries dans une telle cité laissait rêveuse l’ancienne Sage-Dame. Sans compter que le Dragon en possédait dans toutes les principales cités du monde…

— La brèche de Tarwin, répéta Rand, secouant la tête. Non. Plus j’y pense, et plus je conclus que nous ne devrons pas nous y battre. Lan me fait une faveur. Si je peux lancer un assaut en même temps que le sien, ce sera un grand avantage pour moi. Mais pas question de faire perdre du temps à mon armée avec la brèche de Tarwin. Ce serait un gaspillage de ressources.

Un gaspillage de ressources ? Comme une flèche lâchée par un arc long de Deux-Rivières, c’était vers la brèche de Tarwin que Lan se dirigeait. Pour y mourir ? Et pour Rand, l’aider serait une perte de temps ? Berger décérébré !

Les dents serrées, Nynaeve se força au calme. Au moins, si Rand avait consenti à une confrontation ! Mais non, il parlait d’un ton monocorde, comme s’il n’était pas vraiment là. Il semblait sans émotions, mais Nynaeve avait vu la bête se libérer et lui rugir après. Un monstre était tapi en lui, et s’il ne lâchait pas la bonde à tout ça, très vite, il le dévorerait de l’intérieur.

Mais comment le ramener à la raison ? Pendant le séjour à Tear, Nynaeve avait préparé une kyrielle d’arguments très étayés, puis elle s’était entraînée à les présenter calmement.

Rand s’en était fichu comme d’une guigne.

Les deux derniers jours, il les avait passés avec ses généraux pour peaufiner sa stratégie, en vue de Tarmon Gai’don.

Chaque jour, Lan approchait un peu plus d’une bataille qu’il ne pourrait pas gagner. Face à cette échéance, Nynaeve devenait de plus en plus nerveuse. Dix fois, elle avait failli abandonner Rand pour filer vers le nord. Si son mari devait se battre sans une chance de vaincre, il fallait qu’elle soit à ses côtés. Pourtant, elle restait avec Rand. Oui, que la Lumière brûle ce berger, elle restait avec lui. À quoi bon aider Lan si le monde, après, devait sombrer dans les Ténèbres ? Tout ça à cause de l’entêtement d’un maudit garçon qu’elle avait vu grandir, lui flanquant la fessée plus souvent qu’à son tour.

Nynaeve tira très fort sur sa natte. À la pâle lumière du soleil – rien d’étonnant avec ce ciel plombé –, ses bracelets et ses bagues brillaient chichement.

Tout le monde s’efforçait d’ignorer que le ciel n’avait rien de naturel. Mais Nynaeve, experte en climat, sentait la tempête qui se préparait au nord.

Il restait si peu de temps avant que Lan ait rallié la brèche de Tarwin. Sauf si… Oui, avec un peu de chance, les compatriotes venus se joindre à lui le ralentiraient.

Fasse la Lumière qu’il ne soit pas seul !

L’imaginer entrant dans la Flétrissure, face aux hordes de Créatures des Ténèbres qui infestaient ces terres…

— Nous devons attaquer là ! insista Nynaeve. Selon Ituralde, la Flétrissure grouille de Trollocs. Le Ténébreux rassemble ses forces. Tu peux être sûr que le gros de ses troupes sera dans la brèche – de là, il est facile de fondre sur Andor et sur le Cairhien.

— C’est exactement pour ça que nous n’attaquerons pas la brèche de Tarwin, Nynaeve. (Toujours cette voix calme et glaciale…) Ce n’est pas à l’ennemi de choisir nos champs de bataille. La pire erreur serait de combattre là où il le désire. Là où il nous attend… (Rand tourna la tête vers le nord.) Oui, laissons nos adversaires se rassembler. Ils me cherchent, et je n’ai aucune intention de me rendre. Alors, pourquoi se battre à la brèche de Tarwin ? La vraie logique, c’est de fondre en masse sur le mont Shayol Ghul.

— Rand…, fit Nynaeve d’un ton qui se voulait raisonnable.

Ce fichu berger ne voyait-il pas tous les efforts qu’elle produisait pour être conciliante ?

— Rand, il n’y a aucune chance que Lan ait réuni assez d’hommes pour contenir une marée de Trollocs.

Alors qu’une grande partie des armées des Terres Frontalières faisait on ne savait trop quoi on ne savait trop où, l’avenir du mari de Nynaeve s’assombrissait d’heure en heure.

— Rand, il sera débordé, et les Trollocs nous envahiront.

— Oui, les Trollocs nous envahiront, répéta Rand.

Toute allusion, même indirecte, aux Terres Frontalières gâtait encore plus son humeur.

— C’est ce que je viens de dire.

— Eh bien, qu’ils nous envahissent ! Comme ça, ils seront occupés pendant que je ferai ce qui doit être fait.

— Et Lan ? insista Nynaeve.

— Son attaque sera pertinente, concéda Rand. Il attirera l’attention de mes ennemis sur le Malkier et sur la brèche de Tarwin. Du coup, ils penseront que j’y suis. Les Créatures des Ténèbres ne savent pas Voyager… Donc, elles seront moins mobiles que moi. Quand elles seront enfin face à Lan, je les aurai contournées, et je frapperai le Ténébreux au cœur.

» Je ne projette pas d’abandonner les royaumes du Sud, bien au contraire. Quand les Trollocs débouleront de la brèche de Tarwin, ils se sépareront en plusieurs unités, comme il sied à des envahisseurs. C’est à ce moment-là que mes troupes, dirigées par Bashere, jailliront de plusieurs portails pour attaquer chaque groupe de Trollocs sur les flancs ou par-derrière. En procédant ainsi, c’est nous qui choisirons les champs de bataille.

— Rand, souffla Nynaeve, sa colère balayée par une indicible horreur. Lan mourra !

— Qui suis-je pour le priver de ce bienfait ? Nous méritons tous de trouver la paix…

Nynaeve en resta bouche bée. Rand en était-il vraiment à croire des choses pareilles ? Ou à se convaincre qu’il y croyait ?

— Ma mission est de tuer le Ténébreux, dit Rand comme s’il parlait tout seul. Je le tue et ensuite je crève. C’est aussi simple que ça.

— Mais…

— Ça suffit, Nynaeve.

Un ton toujours égal, mais tellement lourd de menaces. À l’évidence, il ne voulait plus rien entendre sur le sujet.

Nynaeve se laissa aller sur sa selle. Comment insister sans se faire rembarrer ?

Pour résumer, Rand était prêt à laisser les Trollocs massacrer les peuples des Terres Frontalières.

Les victimes de cette « stratégie » se ficheraient que le Ténébreux ait été vaincu. Parce qu’elles seraient en train de cuire dans des chaudrons !

Lan et ses compagnons devraient combattre seuls face à tous les monstres que la Flétrissure serait capable de vomir sur le monde.

Les Seanchaniens lanceraient leur campagne au sud et à l’ouest, et les Trollocs attaqueraient depuis le nord et l’est. Tôt ou tard, ils se rencontreraient. Alors, Andor et les autres royaumes deviendraient un immense champ de bataille. Leur population – des braves gens, comme ceux de Deux-Rivières – n’aurait aucune chance au milieu d’un tel conflit. Inexorablement, ces malheureux seraient écrasés.

Que pouvait faire Nynaeve contre ce désastre annoncé ? Eh bien, trouver une nouvelle stratégie, pour influencer Rand. Dans son cœur, tout tendait à protéger Lan. Elle devait convaincre Rand de l’aider.

De temps en temps, la colonne passait devant une ferme. Sur la droite, Nynaeve en remarqua une très semblable à celles qu’on trouvait dans le territoire de Deux-Rivières. Sauf que chez elle, l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais vu un fermier regarder des voyageurs avec une telle hostilité. En pantalon crasseux, les manches de chemise relevées presque jusqu’aux épaules, le type à la barbe rousse s’appuyait à une clôture en construction, sa hache ostensiblement posée sur des rondins, à côté de lui.

Son champ avait connu de meilleurs jours. Bien que la terre ait été correctement labourée puis ensemencée, la récolte menaçait d’être famélique. Par endroits, rien n’avait poussé – pourquoi, seule la Lumière le savait –, et les plantes qui consentaient à émerger du sol, chétives et jaunâtres, faisaient peine à voir.

Dans un champ voisin, quelques hommes plus jeunes tentaient d’arracher une énorme souche. Sauf qu’ils ne travaillaient pas pour de bon. Pour les yeux expérimentés de Nynaeve, c’était facile à voir. Le harnais n’était pas fixé autour du cou du bœuf et ils n’avaient pas creusé autour de la souche – une technique infaillible pour se faciliter la tâche. En outre, les manches qu’on apercevait dans l’herbe étaient trop longs et trop beaux pour appartenir à des outils. Des bâtons de combat…

Un spectacle plutôt amusant, sachant que Rand avait deux cents Aiels avec lui, mais qui en disait quand même long. Ces hommes s’attendaient à du grabuge, et ils s’étaient préparés en conséquence. À l’évidence, eux aussi sentaient qu’une tempête approchait.

Cette région, proche des routes commerciales et pas très éloignée de Tear, était relativement protégée des bandits. En outre, elle se trouvait juste assez loin au nord pour ne pas être mêlée aux querelles entre Tear et l’Illian. Ici, les paysans n’auraient pas dû avoir besoin de se tailler des bâtons de combat – ni de lorgner des voyageurs avec un air si méfiant.

Cette vigilance leur serait utile quand les Trollocs déferleraient sur eux. En supposant que les Seanchaniens n’aient pas conquis la région et enrôlé de force tous les hommes.

Nynaeve tira de nouveau sur sa natte.

Puis elle repensa à Lan. Elle devait faire quelque chose. Mais Rand n’était plus accessible à la raison. Résultat, il ne restait plus que le mystérieux plan de Cadsuane. Un plan que cette tête de mule avait refusé de dévoiler. Nynaeve avait fait le premier pas, proposant une alliance, et comment avait réagi la légende ? Avec son arrogance habituelle, bien entendu. De quel droit avait-elle osé accueillir Nynaeve dans son groupe comme si elle était une fillette égarée dans des bois ?

Comment la « mission » de l’ancienne Sage-Dame – trouver Perrin – serait-elle bénéfique pour Rand ? Tout au long de la semaine, Nynaeve avait tenté d’arracher des informations à Cadsuane. En vain.

« Accomplis ta tâche, petite, avait dit la légende. Qui sait ? nous te donnerons peut-être plus de responsabilités, à l’avenir. À l’occasion, tu te montres bien trop obstinée, et ce n’est pas ce que nous cherchons. »

Nynaeve lâcha un gros soupir. Trouver Perrin… Et comment était-elle censée s’y prendre ? Les gens de Deux-Rivières ne lui avaient pas été très utiles. Beaucoup de leurs hommes voyageaient avec Perrin, mais ils ne s’étaient plus montrés depuis un bon moment. Ils devaient être quelque part dans le Sud, en Altara ou au Ghealdan. Ce qui laissait un terrain immense à fouiller.

Nynaeve aurait dû savoir que les gens de Deux-Rivières ne lui apprendraient rien. À l’évidence, Cadsuane avait déjà essayé de localiser Perrin, et elle avait échoué. Du coup, la corvée était revenue à l’ancienne Sage-Dame. Rand avait-il envoyé Perrin en mission secrète ?

— Rand ?

En chevauchant, le Dragon marmonnait entre ses dents.

— Rand ? répéta Nynaeve, plus fort.

Le jeune homme se tut puis regarda sa compagne. Dans ses yeux, elle vit passer un agacement sans borne, comme s’il enrageait qu’on ait osé l’interrompre. Mais le calme glacial revint en une fraction de seconde.

— Oui ?

— Tu sais où est Perrin ?

— Il a des missions… et il les accomplit. (Rand détourna la tête.) Pourquoi veux-tu le savoir ?

Mentionner Cadsuane n’aurait pas été judicieux.

— Je m’inquiète à son sujet. Et pour Mat, également.

— Sans blague ? Tu es une experte du mensonge, pas vrai, Nynaeve ?

L’ancienne Sage-Dame en rougit d’embarras. Où ce maudit berger avait-il appris à percer les gens à jour ainsi ?

— Je m’inquiète pour de bon, Rand al’Thor. Perrin est un garçon paisible mais trop mal assuré. Du coup, il se laisse toujours pousser dans les ennuis par ses amis.

Et pan dans les dents ! Que Rand réfléchisse donc un peu à ça !

— Mal assuré ? répéta Rand. Oui, tu as raison, il l’est resté. Mais paisible ? Voilà beau temps qu’il ne l’est plus tant que ça.

Donc, Rand avait été en contact avec Perrin dans un passé proche. Comment Cadsuane l’avait-elle su ? Comment Nynaeve avait-elle pu ne rien voir ni entendre ?

— Rand, si Perrin œuvre pour toi, pourquoi gardes-tu le secret ? Je mérite de…

— Je n’ai pas rencontré Perrin, crois-moi et calme-toi ! Je sais certaines choses, c’est tout. Perrin, Mat et moi nous sommes… connectés.

— Comment ? Qu’avez-vous… ?

— Je n’en dirai pas plus, Nynaeve, coupa Rand.

Une fin de non-recevoir nette et franche.

Nynaeve serra de nouveau les dents. Les autres sœurs se vantaient de contrôler leurs émotions, mais elles n’avaient pas souvent affaire à Rand Mur de Glace al’Thor. Sereine, l’ancienne Sage-Dame pouvait l’être – quand elle ne devait pas gérer le type le plus insupportable qui ait jamais glissé ses pieds dans une paire de bottes.

Sous le ciel noir – une sorte de linceul de tourbe –, les deux cavaliers avancèrent en silence. Le point de rendez-vous avec les Frontaliers était un carrefour assez proche. Ils auraient pu Voyager jusque-là, mais les Promises avaient convaincu Rand de s’en tenir à l’approche prudente habituelle.

Franchir un portail était la chose la plus facile au monde. Dans un certain contexte, ça se révélait aussi la plus dangereuse. Si l’ennemi devinait où on comptait émerger, tomber sur une haie d’archers n’avait rien d’un sort enviable. Envoyer d’abord des éclaireurs n’était pas aussi sûr que d’arriver sur un site où personne ne risquait d’avoir monté une embuscade.

Les Aielles apprenaient vite et s’adaptaient encore plus rapidement. Une vraie surprise, ça. Leur désert, mortellement uniforme, n’aurait pas dû les préparer à ça. Cela dit, Nynaeve avait déjà entendu des Aiels tenir le même discours sur les « habitants des terres mouillées ».

Ce carrefour n’était plus fréquenté depuis des années. Si Verin ou une autre sœur marron avait été là, elle aurait su expliquer pourquoi. Tout ce que Nynaeve savait tenait en quelques phrases. Dans un lointain passé, le royaume auquel appartenaient ces terres s’était écroulé. Tout ce qui en restait, c’était Far Madding, une cité indépendante…

Avec le temps, les plus grands royaumes pouvaient disparaître, laissant la place à des champs où les « dirigeants », des fermiers, avaient pour seul programme de faire pousser de l’orge de qualité supérieure. C’était arrivé à Manetheren… et ici. Des voies qu’arpentaient jadis des armées étaient devenues de vulgaires pistes qui auraient bien eu besoin d’un peu d’entretien.

De guerre lasse, Nynaeve laissa Rayon de Lune ralentir assez pour ne plus être au niveau de Rand. Du coup, elle se retrouva avec Narishma, reconnaissable à ses tresses noires où pendaient des clochettes. Comme presque tous les Asha’man, il portait du noir, l’épée et le dragon brillant à son col. En quelques mois, depuis qu’il était lié, il avait beaucoup changé. En lui, Nynaeve ne voyait plus du tout un « garçon ». Désormais, il était un homme, avec la grâce d’un guerrier et les yeux attentifs d’un Champion. Un combattant qui avait vu la mort en face et affronté des Rejetés.

— Narishma, tu es un Frontalier, dit Nynaeve. Tu sais pourquoi ces gens ont abandonné leur poste ?

Sans cesser de sonder les environs, Narishma secoua la tête.

— J’étais le fils d’un cordonnier, Nynaeve Sedai. Sur les dames et les seigneurs, je ne sais rien. (Il hésita.) De plus, je ne suis plus un Frontalier.

Pas besoin d’un dessin… Quoi qu’il arrive, Narishma protégerait Rand, et tant pis pour ses autres allégeances. Une façon de penser très adaptée à un Champion.

— As-tu idée de ce qui nous attend, au moins ?

— Ils tiendront parole, Nynaeve Sedai. Un Frontalier préférerait mourir plutôt que de se parjurer. Ils ont promis d’envoyer une délégation pour négocier avec le seigneur Dragon, et ils s’en tiendront là. Cela dit, je regrette que nos Aes Sedai n’aient pas eu le droit de venir.

Selon les rapports, treize Aes Sedai accompagnaient les troupes des Frontaliers. Un chiffre dangereux. Celui qui était requis pour calmer une femme ou apaiser un homme. En cercle, treize sœurs pouvaient couper n’importe qui de la Source.

Rand avait exigé que quatre de ces sœurs seulement soient présentes dans la délégation. En retour, il s’était engagé à compter dans la sienne le même nombre de personnes capables de canaliser. Deux Asha’man, Nynaeve et lui-même.

Quand le Dragon leur avait interdit de venir, Merise et les autres avaient brandi le poing – enfin, dans la version « Aes Sedai » de la chose, c’est-à-dire à grand renfort de moues désapprobatrices et de questions perfides : « Tu es certain de vouloir faire ça, seigneur Dragon ? »

Du coin de l’œil, Nynaeve remarqua que Narishma était de plus en plus tendu.

— Tu n’as pas l’air de leur faire si confiance que ça…

— La place d’un Frontalier, c’est de surveiller la frontière. Fils de cordonnier, j’étais pourtant entraîné à manier l’épée, la lance, l’arc, la hache et la fronde. Même avant de rallier les Asha’man, en duel, j’étais meilleur que huit soldats du Sud sur dix. Nous vivons pour défendre. Et pourtant, ils sont partis. Avec treize Aes Sedai. (Narishma riva ses yeux noirs dans ceux de Nynaeve.) J’ai envie de leur faire confiance, parce que ce sont des gens de bien. Mais les meilleurs peuvent commettre une erreur. En particulier quand des hommes capables de canaliser sont impliqués.

Nynaeve se tut. Le raisonnement de Narishma se tenait. Mais pourquoi les Frontaliers auraient-ils soudain voulu nuire à Rand ? Depuis des siècles, ils luttaient contre l’expansion de la Flétrissure et les raids des Créatures des Ténèbres. Le combat contre le Ténébreux était marqué au fer rouge dans leur âme. En aucun cas ils ne se retourneraient contre le Dragon Réincarné.

Les Frontaliers avaient un sens de l’honneur bien à eux. C’était parfois frustrant, certes, mais ils étaient ainsi. La dévotion de Lan pour le Malkier – alors que tant de ses compatriotes avaient renoncé à leur identité – n’était pas pour rien dans l’amour que lui portait Nynaeve.

Lan, je trouverai quelqu’un pour t’aider. Tu n’entreras pas seul dans la tanière des Ténèbres.

Alors que la colonne approchait d’une petite colline plus ou moins verdoyante, des éclaireurs aiels apparurent, de retour d’une patrouille. Rand leva une main, ordonnant une halte le temps que les guerriers en cadin’sor, une bonne partie arborant le brassard rouge orné de l’antique symbole des Aes Sedai, soient arrivés jusqu’à lui. Même s’ils avaient couru jusqu’au point de rendez-vous puis en étaient revenus sans pause, les Aiels n’étaient pas essoufflés.

Rand se pencha en avant sur sa selle :

— Ont-ils fait ce que je demandais ? lança-t-il. Pas plus de deux cents hommes et de quatre Aes Sedai ?

— Oui, Rand al’Thor, répondit un des hommes. Ils ont respecté scrupuleusement tes exigences. Mieux que ça, même. Des gens d’honneur…

Dans le ton du guerrier, Nynaeve reconnut la pointe d’humour aiel qui la désorientait tant.

— Où est le problème ? demanda Rand, pas dupe.

— Un homme, Rand al’Thor. Voilà en quoi consiste la délégation. Un homme tout petit, même s’il a l’air du genre à savoir danser avec les lances. Le carrefour est juste derrière la colline.

Nynaeve sonda le lointain. Oui, en plissant les yeux, on distinguait une autre route qui venait du sud. Très probablement, elle croisait la leur derrière la colline.

— C’est quel genre de piège ? demanda Naeff en se portant à la hauteur de Rand. Une embuscade ?

Rand leva une main pour intimer le silence à tout le monde. Puis il talonna son cheval et les éclaireurs le suivirent sans un mot de protestation.

Nynaeve eut du mal à ne pas se laisser distancer. Rayon de Lune était un équidé bien plus placide que ce qu’elle aurait choisi. De retour à Tear, il faudrait qu’elle en touche un mot au palefrenier.

Après avoir contourné la colline, les cavaliers découvrirent un carré de terre constellé de trous – les multiples fosses à feu des caravanes de passage. Une voie plus petite que la leur formait bien un carrefour avant de remonter un peu vers le nord puis de redescendre vers le sud.

Au centre exact du carrefour, un guerrier du Shienar regardait approcher la délégation. Petit et mince, ses cheveux gris encadrant un visage rond, il n’était plus de la première jeunesse. Ses yeux déjà petits disparaissaient presque tellement il les plissait.

Hurin ? pensa Nynaeve, stupéfaite.

Elle n’avait plus vu le renifleur depuis qu’il avait accompagné un groupe dont elle faisait partie jusqu’à la Tour Blanche. Un épisode qui avait suivi de peu les événements de Falme…

Rand tira sur ses rênes, permettant à ses trois compagnons de le rejoindre. Comme un tas de feuilles mortes dispersé par le vent, les Aiels prirent position autour du carrefour.

Nynaeve aurait parié que les Asha’man s’étaient connectés à la Source. Même chose pour Rand.

Hurin sautait d’un pied sur l’autre. À quelques détails près, il correspondait au souvenir que l’ancienne Sage-Dame avait de lui. Les cheveux plus gris, certes, mais toujours les mêmes vêtements marron très simples, avec à sa ceinture une épée courte et une dague à lame crénelée. Son cheval était attaché à un tronc, non loin de là. Comme d’habitude, les Aiels lorgnaient l’équidé sans cacher leur méfiance. Une meute de chiens de garde ne leur aurait pas paru plus suspecte.

— Seigneur Rand ? lança Hurin d’une voix un peu rauque. C’est toi, vraiment ? Eh bien, tu as fait ton chemin dans le monde, on dirait. Content de…

Le petit homme se tut, car il venait d’être soulevé du sol. Renversé par des flux d’Air invisibles, il poussa un petit cri de surprise.

Nynaeve en frissonna malgré elle. Quand s’habituerait-elle enfin à voir des hommes canaliser ?

— Hurin, dit Rand, lorsque nous étions piégés dans un autre monde, qui nous poursuivait ? De quelle nationalité étaient les hommes que j’ai abattus avec mon arc ?

— Des hommes ? couina Hurin. Seigneur, il n’y avait personne, dans ce monde. En tout cas, nous n’avons rencontré personne, à part dame Selene. En revanche, je me souviens très bien des grolms. À ce qu’on dit, ce sont les créatures que les Seanchaniens chevauchent.

Rand fit tourner Hurin sur lui-même. Rivant sur sa proie un regard glacial, il talonna sa monture. Nynaeve et les deux Asha’man le suivirent.

— Tu ne crois pas que je suis moi, seigneur Rand ? demanda Hurin.

— Ces derniers temps, je ne tiens rien pour acquis. Je suppose que les Frontaliers t’envoient parce que nous nous connaissons.

Lustré de sueur, Hurin hocha la tête. Nynaeve eut pitié du petit homme.

Le renifleur était dévoué corps et âme à Rand. En quête du Cor de Valère – et à la poursuite de Fain –, ils avaient passé pas mal de temps ensemble. Lors du voyage vers Tar Valon, l’ancienne Sage-Dame avait eu un mal de chien à empêcher Hurin de raconter partout les exploits de son héros. Pour ce brave homme, être malmené ainsi par son idole devait faire mal.

— Pourquoi es-tu seul ? demanda Rand.

— Eh bien… Ils t’ont dit que… (Hurin hésita, comme si quelque chose le distrayait.) Voilà qui est étrange. (Il huma l’air.) Je n’ai jamais senti une odeur pareille.

— Pardon ?

— Je ne sais pas trop… On dirait que le vent charrie des senteurs de mort et de violence, mais… Ce n’est pas ça, en réalité. C’est plus sombre. Plus terrible.

Hurin frissonna. Son aptitude à renifler la violence était un des mystères que la Tour Blanche ne parvenait pas à expliquer. Un don sans relation avec le Pouvoir, mais pas naturel pour autant.

Rand sembla se ficher de ce que Hurin reniflait.

— Explique-moi pourquoi ils n’ont envoyé que toi.

— J’étais en train de te le dire, seigneur Rand. En fait, nous sommes ici pour discuter de… conditions.

— Celles que vous posez pour retourner tous d’où vous venez ?

— Non, non… Les conditions permettant d’organiser une véritable rencontre. Dans la lettre, cette partie n’était pas claire. Ils m’ont prévenu que tu risquerais d’être en colère.

— Ils se trompaient, fit Rand d’une voix très douce.

Nynaeve se pencha en avant pour entendre la suite.

— La colère, je ne sais plus ce que c’est, Hurin. Elle ne me sert plus à rien. Mais pourquoi aurions-nous besoin de « conditions » pour nous rencontrer ? J’ai pensé que venir avec une force réduite serait un gage de ma bonne foi.

— Eh bien, seigneur Rand, ils veulent vraiment te rencontrer. Nous avons fait beaucoup de chemin durant ce fichu hiver pourri – désolé, Aes Sedai, mais il n’y a pas d’autres mots pour le dire. Un fichu hiver pourri, et sacrément rude, même s’il a pris son temps avant de nous tomber dessus. Quoi qu’il en soit, nous avons souffert pour toi, seigneur Rand. Donc, mes chefs veulent vraiment te rencontrer.

— Mais… ?

— La dernière fois que tu étais à Far Madding, il y a eu…

Rand leva un index. Aussitôt, Hurin se tut et tout devint silencieux, les chevaux eux-mêmes semblant retenir leur souffle.

— Les Frontaliers sont à Far Madding ?

— Oui, seigneur Rand.

— C’est là qu’ils veulent me rencontrer ?

— Oui, seigneur Rand. Tu devras entrer dans le cercle de protection du Gardien, ce qui t’empêchera de canaliser, et…

Un geste sec de Rand incita Hurin à se taire.

Le portail qui s’ouvrit dans la foulée ne semblait pas conduire à Far Madding mais, plus prosaïquement, à l’endroit d’où le Dragon et ses compagnons étaient partis.

Rand relâcha Hurin, fit signe aux Aiels de le laisser monter à cheval, puis il traversa promptement le portail.

Que se passait-il ? Très troublé, tout le monde le suivit.

Une fois ce portail franchi, Rand en créa un autre, celui-ci donnant dans une ravine que Nynaeve crut reconnaître. Après leur visite à Far Madding, avec Cadsuane, ils s’étaient arrêtés là.

Pourquoi le premier portail ? se demanda Nynaeve, troublée.

Soudain, elle comprit. Pour Voyager à courte distance d’un lieu donné, il n’y avait pas besoin de le connaître parfaitement. Et avoir Voyagé jusqu’à un lieu conférait assez de connaissances à son sujet pour pouvoir y ouvrir un portail.

En d’autres termes, en faisant d’abord un petit bond, Rand mémorisait assez l’endroit pour pouvoir ouvrir des portails à volonté – en économisant le temps requis pour étudier un site à fond.

Une astuce hautement brillante ! Honteuse de ne pas y avoir pensé, Nynaeve sentit qu’elle s’empourprait. Depuis quand Rand maîtrisait-il ce « truc » ? S’agissait-il d’un souvenir de… la voix qui résonnait dans sa tête ?

Rand déboula dans la ravine, les sabots de Tai’daishar soulevant un tourbillon de feuilles mortes. Nynaeve suivit le mouvement, tentant de forcer sa paisible jument à suivre le rythme infernal du Dragon. Ce palefrenier allait l’entendre, à son retour ! Quand elle en aurait fini avec lui, ses oreilles chaufferaient.

Hurin traversa lui aussi, en même temps que les Aiels, qui l’encadraient sans trop en avoir l’air. Visage voilé, lances ou arc au poing, les guerriers ne quittaient pas le renifleur du regard.

Les arbres et les broussailles passés, Rand tira sur les rênes de son destrier. Puis il sonda la prairie, en direction de l’antique cité de Far Madding.

Rien d’une ville géante, comparée aux mégalopoles. Et rien de stupéfiant, eu égard aux merveilles construites par les Ogiers que Nynaeve connaissait. Cela dit, ce n’était pas un hameau, et on y trouvait de vrais chefs-d’œuvre d’architecture plus une kyrielle d’antiques vestiges.

Bâtie sur une île, au milieu d’un lac, Far Madding n’était pas sans rappeler Tar Valon. Trois grands ponts dominaient les eaux paisibles – le seul moyen d’entrer en ville.

Un camp militaire, peut-être plus grand que la cité, s’étendait autour du lac. Nynaeve distingua des dizaines de bannières représentant tout autant de maisons différentes. Les chevaux se comptaient par milliers et les tentes, de loin, faisaient penser à des plantes bien alignées dans un champ, en plein été.

L’armée des Frontaliers…

— J’ai entendu parler de cet endroit, dit Naeff, ses courts cheveux bruns ondulant sous les caresses du vent. (Il plissa le front, l’air mécontent.) On dirait un Sanctuaire, mais sans toute la sécurité qui va avec.

Le ter’angreal géant de Far Madding – appelé le Gardien – créait une « bulle » protectrice invisible qui interdisait aux visiteurs d’accéder à la Source Authentique. Cette restriction pouvait être contournée grâce à un autre ter’angreal, très spécial, dont Nynaeve était munie. Mais ce petit « puits » ne ferait pas de miracle…

L’armée des Frontaliers semblait être dans la zone d’action – environ une demi-lieue autour de la ville – de la bulle qui empêchait spécifiquement les hommes de canaliser.

— Ils savent déjà que nous sommes là, dit Rand, les yeux plissés. Ils n’attendaient que ça. Et ils croient que je vais me jeter dans leur caisse.

— Leur caisse ? répéta Nynaeve, perplexe.

— La ville entière est une caisse, comme ses environs. Ils veulent me voir à un endroit où ils peuvent me contrôler. Mais ils n’ont rien compris. Personne ne me contrôle ! Ce temps-là est révolu. J’en ai assez des caisses, des prisons, des chaînes et des cordes. Plus jamais je ne serai entre les mains de quelqu’un d’autre.

Les yeux toujours rivés sur la ville, il sortit la statuette – sa clé d’accès.

Nynaeve en frissonna d’angoisse. Était-il obligé de trimballer partout cet artefact ?

— Ils ont peut-être besoin d’une leçon…, continua Rand. Quelque chose qui les encourage à m’obéir et à faire leur devoir.

— Rand…

Nynaeve réfléchissait, ou du moins, elle essayait. Impossible de laisser recommencer… ça.

La clé d’accès commença à briller faiblement.

— Ils veulent me capturer, dit Rand d’un ton très calme. Pour me retenir et me rouer de coups. Ça m’est déjà arrivé une fois à Far Madding. Ils…

— Rand ! cria Nynaeve.

Le Dragon la regarda comme s’il la voyait pour la première fois.

— Rand, ce ne sont pas des esclaves au cerveau brûlé par Graendal. Cette ville est peuplée de gens innocents.

— Je ne leur ferai pas de mal, dit le Dragon, la voix glaciale. C’est l’armée qui mérite une leçon, pas la ville. Une pluie de flammes, peut-être. Ou d’éclairs…

— Rand, ces gens n’ont rien fait, à part demander à te rencontrer.

Nynaeve porta son cheval à la hauteur de Tai’daishar. Dans la main de Rand, le ter’angreal faisait penser à une vipère. Un jour, cet artefact avait purifié la Source. S’il avait pu fondre après, comme sa contrepartie féminine !

L’ancienne Sage-Dame ne savait pas trop ce qui arriverait si Rand tentait de frapper une cible placée sous la bulle protectrice de Far Madding. Hélas, elle soupçonnait que les dégâts seraient terribles. Si on parvenait à s’unir à la Source, le Gardien n’empêchait pas qu’on canalise le Pouvoir. Avec son « puits », Nynaeve n’avait eu aucun mal à réaliser des tissages.

Quoi qu’il en soit, elle devait interdire à Rand de défouler sa colère – ou tout autre sentiment négatif – sur ses alliés.

— Rand, si tu fais ça, tu auras atteint le point de non-retour.

— Je l’ai déjà dépassé, Nynaeve…

Les yeux de Rand fluctuaient, un jour presque bleus et le lendemain quasiment gris. Aujourd’hui, ils étaient gris acier.

— Au moment où Tam m’a trouvé sur le flanc de ce mont, j’ai fait mon premier pas sur ce chemin.

— Peut-être, mais aujourd’hui, tu n’as pas besoin de tuer tout le monde. Je t’en prie !

Rand se tourna de nouveau vers la cité. Peu à peu, la clé d’accès cessa de briller.

— Hurin ! cria le Dragon.

Il est à un souffle de s’écrouler… On entend de la rage dans sa voix.

Le renifleur accourut. Bizarrement, les Aiels ne le suivirent pas.

— Oui, seigneur Rand.

— Retourne avec tes maîtres, à l’intérieur de leur caisse. (Non, la voix ne tremblait déjà plus…) Et transmets-leur un message.

— Lequel, seigneur Rand ?

Le Dragon hésita, puis il remit la statuette à sa place.

— Dis-leur que le Dragon Réincarné partira bientôt pour le mont Shayol Ghul, pour y affronter le Ténébreux. S’ils veulent retourner à leur poste avec leur honneur intact, je les ferai Voyager jusqu’à la Flétrissure. Sinon, ils peuvent se cacher ici. Ils expliqueront à leurs enfants et à leurs petits-enfants pourquoi ils étaient à des centaines de lieues de leur poste quand les prophéties sur la mort du Ténébreux se sont réalisées.

Hurin ne cacha pas son émoi.

— Oui, seigneur Rand…

Sans rien ajouter, Rand fit volter son cheval et s’en retourna vers la ravine entourée d’arbres. Nynaeve le suivit… lentement. Si belle que fût Rayon de Lune, elle l’aurait échangée sans regret contre un canasson de Deux-Rivières tel que Bela.

Hurin resta là où il était. À l’évidence, sa rencontre avec le seigneur Dragon ne s’était pas déroulée comme il l’entendait.

Quand Rand eut disparu entre les arbres, l’ancienne Sage-Dame serra les dents. Dans la ravine, il allait ouvrir un portail qui donnerait directement sur Tear.


La colonne déboucha sur le site de Voyage aménagé devant la cour des écuries de la Pierre de Tear. Ici, malgré le ciel noir, l’air était chaud et moite. Comme toujours, il charriait les cris des hommes à l’entraînement et des mouettes en quête de pitance.

Rand avança vers un groupe de garçons d’écurie, puis il mit pied à terre, les traits toujours impénétrables.

Alors que Nynaeve se laissait glisser au sol puis tendait ses rênes à un jeune type au teint rubicond, le Dragon approcha d’elle.

— Cherche une statue…, souffla-t-il en la dépassant.

— Pardon ?

— Tu veux savoir où est Perrin… En ce moment, son armée et lui campent à l’ombre d’une statue géante en forme d’épée qui s’enfonce dans la terre. Les érudits de la Pierre sauront te dire où est cet endroit. Il n’y en a pas deux semblables au monde.

— Comment sais-tu tout ça ?

Rand haussa les épaules.

— Je le sais, c’est tout.

— Pourquoi me le dire ? s’enquit Nynaeve en emboîtant le pas au jeune homme.

Pendant qu’ils traversaient la cour, elle tenta de faire le point. Cette information, elle n’aurait jamais cru qu’il la lâcherait. Ces derniers temps, il ne partageait plus rien, même sur des sujets sans importance.

— Parce que… (Rand accéléra le pas, sa voix presque inaudible.) Parce que j’ai une dette envers toi. Quand j’en suis incapable, tu sais faire montre de compassion à ma place… Si tu trouves Perrin, dis-lui que j’aurai bientôt besoin de lui.

Sur ces mots, il accéléra encore le pas.

Nynaeve s’immobilisa au milieu de la cour et le regarda s’éloigner. Dans l’air, une odeur humide planait, annonçant de la pluie. Il bruinait, s’avisa soudain l’ancienne Sage-Dame. Pas assez pour purifier l’air ou détremper la terre, mais suffisamment pour que les murs luisent d’humidité dans les coins ombragés.

Sur la droite, des hommes entraînaient des chevaux à slalomer entre des piquets. À la connaissance de Nynaeve, la Pierre était la seule forteresse offrant de telles conditions d’exercice à la cavalerie. Mais cette place forte, il était vrai, n’avait rien d’ordinaire.

Le martèlement des sabots évoquant un lointain orage, l’ancienne Sage-Dame tourna la tête vers le nord. La tempête semblait encore plus proche. Elle avait paru s’accumuler au-dessus de la Flétrissure, mais à présent, ce n’était plus si sûr.

Nynaeve prit une grande inspiration, puis elle se dirigea vers la Pierre. Dépassant des Défenseurs en uniforme immaculé, elle croisa aussi des garçons d’écurie qui, sans nul doute, rêvaient d’être un jour vêtus ainsi. Pour l’instant, ils conduisaient simplement des chevaux vers leurs stalles, où ils seraient soignés et nourris.

L’ancienne Sage-Dame croisa aussi une multitude de serviteurs en livrée de lin – un matériau sans nul doute plus confortable que sa bonne vieille laine de Deux-Rivières.

La façade de la Pierre était une muraille inexpugnable percée de fenêtres qui semblaient minuscules vues de loin. Plissant les yeux, Nynaeve repéra l’endroit où Mat avait détruit une section de la muraille avec ses feux d’artifice d’Illuminateurs. Pour une bonne cause, puisqu’il venait libérer Nynaeve et les autres. Sacrée tête de mule ! Où était-il donc ? Elle ne l’avait pas vu depuis une petite éternité. La chute d’Ebou Dar face aux Seanchaniens, très précisément. En un sens, et même si elle ne l’aurait jamais admis, elle avait le sentiment d’avoir abandonné le jeune flambeur. Mais bon, elle s’était assez ridiculisée en défendant ce vaurien devant la Fille des Neuf Lunes. Quelle mouche l’avait donc piquée ? Encore aujourd’hui, elle n’aurait su le dire.

Mat était assez grand pour prendre soin de lui. Pendant que ses amis s’échinaient à sauver le monde, il devait faire la bringue dans une taverne. L’alcool et le jeu…

Rand était d’une tout autre envergure. Tant qu’il avait continué à se comporter comme un mâle standard – obtus, immature mais prévisible –, le gérer s’était révélé facile. Le nouveau Rand, sans émotions, la voix monocorde, commençait à lui taper sur les nerfs.

Peu familière des longs couloirs de la Pierre, l’ancienne Sage-Dame s’y perdait encore très souvent. Pour lui compliquer la vie, la configuration des corridors et des cloisons n’était plus stable du tout. Au début, elle avait cru à des ragots imbéciles, mais la veille, il lui avait bien fallu constater que sa chambre n’était plus au même endroit. Pour preuve, sa porte s’était ouverte sur… un mur aussi lisse que la façade de la forteresse.

Contrainte de recourir à un portail pour résoudre son problème, Nynaeve avait été stupéfiée de voir que sa fenêtre, désormais, était située deux niveaux plus haut qu’avant.

Selon Cadsuane, le contact du Ténébreux, de plus en plus insistant, détissait lentement la Trame. La légende racontait beaucoup de choses, et dans le lot, très peu intéressaient Nynaeve.

Après s’être perdue deux fois, elle arriva enfin devant la porte de Cadsuane. Au moins, Rand n’avait pas ordonné qu’on ne lui affecte pas de chambre.

Nynaeve frappa à la porte – avec la légende, c’était toujours conseillé – puis entra d’un pas décidé.

Les Aes Sedai du groupe de Cadsuane – Merise et Corele – faisaient de la couture en dégustant une infusion. Sans grand succès, elles tentaient de faire croire qu’elles n’attendaient pas de connaître les nouveaux caprices de leur chef.

Cadsuane conversait avec Min, sur qui elle avait jeté son dévolu, ces derniers jours. La compagne de Rand ne semblait pas s’en soucier, peut-être parce qu’il n’était pas facile de passer du temps avec son homme, en ce moment.

Nynaeve éprouva une sincère sympathie pour la jeune femme. Elle, au moins, n’était qu’une amie de Rand. L’aimer ne devait pas être une partie de plaisir.

Pendant qu’elle refermait la porte, tous les regards se rivèrent sur la nouvelle venue.

— Je crois que je l’ai trouvé ! annonça-t-elle.

— Qui ça, mon enfant ? demanda Cadsuane sans cesser de feuilleter un des livres de Min.

— Perrin. Tu avais raison : Rand sait où il est.

— Bien joué ! s’écria la légende. Tu t’en es bien sortie. On dirait que tu mérites d’être des nôtres.

Nynaeve se demanda ce qui l’ennuyait le plus. Le compliment délibérément tordu ou sa réaction, le cœur battant follement de fierté. Être flattée par les roueries de cette femme… Pourtant, elle n’était plus une gamine attendant d’être autorisée à porter une natte !

— La suite ? demanda Cadsuane en levant les yeux de l’ouvrage.

Les deux sœurs ne bronchèrent pas. Min, en revanche, félicita l’ancienne Sage-Dame d’un regard chaleureux.

— Où est-il ? insista la légende.

Nynaeve ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa. Pourquoi avait-elle le réflexe d’obéir à cette femme ? Une chose de sûre, ça n’avait rien à voir avec le Pouvoir de l’Unique. Simplement, Cadsuane était l’image même d’une grand-mère dure mais juste. Le genre auquel on ne résiste jamais, mais qui offre une sucrerie quand on a bien balayé le sol selon ses ordres.

— D’abord, je veux savoir pourquoi Perrin est si important.

Nynaeve avança et s’assit sur le dernier siège libre, un tabouret en bois sommairement peint. Une fois installée, elle s’avisa qu’elle était trop bas pour croiser facilement le regard de Cadsuane, bien à l’aise sur un siège normal. Une étudiante devant son professeur…

Nynaeve faillit se relever. Elle y renonça, consciente que ça attirerait encore plus l’attention sur elle.

— Du chantage ? s’écria Cadsuane. Tu garderais cette information pour toi, au risque de mettre en danger des gens que tu aimes ?

— Je veux savoir dans quoi je me suis engagée. Et être certaine que cette information ne servira pas à blesser Rand plus qu’il l’est déjà.

— Tu oses penser que je pourrais nuire au garçon ?

— Disons que je ne penserai pas le contraire tant qu’on ne me l’aura pas prouvé. Quel est ton plan, Cadsuane ?

La légende referma le livre – intitulé Échos de sa dynastie, et ne cacha pas son trouble.

— Peux-tu au moins me dire comment s’est passée la rencontre avec les Frontaliers ? Ou ce rapport est-il lui aussi lié à une rançon ?

Cette femme croyait-elle déstabiliser Nynaeve avec des trucs minables de ce genre ?

— Une catastrophe, comme on pouvait s’y attendre. Confinés à Far Madding, les Frontaliers ont refusé de montrer le bout de leur nez. L’idée était que Rand soit dans la bulle du Gardien, donc coupé de la Source.

— A-t-il pris ça bien ? demanda Corele.

Assise sur un banc muni d’un coussin, elle souriait. Apparemment, c’était la seule à trouver amusante, et non terrifiante, la métamorphose de Rand. Cela dit, elle faisait partie des premières femmes à avoir lié un Asha’man. Et avec enthousiasme.

— S’il l’a bien pris ? souffla Nynaeve. C’est très relatif. Sortir son ter’angreal et menacer de faire pleuvoir du feu sur une armée est une réaction décontractée, selon toi ?

Min blêmit et Cadsuane arqua un sourcil.

— Ce garçon rira de nouveau, affirma-t-elle. Il n’a pas vécu jusque-là pour échouer.

— En quoi est-ce important ? demanda Corele.

Nynaeve la foudroya du regard.

— Ben quoi ? fit Corele en posant son ouvrage. Je persiste : en quoi est-ce important ? À l’évidence, nous sommes sur le point de réussir.

— Qui t’a donné cette idée ? s’écria Nynaeve.

— Nous avons passé la journée à cuisiner cette fille sur ses visions. (Corele désigna Min.) Elles ne mentent jamais, et certaines ne peuvent avoir lieu qu’après l’Ultime Bataille. Ça tombe sous le sens. Donc, nous savons que Rand vaincra le Ténébreux. La Trame en a déjà décidé. Il faut cesser de nous inquiéter.

— Non, dit Min. Tu ne comprends pas.

Corele fronça les sourcils.

— Doit-on conclure que tu nous as menti sur tes visions ?

— Non. Mais si Rand perd, il n’y aura plus de Trame.

— Elle a raison, intervint Cadsuane, l’air surprise. Ce que voit Min est tissé dans la Trame de l’avenir. Si le Ténébreux l’emporte, il détruira tout – le passé, le présent et le futur. Pour que les visions ne se réalisent pas, c’est la seule possibilité. C’est la même chose avec d’autres prophéties ou prévisions. En conséquence, notre victoire n’a rien d’assuré.

Cette tirade jeta un froid dans la pièce. Ces femmes ne faisaient pas de la politique de village. L’enjeu, c’était la Création elle-même, pas de basses affaires de domination d’une classe sur une autre.

Puis-je garder cette information pour moi s’il y a une chance que la divulguer aide Lan ?

Penser à lui arrachait le cœur de Nynaeve. Hélas, peu de possibilités s’offraient à elle. À dire vrai, le seul espoir de Lan semblait être de se reposer sur les armées que Rand pouvait mobiliser et sur les portails que ses hommes étaient capables d’ouvrir.

Rand devait changer ! Pour Lan, mais aussi pour eux tous. Mais Nynaeve ne savait que faire, sinon se fier à Cadsuane.

Du coup, elle se décida à parler :

— Sais-tu où se trouve la statue écroulée d’une épée géante ? On dirait que la lame a voulu transpercer la terre…

Corele et Merise se regardèrent avec des yeux ronds.

— La main de l’amahn’rukane, dit Cadsuane en se détournant enfin de Min. La statue n’a jamais été achevée. C’est du moins l’opinion des érudits. Ce vestige repose près de la route de Jehannah.

— Perrin campe à l’ombre de cette relique.

— J’imagine qu’il se dirige vers les pays qu’al’Thor a conquis. Très bien. Nous partons le rejoindre sur-le-champ.

Cadsuane hésita, puis daigna regarder Nynaeve.

— Pour répondre à ta question, mon enfant, Perrin est important pour notre plan.

— Sans blague ? Je m’en doutais, mais…

Cadsuane leva un index.

— Avec lui, il y a des personnes vitales pour nous. Une en particulier.


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