16 À la Tour Blanche

— Je suis curieuse d’entendre la novice. Dis-moi, Egwene al’Vere, comment aurais-tu géré cette situation ?

Egwene leva les yeux de l’assiette où elle disposait le résultat de ses efforts. Un casse-noix à la main, elle s’apprêtait à briser un fruit prometteur.

C’était la première fois qu’une des sœurs s’adressait à elle. À force, elle avait commencé à craindre que servir les trois Aes Sedai blanches se révèle une perte de temps, comme d’habitude.

Le cadre, cet après-midi, était un petit balcon du troisième niveau de la tour. Si ça leur chantait, les représentantes pouvaient exiger une chambre ainsi équipée. Pour les sœurs lambda, c’était un privilège rarissime.

Ce balcon-là imitait la forme d’une tour de garde. Assez spacieux, pour un usage ludique, il offrait une vue splendide sur les collines qui s’étendaient à l’est jusqu’à la Dague de Fléau de sa Lignée. Par une journée dégagée, la Dague elle-même aurait été visible.

À cette altitude, la brise qui balayait le balcon était piquante et ne charriait pas les miasmes de la ville.

De chaque côté du balcon, un plan de lierre grimpant lui donnait des allures de ruine abandonnée au cœur d’une obscure forêt.

Dans les appartements d’une sœur blanche, le lierre semblait un ornement surprenant, en tout cas selon ce que savait Egwene. Mais Ferane était connue pour son atypisme et son goût de l’esbroufe. Sans nul doute, elle se rengorgeait de l’originalité de son balcon – même si le règlement lui imposait de tailler strictement sa verdure, pour qu’elle ne fasse pas tache sur la surface immaculée et brillante de la tour.

Autour d’une table basse, les trois sœurs se prélassaient dans des fauteuils en osier. Tandis qu’Egwene ouvrait des noix, elles lui bloquaient la vue.

Une foule de servantes ou de filles de cuisine aurait pu s’acquitter de la corvée de noix. Pour qu’elles n’aient pas le temps de se tourner les pouces, c’était le genre de « mission » que les sœurs confiaient volontiers aux novices.

Au début, Egwene avait pensé que les noix n’étaient qu’un prétexte. Après avoir été ignorée pendant une heure, elle avait eu des doutes. Mais à présent, les trois Aes Sedai la regardaient. Elle n’aurait pas dû se méfier de son instinct.

Dotée de la peau cuivrée d’une Domani – et du tempérament qui allait avec –, Ferane était effectivement une sœur blanche atypique. Petite, le visage en forme de poire, elle arborait de beaux cheveux noir brillant. Bien que vaporeuse, sa robe auburn restait décente, et une ceinture blanche faisait le pendant de son châle, qu’elle portait même en petit comité. La robe ne manquait pas de broderies, et le tissu, peut-être délibérément, revendiquait ses origines domani.

Les deux autres sœurs, Miyasi et Tesan, portaient du blanc, comme si elles craignaient de trahir leur Ajah en optant pour une autre couleur. Parmi les Aes Sedai, cette idée devenait de plus en plus fréquente.

En digne Tarabonaise, Tesan portait ses cheveux nattés, des perles blanches et or soulignant un peu trop la longueur de son visage, à croire qu’on avait passé dessus un rouleau à pâtisserie. À toute heure du jour ou de la nuit, cette femme semblait angoissée par quelque chose. Ces derniers temps, on pouvait la comprendre, parce qu’il y avait de quoi s’inquiéter.

Sous son chignon de cheveux gris, Miyasi était bien plus placide. Sur son visage d’Aes Sedai, on ne voyait pas traces des ans qui s’étaient accumulés sur elle, faisant grisonner sa crinière. Grande mais pas mince, elle avait des exigences particulières en matière de noix. Pas de fragments, uniquement deux moitiés bien nettes.

Egwene triait soigneusement le résultat de ses efforts, lui tendant des demi-noix qui évoquaient irrésistiblement le petit cerveau tout ridé de quelque minuscule animal.

— Que veux-tu me demander, Ferane ? fit Egwene en craquant une autre noix dont elle jeta la coquille dans un seau, à ses pieds.

Ferane réagit à peine devant l’impertinence de la novice. À la tour, tout le monde s’était habitué au comportement très inhabituel de cette fille, qui restait rarement à sa place.

— Je voudrais savoir ce que tu ferais si tu étais la Chaire d’Amyrlin. Considère que ça fait partie de ta formation. Tu sais que le Dragon s’est réincarné et que la tour doit le contrôler en vue de l’Ultime Bataille. Comment t’y prendrais-tu ?

Une étrange question. Surtout dans le cadre d’une formation. Mais au ton de Ferane, ça ne ressemblait pas non plus à une manière indirecte de contester Elaida. Pour ça, elle exprimait trop de mépris envers Egwene.

Les deux autres Aes Sedai ne dirent rien. Ferane étant une représentante, elles la laissaient agir à sa guise.

Elle sait que je parle souvent du fiasco d’Elaida avec Rand, pensa Egwene en sondant les yeux noirs de Ferane. Donc, elle me met à l’épreuve…

Il allait falloir être très prudente.

Egwene saisit une nouvelle noix.

— Pour commencer, j’enverrais un groupe de sœurs dans son village natal.

— Pour intimider ses proches ? demanda Ferane.

— Bien sûr que non ! Pour les interroger et découvrir qui est vraiment le Dragon Réincarné. Un type au sang chaud ? Un passionné ? Ou un homme calme et prudent ? Était-il du genre à rester seul dans les champs ou se faisait-il facilement des amis ? Est-il plus probable de le trouver dans une taverne ou dans un atelier ?

— Mais toi, tu le connais, intervint Tesan.

— C’est vrai, admit Egwene en craquant sa noix. Mais nous évoquons une situation théorique.

Cela dit, dans le monde réel, je connais intimement le Dragon Réincarné. Mieux que quiconque dans cette tour.

— Supposons plutôt que tu es toi, dit Ferane, et qu’il est bel est bien Rand al’Thor, ton ami d’enfance.

— Si tu préfères…

— Parmi les types d’homme que tu as cités, lequel est-il ?

Egwene hésita un instant.

— Tous en même temps ! répondit-elle en posant une noix pelée sur son assiette.

Les moitiés n’étaient pas entières, mais à part Miyasi, ça ne gênerait personne.

— S’il s’agissait de Rand et de moi, je dirais que c’est un esprit rationnel – pour un homme. Avec une nette tendance à l’entêtement. Parfois… Enfin, souvent. Plus important, c’est un homme de cœur.

» Sachant tout ça, je lui enverrais une délégation de sœurs, afin qu’elles le guident.

— Et s’il les repoussait ?

— J’enverrai des espionnes, pour voir à quel point il a changé depuis notre jeunesse.

— Et pendant que tu tergiverserais, il terroriserait le pays, sèmerait le chaos et rallierait des armées entières à son étendard.

— N’est-ce pas ce que nous voulons qu’il fasse ? riposta Egwene. Même si nous avions voulu que ça arrive, je doute que quiconque aurait pu l’empêcher de prendre Callandor. Depuis, il a rétabli l’ordre au Cairhien, unifié Tear et l’Illian et sans doute arrondi les angles avec Andor.

— Sans oublier les Aiels qu’il s’est mis dans la poche, rappela Miyasi avant de se servir en noix.

Egwene la foudroya du regard.

— Personne ne s’est mis les Aiels dans la poche. Rand a gagné leur respect. À l’époque, j’étais à ses côtés.

Miyasi se pétrifia, la main à mi-chemin de l’assiette de noix. Se secouant, elle échappa au regard d’Egwene, saisit l’assiette et se radossa à son siège.

La brise souffla un peu plus fort, ébouriffant le lierre – qui, en ce printemps, ne reverdissait pas comme il l’aurait dû.

Egwene recommença à craquer des noix.

— On dirait bien, fit Ferane, que tu le laisserais semer le chaos à sa guise.

— Rand al’Thor est comme un fleuve. Tranquille à certains moments, et plus furieux que l’océan à d’autres. Ce qu’Elaida a tenté revient à essayer de faire passer le fleuve Manetherendrelle dans un canal de deux pieds de large. Attendre de bien connaître un homme n’est pas idiot, et ça n’a rien d’un signe de faiblesse. Agir sans informations, voilà le véritable crétinisme. Et la Tour Blanche mérite que l’océan ne se déchaîne pas contre elle…

— C’est possible, concéda Ferane. Mais tu ne m’as toujours pas dit comment tu gérerais la situation, une fois tes informations collectées.

Connue pour son tempérament de feu, Ferane parlait pourtant avec la froideur universellement répandue chez les sœurs blanches. Le ton d’une personne dévouée à la logique et ne tolérant pas d’interférence extérieure lorsqu’elle réfléchissait.

Ce n’était pas la meilleure approche possible du monde. Parce que les gens étaient bien plus complexes qu’un ensemble de statistiques et de règles. Il y avait un temps pour la logique, nul ne le niait, mais il en fallait un aussi pour les affects.

Rand était un problème qu’Egwene esquivait depuis toujours, histoire de s’occuper d’une difficulté à la fois. Mais prévoir longtemps à l’avance présentait aussi ses avantages. Si elle ne se préparait pas à être face au Dragon Réincarné, elle se retrouverait un jour dans d’aussi sales draps qu’Elaida.

Rand avait changé, depuis leur jeunesse. Mais le fond de sa personnalité devait être resté le même. Pendant qu’ils traversaient le désert des Aiels ensemble, elle avait vu plus d’une fois sa colère. Dans son enfance, cette rage ne s’était pas manifestée, mais elle devait être présente à l’arrière-plan. Son caractère, Rand ne l’avait pas développé en quelques semaines. Simplement, à Deux-Rivières, rien ne l’avait jamais bouleversé.

Pendant leur voyage, il était devenu chaque jour un peu plus dur. À cause de la pression qui l’écrasait, bien sûr. Mais que faire avec un homme pareil ? En toute franchise, Egwene n’en avait pas la première idée.

Mais cette conversation ne concernait pas vraiment Rand. Au contraire, Ferane tentait de déterminer quel genre de femme était Egwene.

— Rand se voit comme un empereur, dit la prisonnière. Et je suppose qu’il en est un, maintenant. S’il se sent tiré ou poussé dans une direction, il réagira très mal. Dans un deuxième temps, j’enverrais une délégation chargée de le couvrir d’honneurs.

— Quelque chose de somptueux ? demanda Ferane.

— Non, mais rien de miteux quand même… Trois Aes Sedai, en tout. Une grise comme chef, et une verte et une bleue pour l’assister. À cause d’anciennes associations, il voit les sœurs bleues d’un bon œil, et les vertes passent souvent pour l’opposé des rouges – une façon subtile de rappeler que nous voulons collaborer avec lui, et pas l’apaiser.

» La chef grise, c’est parce que Rand s’y attendra. De plus, il se dira que l’heure est aux pourparlers et pas aux coups en traître.

— Très logique, ce raisonnement, approuva Tesan.

Ferane ne fut pas si facile à convaincre.

— Par le passé, des délégations de ce genre ont échoué. Il me semble que celle d’Elaida était dirigée par une sœur grise.

— Certes, mais cette délégation avait un défaut fondamental.

— Lequel, Egwene ?

— Avoir été envoyée par une sœur rouge, bien entendu. (Contente d’elle, Egwene craqua une nouvelle noix.) J’ai du mal à voir l’intérêt de choisir une Chaire d’Amyrlin rouge à l’époque du Dragon Réincarné. N’est-ce pas une façon très sûre de générer de l’hostilité entre les deux ?

— On peut dire, au contraire, qu’il faut une sœur rouge, parce que son Ajah a pour mission de contrôler les hommes capables de canaliser.

— Entre « contrôler » et « guider », dit Egwene, il y a un monde de différence. Le Dragon Réincarné n’aurait pas dû être laissé dans la nature, mais depuis quand la Tour Blanche enlève-t-elle des gens pour les plier à sa volonté ? Ne sommes-nous pas connues comme des parangons de subtilité et de délicatesse ?

» Ne nous targuons-nous pas d’être capables d’influencer les gens en leur faisant croire qu’ils agissent de leur propre chef ? Dans l’histoire, quand avons-nous enfermé un roi dans une caisse pour le rouer de coups dès qu’on l’en sortait ? Et pourquoi, en des temps si cruciaux, avons-nous renoncé à notre finesse pour devenir de vulgaires brutes ?

Tandis que Ferane choisissait une noix, les deux autres sœurs se consultèrent du regard.

— Ce que tu dis n’est pas dépourvu de sens, fit enfin la représentante.

Egwene posa son casse-noix.

— Rand al’Thor est un brave homme, mais il a besoin d’être guidé. En ces temps, nous aurions dû être plus subtiles que jamais. Ainsi, il nous aurait fait confiance, privilégiant nos conseils. En l’écoutant, nous lui aurions démontré notre sagesse. Au contraire, nous l’avons traité comme un sale gosse. S’il en est un, il ne faut surtout pas qu’il sache que nous en avons conscience. À cause de nos gaffes, il a capturé des Aes Sedai et permis que d’autres soient liées à ses Asha’man.

Ferane se raidit.

— Ne mentionnons pas cette horreur.

— Pardon ? fit Tesan, choquée au point de porter une main à son cœur. (Certaines sœurs semblaient ne jamais s’intéresser à ce qui se passait autour d’elles.) Ferane ? Tu étais au courant ?

La représentante ne répondit pas.

— J’ai entendu des rumeurs, dit Miyasi. Si c’est vrai, il faudra faire quelque chose.

— Exact, approuva Egwene. Hélas, pour le moment, nous ne pouvons pas nous concentrer sur al’Thor.

— Pourtant, grinça Tesan, c’est lui le plus grand problème du monde. Il faut s’en occuper en priorité.

— Non, il y a d’autres urgences.

— Quand l’Ultime Bataille approche, fit Miyasi, je ne vois pas ce qui pourrait être plus important.

Egwene secoua la tête.

— En nous occupant de Rand maintenant, dit-elle, nous serions comme un fermier qui regarde tristement son chariot vide de biens qu’il pourrait vendre à la foire. Ce faisant, il ne voit pas qu’un axe du véhicule est fêlé. Charger le chariot au mauvais moment, c’est garantir que l’axe cassera dès qu’on se mettra en route.

— Que vise exactement ta métaphore ? demanda Tesan.

Egwene se tourna vers Ferane.

— Je vois… Tu fais allusion à la division qui règne à la tour.

— Un bloc de pierre fissuré peut-il être une saine fondation pour un bâtiment ? demanda Egwene. Une longe effilochée peut-elle retenir un cheval emballé ? Dans notre état actuel, comment envisager de « gérer » le Dragon Réincarné en personne ?

— Dans ce cas, dit Ferane, pourquoi aggraves-tu la désunion en te présentant comme la Chaire d’Amyrlin ? Tu contredis ta propre logique.

— Parce que renoncer à mon titre suffirait à réunifier la tour ? demanda Egwene.

— Ça y contribuerait…

La prisonnière arqua un sourcil.

— Supposons, brièvement, qu’en renonçant à mon titre je puisse persuader les rebelles de revenir à la Tour Blanche et d’accepter l’autorité d’Elaida. (Egwene arqua encore plus son sourcil, histoire de souligner à quel point c’était hypothétique.) La tour serait-elle réunifiée ?

— Tu viens de dire que oui, marmonna Tesan.

— Vraiment ? Les sœurs cesseraient-elles de raser les murs dès qu’elles sont seules ? Quand ils se croisent dans les couloirs, les groupes d’Ajah différents ne se regarderaient-ils plus avec hostilité ? Avec tout le respect que je vous dois, les Aes Sedai renonceraient-elles à porter leur châle en toute occasion, histoire d’afficher leur allégeance et de proclamer à qui va leur loyauté ?

Ferane baissa un instant les yeux sur son châle aux franges blanches.

Egwene enfonça le clou :

— Parmi toutes les sœurs, vous êtes les mieux placées pour savoir que les Ajah doivent travailler ensemble. Dans chacun d’entre eux, il est normal que les femmes se regroupent par compétences et par affinités. Mais ces entités doivent-elles s’opposer les unes aux autres ?

— Les sœurs blanches ne sont pas responsables de ces tensions regrettables, dit Miyasi. La cause, c’est l’excès d’émotion des autres sœurs.

— Non, la cause, objecta Egwene, c’est une dirigeante qui se permet d’apaiser des sœurs en secret et de faire exécuter leurs Champions avant qu’elles soient passées en jugement. Un pouvoir qui juge normal de retirer son châle à une sœur, la ramenant au statut d’Acceptée, et qui ne voit aucun inconvénient à abolir un Ajah. Oui, abolir un Ajah. Tout ça sans consulter le Hall. Même chose quand il s’est agi d’enlever et d’emprisonner le Dragon Réincarné. Est-il étonnant que les sœurs soient si inquiètes et terrorisées ? Au fond, ce qui nous arrive n’est-il pas parfaitement logique ?

Les trois sœurs blanches ne pipèrent pas mot.

— Je ne capitulerai pas, reprit Egwene. Pas tant que ça laissera la tour dans un tel état. Donc, je continuerai à clamer qu’Elaida n’est pas la Chaire d’Amyrlin. Ses actes l’ont amplement démontré. Vous voulez combattre le Ténébreux ? Dans ce cas, le plus urgent n’est pas de traiter avec le Dragon Réincarné. La priorité, c’est de vous réconcilier avec les sœurs des autres Ajah.

— Pourquoi nous ? demanda Tesan. Ce que font les autres ne nous regarde pas.

— Parce que vous n’êtes responsables de rien ? demanda Egwene, lâchant un peu la bonde à sa colère.

Aucune de ces sœurs ne reconnaîtrait-elle donc une once de responsabilité ?

— L’Ajah Blanc aurait dû être le premier à voir où menait cette route. Je l’admets, Siuan et les sœurs bleues n’étaient pas irréprochables. Mais vous auriez dû voir que renverser Siuan et abolir l’Ajah Bleu était un remède pire que le mal. Au contraire, plusieurs de vos collègues blanches ont contribué activement à la promotion d’Elaida.

Miyasi se raidit un peu. Les sœurs blanches n’aimaient pas qu’on leur rappelle le rôle d’Alviarin et son échec en tant que Gardienne des Chroniques. Au lieu de se retourner contre Elaida, qui avait évincé l’Ajah Blanc, elles blâmaient la femme qui, selon elles, avait attiré le malheur sur leurs têtes.

— Je continue à penser que c’est un travail pour les sœurs grises, dit Tesan – avec moins de conviction qu’avant. Tu devrais leur en parler.

— C’est fait, dit Egwene, la patience commençant à lui manquer. Certaines refusent de discuter avec moi et m’envoient dans le bureau de Silviana. D’autres affirment qu’elles ne sont responsables de rien, mais finissent par accepter de faire de leur mieux. Les sœurs jaunes, elles, se montrent très raisonnables. Selon moi, elles voient que les problèmes, à la tour, sont une plaie qu’il faut guérir. Je travaille toujours avec plusieurs sœurs marron, qui semblent plus fascinées par la question que mortes d’inquiétude. Je leur ai conseillé d’étudier les précédents historiques, avec l’espoir qu’elles tomberont sur le cas de Renala Merlon. Elles devraient faire aisément le rapprochement, et comprendre que la situation actuelle n’est pas sans issue.

» Les sœurs vertes, paradoxalement, sont les plus bornées. Sur certains points, elles ressemblent beaucoup aux rouges. Ça m’agace, parce qu’elles devraient m’accepter, puisque j’aurais aimé être des leurs.

» Tout ça nous laisse l’Ajah Bleu, pour l’instant dissous, et le Rouge. Mais je doute que les sœurs rouges soient très réceptives à mes suggestions.

Perplexe, Ferane se radossa à son siège. Trois noix dans une main, Tesan dévisagea Egwene. Les yeux ronds, Miyasi se grattouilla le crâne.

Egwene avait-elle poussé le bouchon un peu trop loin ? Comme Rand, les Aes Sedai détestaient se rendre compte qu’on les manipulait.

— Vous êtes sous le choc, dit-elle. Parce que je devrais, selon vous, regarder la tour s’effondrer sans lever le petit doigt. Cette robe blanche, on me force à la porter, et je n’accepte pas ce qu’elle représente, mais j’entends en tirer parti. Aujourd’hui, une novice est la mieux placée pour aller des quartiers d’un Ajah à un autre. Quelqu’un doit œuvrer au salut de la tour, et je suis le meilleur choix. En outre, c’est mon devoir.

— C’est très… raisonnable de ta part, dit Ferane, sourcils froncés.

— Merci, fit Egwene.

Ces femmes trouvaient-elles qu’elle dépassait les bornes ? Enrageaient-elles parce qu’elle influençait des Aes Sedai ? Projetaient-elles de la faire punir encore plus ?

Ferane se pencha de nouveau en avant.

— Imaginons que nous voulions aussi œuvrer au salut de la tour. Quelle démarche nous recommanderais-tu ?

Egwene en fut tout excitée. Ces derniers jours, elle avait accumulé les échecs. Imbéciles de sœurs vertes ! Elles auraient l’air fin, quand elle serait reconnue comme la Chaire d’Amyrlin.

— Suana, de l’Ajah Jaune, vous invitera bientôt toutes les trois à un dîner. (Enfin, elle le ferait dès qu’Egwene l’y aurait poussée…) Acceptez, et mangez en public – peut-être dans un des jardins. Montrez que vous vous sentez bien ensemble. Ensuite, je tenterai de persuader une sœur marron de vous inviter aussi. Là encore, faites-vous voir par les autres sœurs.

— D’une grande simplicité, dit Miyasi. Peu d’efforts requis, et de gros gains potentiels.

— Nous y réfléchirons, conclut Ferane. Tu peux te retirer, Egwene.

La prisonnière détesta qu’on la congédie ainsi, mais elle ne pouvait rien y faire. Cela dit, en l’appelant par son prénom, Ferane lui avait témoigné du respect.

Egwene se leva puis hocha la tête à l’intention de la sœur. Devant ce discret salut, Tesan et Miyasi écarquillèrent les yeux, car il était notoire que la « novice » ne se fendait jamais de l’ombre d’un signe de politesse ou de soumission.

Incroyablement, Ferane rendit son salut à la prisonnière.

— Si tu optes un jour pour l’Ajah Blanc, dit-elle, sache que tu seras bienvenue parmi nous, Egwene al’Vere. Pour quelqu’un de si jeune, tu as fait montre d’une remarquable logique.

Egwene étouffa un sourire. Quatre jours plus tôt, Bennae Nasald lui avait proposé une place au sein de l’Ajah Marron, et Suana lui avait vanté les mérites du Jaune. Presque de quoi la faire changer d’avis – parce qu’elle était très en colère contre le Vert, en ce moment.

— Merci, dit-elle. Mais n’oublie pas que la Chaire d’Amyrlin doit représenter tous les Ajah. Cela dit, j’ai beaucoup apprécié notre conversation. J’espère vous revoir très bientôt…

Sur ces mots, Egwene se retira, non sans avoir adressé un grand sourire au Champion de Ferane, un costaud aux jambes arquées qui montait la garde devant le balcon. De très bonne humeur, elle continua à sourire jusqu’à ce qu’elle sorte des quartiers de l’Ajah Blanc et découvre que Katerine l’attendait dans le couloir.

La sœur rouge ne comptait pas parmi les deux qu’on avait affectées à sa surveillance ce jour-là. Cela dit, depuis le départ de la Gardienne, chargée d’une mystérieuse mission, on murmurait qu’Elaida se reposait de plus en plus sur Katerine.

Cette dernière souriait, ce qui n’était jamais bon signe.

— Tiens, dit-elle en tendant à Egwene un gobelet rempli d’un liquide très clair.

La dose de fourche-racine de l’après-midi. Avec une grimace, Egwene la but, puis elle s’essuya la bouche d’un revers de la main et reprit son chemin.

— Où crois-tu aller comme ça ? demanda Katerine.

La jubilation, dans son ton, incita Egwene à se retourner.

— Mon cours suivant…

— Tu n’auras plus de cours, dit Katerine. En tout cas, pas comme ceux que tu suivais jusque-là. Tout le monde s’accorde à dire que tu es très douée en matière de tissages, pour une novice.

Egwene plissa le front. Allait-on de nouveau la nommer Acceptée ? Elle doutait qu’Elaida lui laisse plus de liberté, et elle passait peu de temps dans sa cellule. Du coup, avoir un plus grand espace vital ne changerait pas grand-chose.

— Ce que tu dois apprendre, dit Katerine en jouant avec les franges de son châle, c’est l’humilité. La Chaire d’Amyrlin a été informée que tu refuses de t’incliner devant les sœurs. À ses yeux, c’est l’ultime symbole de ton caractère rétif. En conséquence, tu suivras un nouveau type de formation.

Egwene eut un frisson glacé.

— Quel type de formation ?

— Des corvées et du labeur.

— Des corvées, j’en fais déjà, comme toutes les novices.

— Tu m’as mal comprise, siffla Katerine. À partir de maintenant, tu feras exclusivement des corvées. À présent, file, parce qu’on t’attend aux cuisines, où tu travailleras tous les après-midi. Le soir, tu briqueras les sols. Et le matin, tu t’occuperas des jardins. Voilà ce que sera ta vie. Chaque jour, ces trois activités. Quinze heures de labeur, jusqu’à ce que tu renonces à ta fierté et consentes à t’incliner comme il convient.

La fin du peu de liberté qu’avait Egwene… Katerine en avait les yeux brillants de joie.

— Je vois que tu comprends…, fit-elle. Plus de visites chez des sœurs pour « apprendre » des tissages que tu connais déjà par cœur. Fini la paresse ! Devant toi s’ouvre l’ère du travail. Qu’en penses-tu ?

Cet aspect-là ne dérangeait pas Egwene. Des corvées, elle en abattait tous les jours, et ça ne la tuait pas. En revanche, ne plus avoir de contact avec les sœurs la dévasterait. Dans ces conditions, comment réunifier la tour ?

Un désastre…

Serrant les dents, elle resta impassible et soutint le regard de Katerine.

— Très bien. Mettons-nous en route.

La sœur rouge en cilla de surprise. À l’évidence, elle s’attendait à un esclandre, ou au moins à quelque résistance. Mais ce n’était pas le moment…

Tournant le dos au quartier de l’Ajah Blanc, la prisonnière se dirigea vers les cuisines. Pas question de montrer à quel point la punition faisait mouche.

Tandis qu’elle arpentait les longs couloirs sinueux éclairés à intervalles réguliers par des lampes murales qui évoquaient vaguement des têtes de serpent en feu, elle tenta de se reprendre. Cette épreuve, elle devait pouvoir la surmonter. Oui, elle s’en sortirait ! Ces femmes ne la briseraient pas.

Devait-elle travailler quelques jours puis faire mine d’être soumise ? Lui faudrait-il s’incliner, comme Elaida l’exigeait ? Ce n’était pas si difficile que ça. Quelques révérences, et elle pourrait recommencer son travail de sape.

Non, ça signerait ma fin… Une seule courbette, et j’aurai perdu la partie.

En abandonnant, elle prouverait à Elaida qu’il était possible de la mater. Du coup, s’incliner serait le premier pas vers le néant. Très vite, Elaida déciderait qu’elle devait se montrer déférente envers les sœurs. Pour l’y contraindre, elle la renverrait au travail. Une nouvelle défaite en entraînerait une autre, et très vite, la prisonnière aurait perdu toute sa crédibilité. Peu à peu, on ne la considérerait plus que comme la fille qui nettoie les couloirs.

Pas question de céder. Les coups ne l’avaient pas brisée, et les corvées n’y parviendraient pas non plus.

Après trois heures à trimer dans les cuisines, l’humeur d’Egwene vira nettement au maussade. Dès son arrivée, Laras lui avait ordonné de nettoyer la cheminée principale. Une tâche salissante, désagréable et qui n’incitait pas à la réflexion.

De toute façon, il n’y avait guère d’issues à sa situation…

Assise sur les talons, Egwene s’essuya le front avec une main couverte de suie. Par bonheur, un mouchoir humide protégeait son nez et sa bouche, lui épargnant d’inhaler trop de suie. Étouffant à demi sous ce masque, elle transpirait à grosses gouttes – des gouttes noires elles aussi, à cause de la suie. Et cette odeur de graisse brûlée et rebrûlée sans cesse…

L’énorme structure en brique était assez large pour que la prisonnière puisse ramper à l’intérieur. Exactement ce qu’on exigeait d’Egwene, chargée de ramoner la cheminée afin qu’elle ne se bouche pas – et pour éviter que les excès de suie se détachent et tombent sur la nourriture.

Dans le réfectoire, Katerine et Lirene bavardaient gaiement. Très régulièrement, elles passaient la tête par la porte pour voir où en était leur victime. Mais le vrai garde-chiourme d’Egwene, c’était Laras, qui nettoyait des casseroles à l’autre bout de la pièce.

Pour travailler, Egwene avait changé de tenue, enfilant une robe jadis blanche que les novices se refilaient lorsqu’elles étaient de corvée de ramonage. Même si on le lavait dix fois, le vêtement ne retrouverait pas sa couleur d’origine, parce que les cendres s’étaient incrustées dans les fibres.

Après s’être massé les reins, Egwene se remit en position et rampa de nouveau dans la crasse. Avec un petit grattoir, elle fignolait le travail, retirant des quantités de suie qu’elle stockait dans des seaux de cuivre presque aussi noirs que les briques. Au début, elle avait dû utiliser ses mains pour ramener à elle des montagnes de cendres. Noirs comme du charbon, ses ongles redeviendraient-ils un jour normaux, même en les brossant frénétiquement ?

En feu, ses genoux lui faisaient un mal de chien. De quoi oublier un peu son postérieur douloureux après la coutumière séance dans le bureau de Silviana.

Elle continua pourtant, les yeux plissés pour mieux voir à la chiche lumière de la lanterne posée dans un coin. Pour gratter plus vite, elle aurait pu recourir au Pouvoir, mais les harpies rouges l’auraient sûrement senti. De plus, la dose de fourche-racine, plus forte que d’habitude, la laissait presque incapable de canaliser. Pire encore, à moitié groggy, elle travaillait avec une lenteur exaspérante.

Ce serait ça, son existence, désormais ? Dans une cheminée, nettoyer des briques que personne ne voyait. Coupée à jamais du monde…

Comment défier Elaida, si toutes les sœurs finissaient par l’oublier ?

Elle toussa et le son se répercuta sinistrement dans la cheminée.

Egwene avait besoin d’un plan ! Le seul qui tenait la route reposait sur les sœurs chargées de débusquer l’Ajah Noir. Mais comment les contacter ? Sans l’alibi des leçons, elle n’aurait plus aucune raison d’entrer dans le fief des différents Ajah. En conséquence, plus moyen d’échapper à ses geôlières rouges.

Pendant ses heures de travail, pouvait-elle s’éclipser ? Si elle se faisait prendre, ça aggraverait encore sa situation.

Certes, mais elle ne pouvait pas se consacrer au ménage et au jardinage. Alors que l’Ultime Bataille approchait, le Dragon Réincarné en liberté dans la nature, la véritable Chaire d’Amyrlin ramonait des cheminées !

Furieuse, elle racla plus fort la suie, qui avait fini par colorer les briques d’une manière irréversible. Nettoyer vraiment était une vue de l’esprit. L’essentiel était d’éviter que de la crasse se détache et souille la nourriture.

Sur les briques patinées, Egwene aperçut une ombre qui se déplaçait juste à l’extérieur de la cheminée. D’instinct, elle voulut s’unir à la Source, mais elle ne la trouva pas, l’esprit embrumé par la fourche-racine.

Pourtant, il y avait bien quelqu’un devant la cheminée.

Egwene prit son grattoir d’une seule main, saisit la brosse qu’elle avait posée à côté d’elle, et se retourna vivement.

L’espion qui l’observait, c’était Laras, accroupie devant la cheminée, son tablier blanc lui aussi souillé de suie. La Maîtresse des Cuisines avait changé depuis leur rencontre. Ses traits accusaient le passage des ans, ses cheveux grisonnaient et des rides s’accumulaient au coin de ses yeux. Accroupie comme elle l’était, son double menton en devenait triple, voire quadruple, et ses mains boudinées avaient du mal à s’accrocher à l’encadrement de la cheminée.

Egwene se détendit un peu. Pourquoi aurait-elle juré que quelqu’un cherchait à la prendre par surprise ? C’était seulement Laras, venue voir où elle en était.

Mais pourquoi tant de furtivité ?

Après avoir regardé à droite et à gauche, Laras plaqua un index sur ses lèvres. Aussitôt, Egwene s’inquiéta de nouveau. Que se passait-il donc ?

La cuisinière recula et fit signe à la prisonnière de venir la rejoindre. Sur la pointe des pieds, Laras se déplaçait plus silencieusement qu’Egwene l’aurait cru possible.

Des aides-cuisinières et des filles de cuisine s’affairaient dans la salle, mais aucune n’était visible. Sortant de la cheminée, Egwene glissa le grattoir à sa ceinture puis s’essuya les mains sur la robe commune. Ensuite, elle retira son masque et inspira de l’air presque frais.

Quand elle expira bruyamment, Laras la foudroya du regard et plaqua de nouveau un index sur ses lèvres.

Egwene hocha la tête puis emboîta le pas à la grosse femme, qui traversa la salle et la fit entrer dans un garde-manger où flottait l’odeur du fromage en train de vieillir et du grain en cours de séchage.

Laras poussa quelques sacs et souleva une trappe de bois recouverte de carreaux pour ne pas être visible. Dessous, Egwene découvrit une petite pièce aux murs de roche brute – de taille à abriter une personne, à condition qu’elle ne soit pas trop grande.

— Tu attendras la nuit ici, souffla Laras. Je ne peux pas te faire partir maintenant, à une heure où la tour grouille de monde. Mais les ordures, on les sort tard, et tu te mêleras aux filles qui s’en occupent. Un type qui travaille sur les quais te conduira jusqu’à une barque puis te fera traverser le fleuve. Parmi les sentinelles, j’ai quelques amis qui regarderont délibérément ailleurs. Une fois de l’autre côté, ce sera à toi de te débrouiller. Entre nous, je te déconseille de retourner chez les crétines qui ont fait de toi leur marionnette. Trouve une cachette, attends que tout soit terminé, et reviens voir si la nouvelle dirigeante veut de toi. Au train où vont les choses, ça ne risque pas d’être Elaida.

Egwene en cilla de stupeur.

— Allons, entre là-dedans !

— Je…

— Ce n’est pas le moment de bavasser ! s’écria Laras, comme si elle n’avait pas tenu le crachoir toute seule.

Très nerveuse, elle regardait sans cesse autour d’elle et tapait du pied. Mais à l’évidence, ce n’était pas la première fois qu’elle faisait ça. Pourquoi une simple cuisinière était-elle si organisée, avec un plan parfait pour exfiltrer quelqu’un d’une ville assiégée ? Et pourquoi avoir une telle cachette dans ses cuisines ? D’ailleurs, comment l’avait-elle aménagée ?

— Ne t’inquiète pas pour moi, dit la cuisinière. Je suis assez grande pour me débrouiller seule. Je tiendrai tout le personnel loin de l’endroit où tu es censée travailler. Les Aes Sedai s’assurent que tu trimes environ toutes les demi-heures. Elles viennent de le faire, et la prochaine fois, dans un moment, je jouerai les idiotes. Tout le monde pensera que tu t’es éclipsée des cuisines. Dès que tu seras hors de la ville, il ne pourra plus rien t’arriver.

— D’accord, réussit à dire Egwene, mais pourquoi faites-vous ça ?

Après avoir aidé Siuan et Min, on aurait pu croire que Laras n’aurait plus envie de se mouiller.

Elle regarda Egwene avec dans les yeux une détermination que n’aurait pas reniée une Aes Sedai. Sans nul doute, la prisonnière l’avait toujours sous-estimée. Qui était-elle en réalité ?

— Je ne serai pas complice de la destruction d’une jeune femme, lâcha la Maîtresse des Cuisines. Ces punitions sont une honte. Imbéciles d’Aes Sedai ! Je les sers loyalement depuis des lustres, et voilà qu’elles m’ordonnent de t’accabler de travail jusqu’à ce que tu ne tiennes plus debout. Je sais faire la différence entre une formation et de la torture pure et simple. Dans ma cuisine, on ne fera jamais ça ! Que la Lumière brûle Elaida, qui en a eu l’idée ! Qu’on t’exécute ou qu’on te rétrograde au statut de novice, je n’en ai rien à faire. Mais on ne brise pas un être humain !

Laras plaqua les poings sur ses hanches, d’où s’éleva un discret nuage de farine.

Bizarrement, Egwene réfléchit à l’occasion qui s’offrait à elle. Elle avait refusé l’offre de secours de Siuan, mais si elle filait maintenant, elle reviendrait au camp en s’étant libérée toute seule. Un bien meilleur point pour son image que si on l’avait sauvée. En acceptant, elle échapperait aux séances de torture, à la fourche-racine, à…

D’accord, mais pour quoi faire ? S’asseoir et regarder la tour s’écrouler ?

— Non, Laras. Ta proposition est généreuse, mais je ne peux pas l’accepter. Désolée.

— Bon sang, écoute-moi…

— Laras, nul n’a le droit de parler ainsi à une Aes Sedai, même la Maîtresse des Cuisines.

— Pauvre idiote ! Tu n’es pas une sœur…

— Quoi que tu en penses, je ne peux pas partir. Sauf si tu comptes me faire entrer de force dans ton trou – bâillonnée et ligotée – puis m’escorter en personne de l’autre côté du fleuve, oublie tout ça. Et laisse-moi retourner au travail.

— Pourquoi ?

— Parce que quelqu’un doit combattre Elaida.

— En ramonant les cheminées ?

— Chaque jour est une bataille. Tant que je refuserai de céder, l’espoir survivra. Même si Elaida et ses brutes rouges sont les seules à le comprendre, c’est très important. Pas capital, hélas, mais bien mieux que ce que je pourrais faire de l’extérieur. Allons, hors d’ici ! J’ai encore deux heures à trimer.

Egwene sortit et se dirigea vers sa cheminée. À contrecœur, Laras referma la trappe et l’imita. Désormais, elle faisait plus de bruit en marchant, frôlant à l’occasion les tables. C’était surprenant, cette aptitude au silence quand ça s’imposait…

Un éclair rouge traversa soudain la cuisine. Vêtue d’une robe écarlate ourlée de fil d’or, Katerine se campa devant la prisonnière. Le front plissé et les lèvres pincées, avait-elle vu Laras et Egwene sortir du garde-manger ?

La cuisinière se pétrifia.

— J’ai compris ce que je faisais de travers, dit Egwene en lorgnant une autre cheminée, très proche du garde-manger. Merci pour la démonstration. Je serai plus attentive, désormais.

— J’y veillerai, fit Laras, entrant dans le jeu. Sinon, tu verras ce qu’est une véritable punition. Pas comme les caresses que distribue cette poule mouillée de Maîtresse des Novices. Et à présent, au boulot !

Egwene acquiesça et fila vers sa cheminée, mais Katerine leva une main pour la retenir.

La prisonnière crut que ses jambes allaient se dérober.

— Plus de ramonage, lâcha Katerine. La Chaire d’Amyrlin ordonne que cette novice la serve à table, ce soir. Je lui ai dit qu’un seul jour de travail ne briserait pas une entêtée pareille, mais elle a insisté. Tu vas avoir une première occasion de faire montre d’humilité, ma fille. Je te conseille de la saisir.

Egwene baissa les yeux sur sa robe tachée et ses mains noires de suie.

— File te préparer ! rugit Katerine. La Chaire d’Amyrlin déteste attendre !

Se débarbouiller se révéla presque aussi difficile que de ramoner la cheminée. À croire que les fibres de la peau d’Egwene étaient aussi souillées que celles de la robe.

Pour se rendre présentable, la prisonnière dut se récurer pendant plus d’une heure dans une baignoire d’eau tiède. À force de gratter, ses ongles étaient tout ébréchés et ses cheveux, lavés plusieurs fois, rendaient toujours une eau noire de suie.

Malgré tout, Egwene apprécia cette occasion de se baigner. Depuis sa capture, elle avait tout juste le temps de se décrasser.

En trempant, elle réfléchit à la suite de son plan.

Ayant refusé de s’enfuir, elle allait devoir agir sur les seules Aes Sedai qu’elle verrait, à savoir Elaida et ses complices rouges. Mais finiraient-elles par reconnaître leurs erreurs ? Si ça n’avait tenu qu’à elle, Egwene les aurait expédiées dans une ferme, pour en être débarrassée.

Mais ça n’aurait pas été… correct. En tant que Chaire d’Amyrlin, elle représentait tous les Ajah, y compris le Rouge. Pas question de faire ce qu’Elaida avait infligé au Bleu. Les sœurs rouges étaient ses pires adversaires, certes, mais ça compliquait seulement le défi. Avec Silviana, elle faisait quelques progrès, et Lirene Doirellin avait un jour reconnu qu’Elaida n’était pas exempte de reproches.

Les sœurs rouges ne seraient peut-être pas les seules qu’elle pourrait influencer. Dans les couloirs, elle rencontrerait des Aes Sedai de toutes les obédiences. Si une de ces femmes lui parlait, les harpies ne pourraient pas la tirer par les cheveux. Elles devraient y mettre les formes, et ça lui laisserait une chance de continuer à communiquer avec les autres sœurs.

Mais comment traiter Elaida elle-même ? Était-il avisé de la laisser croire que sa proie était presque domestiquée ? Ou était-il l’heure de se rebeller ?

Après son bain, Egwene se sentit beaucoup plus propre… et nettement plus confiante. Sa guerre avait tourné plus mal que prévu, mais elle n’était pas encore vaincue.

Après s’être rapidement brossé les cheveux, elle enfila une robe propre – un vrai bonheur – et sortit pour retrouver ses harpies.

Les sœurs rouges l’escortèrent jusqu’aux appartements d’Elaida. Croisant plusieurs groupes de sœurs, Egwene s’efforça de marcher le dos bien droit, histoire de les impressionner.

Ses geôlières lui firent traverser les quartiers de l’Ajah Rouge, qui grouillaient de serviteurs et d’Aes Sedai. Ici, bien entendu, pas l’ombre d’un Champion. Une expérience étrange pour Egwene, puisqu’il y en avait dans tous les autres secteurs de la tour.

Après une très longue ascension, le trio arriva devant la porte de la dirigeante. D’instinct, Egwene tira sur le devant de sa robe. En chemin, elle avait décidé d’être silencieuse face à Elaida, comme la fois précédente. L’aiguillonner lui aurait juste valu plus de brimades et de restrictions. Si elle n’avait pas l’intention de se rabaisser, il n’était pas question non plus d’insulter l’usurpatrice. Et que celle-ci en pense ce qu’elle voudrait.

Une servante ouvrit la porte puis conduisit Egwene dans la salle à manger, où elle fut stupéfiée par ce qu’elle découvrit. Alors qu’elle s’attendait à servir la seule Elaida – peut-être en compagnie de Meidani –, la pièce était pleine d’invitées. Cinq femmes en tout, une par Ajah, à l’exception du Bleu et du Rouge. Et cinq représentantes, par-dessus le marché.

Yukiri et Doesine, deux membres du groupe anti-Ajah Noir, étaient là en compagnie de Ferane, qui sembla surprise de voir Egwene. L’Ajah Blanc n’avait-il pas été informé de ce dîner, ou la sœur n’avait-elle pas jugé bon d’en parler ?

Rubinde, de l’Ajah Vert, était assise à côté de Shevan, qui appartenait au Marron. Cette sœur, Egwene aurait voulu la contacter, car elle comptait parmi les partisanes des pourparlers avec les « renégates ». Avec un peu de chance, elle pourrait être convaincue de travailler à la réunification de la Tour Blanche.

Pourquoi n’y avait-il pas d’invitée rouge ? Parce que toutes les représentantes de cet Ajah étaient en mission ? Ou parce que Elaida – une grossière erreur de sa part – estimait qu’elle représentait cet Ajah ?

Sur la longue table, les coupes de cristal reflétaient la lumière des lampes de bronze accrochées le long des murs couleur rouille.

Ce soir, chaque femme portait une très belle robe à la couleur de son Ajah. Des odeurs succulentes planaient dans l’air – de la viande grillée, sûrement, et des carottes à la vapeur…

Les Aes Sedai conversaient – amicalement, en apparence, mais le cœur n’y était pas. Aucune des invitées n’avait envie d’être là.

Dès qu’elle aperçut Egwene, Doesine la salua de la tête – presque avec respect. L’indice de quelque chose…

« Je suis venue parce que tu affirmes que ces réunions sont importantes », semblait vouloir dire la sœur.

En robe rouge à manches longues, des grenats ornant les poignets, Elaida trônait en bout de table, un sourire satisfait sur les lèvres.

Des domestiques s’affairaient déjà, apportant les entrées et remplissant les coupes.

Pourquoi Elaida avait-elle organisé un dîner des représentantes ? Pour recoller les morceaux épars de la tour ? Egwene l’avait-elle mal jugée ?

— Te voilà enfin, ma fille, dit l’usurpatrice quand elle aperçut la prisonnière. Approche.

Egwene obéit tandis que les autres représentantes prenaient conscience de sa présence. Toutes en parurent troublées ou intriguées.

En marchant, Egwene comprit soudain quelque chose. Cette soirée risquait de mettre à bas tout ce qu’elle avait fait jusque-là.

Si les sœurs la voyaient s’aplatir devant Elaida, elle perdrait aussitôt toute crédibilité à leurs yeux. L’usurpatrice clamait qu’elle était brisée, mais elle avait prouvé le contraire. Si elle pliait ce soir, même très peu, ça gâcherait tous ses efforts.

Que la lumière brûle Elaida ! Pourquoi avait-elle invité une bonne partie des sœurs dont Egwene avait réussi à infléchir la position ? S’agissait-il d’un hasard ?

Quand la prisonnière eut rejoint Elaida, en bout de table, une servante lui tendit une carafe de vin rouge.

— Tu devras entretenir le niveau de ma coupe, annonça Elaida. Reste ici, mais ne t’approche pas trop. Je préfère ne pas sentir l’odeur de suie que tu te trimballes, depuis ta punition de cet après-midi.

Egwene serra les dents. Une odeur de suie ? Après une heure à se récurer ? Peu probable, ça. Du coin de l’œil, elle vit la jubilation d’Elaida, tandis qu’elle goûtait son vin. Puis elle se tourna vers Shevan, assise sur sa droite.

Très mince, les bras étiques et le visage anguleux, la sœur marron semblait faite d’un assemblage de brindilles sèches. Pensive, elle dévisagea son hôtesse.

— Dis-moi, Shevan, insistes-tu toujours pour que nous négociions avec les renégates ?

— Les Aes Sedai doivent avoir une chance de se réconcilier.

— Cette chance, elles l’ont eue ! Franchement, de la part d’une sœur marron, je m’attendais à mieux. Tu te comportes comme une anguille, sans sembler comprendre comment fonctionne le monde réel. Enfin, même Meidani est d’accord avec moi. Pourtant, c’est une sœur grise, et vous savez comment sont ces femmes !

Shevan se détourna, l’air encore plus mal à l’aise qu’avant. Pourquoi cette invitation, si Elaida entendait insulter les représentantes et leur Ajah ?

Sous l’œil attentif d’Egwene, Elaida se tourna vers Ferane et se plaignit auprès d’elle du comportement de Rubinde, la représentante verte qui refusait aussi d’abandonner les pourparlers.

En jacassant, l’usurpatrice leva sa coupe afin qu’Egwene la remplisse. Même s’il manquait très peu de vin, la prisonnière s’exécuta. Les invitées l’avaient déjà vue travailler. D’ailleurs, ne venait-elle pas de craquer des noix pour Ferane ? Sauf si Elaida réussissait à l’humilier, servir le vin ne nuirait pas à sa réputation.

Mais quel était l’objectif de ce dîner ? À première vue, Elaida n’avait aucune intention de rassembler les Ajah. Au contraire, en démolissant toute sœur qui n’était pas d’accord avec ses positions, elle exacerbait les divergences.

Pas très souvent, elle tendit sa coupe à la prisonnière après avoir bu une gorgée ou deux.

Peu à peu, Egwene comprit ce qui se passait. Ce dîner n’avait pas pour but d’apaiser les Ajah, mais de contraindre les représentantes à faire ce qui arrangeait leur dirigeante. Et la captive était un animal de foire qu’il fallait à tout prix montrer.

Une preuve de la toute-puissance d’Elaida. Qui d’autre aurait pu enlever une Chaire d’Amyrlin – même illégitime –, la retransformer en novice et l’envoyer plusieurs fois par jour dans le bureau de Silviana ?

Egwene sentit qu’elle bouillait de rage. Pourquoi Elaida réussissait-elle toujours à la faire sortir de ses gonds ?

L’entrée desservie, les domestiques apportèrent de belles assiettes de carottes au beurre d’où montait une très légère odeur de cannelle. Même si elle n’avait pas mangé, Egwene était bien trop énervée pour avoir faim.

Non, pensa-t-elle. Ça ne finira pas en queue de poisson, comme la première fois. Ce coup-ci, je résisterai. Je suis plus forte qu’Elaida. Plus puissante que sa folie !

La conversation continua, Elaida multipliant les commentaires injurieux envers ses invitées. Parfois délibérément, et à d’autres occasions parce qu’elle paraissait incapable de se comporter autrement.

Pour se défendre, les représentantes changèrent de sujet, délaissant les renégates pour évoquer le ciel étrangement couvert. Enfin, Shevan fit allusion à une rumeur : très loin dans le Sud, des Seanchaniens et des Aiels s’étaient alliés…

— Encore ces Seanchaniens ? s’écria Elaida. Ne t’inquiète donc pas à leur sujet.

— Mes sources disent plutôt le contraire, Mère, insista Shevan. Selon moi, nous devons suivre de près tout ce qu’ils font. Certaines de mes sœurs ont interrogé cette novice sur ce qu’elle a vécu entre leurs mains. Tu devrais l’entendre parler de ce qu’ils infligent aux Aes Sedai.

Elaida eut un rire de gorge.

— Cette novice, tu le sais bien, est encline à exagérer. Ma fille, as-tu répandu tes mensonges pour ton ami, le crétin appelé al’Thor ? Que t’a-t-il ordonné de dire sur les envahisseurs ? Ils travaillent pour lui, pas vrai ?

Egwene ne daigna pas répondre.

— Parle ! ordonna Elaida. Avoue à ces femmes que tu mens comme tu respires. Confesse-toi, ou je t’enverrai encore dans le bureau de Silviana, petite sotte !

Se taire et recevoir des coups était cent fois préférable à éveiller la rage d’Elaida en la contredisant. Le silence, en cet instant, serait le premier pas sur le chemin de la victoire.

Pourtant, quand Egwene fit du regard le tour de la table, elle vit que cinq paires d’yeux la scrutaient. Des yeux interrogateurs. En privé, la prisonnière avait parlé sans détours, mais recommencerait-elle face à la femme la plus puissante du monde ? Une dirigeante qui tenait sa vie entre ses mains ?

En d’autres termes, Egwene al’Vere était-elle la véritable Chaire d’Amyrlin, ou une gamine qui faisait semblant ?

Que la Lumière te brûle, Elaida ! pensa-t-elle.

Elle s’était trompée. Devant cette assemblée, le silence ne la mènerait à rien.

Accroche-toi, Elaida, parce que la suite ne va pas te plaire !

— Les Seanchaniens ne travaillent pas pour Rand, lâcha Egwene. Et ils sont un grave danger pour la Tour Blanche. Mentir, moi ? En aucune façon. Le prétendre pour me défausser reviendrait à trahir les Trois Serments.

— Tu n’as pas prêté les Trois Serments, lâcha Elaida, méprisante.

— Si, riposta Egwene. Pas sur le Bâton, mais ça ne change rien à ma sincérité. Dans mon cœur, j’ai prononcé ces mots, et je les chéris d’autant plus que rien d’extérieur ne me contraint à leur être fidèle. Sur ces Serments qui m’engagent, je te le répète : je suis une Rêveuse, et en rêve, j’ai vu que les Seanchaniens attaqueront la Tour Blanche.

Les yeux d’Elaida lancèrent des éclairs et elle serra sa fourchette au point que ses phalanges en blanchirent. Alors qu’Egwene soutenait son regard, l’usurpatrice éclata de rire.

— Une tête de mule, comme toujours ! Je dirai à Katerine qu’elle ne s’était pas trompée… Pour tes affabulations, tu seras punie, ma fille…

— Ces femmes savent que je ne mens jamais, affirma Egwene. Chaque fois que tu m’en accuses, tu te déprécies à leurs yeux. Même si tu ne crois pas à mes Rêves, tu dois reconnaître que les Seanchaniens sont une menace. Avec une étrange sorte de ter’angreal, ils mettent en laisse les femmes capables de canaliser et les utilisent comme des armes. J’ai porté leur collier autour du cou. Dans mes cauchemars, il m’arrive de le sentir encore.

Personne n’émit de commentaires. Sauf Elaida, bien entendu.

— Tu es une imbécile, ma fille !

Une façon de se convaincre elle-même que les propos d’Egwene n’avaient aucun poids. Si elle avait sondé le visage des autres sœurs, elle aurait vu qu’elle se trompait.

— Bien, tu ne me laisses pas le choix… Tu vas t’agenouiller devant moi et implorer mon pardon. Sur-le-champ ! Sinon, je te ferai mettre à l’isolement. C’est ce que tu veux ? Mais n’imagine pas que les coups cesseront. Plusieurs fois par jour, tu iras voir Silviana, puis on te ramènera dans ton trou. Allons, à genoux, et demande-moi pardon.

Les représentantes se regardèrent en silence.

Impossible de revenir en arrière… Egwene aurait voulu ne pas en arriver là, mais c’était fait. Elaida cherchait la bagarre, et elle la trouverait !

— Et si je refuse ? Qu’arrivera-t-il ?

— Tu te prosterneras, d’une façon ou d’une autre.

Elaida s’unit à la Source.

— Tu te servirais du Pouvoir contre moi ? demanda Egwene, très calme. Dois-tu t’abaisser ainsi ? Sans le saidar, n’as-tu aucune autorité ?

— Il entre dans mes prérogatives d’imposer la discipline à une novice arrogante.

— Tu entends me forcer à obéir ? C’est le sort que tu réserves à toutes les sœurs ? Quand un Ajah s’oppose à toi, tu l’abolis. Une femme te déplaît, et tu la prives de son châle. À ce rythme, ici, tout le monde sera bientôt à genoux !

— Un tissu d’idioties !

— Vraiment ? As-tu rendu public ton projet de nouveau serment ? Prêté sur le Bâton, l’engagement à obéir à la Chaire d’Amyrlin et à la soutenir ?

— Je…

— Essaie de nier ! la défia Egwene. Prétends-tu ne pas avoir ce projet ? Les Trois Serments te laisseront-ils te parjurer ?

Elaida se pétrifia. Si elle appartenait à l’Ajah Noir, nier ne lui poserait aucun problème, Bâton ou pas. Mais pour prouver les dires d’Egwene, il y aurait le témoignage de Meidani…

— C’étaient des propos en l’air… Des spéculations lancées à haute voix.

— Les spéculations sont toujours révélatrices. Tu as séquestré le Dragon Réincarné, et voilà que tu me menaces du même sort. Devant témoin, qui plus est. Certains traitent al’Thor de tyran, mais c’est toi qui détruis nos lois et qui gouvernes par la peur.

Furieuse, Elaida écarquilla les yeux. En même temps, elle semblait sous le choc. Alors qu’elle tançait une novice rétive, comment en était-elle arrivée à débattre avec une égale ?

Egwene vit que son adversaire canalisait un flux d’Air. Il fallait l’en empêcher. Ce débat ne pouvait pas être étouffé par un bâillon.

— Continue ! Utilise le Pouvoir pour me réduire au silence. Mais une Chaire d’Amyrlin devrait être capable de recourir à des arguments pour s’imposer dans une polémique.

Du coin de l’œil, Egwene vit Yukiri, la très petite sœur grise, approuver du chef cette tirade.

Les yeux lançant des étincelles, Elaida abandonna son tissage.

— Pourquoi perdrais-je mon temps à convaincre une novice ? Devant des moins-que-rien, la Chaire d’Amyrlin n’a rien à expliquer.

— « La Chaire d’Amyrlin survole les débats les plus complexes et saisit les principes les plus sophistiqués », cita Egwene de mémoire. « Pourtant, au bout du compte, elle est au service de tout le monde, jusqu’au travailleur le plus humble. »

Des propos tenus par Balladare Arandaille, la première Chaire d’Amyrlin issue de l’Ajah Marron. En fait, des mots figurant dans son dernier écrit, juste avant sa mort. Une manière d’exprimer l’essence de son règne et de justifier ses actes durant les guerres de Kavarthen. À ses yeux, une fois la crise passée, une Chaire d’Amyrlin avait l’obligation morale de s’expliquer devant le peuple.

À côté d’Elaida, Shevan approuva elle aussi du chef. La citation n’était pas très connue, mais grâce à Siuan, Egwene en savait long sur la sagesse des Chaires d’Amyrlin du passé. La plupart de ces informations provenaient des archives secrètes – des pépites laissées à l’intention des générations futures par de grandes femmes comme Balladare.

— Quelles absurdités racontes-tu ? s’étrangla Elaida.

— Que comptais-tu faire de Rand al’Thor après l’avoir capturé ? demanda Egwene, ignorant le commentaire.

— Je ne…

— Ce n’est pas à moi que tu réponds, dit Egwene en regardant les invitées, mais à elles. T’es-tu expliquée, Elaida ? Quel plan avais-tu en tête ? Ou esquiveras-tu cette question comme toutes celles que je t’ai posées ?

Rouge comme une pivoine, Elaida parvint pourtant à se calmer.

— Jusqu’à l’Ultime Bataille, j’aurais gardé al’Thor ici, en sécurité. Ainsi, il n’aurait pas semé le malheur et le chaos dans de trop nombreuses nations. L’enjeu valait le risque de le mettre en colère.

— « Comme une charrue éventre la terre, cita Egwene, il éventrera la vie des gens, et tout ce qui était finira consumé par le feu de ses yeux. Les trompettes de la guerre sonneront sur son passage, les corbeaux se nourriront sur son ordre et il portera une couronne d’épées. »

Elaida plissa le front, perplexe.

Le Cycle de Karaethon, Elaida, lâcha Egwene. Quand tu entendais séquestrer Rand pour sa « sécurité », avait-il déjà conquis l’Illian ? Portait-il déjà ce qu’il a baptisé la « Couronne d’Épées » ?

— Non, bien sûr…

— Et selon toi, prisonnier de la tour, comment aurait-il réalisé les prophéties ? Comment aurait-il déclenché des guerres, comme elles le prédisent ? Comment aurait-il brisé les nations pour les lier à lui ? Emprisonné, aurait-il pu « frapper les siens avec l’épée de la paix » ou faire en sorte que « les neuf lunes le servent » ? Les prophéties ne disent-elles pas qu’il doit être libre ? Ne doit-il pas semer le chaos sur son passage ? Comment auraient-elles pu s’accomplir s’il avait été en prison ?

— Je…

— Ta logique me laisse coite, Elaida, lâcha Egwene.

Entendant ces mots, Ferane eut un petit sourire. Sans doute parce qu’elle songeait une fois de plus que la prisonnière était faite pour l’Ajah Blanc.

— Des questions idiotes, marmonna Elaida. Les prophéties se seraient accomplies d’une façon ou d’une autre. C’était obligatoire.

— Donc, tu avoues que ta tentative de l’emprisonner était vouée à l’échec ?

— Pas du tout ! se défendit Elaida, de nouveau écarlate. Nous ne devrions pas perdre notre temps en vains bavardages. D’ailleurs, ce n’est pas à toi de nous imposer un sujet. Si on parlait plutôt de tes renégates, et du mal qu’elles ont fait à la tour ?

Une manœuvre habile, pour pousser Egwene dans ses retranchements. Elaida n’était pas si nulle que ça, mais son arrogance la perdait.

— Mes sœurs, je les ai vues tenter de combler l’abîme qui nous sépare. Mais comment changer le passé ? Comment effacer ce que tu as fait à Siuan, même si dans mon camp on a découvert un moyen de guérir une femme calmée ? La seule solution, c’est d’aller de l’avant et d’essayer de soigner les vieilles blessures. Mais toi, que fais-tu ? Opposée aux pourparlers, tu veux obliger tes représentantes à les rompre. Et tu insultes tous les Ajah, à part le tien.

Doesine, de l’Ajah Jaune, murmura son acquiescement.

Elaida tourna la tête puis sursauta comme si elle prenait conscience d’avoir perdu le contrôle du débat.

— Assez ! s’écria-t-elle.

— Poule mouillée, lâcha Egwene.

— Comment oses-tu ? s’égosilla l’usurpatrice.

— J’ose dire la vérité, oui ! Tu es une couarde et un tyran ! Je t’accuserais bien d’être un Suppôt des Ténèbres, mais je soupçonne que le Ténébreux serait gêné d’avoir une complice comme toi.

D’un flux dévastateur, Elaida propulsa Egwene contre un mur – si violemment qu’elle en lâcha la carafe de vin. Explosant sur le sol, le récipient projeta un liquide rubis sur la table et sur une moitié des convives.

— Moi, un Suppôt ? cria Elaida. C’est toi, la complice du Ténébreux ! Toi et tes renégates, qui essayez de me détourner de mon devoir.

Un tissage d’Air la percutant de nouveau, Egwene s’écroula, des éclats de cristal s’enfonçant dans ses bras. Une dizaine de lanières d’Air déchirèrent ses vêtements. Du sang jaillit de ses bras, venant souiller le mur tandis qu’Elaida la rouait de coups.

— Elaida, arrête ! s’écria Rubinde en se levant dans un tourbillon de soie verte. Es-tu devenue folle ?

L’usurpatrice se retourna, le souffle court.

— Ne me défie pas, sœur verte !

Les lanières continuèrent à s’abattre sur Egwene. Sans lâcher un gémissement, elle lutta et parvint à se relever. À cause des éclats de cristal, elle avait les bras en sang. Mais elle regarda Elaida avec un calme souverain.

— Elaida ! cria Ferane en se levant. Tu violes les lois de la tour. On ne peut pas utiliser le Pouvoir pour punir une initiée !

— Les lois de la Tour Blanche, c’est moi qui les édicte ! (Folle de rage, Elaida désigna les représentantes.) Vous vous payez ma tête, je le sais ! Dans mon dos, oui ! En face, vous me flagornez, mais je sais ce que vous murmurez. Crétines ingrates ! Après tout ce que j’ai fait pour vous ! Croyez-vous que je vous supporterai jusqu’à la fin des temps ? Eh bien, voyez ce qu’il arrive à cette gamine !

Elle se retourna… et se pétrifia en découvrant qu’Egwene la regardait, parfaitement calme.

L’usurpatrice frappa de nouveau. Toutes les sœurs virent les tissages et purent constater qu’Egwene ne criait pas, alors qu’aucun bâillon d’Air ne l’en empêchait. Les bras en sang, rouée de coups, elle ne voyait aucune raison de hurler.

Intérieurement, elle remercia les Matriarches de l’avoir fait bénéficier de leur sagesse.

— Et que m’arrive-t-il, Elaida ? lança-t-elle, ironique.

La correction continua, terriblement douloureuse. Egwene en eut les larmes aux yeux, mais elle avait connu pire. Bien pire, même. En matière de souffrance, rien n’égalait les moments où elle pensait aux torts que cette femme faisait à une institution qu’elle chérissait.

Le pire, ce soir, c’était le spectacle qu’Elaida offrait aux représentantes.

— Par la Lumière…, souffla Rubinde.

— J’aimerais ne pas avoir besoin d’être ici, Elaida, dit Egwene. Si la tour avait une grande Chaire d’Amyrlin, ce serait le cas. Alors, je pourrais m’écarter et accepter ton autorité. Je voudrais vraiment que tu le mérites. Tu sais quoi ? J’accepterais une exécution, si je laissais derrière moi une dirigeante compétente. La Tour Blanche est bien plus importante que moi. En dirais-tu autant de toi ?

— Tu veux une exécution ? brailla Elaida. Eh bien, tu ne l’auras pas. Pour un Suppôt tel que toi, la mort est un châtiment bien trop doux. Je te regarderai encaisser des coups – tout le monde te verra – jusqu’à ce que je me lasse de ce spectacle. Après, tu crèveras !

Elaida se tourna vers les domestiques plaquées peureusement contre les murs.

— Allez chercher des gardes ! Je veux qu’on jette cette créature dans la plus petite et la plus sombre cellule de la tour. Partout en ville, qu’il soit proclamé qu’Egwene al’Vere est un Suppôt des Ténèbres et qu’elle a refusé la grâce de la Chaire d’Amyrlin.

Les servantes obéirent prestement.

Les coups continuèrent à pleuvoir, mais Egwene ne les sentait presque plus. Ayant perdu beaucoup de sang – surtout à cause de son bras gauche, salement amoché –, elle se sentait partir…

Comme elle le redoutait, on en était arrivé au point de non-retour. Et son sort était scellé.

Mais elle ne s’inquiétait pas pour sa vie. L’important, c’était la Tour Blanche, plus menacée que jamais…

Alors qu’elle s’adossait au mur, au bord de l’inconscience, une extraordinaire tristesse la submergea.

D’une manière ou d’une autre, sa bataille à l’intérieur de la tour était terminée.


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