27 Surprendre des rois et des reines

Décréter qu’elle voulait partir ne suffit pas à faciliter la vie d’Elayne, bien entendu.

— Ce n’est pas une sage décision, ma sœur, dit Aviendha pendant que Merilille sortait pour aller se rafraîchir un peu.

Sortait au pas de course, pour tout dire, comme si elle redoutait que les Atha’an Miere lui fondent dessus à tout instant. Mais quand une sœur de l’envergure d’Elayne vous priait de sortir, on s’exécutait.

Les bras croisés, Aviendha était l’incarnation même d’une Matriarche. Maussade, elle regardait de haut Elayne, assise à son bureau.

— Pas sage du tout, en fait…

— Sage ? grogna Birgitte, les poings plaqués sur les hanches. Sage ? Cette gamine ignore jusqu’à l’existence de cette notion ! Pourquoi cette précipitation ? Laissons Merilille faire ce que les sœurs grises font le mieux : organiser une rencontre dans quelques jours. Les reines détestent qu’on les surprenne, et les rois méprisent ceux qui s’y risquent. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Et ils trouvent toujours un moyen de se venger.

Dans le lien, Elayne sentit un vortex de colère et de frustration.

— Je veux les surprendre, Birgitte. Ça m’aidera sans doute à savoir exactement ce qu’ils connaissent sur moi.

Elayne poussa à l’écart une feuille pleine de taches et en prit une autre. Avec les nouvelles de Merilille, sa fatigue s’était évaporée, mais écrire restait un exercice pénible. D’autant plus que chaque mot compterait. Cette lettre n’était pas de la Fille-Héritière d’Andor, mais d’Elayne Trakand, Aes Sedai de l’Ajah Vert. Les destinataires devaient voir ce qu’elle désirait leur faire voir.

— Aviendha, essaie de lui mettre un peu de plomb dans la tête, marmonna Birgitte. Au cas où tu échouerais, je vais m’occuper de réunir une fichue escorte.

— Non, pas d’escorte ! Seulement toi, Birgitte, une Aes Sedai et son Champion. Plus Aviendha, bien sûr.

Elayne cessa d’écrire pour sourire à sa sœur, qui ne se dérida pas.

— Je connais ton courage, Elayne, dit l’Aielle. Et je l’admire. Même un Sha’mad Conde sait être prudent quand il le faut.

Aviendha, parler de prudence ? Elle ne savait même pas ce que c’était !

— Une Aes Sedai et son Champion ! s’exclama Birgitte. Je t’ai déjà dit que tu ne peux plus partir comme ça à l’aventure !

— Pas d’escorte ! répéta Elayne en trempant sa plume dans l’encrier. Ce n’est pas une aventure, simplement une affaire menée comme il le faut.

Les bras au ciel, Birgitte lâcha un chapelet de jurons – hélas, rien qu’Elayne n’ait pas déjà entendu.

Bizarrement, Mellar ne se plaignit pas d’être laissé en arrière. Une rencontre avec des têtes couronnées devait être plus excitante qu’avec des marchands, mais puisqu’on n’avait pas besoin de lui, il se concentrerait sur son devoir à Caemlyn.

Elayne n’y vit pas d’objections. Si un capitaine des Gardes Royaux l’accompagnait, les frontaliers la verraient trop vite sous son jour de Fille-Héritière. Sans parler de la catastrophe, si Mellar la reluquait devant eux…

L’indifférence de Mellar ne fut pas partagée par ses subordonnées. Sans doute prévenue par une des gardes du corps, Caseille déboula dans le salon alors qu’Elayne n’avait pas fini sa lettre. Dans tous ses états, elle exigea de pouvoir venir avec la totalité de ses femmes. Pour mettre fin à son esclandre, Birgitte fut obligée de lui ordonner de sortir.

Pour une fois, la Championne parut comprendre que son Aes Sedai serait inébranlable. Du coup, elle sortit avec Caseille pour aller changer de tenue. En réalité, elle s’en alla en marmonnant des jurons et claqua la porte derrière elle. Mais au moins, elle s’en alla…

Retirer sa veste d’uniforme aurait dû la réjouir. Pourtant, dans le lien, Elayne capta seulement une rage bouillonnante.

Aviendha s’abstint de toute imprécation, mais elle continua son offensive. Tout devant être fait en peu de temps, Elayne s’estima autorisée à lui accorder une attention minimale.

Essande revint et commença à sélectionner des tenues adaptées à ce voyage. Pendant ce temps, Elayne avala son déjeuner avec des heures d’avance. Une commande passée par Aviendha. À première vue, Monaelle pensait que sauter un repas ne valait pas mieux que s’empiffrer comme un goret.

Quand elle apprit qu’elle devrait se charger des verriers et des autres délégations, maîtresse Harfor fit la grimace, mais accepta son sort sans discuter. Avant de se retirer, elle informa la Fille-Héritière qu’elle avait acheté des chèvres pour le palais. Dans son état, Elayne devait boire beaucoup de lait…

Careane fit grise mine quand elle apprit que la formation des Régentes des Vents lui reviendrait le soir même. Au moins, elle ne se permit aucun conseil diététique vis-à-vis d’Elayne.

En secret, la Fille-Héritière espérait être revenue avant la tombée de la nuit, mais elle s’attendait à se sentir bien trop fatiguée pour pouvoir donner une leçon.

Vandene fut très avare en conseils. Lors de sa formation, Elayne avait étudié les nations frontalières – entre autres sujets – et elle avait parlé de ses intentions avec la sœur verte aux cheveux blancs, qui connaissait bien la région. Du coup, elle aurait bien voulu qu’elle fasse partie de l’expédition. Quelqu’un qui avait vécu dans les Terres Frontalières aurait sans doute remarqué des détails qui risquaient de lui échapper. Mais elle osa seulement poser quelques questions à la sœur pendant qu’Essande l’habillait pour le voyage. Essentiellement pour se rassurer sur des sujets dont Vandene lui avait déjà parlé. Pas parce qu’elle avait besoin qu’on l’encourage, s’avisa-t-elle. Concentrée et déterminée, elle l’était autant que Birgitte quand elle tirait à l’arc.

Enfin, la Fille-Héritière fit venir Reanne, l’arrachant à sa tâche actuelle – convaincre une ancienne sul’dam qu’elle était capable de canaliser. Après avoir ouvert le portail pour Merilille, Reanne avait répété le tissage chaque jour dans la cour des écuries. Rouvrir un portail donnant sur le même point du bois de Braem ne lui poserait aucun problème. Au palais, on ne disposait pas de cartes assez précises pour que Merilille indique la position des camps. Si Elayne ou Aviendha se chargeaient du portail, il risquait de donner accès à un endroit très éloigné de la clairière qu’avait choisie Reanne.

Dans le bois de Braem, la neige avait cessé de tomber juste avant le retour de Merilille. Même ainsi, quatre ou cinq lieues dans la poudreuse pouvaient rallonger le trajet de deux bonnes heures. Elayne ne voulait pas entendre parler de retard. Dans cette affaire, la vitesse était essentielle et tout le monde devrait se dépêcher.

Avec le nombre de gardes du corps qui allaient et venaient dans les couloirs pour livrer des messages ou aller chercher quelqu’un, les Atha’an Miere se doutaient sûrement qu’il se passait quelque chose. Prudente, Elayne s’assura qu’on ne leur dirait rien de précis. Si Zaida décidait de venir, elle était capable, face à un refus, de faire tisser un portail par une de ses Régentes des Vents – une complication à éviter absolument. Au palais, la Maîtresse des Vagues se comportait déjà comme si elle avait plus de droits que la Fille-Héritière. Si elle venait jouer les chefs suprêmes, ce serait aussi désastreux que Mellar et ses regards libidineux.

Si « se presser » ne semblait pas faire partie du vocabulaire d’Essande, le reste se déroula sans accroc. Un peu avant midi, Elayne, montée sur Cœur de Feu, se retrouva en train de fouler la neige du bois de Braem à quelque cinquante lieues au nord de Caemlyn, mais à dix pas seulement du portail ouvert dans la fameuse clairière.

De temps en temps, la forêt cédait la place à une prairie couverte d’une neige immaculée – à l’exception des empreintes de sabots du cheval de Merilille, envoyée en éclaireuse avec la missive. Elayne, Aviendha et Birgitte la suivaient avec une heure de décalage, histoire de lui laisser le temps de contacter les frontaliers.

La route qui menait de Caemlyn à Braem-la-Nouvelle était à quelques lieues à l’ouest. Ici, les trois femmes auraient pu se trouver à mille lieues de tout endroit civilisé.

Pour Elayne, s’habiller avait été une décision aussi importante que choisir une armure. Sous un manteau doublé de martre – en laine vert foncé et assez épais pour lui tenir chaud – elle portait une robe d’équitation verte sans ornements. Cette sobriété se retrouvait jusque dans ses gants. Tant que les épées ne parlaient pas, c’était l’« armure » dans laquelle une Aes Sedai affrontait des têtes couronnées. En guise de bijoux, la Fille-Héritière arborait seulement une petite broche en forme de tortue. Si des gens trouvaient ça étrange, grand bien leur fasse ! Même si ses rivales rêvaient de lui tendre des pièges, mobiliser une armée de frontaliers était au-delà de leurs moyens, voire de ceux d’Elaida. Mais les dix sœurs – ou plus que ça – pouvaient être des partisanes de la Chaire d’Amyrlin « officielle ». Pas question de se laisser capturer et ramener de force à la Tour Blanche.

— On peut rebrousser chemin sans encourir de toh, Elayne, dit Aviendha.

Maussade, elle portait toujours sa tenue aielle, avec un unique collier d’argent et un lourd bracelet d’ivoire. Un peu plus petite que Cœur de Feu et Flèche – le cheval gris de Birgitte –, sa monture baie était aussi plus facile à diriger. Un bienfait, même si Aviendha était beaucoup plus à l’aise en selle qu’avant. La jupe à demi relevée sur ses jambes gainées de bas noirs, elle ne semblait faire aucune concession au froid, à part le châle noué autour de sa tête. Contrairement à Birgitte, elle n’avait pas renoncé à faire changer d’avis Elayne.

— La surprise, c’est très bien, mais ces gens te respecteront davantage s’ils doivent te rencontrer à mi-chemin de vos positions respectives.

— Je ne peux pas abandonner Merilille, répondit Elayne avec une patience qui la surprit elle-même.

L’excitation l’aidant à oublier sa fatigue, elle ne se sentait pourtant pas fraîche comme une rose – donc, assez peu disposée à se laisser casser les pieds. Mais elle ne voulait pas se montrer brusque avec Aviendha.

— Après avoir déboulé avec une lettre annonçant ma venue, elle aura l’air idiote si je ne me montre pas. Pire encore, je me sentirai ridicule.

— Mieux vaut se sentir ridicule que l’être pour de bon, marmonna Birgitte entre ses dents.

Sortant de sa capuche, sa natte blonde sophistiquée pendait quasiment jusqu’à sa taille. Relever cette capuche était l’unique concession qu’elle avait consenti à faire au froid et au vent qui soulevait des colonnes de neige. Sur l’étui de son arc, accroché à sa selle, le cache destiné à tenir l’arme au sec brillait par son absence. Un obstacle en moins si elle avait besoin en urgence de décocher une flèche.

La suggestion d’Elayne – porter une épée, pour une fois – lui avait valu un refus aussi catégorique que si elle avait proposé ça à Aviendha. Archère d’élite, Birgitte affirmait qu’elle risquerait de s’éventrer si elle essayait de dégainer une épée. Cela dit, sa courte veste verte se serait fondue dans le paysage en toute autre saison, et, une fois n’étant pas coutume, elle portait un pantalon ample de la même couleur. En ce jour, elle était une Championne, plus la chef des Gardes de la Reine. Cela posé, la situation lui déplaisait au plus haut point, et ça se sentait très bien dans le lien.

— Toutes les deux, soupira Elayne dans un nuage de buée, vous savez ce que j’espère faire. Vous êtes au courant depuis que j’ai pris ma décision. Pourquoi me traitez-vous soudain comme si j’étais en porcelaine ?

Les deux femmes se consultèrent du regard, chacune attendant que l’autre réponde la première. Puis elles regardèrent droit devant elles – et la Fille-Héritière comprit enfin tout.

— Quand ma fille sera née, lâcha-t-elle froidement, il lui faudra une nourrice. Vous pourrez vous porter candidates toutes les deux.

Si le bébé était une fille… En supposant que Min l’ait précisé, ce détail s’était perdu dans l’esprit embrumé par l’alcool d’Aviendha et de Birgitte. Avoir d’abord un fils serait peut-être mieux, pour qu’il puisse commencer son entraînement avant la naissance de sa sœur. D’un autre côté, une fille assurerait la succession alors qu’un fils unique en serait écarté. Bien qu’elle en désirât plusieurs, rien ne garantissait à Elayne qu’elle aurait plus d’un enfant. Même si elle implorait la Lumière d’avoir avec Rand une grande famille, il fallait rester réaliste.

— Moi, reprit Elayne, je n’ai aucun besoin d’une nounou.

Les joues hâlées par le soleil d’Aviendha s’assombrirent d’embarras. Birgitte ne broncha pas, mais sa gêne s’exprima dans le lien.

Deux heures durant, les trois cavalières suivirent les traces de Merilille. Alors qu’Elayne commençait à se dire que l’objectif ne devait plus être loin, Birgitte tendit un bras et lança :

— Des cavaliers du Shienar !

Elle tira son arc de l’étui. Dans le lien, Elayne ne sentit plus qu’une intense concentration. Comme pour s’assurer de la présence de son couteau, Aviendha posa une main sur le manche.

Sous le couvert des arbres, d’un côté des traces de Merilille, les hommes et leurs montures bougeaient si peu qu’on aurait pu les prendre pour des buissons aux formes étranges. Mais la crête, sur le casque des soldats, ne trompait pas. Si les chevaux n’étaient pas caparaçonnés, leurs cavaliers portaient une armure et une cotte de mailles. Alors que la poignée d’une épée longue dépassait de leur dos, une épée courte et un fléau d’armes pendaient à leur ceinturon. Le regard fixe, ces guerriers ressemblaient à des statues. Puis un cheval remua la queue, remettant le monde en mouvement.

Alors qu’Elayne et ses compagnes tiraient sur leurs rênes, un officier au visage dur parla d’un ton hostile :

— Le roi Easar se porte garant de ta sécurité, Elayne Sedai, et j’ajoute ma parole à la sienne. Je suis Kayen Yokata, seigneur de Fal Eisen. Que la paix m’abandonne et que la Flétrissure consume mon âme s’il t’arrive du mal dans notre camp. Même chose pour tes compagnes.

Cette déclaration ne rassura pas vraiment Elayne. Si on parlait tant de sa sécurité, ça voulait dire qu’on s’était interrogé à ce sujet – et qu’on s’interrogeait peut-être encore.

— Une Aes Sedai a-t-elle besoin de garanties de la part d’un brave du Shienar ?

Elayne faillit exécuter un exercice visant à la calmer – une astuce de novice – mais elle s’avisa qu’elle n’en avait pas besoin. Étrange, ça…

— Montre-nous le chemin, seigneur Kayen.

L’homme hocha la tête et fit volter son cheval.

Reconnaissant une Aielle, quelques soldats dévisagèrent Aviendha, mais la plupart suivirent simplement le mouvement.

Le trajet ne fut pas long. Comme Elayne le supposait, le camp n’était pas loin. Passant devant des sentinelles montées, le petit groupe ne tarda pas à entrer dans le camp.

Plus grand que ce qu’elle imaginait, constata Elayne. Partout où elle regardait, il y avait des tentes, des feux de cuisson, des rangées de chevaux attachés et des alignements interminables de chariots. Sur son passage, les soldats levaient la tête, faisant osciller le toupet qui se dressait au sommet de leur crâne rasé – un appendice parfois assez long pour venir tutoyer leurs épaules. Très peu étaient équipés, mais leur cuirasse, leur plastron et leurs armes se trouvaient à portée de leurs mains.

Même si on sentait des relents de fumier et de latrines sous les odeurs de cuisson, parler de puanteur tenait de l’exagération. En revanche, si beaucoup d’hommes étaient minces, aucun ne mourait d’inanition. Leur minceur, c’était celle de combattants aguerris qui ne faisaient pas de gras. Attentive, Elayne remarqua l’absence de broche sur les feux de cuisson. En hiver, la viande circulait moins facilement que les céréales, même si on en manquait en général à cette période de l’année. Cela dit, une soupe d’orge ne fortifiait pas un homme aussi bien qu’une portion de viande. Ces troupes devraient bientôt lever le camp. Pas une seule région ne pouvait subvenir aux besoins de quatre armées.

Elayne allait juste devoir s’assurer qu’elles partiraient dans la bonne direction.

Dans le camp, il n’y avait pas que des soldats au crâne rasé. L’air aussi peu commodes que les combattants, des fabricants de flèches, des charrons et des maréchaux-ferrants travaillaient d’arrache-pied dans tous les coins. Plus discrètes, des blanchisseuses côtoyaient des femmes qui reprisaient des vêtements – peut-être des couturières, ou des épouses de soldats. Avec une armée, on trouvait toujours une foule de civils, parfois aussi nombreux que les militaires eux-mêmes.

Elayne ne vit aucune femme susceptible d’être une Aes Sedai. Logique… Les sœurs n’étaient guère enclines à faire la lessive ou à recoudre des fonds de pantalon. Mais pourquoi se cachaient-elles ? La Fille-Héritière résista à la tentation de s’unir à la Source pour puiser du saidar via l’angreal (en forme de tortue) épinglé à sa poitrine. Une bataille à la fois… D’abord, elle devait lutter pour le royaume d’Andor.

Devant la plus grande tente visible dans cette zone – un pavillon, plutôt, avec un seul pilier central – Kayen mit pied à terre puis, galant, aida Elayne à l’imiter. Alors qu’il hésitait à faire de même pour Birgitte et Aviendha, la Championne lui épargnera une migraine en se laissant glisser au sol et l’Aielle en basculant plus ou moins volontairement de sa selle. Si elle avait fait des progrès sur le plan de l’assiette, se hisser en selle et en descendre restait encore une opération délicate. Regardant autour d’elle pour s’assurer que personne ne riait, elle tira sur sa lourde jupe puis dénoua son châle, dégagea sa tête et posa l’accessoire vestimentaire sur ses épaules.

Alors qu’un soldat emmenait son cheval, Birgitte regarda mélancoliquement son arc et son carquois, comme si elle regrettait de ne pas les avoir pris.

Kayen écarta un rabat de toile, s’inclina et fit signe aux trois femmes d’entrer.

Après une dernière inspiration profonde, Elayne passa la première, le dos bien droit. Pas question d’avoir l’air de quelqu’un qui vient demander une faveur. Elle n’était pas là pour implorer ni pour adopter une attitude défensive.

Elle se souvint de ce que Gareth Bryne lui avait dit dans un lointain passé :

« Il t’arrivera d’être seule contre tous, sans possibilité de t’enfuir. Dans ces cas-là, prends toujours tes adversaires à contre-pied. Par exemple en attaquant alors qu’ils ne s’y attendent pas du tout. »

Sous le pavillon, Merilille vint à la rencontre d’Elayne. À son sourire, on devinait qu’elle était heureuse de la voir, même si ça ne dissipait pas toutes ses inquiétudes. Avec elle, il y avait cinq autres personnes – deux femmes et trois hommes, l’un d’eux étant à l’évidence un serviteur. Un ancien cavalier, à voir ses jambes arquées, qui vint prendre les manteaux et les gants, lorgna ostensiblement Aviendha puis battit en retraite jusqu’à une table où reposaient une carafe et des gobelets.

Les deux femmes et les deux autres hommes régnaient sur les nations des Terres Frontalières.

Avisant quelques chaises de campagne et les quatre braseros qui fournissaient un peu de chaleur, Elayne trouva la réception des plus minimalistes. Pour la Fille-Héritière, il aurait dû y avoir une nichée de courtisans, des domestiques à foison et un buffet, histoire qu’on puisse parler de tout et de rien avant d’aborder les choses sérieuses.

Parfait, les choses se passaient exactement comme elle voulait…

Débarrassée de ses cernes de fatigue par une petite séance de guérison, au palais, Merilille présenta Elayne avec simplicité et dignité.

— Et voici Elayne Trakand, de l’Ajah Vert, comme je vous l’avais dit.

Rien de plus, et c’était amplement suffisant. Grâce aux descriptions de Vandene, Elayne identifia sans peine les quatre souverains.

— Je te souhaite la bienvenue, Elayne Sedai, dit Easar, le roi du Shienar. Puissent la Paix et la Lumière t’accompagner.

Pas plus grand que la Fille-Héritière et très mince, le souverain arborait un visage sans rides malgré le toupet entièrement blanc qui ornait son crâne. Croisant son regard triste, Elayne dut se souvenir qu’on le tenait pour un roi très sage, un diplomate doué et un grand chef de guerre. Rien dont il eût l’apparence, en somme…

— Du vin ? demanda-t-il. Les épices ne sont pas fraîches, mais en prenant de l’âge, elles deviennent plus fortes en goût.

— Quand Merilille nous a dit que tu arriverais de Caemlyn aujourd’hui, j’ai eu du mal à y croire. Et je n’y aurais pas cru, venant de quelqu’un d’autre qu’une Aes Sedai.

Ethenielle, reine du Kandor… Un peu plus grande que Merilille et agréablement rondelette, cette femme aux cheveux noir grisonnant affichait un sourire maternel auquel il ne fallait surtout pas se fier. Dans sa belle robe bleue, elle avait le maintien d’une reine… et la grâce tout en puissance d’une tigresse.

— Nous sommes ravis de ta visite, dit Paitar, le roi de l’Arafel.

Sa voix riche et mélodieuse réchauffa le cœur d’Elayne – là aussi, il ne fallait pas s’y laisser prendre.

— Nous avons tant de choses à nous dire, ajouta le souverain.

Selon Vandene, c’était le plus bel homme des Terres Frontalières. Dans un lointain passé, peut-être… Aujourd’hui, son crâne dégarni et ses joues ridées le desservaient. Cela dit, il restait très grand, très large d’épaules et très impressionnant. D’autant plus qu’il valait mieux ne pas le prendre pour un crétin…

Alors que les trois autres portaient avec grâce le poids des années, Tenobia, reine du Saldaea, resplendissait de jeunesse – sinon de beauté, avec son nez crochu et sa trop grande bouche. Ses yeux inclinés, presque violets, restaient ce qu’elle avait de plus flatteur. Alors que les autres avaient opté pour la simplicité, elle paradait dans une robe bleu clair rehaussée de perles et de saphirs – l’écho des ornements qu’elle portait dans les cheveux. Une tenue de cour, étrange dans un camp…

Quant à la courtoisie, la jeune reine avait encore à apprendre de ses pairs.

— Au nom de la Lumière, Merilille Sedai, dit-elle d’un ton haut perché, je sais que tu ne mens jamais… Pourtant, elle a plus l’air d’une gamine que d’une Aes Sedai. Et tu n’as pas précisé qu’elle viendrait avec une Aielle aux yeux noirs.

Easar ne broncha pas. En revanche, Paitar fit la moue et Ethenielle eut un regard désapprobateur qui aurait glacé les sangs de plus d’une jeune souveraine.

— Noirs ? répéta Aviendha, désorientée. Mes yeux ne sont pas noirs… Je n’en ai jamais vu de noirs, sauf sur un colporteur – du moins avant d’avoir franchi le Mur du Dragon…

— Tu sais que je ne peux pas mentir, Tenobia, fit Merilille, et je t’assure…

Elayne tapota le bras de la sœur pour lui intimer le silence.

— Tenobia, il te suffit de savoir que je suis une Aes Sedai. Je vous présente ma sœur, Aviendha, du clan des Sept Vallées des Aiels Taardad.

Aviendha sourit aux souverains. En tout cas, elle essaya.

— Et ma Championne, dame Birgitte Trahelion.

L’archère s’inclina très légèrement.

Les deux annonces firent leur petit effet. Quoi, une Aielle pour sœur ? Et une Championne ?

Tenobia et les trois autres dirigeaient des pays qui bordaient la Flétrissure, où les pires cauchemars allaient et venaient en plein jour. Là-bas, aucune personne trop impressionnable ne faisait de vieux os. Les ayant déstabilisés, Elayne passa à l’attaque sans perdre de temps.

« Lance l’assaut quand tes adversaires ne s’y attendent pas, et continue jusqu’à ce qu’ils battent en retraite ou que tu aies percé leurs défenses. »

Gareth Bryne, toujours…

— En avons-nous fini avec les politesses d’usage ? demanda Elayne en s’emparant d’un gobelet sur le plateau présenté par le vieux soldat.

Dans le lien, un avertissement fusa et Aviendha lorgna le gobelet avec méfiance. Mais la reine héritière n’avait aucune intention de boire. Par bonheur, sa sœur et sa Championne eurent l’excellente idée de garder le silence.

— Seule une idiote penserait que vous avez fait tout ce chemin pour envahir l’Andor, reprit Elayne tout en s’asseyant.

Dirigeants ou non, ses interlocuteurs devaient l’imiter ou regarder son dos. Ou plutôt celui de Birgitte, puisqu’elle vint se camper derrière son Aes Sedai. Comme d’habitude, Aviendha s’assit sur les talons, sa jupe lui faisant comme une corolle.

— C’est pour le Dragon Réincarné que vous venez… Et vous m’avez demandé cette audience parce que j’étais à Falme. Mais pourquoi est-ce si important pour vous ? Imaginez-vous que je vous en dirai plus long que ce que vous savez déjà ? Quelqu’un a soufflé dans le Cor de Valère, les héros morts ont chargé les Seanchaniens et le Dragon Réincarné, sous les yeux de tous, a combattu le Mal dans le ciel. Si vous êtes informés de tout ça, vous en savez aussi long que moi.

— Audience ? répéta Tenobia en se laissant tomber sur une chaise. Personne ne t’a demandé d’audience. Et même si tu étais déjà assise sur le Trône du Lion…

— Tenobia, pas de digression inutile, coupa Paitar d’un ton conciliant.

Toujours debout, il sirotait son vin. Elayne se réjouit de voir son visage ridé. Une voix pareille pouvait semer la confusion chez une femme…

Avec un autre regard sévère pour Tenobia, Ethenielle s’assit et marmonna quelque chose entre ses dents. Elayne crut reconnaître le mot « mariage », mais ça n’aurait eu aucun sens.

Dès qu’elle fut installée, Ethenielle se concentra sur la Fille-Héritière :

— En d’autres circonstances, j’apprécierais sans doute ton agressivité, Elayne Sedai. Mais il n’y a rien d’agréable à tomber dans le piège qu’un allié a contribué à vous tendre.

Tenobia fronça les sourcils mais Ethenielle ne daigna même pas la regarder.

— Ce qui est arrivé à Falme, dit-elle, est moins important que les conséquences que ça a eu. Non, Paitar, nous devons lui dire certaines choses ! Elle en sait déjà trop, de toute façon. Elayne, nous savons que tu étais avec le Dragon Réincarné à Falme. Comme une amie, peut-être… Quoi qu’il en soit, tu as raison : nous ne sommes pas là pour une invasion, mais pour trouver le Dragon Réincarné. Et après avoir parcouru tant de chemin, on nous affirme que personne ne peut dire où il est. Toi, le sais-tu ?

Elayne cacha le soulagement que lui apportait cette question directe. S’ils avaient su qu’elle était pour Rand bien plus qu’une camarade ou une amie, ces souverains ne l’auraient jamais posée. À elle de se montrer directe. L’attaque à outrance !

— Pourquoi voulez-vous le voir ? Des messagers lui apporteront vos lettres, si vous voulez.

Une façon détournée de demander pourquoi les frontaliers étaient venus en force.

Toujours debout, Easar n’avait pas pris de gobelet, ce qui lui permit de plaquer les poings sur les hanches.

— La guerre contre les Ténèbres se livre à la lisière de la Flétrissure, dit-il, et l’Ultime Bataille s’y déroulera, peut-être directement sur le mont Shayol Ghul. Pourtant, le Dragon Réincarné se désintéresse des Terres Frontalières et se concentre sur des pays où on n’a plus vu un Myrddraal depuis les guerres des Trollocs.

— Homme des terres mouillées, intervint Aviendha, le Car’a’carn décide de l’endroit où il entend danser avec les lances. Si vous voulez lui être loyaux, vous vous battrez là où il le dit.

Les quatre souverains gardèrent les yeux rivés sur Elayne et ne profitèrent pas de l’ouverture que leur offrait Aviendha.

Elayne se força au calme et soutint le regard de ses interlocuteurs. Pour piéger Elayne Trakand, une armée de frontaliers faisait un peu beaucoup, même pour Elaida. Si la proie était Rand al’Thor, ça changeait tout.

Merilille s’agita sur sa chaise, mais elle avait ses ordres. Quel que fût le nombre de traités à son palmarès, elle était instamment priée de la boucler.

Dans le lien avec Birgitte, un réconfortant flux de confiance se déversa. Rand, lui, était une pierre dure et distante…

— Vous connaissez la proclamation de la Tour Blanche au sujet du Dragon Réincarné ?

Depuis le temps, ces gens devaient en être informés.

— La tour jette l’anathème sur quiconque approchera le Dragon Réincarné sans passer par son intermédiaire, répondit Paitar.

Daignant enfin s’asseoir, il dévisagea Elayne avec une profonde gravité.

— Tu es une Aes Sedai, donc ça devrait revenir au même.

— La tour fourre son nez partout ! marmonna Tenobia. Non, Ethenielle, je ne me tairai pas ! Le monde entier sait que la tour est divisée. Elayne, es-tu dans le camp d’Elaida ou dans celui des rebelles ?

— Les gens se croient souvent bien informés alors qu’ils ne savent rien, dit Merilille d’un ton qui sembla faire baisser la température de plusieurs degrés.

La petite femme qui obéissait au doigt et à l’œil à Elayne et frémissait quand une Régente des Vents la regardait fit face à Tenobia avec toute la froide détermination d’une Aes Sedai.

— Tenobia, les affaires de la tour concernent exclusivement les initiées… Si tu veux en savoir plus, deviens novice, et dans une vingtaine d’années, tu auras peut-être accès à quelques informations…

Sa Lumineuse Majesté Tenobia si Bashere Kazadi, Protectrice du Nord et Épée de la Frontière, Haute Chaire de la maison Kazadi et dame de Shahayni, Asnelle, Kunwar et Ganai, foudroya Merilille du regard avec toute la fureur d’un blizzard déchaîné. Mais elle ne dit rien, ce qui la fit nettement monter dans l’estime d’Elayne.

L’insubordination de Merilille n’était pas pour lui déplaire. Grâce à cette intervention, elle n’aurait pas besoin de louvoyer tout en faisant mine de dire exclusivement la vérité. Selon Egwene, elles devaient vivre comme si elles avaient déjà prêté les Trois Serments. De temps en temps, Elayne sentait ce poids sur ses épaules. Ici, elle n’était pas la Fille-Héritière luttant pour récupérer le trône de sa mère – pas seulement, en tout cas. Aes Sedai de l’Ajah Vert, elle avait d’autres raisons d’être prudente que le simple désir de cacher ce qui devait l’être.

— Je ne peux pas vous dire exactement où il est…

La stricte vérité. Tout au plus aurait-elle pu indiquer une vague direction – vers Tear, sans pouvoir préciser de distance. Mais même pour ça, elle se méfiait trop de ces gens. Donc, elle devait faire attention au moindre de ses propos.

— En revanche, je sais qu’il entend ne pas changer d’endroit pour le moment.

Rand n’avait pas bougé depuis des jours. La première fois, depuis leur séparation, qu’il restait plus d’une demi-journée quelque part.

— Je vous dirai tout ce que je pourrai vous dire, si vous êtes d’accord pour partir vers le sud d’ici à une semaine. De toute façon, si vous restez ici, vous tomberez à court d’orge. Et comme vous n’avez déjà plus de viande… Mais vous marcherez vers le Dragon Réincarné, parole d’Aes Sedai !

Au début, en tout cas…

Paitar hocha la tête.

— Tu veux que nous entrions en Andor ? Elayne Sedai – ou dois-je t’appeler « dame » Elayne ? – je souhaite de tout cœur que tu ceignes un jour la couronne d’Andor, mais pas au point de sacrifier mes soldats pour ça.

— Elayne Sedai et dame Elayne sont une seule et même personne. Je ne vous demande pas de lutter pour moi. Bien au contraire, j’espère que vous traverserez le royaume d’Andor sans avoir à dégainer une seule épée.

Levant son gobelet d’argent, Elayne y trempa les lèvres sans boire. De nouveau, un avertissement jaillit dans le lien. Souriant, la Fille-Héritière vit qu’Aviendha la surveillait du coin de l’œil. Même dans un moment pareil, les nounous ne désarmaient pas.

— Je me réjouis que quelqu’un trouve ça amusant, lâcha Ethenielle. Essaie de penser comme ces gens du Sud, Paitar ! Ils jouent tous au Grand Jeu, et elle doit y être experte. C’est logique, au fond. D’après ce que j’ai entendu dire, le Daes Dae’mar a été inventé par les Aes Sedai.

— Pense à la dimension tactique, Paitar, dit Easar.

Dévisageant Elayne, il eut l’ombre d’un sourire.

— Nous avancerons vers Caemlyn comme des envahisseurs, et tous les Andoriens nous verront. Même si l’hiver est très doux, ici, il nous faudra des semaines pour traverser son royaume. Ça lui laissera le temps d’unir les maisons « contre » nous, et donc de faire un grand pas vers la couronne. Avec autant d’alliés derrière elle, ses dernières rivales renonceront.

Tenobia plissa le front, tira nerveusement sur sa robe et tourna vers Elayne un regard où se lisait du respect.

— Quand nous atteindrons Caemlyn, enchaîna Ethenielle, Elayne Sedai négociera et nous « convaincra » de quitter l’Andor sans combattre. Très brillant, il faut l’admettre.

— Si tout se passe comme elle l’espère, modéra Easar, son sourire disparu. (Il tendit une main sans tourner la tête, et le vétéran lui glissa un gobelet entre les doigts.) Même quand il n’y a pas d’effusions de sang, les plans se déroulent rarement comme prévu.

— Je ne veux pas qu’on verse de sang, dit Elayne.

Il le fallait ! Sinon, au lieu d’épargner à son royaume une guerre civile, elle le plongerait dans un pire cauchemar.

— Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour qu’il en soit ainsi, ajouta Elayne. Et j’attends la même chose de vous.

— Elayne Sedai, sais-tu où est mon oncle Davram Bashere ? demanda soudain Tenobia. J’aimerais lui parler – autant qu’au Dragon Réincarné, dois-je dire.

— Le seigneur Davram n’est pas loin de Caemlyn, Tenobia. Mais impossible de te promettre qu’il y sera encore quand tu y arriveras. Enfin, si vous êtes d’accord avec mon plan…

Elayne se força à inspirer pour cacher sa nervosité. Désormais, elle avait dépassé le point de non-retour. Les frontaliers allaient partir vers le sud, ça ne faisait plus de doute. Mais s’ils refusaient l’accord, il y aurait des massacres.

Un long silence suivit durant lequel Ethenielle consulta les deux hommes du regard.

— Si je peux voir mon oncle, dit Tenobia, je suis d’accord.

— Sur mon honneur, moi aussi, enchaîna Easar.

— Moi de même, ajouta Paitar, avec moins de conviction que les autres.

— Dans ce cas, l’affaire est entendue, conclut Ethenielle. Et maintenant, ta part du marché, Elayne Sedai ! Où trouverons-nous le Dragon Réincarné ?

Elayne frissonna. D’excitation ou de peur, elle n’aurait su le dire. Ce qu’elle était venue faire était accompli avec des risques pour elle-même et pour son royaume. Seul le temps dirait si elle avait pris la bonne décision.

— Comme je l’ai déjà dit, je ne le sais pas exactement. Chercher au Murandy ne serait pas une mauvaise idée.

La vérité, même si le bénéfice serait pour elle, s’il y en avait un. Le jour même, Egwene avait quitté le Murandy avec l’armée qui retenait dans le Sud Arathelle Renshar et les autres nobles. L’arrivée des frontaliers déciderait peut-être Arathelle, Luan et Pelivar à soutenir la Fille-Héritière. En tout cas, Dyelin l’espérait…

À part Tenobia, les souverains ne semblèrent pas enthousiasmés par la réponse d’Elayne. Ethenielle soupira, Easar hocha la tête et Paitar but une gorgée de vin. À l’évidence, si ces gens cherchaient Rand, ils n’étaient pas vraiment pressés de le trouver.

Après avoir demandé du vin au vétéran, Tenobia s’épancha sur le plaisir qu’elle aurait à revoir son oncle. Elayne ne lui aurait pas prêté de tels sentiments familiaux.

En hiver, la nuit tombait tôt, et la journée était bien avancée. En conséquence, Easar proposa que les visiteuses dorment dans le camp. Ethenielle affirma que son pavillon serait plus confortable, mais elle ne parut pas déçue quand Elayne refusa, préférant partir sur-le-champ.

— C’est fantastique de couvrir tant de distance si vite, souffla Tenobia. J’ai entendu des Aes Sedai parler de « portail ». Un don perdu ?

— En chemin, vous avez rencontré beaucoup de sœurs ?

— Quelques-unes. Il y en a partout, dirait-on.

Tenobia elle-même en resta muette.

Pendant que Birgitte l’aidait à mettre son manteau, Elayne acquiesça.

— Elles sont partout, oui… Pouvez-vous nous faire amener nos chevaux ?

Les cavalières sortirent du camp en silence. Sur place, l’odeur du crottin et des latrines ne les avait pas trop gênées. Sa disparition, dans la forêt, leur fit trouver l’air plus frais et la neige plus blanche.

— Tu t’es tenue bien tranquille, Birgitte Trahelion, dit Aviendha en talonnant sa monture.

Elle craignait, aurait-on dit, que le cheval s’arrête si elle ne lui rappelait pas sans cesse d’avancer.

— Une Championne ne parle pas à la place de son Aes Sedai. Elle écoute et surveille ses arrières…

Birgitte semblait toujours tendue, alors qu’il ne pouvait pas y avoir de danger, si près du camp d’Easar.

— Elayne, dit Merilille, je suis habituée à des négociations beaucoup plus lentes. D’habitude, il faut des jours, des semaines ou des mois de palabres pour arriver à un accord. Félicite-toi de n’avoir pas eu affaire à des Domani. Ou à des Cairhieniens… Les frontaliers ont l’esprit ouvert et droit. Des partenaires idéaux…

Ouvert et droit ? Elayne n’en crut pas ses oreilles. Ces gens voulaient voir Rand mais refusaient de dire pourquoi. Et ils cachaient la présence d’Aes Sedai dans leurs rangs.

Quand elle les aurait orientés vers le Murandy, ils s’éloigneraient du Dragon Réincarné. Pour l’instant, c’était un bon résultat, mais elle devrait prévenir Rand, si elle trouvait un moyen de le contacter sans le mettre en danger.

Prends soin de lui, Min… Prends soin de lui pour nous.

À une lieue du camp, Elayne immobilisa son cheval et regarda autour d’elle – en particulier, derrière… Alors que le soleil sombrait à l’horizon, un renard blanc passa à toute vitesse et disparut. Sur une branche nue, un oiseau ou un écureuil s’ébroua. Un faucon noir piqua alors sur sa proie, qui poussa un cri étranglé.

Tout allait bien. Et personne ne les suivait. Non qu’Elayne se souciât des hommes d’Easar. C’étaient les mystérieuses sœurs qui l’inquiétaient…

La fatigue chassée par les nouvelles de Merilille puis par l’excitation des négociations revint au galop. Désireuse de se glisser dans son lit, Elayne n’en avait cependant pas assez envie pour livrer à des sœurs inconnues le mode d’emploi pour ouvrir un portail.

Le plus simple aurait été d’en tisser un qui donne sur la cour des écuries. Au risque, hélas, de tuer quelqu’un qui la traverserait au mauvais moment. Prudente, Elayne choisit un lieu qu’elle connaissait presque aussi bien.

Épuisée, elle lutta pour tisser le portail. Une tâche qui aurait été moins pénible si elle n’avait pas oublié d’utiliser l’angreal (en forme de tortue) épinglé sur sa poitrine…

Le trait de lumière verticale finit quand même par apparaître, se mit en rotation puis s’élargit pour donner sur un champ couvert d’herbe jaunie aplatie par des chutes de neige précoces. Situé au sud de Caemlyn, ce terrain servait de carré d’entraînement à la Garde Royale. Plus d’une fois, dans son enfance, Gareth Bryne l’y avait amenée pour qu’elle observe les évolutions de ses guerriers d’élite.

— Tu vas regarder ce portail jusqu’à demain ? lança Birgitte.

Elayne sursauta. Aviendha et Merilille la dévisageaient, très inquiètes. La Championne était imperturbable, mais de l’inquiétude se déversait via le lien.

— Je réfléchissais, c’est tout ! maugréa Elayne en talonnant Cœur de Feu pour qu’il traverse le portail.

Se glisser sous des couvertures serait un bonheur.

Entre le carré d’entraînement et les portes de la ville, le trajet fut très court. À cette heure, les longues halles couvertes, juste avant les fortifications, étaient désertes, mais des sentinelles veillaient quand même encore au grain. Sans les reconnaître, ces soldats regardèrent passer Elayne et ses compagnes. Des mercenaires, sans doute… Incapables d’identifier Elayne tant qu’ils ne la verraient pas assise sur le Trône du Lion. Ce qui ne tarderait plus, pensa la jeune femme pour se réconforter.

À l’approche du crépuscule, le ciel virait au gris et les ombres s’allongeaient. Les rares passants, pressés de rentrer après une longue journée de labeur, ne s’attardaient pas dans les rues. Une chaise à porteurs de couleur sombre apparut à une intersection, puis s’engouffra dans une allée latérale. Quelques instants plus tard, dans un vacarme infernal, un gros chariot-citerne tiré par huit chevaux au galop traversa à son tour l’intersection. Encore un incendie quelque part… La nuit, il y en avait beaucoup plus que le jour.

Quatre gardes montés croisèrent Elayne sans lui accorder plus qu’un regard distrait. Bien entendu, ils ne la reconnurent pas.

Oscillant sur sa selle, elle ne rêvait plus que de son lit.

S’avisant qu’on la faisait descendre de cheval, la Fille-Héritière rouvrit les yeux – qu’elle ne se rappelait pas avoir fermés – et s’aperçut que Birgitte la portait dans ses bras.

— Pose-moi…, grogna-t-elle. Je suis encore capable de marcher.

— Silence ! Tu ne tiendrais pas debout.

— Non, vous ne pouvez pas lui parler ! s’écria soudain Aviendha.

— Maître Norry, renchérit Merilille, elle a vraiment besoin de sommeil. Votre affaire attendra demain.

— Navré, mais demain, ce sera trop tard. Je dois m’entretenir avec elle, et c’est très urgent.

Non sans peine, Elayne réussit à lever la tête. Serrant son éternel dossier de cuir contre son cœur, maître Norry, d’habitude si calme qu’il pouvait parler du même ton d’un toit à réparer ou de souverains étrangers – se dressait sur la pointe des pieds pour essayer d’échapper à Aviendha et Merilille. Le tenant chacune par un bras, les deux femmes l’empêchaient d’avancer vers Elayne.

— Pose-moi par terre, Birgitte ! insista la Fille-Héritière.

Miracle des miracles, pour la seconde fois dans la même journée, Birgitte obéit. Elle glissa cependant un bras autour de la taille d’Elayne, un soutien dont celle-ci se félicita. Sans ça, ses jambes ne l’auraient sûrement pas portée bien loin.

— Que se passe-t-il, maître Norry ? Aviendha, Merilille, lâchez-le !

Dès qu’il fut libre, le petit homme courut vers Elayne.

— La nouvelle est arrivée peu après votre départ, ma dame. Il y a quatre armées… Petites, dirait-on sûrement de nos jours. Je me souviens d’un temps où cinq mille hommes, c’était déjà une sacrée troupe !

Le Premier Clerc passa une main dans ses cheveux blancs.

— Quatre petites armées, donc, approchent de Caemlyn depuis l’est. Elles seront devant nos murs avant une semaine, j’en ai peur. Vingt mille hommes. Peut-être trente mille… Je n’en suis pas sûr…

Maître Norry brandit son dossier comme s’il voulait qu’Elayne le consulte. Pas de doute, il était très agité…

— Qui ? demanda Elayne.

À l’est, Elenia avait des terres et des troupes, et même chose pour Naean. Mais aucune ne pouvait réunir vingt mille hommes. De plus, la neige et la boue les auraient retenues jusqu’au printemps.

« Ce n’est pas avec des “aurait” et des “serait” qu’on construit des ponts… »

Un autre aphorisme de Lini…

— Pour le moment, je l’ignore, ma dame.

Et ce n’était pas si important… Qui que soient ces gens, ils arrivaient !

— Dès l’aube, maître Norry, vous irez acheter toute la nourriture disponible à l’extérieur de la ville pour la faire livrer dans nos entrepôts. Birgitte, fais décréter la mobilisation générale. Les mercenaires auront quatre jours pour s’engager dans la Garde ou quitter la ville.

» Maître Norry, chargez-vous de la proclamation publique. Tous les habitants désireux de partir avant le début du siège sont libres de le faire. Ainsi, nous aurons moins de bouches à nourrir – et ça incitera peut-être quelques hommes à s’engager.

Rompant l’étreinte de Birgitte, Elayne remonta le couloir en direction de ses appartements, ses trois compagnes et le Premier Clerc sur les talons.

— Merilille, avertis les femmes de la Famille et les Atha’an Miere. Elles voudront peut-être partir avant que ça commence… Des cartes… Birgitte, fais-moi apporter toutes les cartes pertinentes. Maître Norry, encore une chose…

Adieu la fatigue et le sommeil ! Elayne avait une ville à défendre.


Загрузка...