6 L’odeur de la folie

Apercevant Dannil près d’un feu, Perrin se faufila entre les chevaux pour le rejoindre. Dès qu’ils le virent, les autres gars de Deux-Rivières se levèrent et s’écartèrent pour lui laisser de la place. Pas certains qu’il ait envie de témoignages de sympathie, ils évitèrent de le regarder, les yeux baissés sous leur capuche.

— Tu sais où sont les hommes de Masema ? demanda Perrin à Dannil.

Il dut ensuite étouffer un bâillement. Son corps voulait dormir, mais ç’aurait été une perte de temps.

— Un peu plus d’une lieue au sud-ouest, répondit Dannil.

Agacé, il tira sur sa moustache. Donc, les deux crétines avaient dit vrai.

— Ils arrivent comme des canards dans le bois de l’Eau en automne. On dirait des types qui viennent d’écorcher leur propre mère…

Lem al’Dai, un gars au visage chevalin, cracha par terre à travers le trou qui remplaçait deux de ses dents de devant. Le souvenir d’une altercation avec le garde du corps d’un marchand de laine, des années plus tôt. Lem adorait les bagarres et il semblait pressé d’échanger des gnons avec les sbires de Masema.

— Ces types écorcheraient n’importe qui sur un ordre du Prophète, confirma Perrin. Il serait plus prudent d’en informer tout le monde… Dannil, tu sais comment sont morts les hommes de Berelain ?

Dannil acquiesça et d’autres hommes marmonnèrent dans leur barbe.

— Vous savez tous, donc… Mais jusque-là, il n’y a pas de preuves…

Lem ricana et les autres parurent aussi révulsés que Dannil. Tous avaient vu les cadavres que la vermine du Prophète laissait derrière elle.

De plus en plus dense, la neige menaçait de tout recouvrir. Pour se protéger du froid, les chevaux rentraient la queue. Dans quelques heures, voire plus tôt, le blizzard se déchaînerait. Pas le genre de temps où on s’éloignait des feux, en principe.

— Rappelle les gars postés sur la butte, puis filez vers le site de l’embuscade.

Une des décisions que Perrin avait prises sur le chemin du camp. Quelle que soit la menace, il avait déjà trop tardé. Les Aiels renégats avaient trop d’avance, et s’ils s’étaient dirigés ailleurs que vers le sud ou l’ouest, quelqu’un serait déjà revenu avec cette information. À l’heure qu’il était, ils devaient s’attendre à ce que Perrin les suive.

— Nous chevaucherons jusqu’à ce que j’aie une idée plus précise de notre destination. Après, Grady et Neald nous feront gagner du temps avec un portail. Dannil, envoie des messagers à Berelain et à Arganda. Je veux que leurs forces lèvent le camp aussi. Il nous faudra des éclaireurs et une protection sur chaque flanc. Dis à ces hommes de ne pas se focaliser sur les Aiels, parce que d’autres ennemis pourraient avoir l’intention de nous massacrer. Je ne veux pas tomber dans un piège. Demande aussi aux Matriarches de rester près de nous.

Malgré ses ordres, Arganda était bien fichu d’essayer de soumettre ces femmes à la question. Et si elles tuaient un de ses soldats en se défendant, il serait capable de ne plus en faire qu’à sa tête, serment d’allégeance ou pas. Or, Perrin aurait parié qu’il lui faudrait bientôt tous les combattants dont il pouvait disposer…

— Sois très ferme, sans pour autant les vexer.

Dannil n’avait pas bronché sous cette avalanche d’ordres. Le dernier lui arracha pourtant une grimace. Autant essayer d’être ferme avec le Cercle des Femmes de Champ d’Emond…

— À tes ordres, seigneur Perrin, dit-il avec un petit salut.

Puis il sauta en selle et commença à distribuer ses instructions.

Entouré d’hommes qui enfourchaient leur monture, Perrin tira sur la manche de Kenly Maerin, un jeune gars qui n’avait encore qu’un pied dans un étrier. Quand il lui eut demandé d’aller faire seller Marcheur puis de le lui amener, Kenly sourit et salua avec ardeur.

— À tes ordres, seigneur Perrin. Je me dépêche !

Perrin soupira intérieurement pendant que le jeune type filait vers les piquets des chevaux, tirant son hongre marron par la bride. Si c’était pour la gratter tout le temps, ce jeunot n’aurait pas dû se laisser pousser la barbe. De toute façon, elle était minable.

En attendant sa monture, Perrin se rapprocha des flammes. Faile l’avait averti qu’il devrait s’habituer aux « seigneur Perrin », aux saluts et aux courbettes. En général, il n’y faisait plus attention, mais aujourd’hui, ça le déprimait. Un fossé se creusait entre ses anciens amis et lui, et il semblait être le seul à vouloir le combler.

Basel Gill le trouva en train de se réchauffer les mains et de ronchonner dans sa barbe.

— Navré de te déranger, seigneur, dit-il en s’inclinant.

L’espace d’une seconde, il retira son chapeau, révélant un crâne presque chauve, puis le remit pour se protéger de la neige. Citadin endurci, il craignait le froid.

Ce gros bonhomme n’était pas obséquieux – peu d’aubergistes de Caemlyn donnaient dans ce registre – mais il appréciait le protocole. Du coup, il s’était assez adapté à son nouveau travail pour satisfaire Faile.

— C’est le jeune Tallanvor… Dès l’aube, il a sellé son cheval et il est parti. Il prétend que tu lui en as donné l’autorisation si les groupes de recherche n’étaient pas revenus à ce moment-là. Je m’interroge, parce qu’on n’a laissé sortir personne d’autre.

L’imbécile ! Même s’il n’avait jamais été prolixe sur son passé, Tallanvor présentait toutes les caractéristiques d’un soldat expérimenté, mais seul contre des Aiels, il était un lièvre parti à la chasse aux hyènes.

Lumière, que ne donnerais-je pas pour être avec lui. Je n’aurais pas dû écouter Berelain au sujet des embuscades.

Mais il y avait eu une autre embuscade, et les éclaireurs d’Arganda risquaient aussi de mal finir. Tant pis, il devait y aller. Il le fallait.

— Oui, mentit-il, je lui en ai donné la permission.

S’il disait la vérité, il serait obligé de punir le jeune fou. Le fardeau des seigneurs, ça… S’il revoyait ce pauvre type vivant…

— Basel, on dirait que vous aimeriez partir aussi en chasse.

— Seigneur, j’ai beaucoup d’affection pour Maighdin.

Une réponse très digne… et un rien crispée, comme si Perrin venait de dire à l’ancien aubergiste qu’il était trop vieux pour ce genre de bêtises. Et malgré son calme de façade, Gill exhalait bien l’odeur d’un mâle vexé.

— Rien de comparable aux sentiments de Tallanvor, mais c’est un attachement sincère. Bien sûr, j’aime beaucoup dame Faile. C’est simplement que… Eh bien, j’ai l’impression d’avoir connu Maighdin toute ma vie. Elle mérite un meilleur sort.

Le soupir de Perrin se transforma en buée devant sa bouche.

— Je comprends, maître Gill.

La stricte vérité. Lui-même, il espérait sauver toutes ces femmes. Mais s’il fallait choisir, il prendrait Faile et sacrifierait les autres. Comparé à sa femme, rien ne comptait.

Malgré la forte odeur des chevaux, il capta une autre senteur d’agacement et se retourna pour voir de qui il s’agissait.

S’écartant chaque fois qu’un cavalier pressé de rejoindre sa colonne manquait la renverser, Lini le foudroyait du regard. Une main tenant les pans de son manteau, l’autre brandissait une massue à la tête hérissée de pointes. Un miracle qu’elle ne soit pas partie avec Tallanvor.

— Tu auras des nouvelles dès que j’en aurai, promit Perrin.

Son estomac gargouilla, lui rappelant le ragoût qu’il avait dédaigné. Sur sa langue, il crut sentir le goût de la viande et des lentilles. Puis il bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

— Excuse-moi, Lini, dit-il quand il put de nouveau parler. Je n’ai pas beaucoup dormi. Et rien mangé depuis une éternité. Tu aurais quelque chose pour moi ? Du pain, par exemple.

— Tout le monde a mangé depuis longtemps, répondit la gouvernante. Il ne reste plus de miettes et les chaudrons, bien nettoyés, ont été rangés. Quand on picore dans trop d’assiettes, seigneur, on finit avec un mal de ventre carabiné. Surtout lorsqu’on ne se limite pas à ses assiettes…

En marmonnant entre ses dents, Lini jeta un dernier coup d’œil assassin à Perrin puis s’en fut en pestant contre le monde entier.

— Trop d’assiettes ? maugréa Perrin. Je n’en ai eu aucune. C’est ça, mon problème, pas une indigestion.

Lini s’éloignait en slalomant entre les chevaux et les charrettes. Trois ou quatre hommes lui parlèrent au passage, mais elle les envoya bouler sans ménagement – et en levant sa massue, au cas où ils n’auraient pas compris. L’inquiétude pour Maighdin devait lui faire perdre le contrôle de ses nerfs.

— Ou était-ce un de ses dictons ? s’interrogea Perrin. D’habitude, ils ont plus de sens que ça.

— Hum… eh bien… au fait, je…

Gill retira de nouveau son chapeau, en inspecta l’intérieur puis s’en coiffa de nouveau.

— Je dois aller vérifier les charrettes, seigneur. Pour m’assurer que tout est en ordre.

— Une aveugle verrait que tout va bien. Qu’est-ce qui se passe ?

Gill chercha une autre excuse, n’en trouva pas et blêmit.

— Je… Bon, tu l’apprendras tôt ou tard, je suppose… Lini est… hum… Ce matin, elle est allée dans le camp des Gardes Ailés. Pour te chercher, puisque tu n’étais pas revenu. Il n’y avait pas de lumière dans la tente de la Première Dame, mais une de ses servantes était réveillée, et elle a dit… enfin, insinué que… Je veux dire… Seigneur, ne me regarde pas comme ça !

Perrin tenta d’avoir l’air moins agressif. Sans grand succès, supposa-t-il quand il s’entendit parler :

— Que la Lumière me brûle ! J’ai dormi sous cette tente, mon gars. Dormi, c’est tout. Tu l’as dit à cette furie ?

Basel Gill faillit s’étrangler sur une quinte de toux.

— Moi ? couina-t-il quand il put de nouveau parler. Seigneur, tu veux que je le lui dise ? Si j’aborde un sujet pareil, elle m’éclatera le crâne avec sa massue. Cette femme a dû naître à Far Madding pendant un orage et ordonner au tonnerre de se calmer. Je parie qu’il a obéi…

— Tu es notre shambayan, rappela Perrin. Ça ne consiste pas seulement à charger des charrettes sous la neige.

Il aurait voulu mordre quelqu’un.

Gill le sentit. Après avoir marmonné une formule de politesse, il se détourna et s’enfuit à toutes jambes. Pas pour aller voir Lini, Perrin en aurait mis sa main au feu. Sa position lui permettait de dominer tous les domestiques, à part Lini. Elle, nul ne lui donnait d’ordres, Faile exceptée.

Morose, le jeune homme observa les éclaireurs qui sortaient du camp et commençaient déjà à regarder partout autour d’eux.

Dès que c’était à son désavantage, les femmes gobaient n’importe quoi au sujet d’un homme. Et pire était la calomnie, plus elles prenaient plaisir à la répandre. Croyant d’abord que Rosene et Nana étaient le seul danger, il devait déchanter. Lini en avait probablement parlé à Breane, l’autre servante de Faile, et à cette heure, toutes les femmes du camp devaient être au courant. Parmi les palefreniers et les cochers, il y en avait beaucoup, et en bonnes Cairhieniennes, elles avaient dû se faire un devoir de tout raconter aux hommes. À Deux-Rivières, on ne voyait pas d’un bon œil les choses de ce genre. Et une fois qu’on avait mauvaise réputation, s’en débarrasser n’était pas facile. Soudain, les hommes qui s’écartaient pour le laisser passer et les regards fuyants prirent un autre sens – le crachat de Lem aussi. Et le sourire de Kenly, qui était peut-être bien un rictus.

Seul point positif, Faile ne croirait pas un mot de cette histoire. Pas vrai ? Bien sûr qu’elle n’y croirait pas !

Kenly revint enfin, Marcheur et son hongre tenus par la bride. Avec ce froid, les chevaux faisaient pitié. Les oreilles en berne, la queue rentrée, Marcheur n’essaya même pas de mordre la monture de Kenly, une activité qu’il adorait d’habitude.

— Ne montre pas tes dents tout le temps, marmonna Perrin en prenant les rênes de son étalon.

Kenly le regarda bizarrement puis détala en jetant de fréquents coups d’œil en arrière.

De plus en plus grognon, Perrin vérifia la sangle de sa selle. Alors qu’il était temps d’aller dénicher Masema, il ne monta pas sur son cheval. Pour se rassurer, il songea qu’il était fatigué et qu’il avait faim. Un peu de repos, un repas rapide, et ça repartirait.

Des fadaises ! Dans sa tête, il revoyait les fermes brûlées et les pendus, de chaque côté de la route… Des hommes, des femmes et même des enfants… Même si Rand était encore en Altara, ça faisait un long chemin. Une longue route, oui, et il n’avait pas le choix. Enfin, aucun qui puisse le satisfaire.

Alors qu’il était debout, le front appuyé à sa selle, une délégation de Cha Faile lui tomba dessus. Une dizaine de jeunes imbéciles aveuglément fidèles à sa femme. Souhaitant que la neige les recouvre tous, il se redressa péniblement.

Selande se campa face à lui, près de la croupe de Marcheur. Une petite femme, ses poings gantés de vert sur les hanches et le front barré d’une ride qui n’augurait rien de bon… Une frêle grenouille toujours prête à vouloir paraître plus grosse que le bœuf…

Malgré la neige, un pan de son manteau était écarté pour lui fournir un accès rapide à son épée… et exposer les six rayures qui ornaient sa veste bleu foncé. Toutes les femmes portaient des vêtements et des armes d’homme. Dans ce groupe d’idiots, elles étaient deux fois plus enclines à dégainer leur quincaillerie que les mâles – pourtant un ramassis de jeunes coqs. Agressifs en toutes circonstances, ces crétins se seraient battus en duel tous les jours si Faile ne s’en était pas mêlée.

Le groupe qui accompagnait Selande empestait la colère, la morosité et une irritation de mauvais augure.

— Je te vois, seigneur Perrin, dit la jeune idiote avec un accent du Cairhien à couper au couteau.

Le salut traditionnel des Aiels, dans cette bouche en cul-de-poule…

— On se prépare au départ, et pourtant, on nous empêche d’accéder à nos chevaux. Aurais-tu l’obligeance de régler ça ?

Tu me vois, c’est ça ? Si tu savais ce que je donnerais pour ne pas te voir, justement.

— Les Aiels marchent, lâcha Perrin.

Il bâilla, se ficha comme d’une guigne du regard furieux de Selande et tenta d’oublier jusqu’à la notion de sommeil.

— Si vous ne voulez pas marcher, voyagez sur les charrettes.

— Tu ne peux pas nous faire ça ! s’écria une Tearienne, la main sur la poignée de son épée.

Très grande, les yeux bleus, Medore était passée très près de la beauté absolue. Avec sa poitrine généreuse, les grosses manches rayées de rouge de sa veste ne faisaient pas un très bel effet.

— Aile Rouge est ma monture préférée. On ne m’en privera pas !

— C’est la troisième fois, dit Selande, mystérieuse. Ce soir, nous parlerons de ton toh, Medore Damara.

D’après les rumeurs, le père de Medore était un homme âgé retiré dans son domaine depuis des années. Astoril n’en restait pas moins un haut seigneur. Toutes choses égales par ailleurs, ça faisait de sa fille la supérieure de Selande, une noble mineure du Cairhien. Pourtant, la Tearienne déglutit péniblement et regarda autour d’elle comme si elle craignait qu’on veuille l’écorcher vive.

Soudain, Perrin en eut plus qu’assez de ces imbéciles, de leur façon de se prendre pour des Aiels alors qu’ils n’avaient rien dans le ventre, et de leurs âneries d’enfants gâtés.

— Quand avez-vous commencé à espionner pour ma femme ? demanda-t-il.

Les jeunes débiles se pétrifièrent.

— Nous effectuons toutes les missions dont dame Faile nous charge, répondit Selande après une assez longue réflexion.

Dans son odeur, la méfiance dominait. Tous diffusaient l’angoisse d’un renard qui se demande si un blaireau n’a pas investi sa tanière.

— Ma femme est-elle vraiment partie chasser ? demanda Perrin, agressif. Elle n’en avait jamais manifesté l’intention…

Après une accumulation d’avanies, la colère prit le dessus chez Perrin. Poussant Marcheur d’une main, il avança vers la jeune femme. Sentant l’humeur de son maître, l’étalon renâcla. À force de serrer la bride, Perrin eut mal aux doigts dans ses gants.

— Ou voulait-elle rencontrer certains d’entre vous, qui sortaient tout droit d’Abila ? A-t-elle été enlevée à cause de votre inepte espionnage ?

C’était du délire, Perrin le sut dès que ces mots sortirent de ses lèvres. Faile aurait pu voir ses espions n’importe où. Et elle se serait arrangée pour ne pas être en compagnie de Berelain. Bref, parler sans réfléchir était toujours une erreur…

S’il était informé des rencontres de Masema avec les Seanchaniens, c’était grâce à ces gens, si stupides soient-ils. Mais il avait envie de frapper – il fallait qu’il frappe ! – et les hommes qu’il rêvait d’écrabouiller étaient à des lieues de là. Avec Faile.

Les yeux réduits à des fentes, Selande ne céda pas un pouce de terrain. Au côté, elle portait une épée, et elle n’était pas seule.

— Pour dame Faile, nous serions prêts à mourir ! cria-t-elle. Aucun de nos actes, jamais, ne l’a mise en danger. Ce qui nous lie à elle, c’est le serment de l’eau !

À elle, pas à moi, c’est très clair…

Perrin aurait dû s’excuser, il le savait. Mais il passa outre :

— Vous aurez vos chevaux si vous promettez de m’obéir et de ne rien faire de précipité.

« Précipité » était un euphémisme avec ces abrutis. Décérébrés, ils étaient fichus de foncer tête baissée dès qu’ils sauraient où était Faile. Et de provoquer sa mort.

— Quand nous l’aurons localisée, je choisirai la façon de la sauver. Si ça contrarie votre « serment de l’eau », oubliez-le, parce que je ne me laisserai pas casser les pieds.

Selande serra les dents, l’air outragée. Mais elle finit par capituler à contrecœur :

— C’est d’accord…

Un des Teariens, un type au long nez baptisé Carlon, grogna de mécontentement, mais Selande le fit taire d’un geste. Avec un menton si étroit, ce jeune idiot n’aurait jamais dû se raser la barbe…

Selande dirigeait son groupe de crétins d’une main de fer. Une autorité qui ne la rendait pas moins stupide que les autres. Le serment de l’eau, et quoi encore !

— Nous t’obéirons jusqu’au retour de dame Faile, dit-elle, les yeux rivés dans ceux de Perrin. Après, nous serons de nouveau à elle. Et il lui reviendra de déterminer notre toh.

Cette dernière remarque s’adressait plus aux jeunes imbéciles qu’à Perrin.

— Parfait, dit ce dernier.

Il tenta de prendre un ton plus conciliant – sans grand succès.

— Je sais que vous lui êtes tous loyaux, et je vous respecte à cause de ça.

Et de rien d’autre, même en cherchant bien…

En guise d’excuses, ça faisait un peu juste et les jeunes gens ne manquèrent pas de s’en apercevoir. Alors que Selande se fendait d’un bruit de gorge maussade, ses camarades foudroyèrent Perrin du regard avant de se retirer.

Qu’ils boudent tout leur soûl ! Qu’importait, tant qu’ils tenaient parole ! De leur vie, ces privilégiés n’avaient jamais levé le petit doigt pour subvenir à leurs besoins. Une bande de parasites.

Le camp se vidait, les charrettes montées sur de gros patins se dirigeant déjà vers le sud. Alors que les chevaux laissaient de profondes empreintes, celles des patins étaient presque immédiatement comblées par la neige.

Les derniers gars de Deux-Rivières descendaient de la butte, puis enfourchaient leurs chevaux et partaient à leur tour.

Sur la gauche de Perrin, la colonne des Matriarches s’était elle aussi ébranlée – tout le monde à cheval, y compris les gai’shain qui conduisaient les bêtes de bât. Quel que soit le degré de fermeté dont Dannil avait fait montre – ou non – ça s’était révélé suffisant. En selle, les Matriarches avaient l’air très mal à l’aise, surtout comparées à la grâce aérienne de Seonid et de Masuri. Mais les gai’shain étaient encore pires ! Même s’ils chevauchaient depuis le troisième jour de neige, ils restaient couchés sur l’encolure de leur monture, s’accrochant à sa crinière comme s’ils redoutaient de tomber à tout instant. Pour qu’ils consentent à pratiquer l’équitation, il avait fallu un ordre des Matriarches. Et même ainsi, certains, dès qu’on ne les surveillait plus, se laissaient glisser au sol pour marcher.

Perrin grimpa en selle. Lui aussi craignait une chute, mais il ne pouvait pas se dérober à ce voyage. Affaibli et affamé, il aurait donné n’importe quoi pour un morceau de pain, un peu de fromage ou un bon râble de lapin.

— Des Aiels arrivent ! cria quelqu’un en tête de la colonne, qui s’immobilisa aussitôt.

D’autres voix firent passer le mot, comme si tout le monde n’avait pas déjà entendu. Prudents, des hommes décrochèrent l’arc pendu à leur épaule. Des conducteurs de charrette se redressèrent sur leur siège pour mieux voir ou sautèrent à terre afin de se réfugier sous leur véhicule.

Perrin grogna dans sa barbe puis talonna Marcheur.

En tête de colonne, Dannil et les deux porte-étendard étaient toujours en selle. Derrière eux, une trentaine d’hommes avaient déjà mis pied à terre, une flèche encochée dans leur arc. Grady et Neald étaient là aussi, toujours perchés sur leur monture, mais sondant les environs avec une sereine intensité. Tous les autres trépignaient d’excitation.

Les Asha’man, eux, exhalaient l’odeur des hommes prêts à tout affronter.

À travers les arbres, Perrin vit très nettement ce qu’ils observaient. Dix Aiels voilés avançaient vers la colonne, l’un d’eux tenant un grand cheval blanc par la bride. Un peu derrière eux, trois cavaliers encapuchonnés suivaient le mouvement.

Les Aiels se déplaçaient d’une étrange façon, et un paquet était accroché à la selle du cheval blanc. Trop petit pour qu’il s’agisse d’un cadavre, constata Perrin avec un intense soulagement.

— Baissez vos arcs, ordonna-t-il. C’est le hongre d’Alliandre. Ce sont nos Aiels… Ne voyez-vous pas qu’il s’agit de Promises ?

Une question de taille, quand on s’y connaissait un peu…

— J’avais à peine reconnu des Aiels, marmonna Dannil.

Tous les gars de Deux-Rivières savaient que leur chef avait des yeux d’aigle. Même s’ils s’en rengorgeaient – du moins jusque-là – Perrin tentait de leur cacher à quel point son acuité visuelle était bonne. Là, il était trop anxieux pour s’en soucier.

— Ce sont nos alliés, Dannil. Personne ne bouge.

Perrin avança vers les Promises, qui baissèrent leur voile à son approche. Dans les ombres de la capuche d’un cavalier, il reconnut le visage de Furen Alharra. Bien, c’étaient donc les trois Champions… Leurs chevaux, nota-t-il, étaient à bout de forces, comme lui…

Perrin aurait voulu lancer Marcheur au galop, pour entendre enfin le rapport de ces éclaireurs. En même temps, il redoutait ce que ces gens avaient à lui dire. Les corbeaux avaient dû s’attaquer aux cadavres, sans parler des renards et d’une multitude d’autres prédateurs. En ne rapportant pas ce qu’elles avaient trouvé, les Promises pensaient peut-être ménager le pauvre veuf…

Non ! Faile était vivante ! Il devait s’en persuader, mais c’était douloureux, comme quand on tentait de saisir à mains nues une lame aiguisée.

Mettant pied à terre, Perrin dut s’accrocher à la sangle de sa selle pour ne pas s’étaler. Se concentrer sur cette pensée positive – Faile ne peut pas être morte – consumait le peu d’énergie qui lui restait. Sa femme devait être vivante !

Pour une raison inconnue, les plus petits détails prirent soudain une importance capitale. Par exemple, ce n’était pas un paquet qui pendait à la selle, mais plusieurs petits ballots. D’autre part, les Promises portaient des chaussures de neige improvisées avec des lianes et des branches de chêne encore lestées d’aiguilles. Voilà pourquoi elles marchaient bizarrement… Jondyn avait dû leur montrer comment fabriquer ces précieux équipements…

Bon sang ! il devait se concentrer ! Mais son cœur cognait si fort contre ses côtes…

Ses lances et sa rondache dans la main gauche, Sulin s’empara d’un des ballots et avança vers le jeune homme. Quand elle sourit, la cicatrice rose qui barrait sa joue s’étira.

— Nous avons de bonnes nouvelles, Perrin Aybara.

L’Aielle tendit le ballot de tissu bleu à son interlocuteur.

— Ta femme est vivante !

Alharra échangea un regard appuyé avec Teryl Wynter, l’autre Champion de Seonid. Rovair Kirklin, celui de Masuri, regarda fixement devant lui. À l’évidence, les trois hommes n’auraient pas mis leur tête à couper qu’il s’agissait de « bonnes nouvelles ».

— Les autres ont continué pour voir ce qu’ils pouvaient découvrir, précisa Sulin. Même si nous avons trouvé pas mal de choses bizarres…

Perrin défit le ballot. C’était la robe de Faile, coupée sur le devant et le long des manches. Il inspira à fond, s’emplissant les poumons du parfum et de l’odeur de sa femme.

Pas de senteur de sang…

Toutes d’âge mûr et les traits durs – moins que ceux de Sulin, cependant –, les Promises se massèrent autour de Perrin. Sans trahir de fatigue, après une nuit entière en selle, les Champions mirent pied à terre mais restèrent à bonne distance des Aielles.

— Tous les hommes ont été tués, annonça Sulin. Si on se fie aux vêtements que nous avons trouvés, Alliandre Kigarin, Maighdin Dorlain, Lacile Aldorwin, Arrela Shiego et deux autres femmes sont désormais des gai’shain.

Les « deux autres femmes » devaient être Bain et Chiad. Pour Sulin, citer leurs noms, alors qu’elles avaient été capturées, aurait été humiliant. À force, Perrin en avait appris long sur les Aiels…

— C’est une violation des coutumes, mais ça les protège.

Les coupes, sur la robe de Faile, étaient nettes et franches, comme lorsqu’on écorche un animal. Quelqu’un, comprit Perrin, avait découpé les habits de sa femme sur son corps.

— Ils n’ont pris que les femmes ?

Briain, une jeune Promise aux joues rondes, secoua la tête.

— Trois hommes auraient pu être capturés aussi, mais ils se sont trop bien défendus, et on les a tués à coups de couteau ou de lance. Tous les autres étaient criblés de flèches.

— Ce n’est pas ce que tu crois, Perrin Aybara, dit Elienda, l’air outragée.

Très grande, les épaules larges, cette Promise parvenait à avoir quelque chose de maternel. Pourtant, Perrin l’avait vue assommer un type à coups de poing.

— Maltraiter un gai’shain, c’est comme s’en prendre à un enfant ou à un forgeron. Capturer des gens des terres mouillées est une faute, certes, mais nos ennemis n’iront pas plus loin dans la transgression. Les prisonnières ne seront même pas punies, si elles se tiennent tranquilles jusqu’à ce qu’on les retrouve. Et on saura leur donner de bons conseils à ce sujet…

Ce « on », c’était encore Bain et Chiad, bien entendu.

— Dans quelle direction sont-ils partis ? demanda Perrin.

Se tenir tranquille, Faile ? Voilà qui n’était pas son genre. Avec un peu de chance, elle essaierait, jusqu’à ce qu’il la retrouve.

— Presque au sud, répondit Sulin. Enfin, plus près du sud que de l’est. La neige a couvert leurs traces, mais Jondyn Barran en a vu d’autres ensuite. Ce sont celles d’un groupe différent… Moi, je crois Jondyn. Il a un aussi bon œil qu’Elyas Machera. Et il y a beaucoup de choses à voir…

Sulin coinça ses lances dans son dos, derrière l’étui de son arc, puis elle suspendit sa rondache au manche de son coutelas. Ensuite, elle parla par signes et Elienda saisit un deuxième ballot, plus gros que le premier, et le lui tendit.

— Beaucoup de gens se déplacent, là-bas, Perrin Aybara, et d’étranges choses sont en cours. Mais d’abord, tu dois voir ça…

La Promise déplia une autre robe découpée – verte, celle-là. Perrin se rappela l’avoir vue sur Alliandre.

— Ces flèches, nous les avons retrouvées à l’endroit où ta femme a été capturée.

Le ballot contenait une cinquantaine de projectiles aiels. Du sang séché souillait les hampes, son odeur montant aux narines du jeune homme.

— Taardad, dit Sulin en saisissant une flèche qu’elle jeta aussitôt au loin. Miagoma… (Elle laissa tomber deux autres projectiles.) Goshien…

La Promise fit la moue. Elle-même était une Goshien…

Une à une, elle nomma toutes les tribus, à part les Shaido. En même temps, elle jeta par terre un peu plus de la moitié des flèches.

— Shaido…, dit-elle enfin en secouant le ballot avant de le retourner d’un geste vif.

La robe de Faile serrée contre lui – l’odeur l’apaisait et en même temps lui déchirait le cœur –, Perrin étudia les projectiles éparpillés sur le sol. Déjà, certains disparaissaient sous la neige fraîche.

— Trop de flèches shaido, soupira-t-il.

Les Shaido auraient dû être presque tous coincés dans la Dague de Fléau de sa Lignée, à cinq cents lieues de là. Sauf si certaines de leurs Matriarches avaient appris à « voyager ». Ou si un des Rejetés…

Par la Lumière ! Perrin radotait comme un vieux fou ! Quel rapport avec les Rejetés ? Radoter alors qu’il aurait dû réfléchir… Mais son cerveau ne valait pas mieux que le reste de sa personne.

— Les autres Aiels sont des guerriers qui refusent d’accepter Rand comme leur Car’a’carn.

Les maudites couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Perrin. Mais il n’avait pas le temps de s’en soucier. Seule Faile comptait.

— Et ils se sont alliés aux Shaido.

Plusieurs Promises détournèrent les yeux. Elienda, en revanche, foudroya Perrin du regard. Non qu’il eût proféré un mensonge, mais des choses pareilles ne se disaient pas à voix haute.

— Combien de Shaido sont ici ? Pas la tribu entière, quand même ?

Si c’était le cas, il y aurait eu plus que des rumeurs de raids lointains. Au milieu de tous ses autres problèmes, l’Amadicia tout entière serait au courant…

— Mais pas loin non plus, marmonna Wynter entre ses dents.

Une remarque que Perrin n’aurait pas dû pouvoir entendre…

Fouillant dans les ballots suspendus à la selle du cheval blanc, Sulin en sortit une poupée de chiffon vêtue d’un cadin’sor.

— Elyas Machera l’a trouvée avant que nous fassions demi-tour, à environ quinze lieues d’ici.

La Promise secoua la tête. À son odeur, Perrin comprit qu’elle était troublée.

— Elyas prétend l’avoir sentie sous la neige… Avec Jondyn Barran, ils ont repéré sur les troncs d’arbre des entailles laissées par des charrettes. Un très grand nombre de charrettes… Perrin Aybara, je crois que nous avons affaire à un clan au complet. Et peut-être plus que ça… Un seul clan, ça représente au minimum mille lances, et davantage en cas d’urgence. Quand ça se présente, à part les forgerons, tous les hommes prennent les armes. Ces Shaido sont à des jours de marche d’ici – combien, c’est difficile à dire à cause de la neige – et ceux qui ont enlevé ta femme tentent de les rejoindre.

— Ce forgeron s’est armé d’une lance…, souffla Perrin.

Mille guerriers, peut-être plus… Lui, il en avait deux mille, en comptant les Gardes Ailés et les hommes d’Arganda. Contre des Aiels, l’avantage du nombre n’était pas là où on aurait pu le croire.

Perrin tapota la poupée que tenait Sulin. Une petite Shaido pleurait-elle parce qu’elle l’avait perdue ?

Alors qu’il allait enfourcher Marcheur, Sulin le retint par le bras.

— Je t’ai dit que nous avons vu autre chose… Deux fois, Elyas Machera a trouvé des déjections de cheval sous la neige. Et des vestiges de feux de camp. Beaucoup. Beaucoup de chevaux et de feux, je veux dire…

— Des milliers, intervint Alharra.

Les yeux dans ceux de Perrin, il fit un rapport clair et précis.

— Cinq mille au moins, et peut-être le double… Des camps militaires, en tout cas. La même troupe dans les deux endroits, selon moi. Machera et Barran partagent mon analyse. Quoi qu’il en soit, ces soldats se dirigent eux aussi « presque » vers le sud. Bien sûr, ils peuvent n’avoir aucun lien avec les Aiels. Mais il est possible aussi qu’ils les suivent…

Sulin plissa le front à l’intention du Champion, puis elle enchaîna :

— En trois occasions, nous avons vu des créatures volantes comme celles qu’utilisent les Seanchaniens, selon toi. Et nous avons aussi relevé deux fois de curieuses empreintes…

Sulin se baissa, prit une flèche et dessina dans la neige ce qui ressemblait à une empreinte d’ours, mais avec six orteils plus longs que l’index d’un homme.

— Cette créature a aussi des griffes, plus grosses que celles des ours des montagnes de la Brume, et elle doit courir très vite. Tu sais ce que c’est ?

Perrin secoua la tête. À part les félins de Deux-Rivières, il n’avait jamais entendu parler de créatures ayant six orteils.

— Une autre bête seanchanienne…, devina-t-il sans grand mérite.

Donc, au sud, en plus des Shaido, il y avait des Seanchaniens et sans doute aussi des Capes Blanches. C’était ce que suggéraient les renseignements de Balwer, et il se fiait au petit homme.

— On continue quand même vers le sud.

Les Promises regardèrent Perrin comme s’il venait d’annoncer qu’il neigeait.

Après s’être hissé sur le dos de Marcheur, le jeune homme alla rejoindre la colonne. Les Champions le suivirent, leur monture tenue par la bride.

En emmenant le cheval blanc, les Promises allèrent rejoindre les Matriarches. Masuri et Seonid, elles, chevauchaient à la rencontre de leurs Champions. Pourquoi n’étaient-elles pas venues fourrer leur nez dans cette affaire ? se demanda Perrin. Peut-être parce qu’elles entendaient le laisser seul avec son chagrin si les choses tournaient mal. Oui, c’était possible…

Malgré son cerveau déficient, Perrin tenta de récapituler. Les Shaido, sans doute très nombreux… Les Seanchaniens… Une puissante force montée – soit des Capes Blanches, soit des troupes seanchaniennes différentes… Au fond, ça ressemblait aux puzzles que maître Luhhan lui demandait de fabriquer. Des pièces de métal qui s’assemblaient comme dans un rêve, quand on connaissait l’astuce. Mais dans son état d’abrutissement, rien ne semblait vouloir coller ensemble.

Quand il les rejoignit, les hommes de Deux-Rivières étaient tous remontés en selle. Ceux qui avaient mis pied à terre, arc armé, semblaient déconcertés, comme le montraient leurs regards gênés.

— Elle est vivante, annonça Perrin.

Tous les gars semblèrent respirer de nouveau. Impassibles, ils écoutèrent les autres nouvelles, certains hochant la tête comme si elles ne les surprenaient pas.

— Les probabilités seront contre nous ? lança Dannil. Et alors, ce ne sera pas la première fois ! Que faisons-nous, mon seigneur ?

Perrin fit la grimace. Dannil continuait à lui donner du « mon seigneur »…

— Pour commencer, nous allons « voyager » vers le sud – une bonne quinzaine de lieues. Après, j’aviserai. Neald, pars en éclaireur, retrouve Elyas et ses compagnons et dis-leur ce que j’ai décidé de faire. À l’heure qu’il est, ils doivent avoir beaucoup d’avance sur nous. Surtout, sois prudent. Contre dix ou douze Matriarches, tu n’aurais pas une chance.

Un clan entier devait compter au minimum ce nombre de Matriarches capables de canaliser. Et s’il y avait plusieurs clans ? Un marécage que Perrin devrait bien traverser, si la situation se présentait.

Neald hocha la tête puis fit volter son hongre et repartit en direction du camp, où il avait déjà mémorisé le terrain.

Il ne restait plus que quelques ordres à donner. Comme envoyer des cavaliers à la rencontre des hommes de Mayene et de ceux du Ghealdan. Puisqu’ils faisaient camp à part, ces soldats se déplaçaient aussi séparément. Grady pensant pouvoir mémoriser le terrain ici, avant que la jonction ait eu lieu, il n’était pas utile que la colonne retourne en arrière sur les pas de Neald. Du coup, Perrin n’avait plus qu’une tâche sur sa liste…

— Dannil, je dois retrouver Masema. Ou au moins quelqu’un qui puisse lui délivrer un message. Avec un peu de chance, je ne serai pas long.

— Si tu t’aventures seul parmi ces crapules, mon seigneur, tu auras besoin de beaucoup de chance. J’ai entendu certains de ces types parler de toi. À cause de tes yeux, ils pensent que tu es une Créature des Ténèbres.

Dannil croisa le regard de Perrin… et détourna la tête.

— Selon eux, le Dragon Réincarné t’a maté, mais tu n’en restes pas moins un monstre. À ta place, je ne partirai pas sans une petite escorte.

Perrin hésita. Si les sbires de Masema décidaient de lui régler son compte, une « petite escorte » ne suffirait pas. Dans ce cas de figure, tous les gars de Deux-Rivières risquaient de ne pas faire le poids… Devait-il vraiment contacter Masema ? Après tout, il s’apercevrait bien qu’il y avait un problème.

Perrin capta le trille d’une mésange bleue, à l’ouest. Quelques instants plus tard, un autre lui répondit, audible par tous. Eh bien, voilà qui le dispensait de prendre la décision. Peut-être à cause de sa nature de ta’veren, il en avait l’absolue certitude.

Faisant pivoter Marcheur, il attendit.

Les hommes de Deux-Rivières captèrent aussi le message lancé en imitant un des oiseaux emblématiques de leur territoire. Des hommes approchaient, fort nombreux, et ils n’étaient pas obligatoirement amicaux. S’il s’était agi d’alliés, un trille de rossignol aurait retenti. Et en cas d’ennemis franchement déclarés, ç’aurait été celui d’un oiseau moqueur.

Cette fois, les gars de Deux-Rivières réagirent selon le protocole. Tout au long de la colonne, un homme sur deux mit pied à terre, confia les rênes de sa monture à son compagnon encore monté puis saisit son arc et l’arma.

Sur une seule ligne, sans doute pour sembler plus nombreux, les nouveaux venus apparurent entre les arbres largement espacés. Une centaine de cavaliers, deux d’entre eux légèrement détachés en tête, qui avançaient assez lentement pour en devenir menaçants. La moitié portaient une lance prête à être brandie à l’horizontale. Certains arboraient une cuirasse ou un casque, mais très rarement les deux. Cela dit, ces types étaient mieux armés que les sbires habituels du Prophète.

Masema était un des deux membres de l’avant-garde. Dans les ombres de sa capuche, ses yeux brillaient comme ceux d’un félin des montagnes enragé. La veille, combien de ces lances arboraient encore un ruban rouge ?

À quelques pas de Perrin, Masema leva un bras pour ordonner à son escorte de s’arrêter. Abaissant sa capuche, il étudia les archers de Deux-Rivières prêts à tirer. Impassible, il ne sembla pas s’apercevoir que des flocons s’écrasaient sur son crâne chauve. Son compagnon, une épée accrochée dans le dos et une autre pendue au pommeau de sa selle, garda sa capuche. Pourtant, Perrin crut deviner que lui aussi avait le crâne rasé. Son regard noir brillant presque autant que celui de Masema, il observait la colonne sans cesser de garder le Prophète dans son champ de vision.

Perrin fut tenté de signaler qu’un arc long de Deux-Rivières, à cette distance, pouvait envoyer un projectile capable de traverser de part en part une cuirasse et le torse de son porteur. Il envisagea aussi d’évoquer les Seanchaniens. Mais Berelain lui avait conseillé de ne pas trop remuer d’air. Un avis judicieux, dans les circonstances présentes.

— Tu venais à ma rencontre ? lança le Prophète.

Sa voix vibrait d’intensité, même quand il prononçait des paroles qui auraient pu passer pour banales dans la bouche de quelqu’un d’autre.

Il sourit, étirant la cicatrice triangulaire, sur sa joue…

— Qu’importe… Je suis là, maintenant. Comme tu le sais sans doute déjà, les fidèles du Dragon Réincarné – que la Lumière brille sur son nom – refusent d’être laissés en arrière. Je ne peux pas l’exiger d’eux, car ils servent le Dragon tout autant que moi.

Perrin vit une marée de flammes venue d’Amadicia déferler sur l’Altara et peut-être au-delà en laissant sur son passage une piste de mort et de désolation. Inspirant à fond, le jeune homme sentit l’air glacial s’engouffrer dans ses poumons. Faile passait avant tout. Oui, avant tout ! Et s’il devait en crever, eh bien, il en crèverait.

— Conduis tes hommes à l’est, dit-il, surpris par tant de calme dans sa voix. Je te rattraperai dès que possible. Des Aiels ont enlevé ma femme, et je file vers le sud pour la récupérer.

Pour une fois, Masema trahit sa surprise.

— Des Aiels ? Ainsi, ce n’est pas une rumeur ?

Le Prophète fronça les sourcils en observant les Matriarches, tout au bout de la colline.

— Vers le sud, dis-tu ?

Ses mains gantées croisées sur le pommeau de sa selle, Masema entreprit de dévisager Perrin. Dans son odeur, le jeune homme capta l’entêtante senteur de la folie.

— Je vais t’accompagner, dit enfin le Prophète, comme s’il venait de prendre une décision.

Étrange, considérant qu’il s’était montré très impatient de rejoindre Rand. À condition de ne pas être touché par le Pouvoir, cependant…

— Tous les fidèles du Dragon Réincarné – que la Lumière brille sur son nom – viendront aussi. Tuer des Aiels, ces sauvages, c’est accomplir l’œuvre de la Lumière.

Son sourire encore plus glacial qu’avant, Masema tourna la tête vers les Matriarches.

— J’apprécierais ton aide…, mentit Perrin, mais il y a un problème…

Ces minables ne serviraient à rien contre des Aiels. Cela dit, ils étaient des milliers et avaient vaincu des armées. Pas des armées d’Aiels, certes, mais…

Dans la tête de Perrin, une pièce du puzzle se mit en place. Mort de fatigue, il n’aurait su dire comment, mais c’était un fait… De toute manière, ça n’arriverait pas…

— Un problème, oui… Ces Aiels ont beaucoup d’avance sur moi. Pour les rattraper, j’entends « voyager ». Avec le Pouvoir de l’Unique, évidemment. Et je sais ce que tu en penses…

Derrière Masema, des murmures coururent dans les rangs. Se regardant, les hommes agitèrent leurs armes. Perrin entendit quelques « yeux jaunes » et « Créatures des Ténèbres » qui parlaient d’eux-mêmes.

Alors que son compagnon foudroyait le jeune homme du regard, comme s’il venait de blasphémer, Masema ne broncha pas, concentré comme s’il voulait faire un trou dans la tête de son interlocuteur pour voir ce qu’elle contenait.

— S’il arrivait malheur à ta femme, il aurait beaucoup de chagrin, lâcha le Prophète fou.

Interdisant qu’on prononce le nom de Rand, Masema avait l’art d’accentuer comme il le fallait la troisième personne du singulier…

Même s’il parlait d’un ton calme – pour lui – les yeux de Masema brûlaient de rage et la colère distordait ses traits.

Perrin ouvrit la bouche mais la referma sans parler. Après ce que Masema venait de dire, le soleil aurait tout aussi bien pu se lever à l’ouest !

Soudain, le jeune homme se demanda si Faile, au milieu des Shaido, n’était pas plus en sécurité que lui.


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