10 Un plan qui réussit

Elayne ouvrit les yeux dans des ténèbres où dansaient des ombres d’une nuance différente de noir. Le visage glacé et le reste du corps bouillant et lustré de sueur, elle avait les membres entravés… ou gênés par quelque chose.

Un instant, elle paniqua. Puis elle sentit la présence d’Aviendha – une conscience réconfortante – ainsi que celle de Birgitte, torrent de fureur implacablement contrôlé. Apaisée par cette compagnie, Elayne prit conscience qu’elle était dans sa chambre, dans son lit, sous une série de couvertures, les bras et les jambes coincés par des bouillottes. Les lourds voilages d’hiver du lit étaient tirés, et la chiche lumière provenait des flammes qui brûlaient encore dans la cheminée. Assez fortes pour faire onduler les ombres, mais pas pour les dissiper…

D’instinct, Elayne voulut s’unir à la Source, et elle y parvint sans mal. Sans puiser de saidar, elle se contenta de savourer son contact… Bien entendu, le désir de canaliser monta en elle, mais elle résista et se sépara de la Source. À contrecœur, et pas seulement parce que le désir d’être emplie de saidar était souvent un besoin proche de l’addiction qu’il convenait de contrôler. Durant le cauchemar qu’elle venait de vivre, sa plus grande angoisse n’avait pas été la mort, mais l’idée de ne plus jamais pouvoir s’unir à la Source. En un temps pas si lointain, elle aurait trouvé ça étrange…

Les souvenirs lui revenant, Elayne se redressa, s’asseyant dans le lit. Quand les couvertures glissèrent sur son corps, elle les remonta vivement. Contre sa peau nue trempée de sueur, l’air était glacial.

On ne lui avait pas laissé ses sous-vêtements. Même si elle essayait d’imiter Aviendha, plus que décontractée quand il s’agissait de nudité, elle n’avait pas encore son insouciance.

— Dyelin ? demanda-t-elle, angoissée, en tentant d’ajuster les couvertures sur son torse.

Une manœuvre plutôt compliquée quand on se sentait épuisée et confuse.

— Et le Garde de la Reine ? Sont-ils… ?

— Le garde n’a rien, dit Nynaeve en sortant des ombres, silhouette parmi des silhouettes.

Elle posa une main sur le front d’Elayne et parut satisfaite de le trouver plutôt frais.

— J’ai guéri Dyelin. Mais il lui faudra un bon moment pour se rétablir, après une telle perte de sang. Tu ne t’en tires pas trop mal non plus. Au début, j’ai craint que tu nous fasses une grosse fièvre. Quand on est affaibli, ça arrive souvent…

— Au lieu de te guérir, elle t’a fait boire une décoction, dit Birgitte.

Assise sur une chaise, au pied du lit, elle aussi n’était qu’une ombre parmi les ombres.

— Nynaeve al’Meara est assez sage pour savoir que faire ou ne pas faire, intervint Aviendha.

Seul son chemisier blanc et une sorte d’éclair argenté étaient visibles dans le brouillard. Comme d’habitude, elle avait opté pour le sol plutôt que pour une chaise.

— Elle a reconnu le goût du poison, dans ta tasse. Ignorant comment utiliser son Pouvoir contre cette substance, elle a préféré ne pas prendre de risques.

Nynaeve grogna de frustration. Autant à cause de l’ironie de Birgitte que du plaidoyer d’Aviendha. Fidèle à sa légende, elle aurait sans doute préféré qu’on laisse dans l’ombre son impuissance face à certains cas. D’autant plus qu’elle était très susceptible à propos de la guérison, ces derniers temps. Logique, puisque plusieurs membres de la Famille se révélaient bien plus efficaces qu’elle.

— Tu aurais dû le reconnaître aussi, ce goût, Elayne, marmonna l’ancienne Sage-Dame. Quoi qu’il en soit, la simple verte et la langue de chèvre vont t’abrutir, mais il n’y a rien de mieux contre les crampes d’estomac. J’ai pensé que tu préférerais dormir…

Crevant de chaud, Elayne s’empara des bouillottes, sous les couvertures, et les jeta sur le sol. Durant quelques jours, après que Ronde Macura les eut droguées, Nynaeve et elle, la Fille-Héritière avait vécu un véritable calvaire. Avec les décoctions que lui avait données Nynaeve, elle ne risquait pas de se sentir plus mal… À condition de ne pas vouloir aller très loin, elle devait même pouvoir marcher. Et elle avait toute sa tête…

Avisant un mince croissant de lune, par la fenêtre, elle se demanda quelle heure il pouvait bien être. Puis elle s’unit à la Source, invoqua quatre filaments de feu et alluma deux lampes. Éblouie par la soudaine lumière, Birgitte se protégea les yeux. Sa veste d’uniforme lui allait vraiment bien. De quoi en boucher un coin aux négociants…

— Tu es encore trop faible pour canaliser, dit Nynaeve en clignant des yeux.

Son châle toujours abaissé, elle portait encore son audacieuse robe bleue.

— Quelques jours de convalescence avec beaucoup de sommeil, voilà ce qui s’impose. Et les bouillottes… Eh bien, tu dois rester au chaud. En matière de fièvre, mieux vaut prévenir que guérir…

Elayne arrangea ses oreillers pour pouvoir s’asseoir confortablement dans le lit. Agacée, Nynaeve leva les bras au ciel.

Sur une des tables de chevet reposait un gobelet plein d’un liquide noir qu’Elayne lorgna d’un regard soupçonneux.

— Aujourd’hui, Dyelin a prouvé qu’elle m’est vraiment loyale. Sans lésiner sur le prix à payer, il faut l’avouer. Aviendha, je crois que j’ai un toh envers elle.

L’Aielle haussa les épaules. Dès leur arrivée à Caemlyn, elle avait renoncé avec une hâte presque comique à sa tenue des terres mouillées pour revêtir un chemisier en algode et de lourdes jupes de laine. Avec le châle sombre noué autour de sa taille et le foulard noir qui retenait ses longs cheveux, on eût dit l’incarnation d’une apprentie de Matriarche – à l’exception du riche collier en argent composé de disques entrelacés que lui avait offert Egwene.

Elayne ne comprenait pas pourquoi sa sœur d’élection était revenue si vite à une tenue traditionnelle. Tant qu’elle portait des vêtements « exotiques », Melaine et les autres avaient semblé disposées à lui laisser la bride sur le cou. Désormais, elles la tenaient en leur pouvoir aussi fermement qu’une Aes Sedai pouvait tenir une novice. Et si elles l’autorisaient à séjourner au palais, c’était uniquement parce que la Fille-Héritière et elle étaient premières-sœurs.

— Si tu penses en avoir un, c’est vrai, dit Aviendha d’un ton presque taquin – une preuve d’affection, sans doute. Mais c’est un petit toh, ma sœur. Tes doutes étaient justifiés, et tu ne peux pas t’infliger un toh chaque fois que tu en as…

Aviendha éclata soudain de rire.

— Ce serait une aptitude très orgueilleuse, qui me forcerait à être beaucoup trop fière de toi. N’était que les Matriarches ne verraient pas ça d’un bon œil…

Nynaeve roula de grands yeux, mais Aviendha ne broncha pas, bizarrement patiente face à l’ignorance de l’ancienne Sage-Dame. Avec les Matriarches, la toute nouvelle sœur d’Elayne n’avait pas seulement étudié le Pouvoir.

— On ne voudrait surtout pas que vous soyez trop fières, toutes les deux, railla Birgitte avec un effort louable pour garder son sérieux.

À l’évidence, elle aurait volontiers éclaté de rire.

Le visage de marbre, Aviendha dévisagea longuement l’archère. Depuis qu’Elayne et elle s’étaient adoptées, Birgitte lui avait également accordé une place de choix dans son cœur. Pas comme une Championne, bien entendu, mais comme une grande sœur sage et bienveillante.

Aviendha ne savait pas trop qu’en penser ni comment réagir. Faire partie du petit cercle d’initiés qui savaient la vérité sur l’héroïne ne lui facilitait pas la tâche. Tentée de montrer clairement que Birgitte Arc d’Argent ne l’impressionnait pas le moins du monde, elle oscillait entre la défiance et la soumission, en passant par tous les stades intermédiaires.

Birgitte lui sourit gentiment puis reprit son sérieux, sortit de sa ceinture un paquet et entreprit de l’ouvrir délicatement. Lorsqu’elle eut déballé un couteau au manche enveloppé de cuir et à la longue lame, elle se rembrunit carrément.

Elayne reconnut l’arme que brandissait le tueur aux cheveux blonds.

— Ils n’essayaient pas de t’enlever, ma sœur, annonça Aviendha.

— Après avoir tué les deux premiers types – le second en lançant son épée à travers la pièce comme un javelot –, le Garde Mellar a pris son arme au tueur blond et il l’a frappé avec.

La Championne exhiba le couteau, le tenant par le bout du manche.

— Ces hommes avaient sur eux quatre couteaux identiques. Celui-ci est empoisonné.

— Les taches brunes, sur la lame, dit Nynaeve, c’est du fenouil gris additionné de noyau de pêche. Un coup d’œil sur les yeux et la langue du mort m’a suffi à comprendre que c’est ça qui l’a tué, pas la lame…

— Un coup bien monté, fit Elayne après un moment de silence. De la fourche-racine pour m’empêcher de canaliser, deux hommes pour me tenir et un troisième avec une lame empoisonnée. Bien monté mais compliqué…

— Les gens des terres mouillées aiment ce qui est tordu, dit Aviendha.

Après un coup d’œil à Birgitte, elle ajouta :

— Enfin, certains d’entre eux.

— Si compliqué que ça, vraiment ? demanda la Championne tout en remballant la dague avec moult précautions. Te trouver était très facile, Elayne. Et tout le monde sait que tu déjeunes toujours seule… Une chance que Mellar soit passé par là et qu’il ait entendu du bruit dans tes appartements. Une veine de ta’veren, franchement !

— Une égratignure sur le bras, dit Nynaeve, et tu serais morte. Ce poison ne pardonne pas. Dyelin a eu de la chance que les autres lames n’en soient pas enduites.

Elayne dévisagea ses amies, qui restèrent impassibles, et soupira. Un plan très raffiné, quand même… Comme s’il ne suffisait pas qu’il y ait des espions au palais.

— Une garde rapprochée discrète, Birgitte, souffla-t-elle.

La Championne ne trahit pas sa satisfaction, mais une subtile jubilation se déversa à travers le lien. À l’évidence, l’archère avait anticipé ce revirement.

— Pour commencer, les huit femmes qui t’escortaient ce matin, dit-elle sans même feindre de réfléchir à la question. Plus une vingtaine d’autres gardiennes choisies par mes soins. Pas assez nombreuses, elles ne pourront pas te protéger jour et nuit, et tu en as rudement besoin.

Une façon d’enfoncer le clou, même si Elayne n’avait pas protesté.

— Des femmes te défendront mieux que des hommes, surtout dans certains endroits, et on les remarquera moins. En voyant des Promises de la Lance, les gens penseront à un rituel quelconque, et nous renforcerons l’illusion avec une ceinture d’apparat et un truc dans ce genre.

Aviendha lança à Birgitte un regard courroucé qu’elle fit mine de ne pas remarquer.

— Le problème, c’est de nommer une chef… Deux ou trois Quêteuses du Cor réclament déjà un « poste adapté à leur statut ». Ces fichues bonnes femmes savent donner des ordres, mais je ne parierais pas qu’elles soient capables de choisir les bons. Je pourrais promouvoir Caseille, mais elle a plutôt une âme de porte-étendard. Les autres ont des qualités de subordonnées, pas de chef…

Ainsi, tout était prévu ? Une vingtaine… Pour que ce nombre ne soit pas multiplié par trois, Elayne aurait intérêt à tenir Birgitte à l’œil. Et ces « endroits » où des femmes seraient mieux à même de la protéger ? Sa baignoire, sans nul doute…

— Caseille fera l’affaire. Une porte-étendard peut commander vingt personnes.

Et Caseille serait certainement disposée à ne pas se montrer trop envahissante. Par exemple à l’heure du bain.

— Mon sauveur, ce Mellar, que sais-tu de lui, Birgitte ?

— Doilin Mellar, répondit la Championne, sourcils froncés. Un type très froid, même s’il sourit beaucoup – pour l’essentiel aux femmes. Il a la main baladeuse avec les servantes, et il en a séduit trois en quatre jours – de son propre aveu, parce qu’il aime se vanter de sa bonne fortune – mais il n’insiste pas quand on le repousse. À l’en croire, il a été garde du corps de marchands puis mercenaire, avant de devenir Quêteur du Cor. Il a les qualités requises, c’est pour ça que je l’ai nommé lieutenant. Il est andorien, originaire du nord de Baerlon. Toujours selon ses dires, il a combattu pour ta mère lors de la Succession, mais ça ne colle pas, parce qu’il devait être trop jeune. Mais comme il a bien répondu à toutes mes questions, c’est peut-être vrai. Cela dit, les mercenaires mentent volontiers sur leur passé.

Les mains croisées sur son giron, Elayne réfléchit à Doilin Mellar. Elle se souvenait simplement d’un type élancé au visage dur qui étranglait un des tueurs en tentant de récupérer le couteau empoisonné. Un homme assez doué, militairement parlant, pour que Birgitte lui décerne des galons. Bien entendu, elle faisait son possible pour que la plupart des officiers soient des Andoriens…

Un sauvetage miraculeux, à un contre trois, avec un jet d’épée d’une parfaite précision. Un récit héroïque de trouvère, vraiment…

— Cet homme mérite une récompense. Nomme-le chef de ma garde rapprochée, Birgitte. Caseille le secondera.

— Tu as perdu l’esprit ? explosa Nynaeve.

Elayne lui fit signe de se taire.

— Je me sentirai plus en sécurité s’il est là. Avec moi, il n’aura pas la main baladeuse, surtout avec Caseille et les autres pour le surveiller. Avec sa réputation, elles ne le lâcheront pas des yeux. Tu as dit vingt, Birgitte ? Je ne te concéderai pas plus.

— J’ai dit « une vingtaine », éluda la Championne. (Elle se pencha vers son Aes Sedai.) Tu sais ce que tu fais, je suppose…

Enfin, un vrai comportement de Championne au lieu de discutailler.

— Le lieutenant Mellar est désormais le capitaine Mellar, ce parce qu’il a sauvé la Fille-Héritière. Voilà qui ne le rendra pas moins vaniteux… Sauf si tu veux garder cette histoire secrète…

Elayne secoua la tête.

— Non, surtout pas. Que toute la ville soit informée. On a essayé de me tuer, et le lieutenant Mellar – non, le capitaine Mellar – m’a sauvé la vie. En revanche, qu’on ne parle pas du poison. Un petit piège tendu à nos adversaires, qui pourraient se trahir…

Nynaeve se racla la gorge et foudroya son amie du regard.

— Un jour, tu seras trop intelligente pour ton propre bien…

— Elle est intelligente, Nynaeve al’Meara…

Se levant souplement, Aviendha ajusta sa jupe puis tapota le manche du couteau accroché à sa ceinture – plus modeste que son arme de Promise, mais encore impressionnant.

— Et je suis là pour couvrir ses arrières. J’ai la permission de rester avec elle, désormais.

Nynaeve ouvrit la bouche… et la referma. Une retenue inhabituelle chez elle. Au lieu de brailler, elle souffla :

— Pourquoi vous me regardez toutes comme ça ? Si Elayne veut que ce type lui pince les fesses quand ça lui chante, qui suis-je pour m’y opposer ?

Birgitte en resta bouche bée et Aviendha, les yeux ronds, faillit s’étrangler.

Le son lointain du gong, sur la plus haute tour du palais, ramena Elayne à la réalité.

— Nynaeve, Egwene doit déjà nous attendre. Et je ne vois nulle part mes vêtements. Et ma bourse ? Ma bague est dedans.

La bague au serpent était au doigt d’Elayne, mais elle ne parlait pas de celle-là.

— Egwene, je la verrai seule, déclara Nynaeve. Tu n’es pas en état d’aller dans le Monde des Rêves. En plus, tu as dormi tout l’après-midi. Comment veux-tu te rendormir ? Quant à te mettre en transe, tu en es incapable. Donc, le débat est clos.

L’ancienne Sage-Dame eut un sourire triomphant. Elle-même, elle n’était pas parvenue à se plonger dans la transe qu’Egwene avait tenté de leur enseigner.

— Tu veux parier que j’y arrive ? marmonna Elayne. Que veux-tu miser ? J’ai l’intention de boire ce breuvage, là, sur la table de nuit, puis je m’endormirai comme une masse. Sauf si tu n’as pas ajouté un soporifique dans cette décoction, tout ton numéro ne visant pas à me la faire boire. Mais tu n’es pas du genre à faire ça, pas vrai ? Donc, qu’allons-nous parier, très chère ?

Le sourire arrogant s’effaça des lèvres de Nynaeve et elle s’empourpra.

— Voilà qui n’est pas joli-joli, marmonna Birgitte, les poings sur les hanches. Cette femme t’a épargné des crampes d’estomac, et tu la soupçonnes de mille horreurs. Si tu bois ce breuvage et t’endors gentiment, sans prétendre t’aventurer dans le Monde des Rêves ce soir, je croirai peut-être que tu es assez adulte pour ne pas avoir besoin de cent gardes du corps. Ou vais-je devoir te pincer le nez pour que tu boives ?

Cent gardes ? Oui, Birgitte n’était pas du genre à baisser aisément pavillon…

Se campant devant la Championne, Aviendha la laissa tout juste prononcer son dernier mot avant d’enchaîner :

— Tu ne devrais pas lui parler ainsi, Birgitte Trahelion, dit-elle, se redressant de toute sa taille.

Vu la hauteur des talons des bottes de Birgitte, ça ne lui conférait pas un grand avantage. Mais dans cette posture, elle faisait penser à une Matriarche plus qu’à une apprentie. Et sa jeunesse ne gâchait rien, parce que certaines Matriarches avaient l’air à peine plus âgées qu’elle.

— Tu es sa Championne. Demande à Aan’allein comment tu dois te comporter. C’est un grand homme, pourtant, il obéit à Nynaeve.

Lan, le roi du Malkier universellement admiré parmi les Aiels…

Birgitte dévisagea Aviendha puis prit une position nonchalante qui lui fit perdre toute la hauteur gagnée grâce à ses talons. Avec un sourire de défi, elle ouvrit la bouche, prête à lancer une pique bien sentie à l’Aielle. En général, ses saillies faisaient mouche…

Mais Nynaeve intervint :

— Pour l’amour de la Lumière, arrête ça, Birgitte ! Si Elayne dit qu’elle viendra, c’est qu’elle viendra. Et maintenant, plus un mot ! Sinon, nous aurons bientôt une petite conversation, toutes les deux.

Birgitte fulmina intérieurement et Elayne le sentit très clairement à travers le lien. Mais elle finit par se rasseoir, jambes écartées et bottes en équilibre sur leurs éperons à tête de lion, et entreprit de bouder en silence – ou de marmonner entre ses dents. Si elle ne l’avait pas mieux connue, Elayne aurait pu croire qu’elle boudait vraiment.

Pourquoi Nynaeve se comportait-elle ainsi ? Au début, elle était impressionnée par l’archère – au moins autant qu’Aviendha, et ce n’était pas peu dire – mais tout avait radicalement changé. Désormais, elle la tarabustait sans complexes. Et ça marchait très bien.

« C’est une femme comme les autres », avait un jour argué Nynaeve. « C’est elle qui me l’a dit, et j’ai fini par comprendre que c’est vrai. »

Une explication douteuse. Birgitte restait Birgitte…

— Ma bague ? demanda Elayne.

Docile, l’archère alla chercher la bourse dans le boudoir. Une Championne était censée faire ce genre de choses, mais l’héroïne ne manquait jamais de lâcher un commentaire acide.

Quand elle revint, son numéro de mime remplaça avantageusement son alacrité verbale. S’inclinant bien bas, elle tendit la bourse à son Aes Sedai puis fit une grimace à Nynaeve et à Aviendha.

Elayne soupira. Ces trois femmes ne se détestaient pas, loin de là. En réalité, elles s’entendaient même très bien. Mais il fallait toujours qu’elles se houspillent.

À chacun ses faiblesses…

L’anneau de pierre accroché à une lanière de cuir reposait sous une couche de pièces diverses, près du mouchoir soigneusement plié qui contenait des plumes – le plus grand trésor d’Elayne, à ses propres yeux.

Le bijou, un ter’angreal, en réalité, semblait être en pierre, avec des veinures bleues, rouges et marron, mais il était aussi dur que de l’acier… et bien trop lourd pour en être. Passant la lanière à son cou, elle plaça l’anneau entre ses seins, referma la bourse, la posa sur la table de nuit et s’empara de la décoction. Une bonne odeur de vin montant à ses narines, elle fronça les sourcils puis sourit à Nynaeve.

— Je vais aller dans ma chambre, dit l’ancienne Sage-Dame.

Avant de s’éloigner, elle regarda alternativement Birgitte et Aviendha, le ki’sain lui donnant un air encore moins commode que d’habitude.

— Toutes les deux, restez réveillées et ouvrez l’œil ! Tant que ces gardes ne seront pas près d’elle, Elayne sera en danger. Et même après, j’espère que vous en avez conscience.

— Je n’ai rien d’une tête de linotte ! s’indigna Aviendha.

— Je ne suis pas une imbécile ! s’écria Birgitte.

— Ça, c’est vous qui le dites…, répondit Nynaeve aux deux femmes. Pour le salut d’Elayne, j’espère que vous avez raison. Et pour le vôtre…

Tirant sur son châle, l’épouse de Lan sortit de la chambre avec toute la dignité d’une Aes Sedai. À ce petit jeu, elle devenait de plus en plus forte.

— On jurerait que c’est elle, la reine, pesta Birgitte.

— C’est elle qui crève de fierté, Birgitte Trahelion. Aussi arrogante qu’un Shaido qui possède une chèvre.

Les deux indignées hochèrent la tête avec un bel ensemble.

Mais elles avaient attendu que la porte se soit refermée sur Nynaeve, remarqua Elayne.

La jeune femme qui avait longtemps refusé l’idée de porter le châle était désormais une Aes Sedai jusqu’au bout des ongles, ou presque. L’influence de Lan, qui la faisait profiter de son expérience ? L’ancienne Sage-Dame, naguère volcanique, avait parfois encore du mal à garder son calme, mais depuis son étrange mariage, ça semblait plus facile…

La première gorgée du curieux vin n’ayant aucun goût – à part celui d’un excellent cru –, Elayne aurait dû boire sans arrière-pensées. Pourtant, elle hésita. Puis elle comprit pourquoi. Le souvenir de l’infusion droguée restait très puissant. Qu’avait donc ajouté Nynaeve dans la boisson ? Pas de la fourche-racine, bien entendu, mais quoi d’autre ?

Même si lever le gobelet lui parut un exploit presque impossible, Elayne le porta de nouveau à ses lèvres et le vida – une sorte de défi.

Non, j’avais soif, c’est tout, pensa-t-elle en posant le gobelet sur son plateau d’argent. Bien sûr que je ne cherchais pas à prouver quelque chose !

Voyant que la Fille-Héritière se tournait pour dormir, ses deux compagnes cessèrent de la couver du regard.

— Je vais monter la garde dans le salon, dit Birgitte, où j’ai laissé mon arc et mon carquois. Reste ici au cas où elle aurait besoin de quelque chose.

Sans discuter, Aviendha dégaina son couteau et s’assit sur les talons dans un coin d’où elle pourrait surveiller la porte sans être vue tout de suite par un intrus.

— Avant d’entrer, tape deux coups, puis un troisième, et dis ton nom. Autrement, je supposerai avoir affaire à un ennemi.

Birgitte acquiesça comme si ce dispositif paranoïaque était la chose la plus naturelle du monde.

— C’est complètement… (Elayne étouffa un bâillement.) Complètement idiot… Personne ne va essayer de…

Un autre bâillement – à s’en décrocher la mâchoire. Nynaeve n’y était décidément pas allée de main morte…

— … de me tuer ce soir, et vous… vous savez…

Comme si elles pesaient des tonnes, les paupières d’Elayne s’abaissèrent. En vain, elle essaya d’achever sa phrase, mais sa tête sombra dans les profondeurs de son oreiller.


La salle du trône du palais – enfin, son reflet en Tel’aran’rhiod… Ici, l’étrange anneau de pierre bizarrement torsadé, celui qui pesait si lourd dans le monde réel, semblait assez léger pour s’envoler de son refuge, entre les seins d’Elayne. Dans l’univers des songes, la lumière semblait venir de partout à la fois – et en même temps, de nulle part. Sans ressembler à celle du soleil ou à la lueur d’une lampe, elle brillait en permanence, même la nuit. Comme dans un rêve, justement…

La sensation d’être en permanence épiée n’avait rien de plaisant – à dire vrai, elle tenait même du cauchemar – mais Elayne avait fini par s’y habituer.

La salle du trône était le cadre de grands événements. On y recevait des ambassadeurs, y signait des traités et y proclamait des déclarations de guerre. Totalement vide, elle avait quelque chose d’une caverne. Sur les côtés, deux rangées de colonnes de marbre blanc semblaient monter la garde et, au bout, le Trône du Lion se dressait sur une estrade de marbre dont les marches étaient revêtues de moquette rouge. Conçu pour une femme, le trône restait imposant sur ses lourds pieds sculptés en forme de lions. En haut du dossier, le Lion Blanc s’affichait sur un champ de rubis. Une manière de rappeler que toute femme assise sur ce siège dirigeait une grande nation.

Sur les vitraux des hautes fenêtres dont la pointe de l’arche tutoyait la voûte, les reines fondatrices du royaume alternaient avec des représentations du Lion Blanc et des scènes de bataille – un témoignage des combats qu’il avait fallu livrer pour faire un royaume d’une cité, à l’époque où l’empire d’Artur Aile-de-Faucon s’était délité. Bien des pays créés à l’issue de la guerre des Cent Années n’existaient plus depuis longtemps. L’Andor, lui, avait prospéré et survécu plus de mille ans.

Souvent, Elayne avait le sentiment que les portraits des reines l’évaluaient, estimant son droit de marcher dans leur sillage.

En un éclair, une autre femme apparut. Assise sur le Trône du Lion, cette jeune brune portait une robe de soie rouge ornée de lions d’argent sur les manches et l’ourlet. Un collier de pierres précieuses autour du cou, elle arborait bien entendu la Couronne de Roses. Une main posée sur la tête de lion qui tenait lieu d’accoudoir, la « souveraine » sondait la salle avec toute la hauteur liée à son rang.

Quand ses yeux tombèrent sur Elayne, elle la reconnut et s’affola. La couronne, le collier et la robe de soie se volatilisèrent, remplacés par une tenue en laine et un long tablier. Puis la jeune femme se volatilisa à son tour.

Elayne sourit. Même les filles de cuisine, en rêve, se voyaient sur le Trône du Lion. La Fille-Héritière espéra que celle-là ne se réveillerait pas en sursaut, affolée par sa « rencontre » avec elle, et basculerait dans un autre songe agréable. Et moins dangereux que Tel’aran’rhiod.

Tout n’était pas immobile dans la grande salle. Par exemple, les lampes alignées sur tout le périmètre vibraient contre les hautes colonnes de marbre. Et les portes s’ouvraient et se fermaient sans cesse – et en une fraction de seconde.

Seuls les éléments qui étaient en place depuis longtemps avaient un reflet stable dans le Monde des Rêves.

Elayne pensa à un miroir en pied qui se matérialisa aussitôt devant elle. Dans une robe de soie verte à haut col, des broderies d’argent sur le corsage, elle portait de grosses émeraudes aux oreilles et des plus petites dans les cheveux.

Jugeant que ces gemmes-là étaient de trop, elle les fit disparaître d’un geste. Ainsi, sa tenue devenait convenable pour une Fille-Héritière, mais sans ostentation. En Tel’aran’rhiod, il fallait toujours se méfier de son imagination. Sans crier gare, la pudique tenue verte se transforma en une robe moulante du Tarabon. Puis Elayne se vit en pantalon court noir, les pieds nus, les mains tatouées et les oreilles et le nez reliés par des chaînes lestées de médaillons. L’accoutrement d’une Atha’an Miere, mais sans le chemisier, comme lorsque les bateaux étaient au large.

Les joues roses, elle revint à sa tenue initiale et transforma les émeraudes en boucles d’argent toutes simples. Plus on s’imaginait simplement vêtue, et moins ça fluctuait…

Dès qu’elle cessa de se regarder, le miroir disparut. Levant la tête vers les portraits, Elayne leur parla à voix basse :

— Des femmes aussi jeunes que moi sont déjà montées sur le trône.

Pas beaucoup, cela dit. Et sept, seulement, avaient réussi à porter longtemps la Couronne de Roses.

— Il y en a même eu des plus jeunes…

Trois. Avec un règne de moins d’un an pour l’une d’entre elles.

— Je ne prétends pas atteindre votre grandeur, mais je ne vous ferai pas honte…

— Tu parles à des vitraux ? lança Nynaeve dans le dos d’Elayne, qui sursauta.

Parce qu’elle utilisait une copie de l’anneau de pierre, elle semblait presque transparente, sa silhouette un peu floue. Perplexe, elle tenta d’avancer vers Elayne et se prit les pieds dans l’ourlet d’une robe bleu foncé du Tarabon beaucoup plus moulante que celle imaginée un peu plus tôt par Elayne. Surprise de porter ça, l’ancienne Sage-Dame opta en un clin d’œil pour une robe andorienne de la même couleur brodée de fil d’or sur les manches et le corsage. Même si elle prétendait toujours que de la « bonne laine solide de Deux-Rivières lui suffisait », on ne la voyait plus vêtue ainsi – même ici, où ça aurait pourtant été très facile.

— Qu’as-tu versé dans ce vin, Nynaeve ? Je me suis endormie comme une masse.

— N’essaie pas de te défiler… Si tu parles à des vitraux, c’est que tu devrais dormir au lieu d’être ici. Je suis tentée de t’ordonner de…

— Eh bien, résiste à la tentation ! Je ne suis pas Vandene. Par la Lumière ! je ne connais pas la moitié des coutumes que Vandene et les autres maîtrisent sur le bout des ongles. Mais je préférerais ne pas te désobéir, alors, de grâce, retiens-toi.

Nynaeve tira sur sa natte et foudroya son amie du regard. Des détails de sa robe changèrent – les broderies, la forme du col, la quantité de dentelle – parce qu’elle ne se concentrait pas assez. Mais le point rouge, sur son front, resta en place.

— Très bien, capitula-t-elle.

Son châle à franges jaunes apparut sur ses épaules et son visage afficha l’intemporalité de celui d’une Aes Sedai. Mais son ton et ses propos firent un net contraste avec son apparence.

— Quand Egwene arrivera, laisse-moi parler. De ce qui est arrivé aujourd’hui, je veux dire… Vous finissez toujours par jacasser comme si vous étiez en train de vous brosser les cheveux, au coucher. Tu sais que je ne veux pas qu’elle vienne avec moi chez la Chaire d’Amyrlin, et si elle le découvre, elle nous en fera toute une histoire !

— Si je découvre quoi ? demanda Egwene.

Nynaeve se retourna, paniquée. Un moment, elle se retrouva vêtue d’une robe d’Acceptée à l’ourlet composé de sept bandes de couleur. Son ki’sain disparut – juste une seconde – puis elle reprit son apparence précédente, l’intemporalité en moins.

Egwene se rembrunit. Depuis le temps, elle avait fini par connaître l’ancienne Sage-Dame.

— Si je découvre quoi ? insista-t-elle.

Elayne retint son souffle. Elle n’avait pas l’intention de cacher des informations – en tout cas, rien d’important pour Egwene. Mais dans son état d’esprit actuel, Nynaeve risquait de tout balancer, ou, au contraire, de prétendre contre toute vraisemblance qu’il n’y avait rien à découvrir. Le meilleur moyen pour pousser Egwene à approfondir ses investigations.

— Ce midi, dit la Fille-Héritière, quelqu’un a versé de la fourche-racine dans mon infusion.

Elle parla rapidement des trois tueurs, de l’intervention miraculeuse de Doilin Mellar et de la loyauté de Dyelin. Pour faire bonne mesure, elle ajouta les dernières nouvelles au sujet d’Elenia et Naean puis évoqua la traque aux espions de la Première Servante et les mésaventures de Zarya et Kirstian, désormais sous la coupe de Vandene. Enfin, elle conclut sur l’attaque contre Rand et sa disparition.

Egwene fut perturbée par cette logorrhée – à propos de Rand, elle fit remarquer qu’elle était au courant – mais elle ne parut pas surprise d’apprendre que Vandene n’avait toujours pas démasqué les sœurs noires. Le point qui l’intéressait le plus…

— Et je vais avoir une garde rapprochée, fit Elayne. Vingt femmes commandées par le capitaine Mellar. Je doute que Birgitte me déniche des Promises, mais ça reviendra à peu près au même.

Un fauteuil dépourvu de dossier apparut derrière Egwene, qui s’y assit sans y jeter un coup d’œil. Dans le Monde des Rêves, elle était bien plus à l’aise que ses amies. Comme tenue, elle avait choisi une robe d’équitation vert foncé d’une bonne coupe mais très sobre. Sans doute ce qu’elle portait depuis le matin. Et ce vêtement-là ne fluctuait jamais.

— Je vous dirais bien de me rejoindre au Murandy demain – ce soir plutôt – mais l’arrivée des femmes de la Famille risque de mettre les représentantes dans tous leurs états.

Grâce à la tirade d’Elayne, Nynaeve avait eu le temps de se reprendre. Sa concentration restait cependant moyenne, et les broderies de sa robe avaient viré à l’argent.

— Je croyais que le Hall de la Tour te mangeait dans la paume, désormais, dit-elle.

— Ce qui revient à nourrir un furet à la main, lâcha Egwene. On ne sait jamais quand il mordra, mais on peut être certain qu’il le fera. Ces femmes m’obéissent dès qu’il est question de la guerre contre Elaida – comment faire autrement, même si elles râlent parce que ça coûte cher ? – mais l’accord passé avec la Famille est une autre affaire. Par exemple quand il s’agit d’informer les tricoteuses que la Tour connaît leur existence depuis toujours. Ou le croyait, en tout cas.

» Les représentantes essaient de trouver un prétexte pour ne plus prendre de nouvelles novices.

— Elles ne réussiront pas, j’espère ? demanda Nynaeve.

Elle s’improvisa un siège mais, avant de s’asseoir, regarda derrière elle pour s’assurer qu’il était bien là. Le temps qu’elle y ait posé ses fesses, cette copie conforme du fauteuil d’Egwene se transforma en un tabouret puis en une chaise rembourrée. Et le bas de sa robe se fendit, comme une jupe d’équitation.

— Tu as émis une proclamation. Toute femme ayant les aptitudes, quel que soit son âge… Il te suffit d’en faire une autre au sujet de la Famille.

Elayne choisit de copier un des fauteuils de son salon. Un modèle qu’elle n’aurait aucun mal à stabiliser.

— Une proclamation de la Chaire d’Amyrlin vaut une loi, concéda Egwene. Jusqu’à ce que le Hall trouve un moyen de la contourner. La dernière pleurnicherie à la mode, c’est que nous avons seulement seize Acceptées. Encore que la plupart des sœurs traitent toujours Faolain et Theodrin comme si elles portaient la robe à l’ourlet multicolore. Cela dit, dix-huit Acceptées, ce n’est pas suffisant pour assurer les cours face à un afflux de novices. Du coup, les sœurs doivent s’en charger. Certaines espéraient que le mauvais temps découragerait des candidates, mais elles se sont trompées.

Egwene eut un sourire malicieux.

— J’adorerais te présenter une nouvelle novice, Nynaeve. Sharina Melloy. Une grand-mère… Une femme remarquable, je suis sûre que tu en conviendras.

Le siège de Nynaeve se volatilisa et elle tomba sur le sol avec un bruit sourd. Comme si elle ne s’en était pas aperçue, elle resta assise par terre, les yeux ronds.

— Sharina Melloy ? répéta-t-elle enfin.

Étudiant la nouvelle robe de son amie, Elayne renonça à la rattacher à une mode. Des manches larges, un décolleté plongeant brodé de fleurs des champs et de perles… Tenus par une résille en fils d’or piquetée de saphirs et de pierres de lune, ses cheveux cascadaient sur ses reins. À l’index gauche, elle arborait un simple anneau en or – bref à part le ki’sain et la bague au serpent, tout était différent.

— Tu connais ce nom ? demanda Egwene.

Se relevant, Nynaeve baissa les yeux sur sa robe. Levant la main gauche, de la droite, elle toucha prudemment l’anneau d’or. Bizarrement, elle n’annula aucun des changements.

— Ça ne peut pas être la même personne…, marmonna-t-elle. Impossible !

Faisant apparaître un autre siège semblable à celui d’Egwene, elle le foudroya du regard, comme pour le défier de changer. Ce qu’il fit pourtant avant même qu’elle se soit assise.

— J’ai connu une Sharina Melloy… Quand j’ai passé l’épreuve d’Acceptée. Mais je ne dois pas en parler, c’est le règlement.

— Bien sûr que tu ne dois pas en parler, admit Egwene.

Pourtant, elle posa sur Nynaeve un regard troublé – presque autant que le sien, aurait parié Elayne. Cela dit, il n’y avait rien à faire. Quand Nynaeve s’entêtait, elle aurait pu en remontrer aux pires mules.

— Puisque tu as mentionné les tricoteuses, dit Elayne à Egwene, as-tu réfléchi au Bâton des Serments ?

Egwene leva une main, comme pour interrompre son amie, mais elle répondit d’un ton serein :

— Il n’y a rien à réfléchir. Prêter les Trois Serments en tenant le Bâton, c’est ce qui fait de nous des Aes Sedai. Au début, je ne m’en rendais pas compte, mais j’ai changé. Dès que nous tiendrons la Tour, je prêterai les Trois Serments, le Bâton à la main.

— C’est de la folie ! explosa Nynaeve.

Elle se pencha sur son siège – toujours une chaise à haut dossier, depuis la dernière métamorphose. Et la tenue aussi restait stable. Surprenant, tout ça… En revanche, les poings serrés de l’ancienne Sage-Dame reposaient sur son giron.

— Le Bâton n’est pas plus efficace qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Les tricoteuses en sont la preuve. Combien d’Aes Sedai dépassent les trois cents ans ? Voire les atteignent… Et ne me dis pas qu’il ne faut pas parler de l’âge. C’est un tabou ridicule, et tu le sais. Egwene, Reanne était l’Aînée, à Ebou Dar, parce qu’elle était la doyenne de la Famille. La plus vieille tricoteuse, Aloisia Nemosni, est négociante d’huile à Tear. Et elle a près de six cents ans. Quand le Hall saura ça, le Bâton finira oublié sur une étagère.

— Trois cents ans, c’est un bail, dit Elayne, mais je ne peux pas prétendre être ravie de devoir diviser mon espérance de vie par deux. Et quid de ta promesse à la Famille, eu égard au Bâton ? Reanne veut devenir une Aes Sedai, mais que se passera-t-il quand elle prêtera serment ? Et Aloisia ? Tombera-t-elle raide morte ? Sans savoir, tu ne peux pas leur demander de le faire.

— Je ne leur demande rien, fit Egwene, soudain tendue. Toute femme désireuse de devenir une sœur prêtera serment. Et quiconque refusera et prétendra rester une Aes Sedai essuiera le courroux de la tour.

Elayne déglutit avec peine et Nynaeve blêmit. Les propos d’Egwene étaient limpides. Ce n’étaient pas ceux d’une amie, mais de la Chaire d’Amyrlin, une femme qui n’avait pas de proches quand il s’agissait d’appliquer la justice.

Satisfaite de la réaction de ses interlocutrices, Egwene se détendit un peu.

— Je comprends le problème, dit-elle d’un ton plus normal – mais loin d’inviter à la contradiction. De chaque femme inscrite dans le registre des novices, j’attends qu’elle fasse tout pour obtenir un jour le châle. Mais je ne veux pas qu’une femme meure à cause de ça alors que son heure n’a pas sonné. Quand le Hall saura pour les tricoteuses – une fois passé la crise de nerfs – j’espère convaincre les représentantes qu’une sœur qui veut prendre sa retraite doit pouvoir le faire – en étant libérée des serments.

Le Bâton était à coup sûr capable de rendre sa liberté à une sœur. Sinon, comment celles de l’Ajah Noir auraient-elles pu mentir ?

— Ce sera bien, j’imagine…, souffla Nynaeve.

Elayne acquiesça, attendant la suite.

— Prendre sa retraite dans la Famille, précisa Egwene. Du coup, les tricoteuses seront liées à la cour. Elles garderont leurs lois, bien sûr, mais elles devront accepter que leur Cercle du Tricot soit sous l’autorité de la Chaire d’Amyrlin, voire du Hall. Et reconnaître que les femmes de la Famille sont inférieures aux Aes Sedai. Je veux qu’elles fassent partie de la tour, pas qu’elles soient indépendantes. Franchement, je crois qu’elles seront d’accord.

Nynaeve hocha la tête en souriant, mais elle se rembrunit soudain, comme si elle venait de comprendre.

— Mais… Dans la Famille, la hiérarchie se détermine selon l’âge. Des sœurs devront obéir à des femmes incapables de devenir des Acceptées.

— Des anciennes sœurs, rectifia Egwene en faisant tourner sur son doigt sa bague au serpent. Les membres de la Famille qui ont gagné la bague ne la portent pas. Du coup, nous devrons y renoncer aussi. Nous serons des tricoteuses, Nynaeve, plus des Aes Sedai.

Egwene semblait déjà anticiper ces jours lointains et cette perte cruelle. Mais elle cessa de jouer avec sa bague et inspira à fond :

— Il y a autre chose ? Une longue nuit m’attend, et je voudrais dormir un peu avant de rencontrer les représentantes.

Un poing serré, Nynaeve avait posé l’autre main dessus pour protéger ses bagues. Pour le moment, elle semblait disposée à abandonner le sujet.

— Et tes migraines ? demanda-t-elle à Egwene. Si les massages de cette femme étaient utiles, tu n’en aurais plus.

— Les interventions d’Halima font merveille, Nynaeve. Sans elle, je ne pourrais pas dormir. Alors, autre chose ?

Egwene tourna la tête vers l’entrée de la salle et Elayne suivit son regard.

Un homme se tenait là. Aussi grand qu’un Aiel, ses cheveux roux striés de blanc, il portait une veste à haut col qu’un guerrier du désert n’aurait jamais enfilée. Musclé, le visage dur, il avait quelque chose de familier. Voyant qu’on l’avait remarqué, il se détourna et détala.

Elayne en resta bouche bée. L’inconnu n’avait pas déboulé dans le Monde des Rêves au hasard de ses songes. Sinon, il se serait volatilisé en un éclair. Mais elle entendait encore le bruit de ses bottes dans le couloir…

Était-il capable de marcher dans les rêves ? Selon les Matriarches, c’était un don rare chez les hommes. Ou disposait-il d’un ter’angreal ?

Elayne se leva pour poursuivre l’homme, mais Egwene fut plus rapide qu’elle. La porte franchie, elle sonda le couloir et ne vit rien.

Elayne s’imagina aux côtés de son amie… et y fut instantanément.

Rien dans le corridor, à part des lampes, des coffres et des tapisseries aux contours flous.

— Comment as-tu fait ça, Elayne ? demanda Nynaeve en approchant, l’ourlet de sa robe relevé pour courir plus vite.

Elle portait des bas de soie – rouges, pour ne rien arranger ! Remarquant qu’Elayne les fixait, elle laissa retomber sa robe et sonda à son tour le couloir.

— Où est-il passé ? Il peut avoir tout entendu ! Vous l’avez reconnu ? Moi, il m’a fait penser à quelqu’un, mais je ne sais pas à qui.

— Rand, dit Egwene. Ou plutôt, un oncle de Rand…

Bien vu, pensa Elayne. Si Rand avait eu un oncle maléfique…

Un cliquetis métallique monta de l’autre bout de la salle du trône. La porte qui donnait sur les vestiaires, derrière l’estrade, venait de se refermer. Mais dans le Monde des Rêves, les portes étaient ouvertes, fermées ou entrebâillées. Elles ne se refermaient pas en claquant.

— Combien de gens nous espionnaient ? s’écria Nynaeve. Et qui ? Et pourquoi ?

— Qui qu’ils soient, ces espions ne connaissent pas aussi bien que nous Tel’aran’rhiod. À coup sûr, ce ne sont pas des amis, sinon, ils ne nous auraient pas épiées. Et ces deux personnes ne s’entendent pas, sinon, pourquoi auraient-elles été chacune à un bout de la salle ? Le type portait une veste du Shienar. J’ai des hommes de ce pays dans mon armée, mais vous les connaissez tous. Aucun ne ressemble à Rand.

— Qui que ce soit, fit Nynaeve, il y a trop d’oreilles ennemies dans le coin. Voilà mon verdict. Je veux retourner dans mon corps, ou rien ne me menace, à part des tueurs et des lames empoisonnées.

Des hommes du Shienar, un pays des Terres Frontalières… Comment avait-elle pu oublier ça ? Eh bien, la fourche-racine pouvait expliquer pas mal de choses…

— Il y a autre chose, dit-elle assez bas pour qu’on ne l’entende pas de loin.

Elle répéta l’information de Dyelin. Des Frontaliers dans le bois de Braem… Puisqu’elle y était, elle mentionna la correspondance de Norry – tout en sondant en même temps le couloir et la salle. Pas question qu’un autre espion la prenne par surprise.

— Je pense que ces dirigeants sont au bois de Braem, conclut-elle. Tous les quatre.

— Rand ? souffla Egwene, agacée. Même quand il est introuvable, il complique tout. Tu crois qu’ils sont venus lui jurer fidélité, ou qu’ils veulent le livrer à Elaida ? Je ne vois pas pour quelle autre raison ces souverains auraient parcouru mille lieues. À l’heure qu’il est, ils doivent mettre à bouillir de vieilles semelles pour faire de la soupe. Vous savez combien il est difficile d’assurer le ravitaillement d’une armée en campagne.

— Je crois pouvoir trouver la réponse… À la question sur les motivations de ces têtes couronnées, bien sûr. Et en même temps… Tu viens de me donner une idée, Egwene.

La Fille-Héritière ne put s’empêcher de sourire. Enfin quelque chose d’agréable, en ce jour sinistre.

— Je crois être capable d’utiliser ces gens pour m’assurer la conquête du Trône du Lion.


Asne étudia d’un air morne le tambour à broder, devant elle, puis eut un soupir qui se transforma en bâillement. Pour un tel travail, la lumière des lampes était nettement insuffisante, mais si ses oiseaux avaient les ailes de travers, ce n’était pas à cause de ça. Morte de sommeil, elle rêvait d’être dans son lit et elle détestait la broderie. Mais elle devait veiller et c’était la seule façon d’échapper à une conversation avec Chesmal. Enfin, ce que Chesmal appelait une conversation. D’une incroyable arrogance, la sœur jaune, à l’autre bout de la pièce, se penchait sur sa propre broderie, les yeux plissés. Dès que quelqu’un saisissait une aiguille, semblait-elle croire, c’était parce qu’elle partageait sa passion.

Cela dit, si Chesmal se levait – Asne en était certaine – elle ne tarderait pas à l’accabler de récits vantant son importance. Depuis la disparition de Moghedien, elle avait entendu au moins vingt fois l’histoire où Chesmal soumettait Tamra Ospenya à la question. Et celle où elle convainquait les sœurs rouges d’assassiner Sierin Vayu juste avant qu’elle la fasse arrêter, elle avait fini par la savoir par cœur. À en croire Chesmal, elle avait sauvé l’Ajah Noir à elle seule, et elle entendait s’en vanter jusqu’à la fin des temps.

Non contents d’être ennuyeux à mourir, ces monologues étaient dangereux. Et même mortels, si le Conseil Suprême en avait vent.

Étouffant un nouveau bâillement, Asne tendit le cou pour mieux voir puis enfonça son aiguille dans le canevas tendu à craquer. En grossissant le corps du rouge-gorge, le défaut des ailes se verrait peut-être moins.

Le cliquetis de la serrure incita les deux femmes à lever la tête. Les domestiques avaient appris à ne pas les déranger, et à cette heure, le couple de propriétaires devait déjà dormir. Unie au saidar, Asne prépara un tissage assez fort pour carboniser un intrus en un clin d’œil.

L’aura du Pouvoir enveloppa aussi Chesmal. Si une personne indésirable entrait dans la pièce, elle le regretterait. Pas longtemps, car elle ne vivrait pas assez pour ça…

C’était Eldrith, ses gants à la main et son manteau sombre encore sur les épaules. Dessous, la sœur marron rondelette portait une robe tout aussi sombre et sans fioritures. Asne abominait les tenues ordinaires, mais elles devaient éviter d’attirer l’attention. En revanche, les vêtements quelconques convenaient très bien à Eldrith.

Elle s’immobilisa, écarquilla les yeux et soupira :

— Quel accueil… Vous vous attendiez à qui ?

Après avoir jeté ses gants sur un guéridon, Eldrith s’avisa qu’elle portait encore son manteau. Ouvrant la broche qui tenait le col serré, elle se défit du vêtement et le jeta sur le dossier d’une chaise.

L’aura du saidar dissipée autour d’elle, Chesmal fit pivoter son tambour à broder pour pouvoir se lever. Avec son air austère, elle paraissait plus grande que d’habitude, et ce n’était pas une petite femme. Malgré son apparence sévère, elle avait brodé sur sa toile un parterre de fleurs multicolores qui aurait été ravissant dans un jardin.

— Où étais-tu, Eldrith ? demanda-t-elle.

Dominant ses compagnes par la taille, Eldrith était en outre leur chef – selon la volonté de Moghedien – mais Chesmal s’en fichait comme d’une guigne.

— Tu étais censée rentrer dans l’après-midi et nous sommes au milieu de la nuit.

— J’ai perdu la notion du temps, répondit Eldrith, perdue dans ses pensées. Ma dernière visite à Caemlyn remonte à très longtemps, et la Cité Intérieure est fascinante. En plus, j’ai dîné dans une merveilleuse auberge dont je me souvenais… Mais à l’époque, je dois l’avouer, elle n’était pas truffée de sœurs. Cela dit, personne ne m’a reconnue.

Regardant sa broche comme si elle se demandait d’où elle pouvait bien sortir, la sœur marron la rangea dans sa bourse.

— Perdu la notion du temps…, répéta Chesmal, les mains croisées sur le ventre. (Peut-être pour ne pas les nouer autour du cou d’Eldrith.) Perdu la notion du temps…

Eldrith sursauta comme si elle venait de remarquer qu’on lui parlait.

— Tu as eu peur que Kennit m’ait une fois de plus retrouvée ? Depuis Samara, tu peux me croire, je fais tout ce qu’il faut pour occulter le lien.

Parfois, Asne se demandait si la constante distraction d’Eldrith n’était pas un leurre. Une personne si peu consciente du monde qui l’entourait n’aurait pas survécu si longtemps. Cela dit, par manque de concentration, la sœur marron avait plusieurs fois grillé sa couverture avant leur arrivée à Samara. Du coup, son Champion, Kennit, avait retrouvé sa trace.

Moghedien leur ayant ordonné d’attendre son retour, les sœurs s’étaient cachées pendant les émeutes, après son départ, tandis que les hordes du soi-disant Prophète se déplaçaient vers le sud de l’Amadicia. Bref, elles étaient restées dans cette ville en ruine longtemps après qu’Asne eut acquis la certitude que Moghedien les avait abandonnées.

La sœur fit la grimace à ce souvenir. L’arrivée de Kennit à Samara avait heureusement sonné l’heure du départ. Convaincu que son Aes Sedai était une meurtrière, et la soupçonnant d’appartenir à l’Ajah Noir, le Champion d’Eldrith était résolu à la tuer, quelles que soient les conséquences pour lui. Assez logiquement, Eldrith n’avait pas eu envie d’encaisser lesdites conséquences dans le sens inverse. Du coup, elle avait refusé qu’on tue le fichu Champion, ce qui laissait une seule solution : la fuite. Eldrith avait alors souligné que Caemlyn était leur unique espoir…

— As-tu appris quelque chose ? demanda poliment Asne à la sœur marron.

Chesmal était une crétine. Si perturbé que soit le monde, tout finirait par s’arranger. D’une façon ou d’une autre…

— Pardon ? Non, rien… Sauf que la sauce aux poivrons était moins bonne que dans mes souvenirs. Qui remontent à cinquante ans, dois-je préciser…

Asne ravala un soupir. Après tout, il était peut-être temps qu’Eldrith ait un accident.

La porte s’ouvrit pour laisser passer Temaile, silencieuse et furtive comme à son habitude. La petite sœur grise au visage de renard avait jeté sur ses épaules une robe de chambre brodée de lions qui béait sur le devant, révélant un déshabillé crème qui dévoilait plus de choses qu’il n’en cachait. À une main, elle portait un bracelet composé d’anneaux de verre torsadé. Du verre ? En apparence en tout cas, mais qu’aucun marteau n’aurait pu briser.

— Tu étais en Tel’aran’rhiod, dit Eldrith, les yeux rivés sur le ter’angreal.

Un ton neutre et égal… Toutes les sœurs avaient peur de Temaile depuis que Moghedien les avait forcées à voir la triste fin de Liandrin.

En quelque cent trente ans, depuis qu’elle portait le châle, Asne avait tué ou torturé un nombre incalculable de personnes. Pourtant, l’enthousiasme à la tâche de Temaile l’avait impressionnée.

Alors qu’elle surveillait la nouvelle venue du coin de l’œil, Chesmal se léchait nerveusement les lèvres – un tic dont elle ne se rendait sûrement pas compte.

Asne rentra vivement sa langue dans sa bouche et serra les dents en espérant que personne n’avait remarqué qu’elle faisait de même.

— Nous étions d’accord pour ne pas utiliser ces artefacts, reprit Eldrith sur un ton presque implorant. Je suis sûre que c’est Nynaeve qui a blessé Moghedien. Si cette maudite femme peut dominer une Élue en Tel’aran’rhiod, quelles chances aurions-nous contre elle ?

Eldrith se tourna vers Chesmal et Asne et prit un ton menaçant :

— Vous étiez au courant ? demanda-t-elle.

Chesmal écarquilla les yeux d’indignation et Asne devint l’incarnation de l’innocence injustement accusée. En réalité, elle savait, comme Chesmal, mais qui aurait été assez fou pour contrarier Temaile ? Eldrith elle-même, si elle avait été présente au moment des faits, se serait contentée d’une protestation symbolique.

Temaile savait très exactement quel effet elle faisait aux trois autres sœurs. Pendant le sermon d’Eldrith, elle aurait dû baisser humblement la tête, puis s’excuser après. Au lieu de ça, elle souriait – sans joie, et sans que son regard s’adoucisse le moins du monde.

— Tu avais raison, Eldrith, lâcha-t-elle. Elayne est bien venue ici et Nynaeve l’accompagne, comme tu l’avais prédit. Je les ai vues ensemble, et il semble clair qu’elles résident toutes les deux au palais.

— Bien…, fit Eldrith, frémissante sous le regard de Temaile. Oui, bien…

Elle s’humidifia les lèvres et sautilla presque sur place.

— Même ainsi, tant que nous serons incapables de les atteindre à travers toutes ces Naturelles…

— Elayne et Nynaeve sont elles-mêmes des Naturelles, rappela Temaile en se laissant tomber sur une chaise.

Elle durcit le ton. Pas comme si elle dirigeait le groupe, mais pas bien loin quand même.

— Trois sœurs seulement nous menacent et nous pouvons les éliminer. En prime, nous aurons peut-être Elayne et Nynaeve.

Les mains sur les accoudoirs de sa chaise, Temaile se pencha en avant. Tenue négligée ou non, elle ne perdait rien de son autorité. D’instinct, Eldrith recula.

— Sinon, que ferions-nous ici, Eldrith ? C’est pour ça que nous sommes venues.

Aucune sœur ne trouva quelque chose à redire. Dans leur sillage, les sœurs laissaient une série d’échecs – à Tear et à Tanchico – qui risquait de leur coûter la vie si le Conseil Suprême leur mettait la main dessus.

Sauf si elles avaient un des Élus pour protecteur… Et si Moghedien avait tant tenu que ça à capturer Nynaeve, un autre Élu serait peut-être intéressé. La vraie difficulté, ce serait d’en dénicher un à qui présenter leur projet. À part Asne, personne ne semblait avoir réfléchi à cet aspect du problème.

— Elayne et Nynaeve n’étaient pas seules, annonça Temaile, l’air presque ennuyée. Des gens espionnaient nos deux Acceptées. Un homme qui s’est laissé apercevoir et quelqu’un que je n’ai pas réussi à voir.

La sœur eut un éclat de rire dépité.

— Pour ne pas être vue, j’ai dû rester cachée derrière une colonne. Tu devrais être contente, Eldrith… Que personne ne m’ait vue, je veux dire. Alors, ça te comble de satisfaction ?

D’indignation, Eldrith faillit bafouiller quand elle exprima son mécontentement.

Asne sentit que ses quatre Champions approchaient davantage. Depuis Samara, elle avait cessé de se « masquer ». Des quatre, seul Powl était un Suppôt des Ténèbres, mais les autres croyaient tout ce qu’elle leur disait et lui obéissaient aveuglément. Sauf absolue nécessité, elle devrait dissimuler leur présence aux trois autres sœurs. Cela dit, elle tenait à avoir des hommes armés sous la main. Les muscles et l’acier pouvaient toujours servir. Et si les choses tournaient mal, elle pourrait sortir le long bâton cannelé que Moghedien n’avait pas si bien caché que ça…


Dans le salon, la lumière de l’aube grisâtre dissipait à peine les ombres. D’habitude, à cette heure, dame Shiaine dormait encore. Mais ce matin, elle s’était levée et habillée alors qu’il faisait encore noir.

Dame Shiaine, c’était son identité, désormais. Mili Skane, la fille d’un sellier, n’était plus qu’un lointain souvenir. Pour tout ce qui comptait, elle était bel et bien dame Shiaine Avharin, et il en était ainsi depuis des années.

Ruiné, le seigneur Willim Avharin avait dû vivre dans une ferme décatie qu’il n’avait pas les moyens d’entretenir. Avec sa fille unique, dernière enfant d’une lignée décadente, il s’était confiné à la campagne, là où il pouvait cacher sa déchéance. Aujourd’hui, le père et la fille pourrissaient dans un trou, non loin de la ferme, et il n’y avait plus qu’une seule dame Avharin. Et si sa grande maison n’était pas tout à fait un manoir, elle avait quand même appartenu à une négociante prospère. Elle aussi morte depuis longtemps, après avoir légué toute sa fortune à son « héritière ».

Dans ce fief, les meubles étaient de qualité, les tapis se révélaient moelleux, les tapisseries et même les coussins étaient en fils d’or et des flammes crépitaient dans une grande cheminée en marbre veiné de bleu. Sur le manteau, Shiaine avait fait graver le Cœur et la Main de la maison Avharin.

— Encore du vin, ma fille, ordonna Shiaine.

Falion accourut et remplit le gobelet de sa maîtresse de vin épicé encore chaud. La livrée de servante ornée d’un Cœur Rouge et d’une Main d’Or lui allait très bien. Son long visage figé, elle courut reposer la carafe sur un cabinet à liqueurs et reprit son poste près de la porte.

— Tu joues un jeu dangereux, dit Marillin Gemalphin, son gobelet serré entre les mains.

Très mince, le teint pâle et les cheveux bruns, la sœur marron ne ressemblait pas à une Aes Sedai. Avec son visage étroit et son gros nez, on l’aurait plutôt vue dans la tenue de Falion, pas dans une robe bleue de fine laine digne d’une négociante de bon niveau.

— Pour le moment, elle est isolée de la Source, je sais, mais quand elle pourra de nouveau canaliser, elle te fera payer ça. Si cher, que tu regretteras d’être venue au monde…

— C’est Moridin qui a décidé de son sort… Après son échec à Ebou Dar, il a ordonné qu’elle soit châtiée. J’ignore les détails et je ne veux pas les connaître, mais si Moridin veut lui enfoncer le visage dans la boue, j’appuierai assez fort pour qu’elle respire de la gadoue pendant un an. Ou suggérerais-tu que je désobéisse à un Élu ?

À cette idée, Shiaine manqua frissonner. Marillin but pour cacher son expression, mais ses yeux se plissèrent d’horreur.

— Et toi, Falion ? demanda Shiaine. Veux-tu que je demande à Moridin de t’emmener ? Il te trouverait peut-être un travail moins éprouvant.

Le jour où les poules auront des dents, oui…

Falion n’hésita pas. Plus blême encore qu’à l’accoutumée, elle se fendit d’une révérence.

— Non, maîtresse. Je suis satisfaite de ma condition.

— Tu vois ? lança Shiaine à son interlocutrice.

Très loin d’être satisfaite, Falion aurait accepté n’importe quoi pour ne pas être confrontée au courroux de Moridin. Partageant son appréhension, Shiaine ne ménageait pas sa servante. Un Élu pouvait découvrir bien des choses et en prendre ombrage.

Le fiasco de Shiaine était en principe profondément enfoui, mais on n’était jamais sûre de rien.

— Quand elle pourra de nouveau canaliser, Marillin, elle n’aura plus besoin d’être une servante à plein temps.

De plus, Moridin avait autorisé Shiaine à tuer Falion, si l’envie lui en prenait. En cas de problème, ça restait une excellente solution. D’autant qu’elle avait la permission d’éliminer aussi les deux sœurs, si ça s’imposait…

— C’est possible, oui, convint Marillin. (Elle regarda Falion et eut un rictus.) Moghedien m’a demandé de faire mon possible pour t’aider, mais sache-le, je n’entrerai pas au palais. À mon goût, il y a trop d’Aes Sedai en ville. Le palais, lui, est truffé de Naturelles. Je n’y ferais pas dix pas sans être repérée.

Shiaine soupira, s’adossa à son siège et croisa les jambes. Pourquoi les gens pensaient-ils toujours en savoir plus long que les autres ? Le monde pullulait de crétins.

— Moghedien t’a ordonné de m’aider, Marillin. Je le sais parce que Moridin me l’a dit. Pas directement, mais quand il claque des doigts, Moghedien saute comme une chèvre.

Parler ainsi des Élus pouvait coûter cher, mais Shiaine devait mettre les points sur les i.

— Redis-moi ce que tu ne feras pas ?

Nerveuse, Marillin jeta un nouveau coup d’œil à Falion. Avait-elle peur de finir comme elle ? Pour être franche, Shiaine aurait volontiers échangé Falion contre une servante compétente – à condition de continuer à recourir à ses autres « services ».

Très vraisemblablement, Falion et Marillin mourraient lorsque tout ça serait fini. Shiaine jugeait préférable de ne rien laisser derrière elle…

— Je ne racontais pas n’importe quoi, dit Marillin. Dix pas, je ne les ferais même pas… Mais il y a déjà une femme, au palais, susceptible de te servir. En revanche, il faudra du temps pour la contacter.

— Débrouille-toi pour que ça ne soit pas trop long, Marillin.

Donc, une des sœurs du palais appartenait à l’Ajah Noir. Pour faire ce que Shiaine désirait, il ne pouvait pas s’agir d’un simple Suppôt des Ténèbres. Il fallait une Aes Sedai.

La porte s’ouvrit, Murellin avança, sa masse de muscles obstruant tout le passage, et interrogea sa maîtresse du regard. Derrière lui, Shiaine devina qu’il y avait un autre homme. Quand elle hocha la tête, son gorille s’écarta et fit signe à Daved Hanlon d’avancer.

Vêtu d’un manteau sombre, Hanlon ne put s’empêcher de pincer les fesses de Falion en passant. La servante le foudroya du regard, mais elle ne s’écarta pas. Ce type faisait partie de son châtiment. Mais Shiaine n’avait aucune envie de le regarder peloter sa proie.

— Tu feras ça plus tard, dit-elle. Tout s’est bien passé ?

Hanlon eut un grand sourire.

— À merveille, exactement selon mon plan.

Il écarta son manteau pour révéler sa veste d’uniforme et ses nouveaux galons.

— Tu parles au capitaine de la garde rapprochée d’Elayne Trakand.


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