CHAPITRE VII

Fonçant dans le brouillard de poussière, il dépassa le Berliet de Martinez. Ce dernier agita la main pour le saluer. Le G.M.C. était beaucoup plus rapide une fois chargé, mais Kovask commençait d’en avoir par-dessus la tête. Quatre jours qu’ils travaillaient sans relâche, Marcus et lui. Le camion roulait près de vingt heures par jour. Prudents, ils préféraient ne pas travailler durant les heures les plus chaudes. La température du radiateur montait si haut qu’ils en étaient impressionnés. De plus, il fallait faire des vidanges fréquentes, immobiliser de toute façon le camion. Les heures les plus agréables se situaient au creux de la nuit, entre onze heures et trois heures. Une relative fraîcheur descendait de la sierra et entrait dans la cabine.

Sa montre indiquait onze heures. Il pourrait faire deux voyages avant d’arrêter jusqu’à cinq heures du soir. Il reprendrait le manche jusqu’à neuf heures, puis Marcus le remplacerait jusqu’au lendemain matin. Un enfer. Et pour rien. La région était devenue subitement calme et les guérilleros ne s’étaient pas manifestés. De leur côté, ils n’avaient obtenu que de très maigres renseignements sur les maquis, et presque rien du tout sur la piste secrète « Fidel Castro ». Tout le monde savait que des armes de contrebande, de l’essence et des explosifs circulaient du nord vers le sud, mais nul n’aurait pu donner d’autres détails.

Maintenant, il roulait sur le remblai de la future autoroute, frôlait les profileurs et les bulldozers, klaxonnait lorsqu’il apercevait, dans la gélatine qui constituait l’horizon, les silhouettes noires des terrassiers.

En vue du terminus, il tourna à cent soixante degrés, mit en marche arrière, l’œil rivé à son rétroviseur. Il s’arrêta automatiquement, enclencha le vérin hydraulique. Un cauchemar, chaque fois. Le mécanisme avait une fuite qu’ils colmataient avec de la toile gommée que la chaleur empêchait de sécher. Une panne sur quatre, et l’obligation de poursuivre à la manivelle. Avec cinquante-cinq degrés de chaleur et les lazzis des autres camionneurs. Kovask s’était bagarré trois ou quatre fois déjà, mais il ne pouvait casser la figure aux cinquante camionneurs pour se faire respecter.

Marcus et lui se laissaient presque prendre au jeu. Certes, ils pensaient à leur mission, mais cette vie rude, sous un climat torride, en compagnie de ces hommes habitués aux coups durs, finissait par devenir exaltante. Ivre de fatigue, la peau corrodée par la chaleur et la poussière, on pataugeait en pleine violence physique et mécanique. Personne ne ménageait son voisin, personne ne s’écartait d’un centimètre sur la route et c’était toujours le plus froussard, le plus faible qui cédait le passage. Kovask et Marcus avaient déjà éraflé une bonne dizaine de camions, d’abord pour illustrer leur personnage, et ensuite parce qu’ils commençaient d’aimer ça. A la cantina, on buvait sec et beaucoup, et les bagarres éclataient pour un rien, se poursuivaient dans la nuit lourde où les projecteurs du chantier et les phares de la ronde infernale fournissaient les éclairages publics. Et puis, t’était le dortoir avec le bourdonnement des moteurs, l’impossibilité de se reposer vraiment, sauf après quelques verres d’aguardiente ou de whisky, le sommeil lourd de l’aube avec l’appréhension de l’heure où il faudrait foncer vers son véhicule, tirer sur le démarreur avec inquiétude. Une fois sur deux, le moteur refusait de partir et le grand cirque commençait. D’abord, on essayait de réparer soi-même bougies, vis platinées, filtre à air et filtre à huile, et puis on se ruait vers le premier mécano visible. Il fallait commencer par lui coller dix dollars dans la main pour qu’il réponde :

— De seguida.

Un tout de suite qui durait une heure, deux heures et nouait les nerfs des gars, les épuisait avant d’apprendre que la réparation durerait au moins la journée. Dans ces cas-là, ils finissaient par se retrouver à la cantina, buvaient des quantités énormes d’alcool et de bières glacées. Le patron devait les tirer au-dehors et les coller sous un appentis à l’ombre relative.

Le vérin tint le coup et il démarra sans attendre que la benne soit totalement retombée. Il fonçait à soixante à l’heure sur la future autoroute, sachant que plus loin sa vitesse tomberait à quarante et même à trente. Les gros-culs se traînaient à dix à l’heure dans la forte pente qui conduisait à la carrière de terre.

Là aussi, il s’agissait d’arriver avant les trop gros, ceux qu’on ne remplissait qu’en trois coups de bulldozer, alors que le G.M.C. débordait en une seule fois. Kovask doublait dans les pires conditions, les chauffeurs ne faisant aucun effort pour lui céder le passage. Il lui arrivait de sentir les bas-côtés s’effondrer sous le poids. Dans ce cas, il accélérait vivement, filait avant qu’un contrôleur de la piste ne relève son numéro. Et toujours cette poussière rougeâtre qui pénétrait partout et dont les poumons se tapissaient sournoisement, qui engorgeait les filtres et même l’essence. Malgré l’étanchéité des bouchons, on arrivait à boucher ses gicleurs.

Il soupira de soulagement en constatant qu’il n’aurait qu’une minute à attendre. Le bull achevait le remplissage d’un énorme Mack qui emportait plus de vingt tonnes de terre en une seule fois, mais marchait précautionneusement sur la piste, embouteillant la circulation et se faisant insulter dix fois à la minute.

L’œil rivé au Mack, il déboucha sa bouteille thermos, avala une gorgée de Coca-Cola glacé, de quoi rafraîchir sa bouche et pouvoir allumer une cigarette. En même temps, il surveillait son rétroviseur. Si l’on perdait trop de temps à démarrer, il y avait toujours un salaud pour vous couper la route.

Il fonça à la place du Mack. Au-dessus de sa tête, le gros bulldozer gronda, recula pour que sa lame rafle le plus de terre possible et il repoussa le tout en direction du G.M.C. Au début, Kovask rentrait la tête dans les épaules lorsque toute cette masse s’abattait sur le camion en entier. Il y en avait autant sur le toit, le moteur et par terre que dans la benne. Déjà, il démarrait pour laisser la place, emportant ses cinq tonnes bien tassées, mais inutile de discuter avec Roy à ce sujet une fois le prix d’un voyage décidé. Six dollars pour eux, mais ils en transportaient bien pour huit. Le géant américain devait se faire les choux gras, même si le motif de sa présente était ailleurs.

Le chemin du retour était encore pire, rendu glissant par la terre perdue des autres camions. Malgré la sécheresse, elle restait humide suffisamment longtemps pour provoquer de spectaculaires dérapages. Plusieurs fois, Kovask s’était retrouvé en travers, alors que de gros transporteurs arrivaient à fond de train et ne manifestaient pas l’intention de freiner. Leurs museaux puissamment protégés de tubes d’acier ne risquaient rien, et ils l’auraient envoyé au ravin sans effort pour ne pas perdre quelques minutes.

Lorsqu’il entra exténué dans le dortoir, Marcus Clark achevait de se raser devant une fenêtre. Il passa tout de suite sous la douche trop chaude, longuement, pour se débarrasser de cette poussière rougeâtre, ressortit sans s’essuyer et, la serviette autour des reins, alla jusqu’à son lit. Entre-temps, sa peau s’était séchée. Il s’allongea, ferma les yeux.

— Dur, aujourd’hui, hein ? demanda Marcus. Les records de chaleur sont battus. Faut faire une vidange avant de repartir ce soir. Je m’en occupe.

Avant de sortir, il posa une thermos sur la petite table de chevet.

— Du thé glacé. Ça te remontera.

Kovask se servit, un coude soutenant son corps. L’Anglais au bras cassé, Rowood, s’approcha de lui, une cigarette aux lèvres.

— Plutôt dur, hein ?

— J’en ai marre, marre !

— Ça passera. On s’y fait. Moi aussi, au bout de deux jours, je voulais filer… Et encore, te plains pas, puisque les maquisards ne se manifestent pas, ces temps. A mon avis, ils doivent préparer un coup dur. D’habitude, ils sont plus virulents.

Kovask avala son thé glacé, lui tendit la thermos :

— Tu en veux ?

— Non. Je profite de mon repos pour essayer de réduire ma consommation de boisson. Quand je tourne, il me faut huit litres. Je fonds sur mon siège, littéralement.

Il s’assit sur le lit en face, celui de Marcus. De l’autre côté, à gauche, c’était Martinez. Il tournait encore avec son Berliet, dur à la tâche et ne semblant pas s’occuper d’autre chose que de faire du dollar.

— Je ne resterai pas, dit Kovask. On va se tuer, à ce boulot. Et notre camion n’est pas assez gros. On ne gagne pas en vitesse ce que l’on perd en poids. Ah ! si j’avais un Mack comme toi !

— Tu aurais dû choisir le transport sur longue distance. Il y a une prime à la rapidité. Entre le Venezuela et la Colombie, par exemple. Mais c’est aussi dangereux avec les partisans Colombiens, plus souvent bandits que résistants.

— On tourne en rond. Pour le travail comme pour le reste. Il n’y a même pas les filles. Celles de la cantina, je n’en parle pas. Quant à celles des bureaux, je suppose que Roy et sa clique se les réservent.

Rowood approuva :

— Méfie-toi de Roy. C’est un salopard. J’ai eu affaire avec lui. Parce que j’ai passé deux ans à La Havane chez Castro.

Kovask le regarda, essayant d’être naturel.

— Toi, chez Castro ?

— Ouais ! Conseiller pour les transports, et puis j’en ai eu marre. Ça ne payait pas.

— Et le grand t’a cherché des poux ?

— Plutôt, oui. Paraît qu’il représente la C.I.A., ici. Et il a toute une équipe, même parmi les camionneurs.

— Ça n’empêche pas les guérilleros d’attaquer de temps en temps.

Rowood eut une moue dédaigneuse ;

— Du menu fretin. Il y a autre choses De temps en temps, on voit passer un hélico sans aucun autre signe que la marque d’une compagnie pétrolière ! En direction de l’ouest.

— Recherches pétrolières.

— Non. Plus au nord, il y a un camp de la C.I.A. Sûr ! Un copain y est tombé par hasard et a failli y rester. L’enjeu est de taille, dans le coin.

Kovask but encore un peu de thé glacé.

— Une piste secrète. Qui traverserait le continent. Tu as entendu parler de la piste Ho Chi-minh ?

— Sangre de Dios, sangre del Cristo ! Martinez entrait en titubant comme un homme ivre.

— Si ma pauvre mère me voyait ! Quand je jouais dans la poussière de la rue, elle levait les bras au ciel pour lui demander comment elle pouvait avoir un enfant aussi pénible.

Il s’affala sur le lit, les regarda d’un air hébété :

— J’arrête jusqu’à la nuit. Je t’envie, Polak, d’avoir le Frisé pour te donner le coup de main. Seul, c’est impossible.

Frustré des révélations de l’Anglais par son arrivée, Kovask l’aurait volontiers étranglé.

— Va te doucher. Tu apportes toute la poussière ici.

— Gueule pas, j’y vais !

Mais l’Anglais se leva en même temps.

— Moi, je vais bouffer avant le grand rush.

— Attends, j’arrive. Je sifflerai mon copain au passage.

Il repéra Marcus en train de discuter avec un mécano, plaqua l’Anglais.

— Rejoins-nous à la cantina. Rowood est en train de me raconter un truc intéressant ; tâche de bloquer Martinez.

— Compris, dit Marcus en clignant de l’œil. Les deux hommes s’installèrent à une petite table de quatre couverts, les réservèrent pour Clark et Martinez.

— Que disais-tu à propos d’Ho Chi-minh ?

— Non, je faisais une comparaison, dit Rowood, amusé. Il y a une piste secrète qui cisaille l’Amérique du Sud en deux. Armes, munitions, explosifs, essence l’empruntent depuis quelques mois. La C.I.A. est sur les dents, car ça laisse supposer une grande conflagration. Imagine tous les maquis attaquant le même jour dans tous les pays.

— Mais qui transporte tout ça ?

— Voilà… Il paraît que les fournisseurs paient, pas les guérilleros Ces derniers se contentent de surveiller la piste aux endroits critiques.

— Les fournisseurs ?

L’Anglais sourit et commença de piquer dans les hors-d’œuvre qu’une serveuse venait d’apporter.

— Cuba, les Russes, les Chinois ? Mystère. Mais il y a une combine intéressante. Dangereuse, mais pas plus que ce que nous faisons.

— Doivent embaucher des communistes, dit Kovask, désabusé. C’est une question de confiance.

— Pas sûr. Moi, par exemple, j’ai mes chances, si je voulais. Je suis parti de Cuba sans avoir rien à me reprocher et les Ricains ne m’aiment pas, ça me suffit comme passeport.

Kovask mangeait avec appétit. De sa place, il pouvait voir Marcus retenir Martinez avec beaucoup de peine. Le Vénézuélien devait avoir hâte de les rejoindre : faim ou curiosité ?

— On a un peu travaillé contre eux au Guatemala, dit-il entre ses dents pour ne pas être entendu des autres tables. Quelques transports d’hommes et de matériel. Puis on nous a soupçonnés et…

— Je m’en doutais, figure-toi, dit l’Anglais, ironique. Vous ne seriez jamais venus ici.

— Oh ! non, et on ne va pas tarder à filer, si ça continue.

Martinez finit par gagner et ils arrivèrent tous les deux. Kovask apaisa les remords de Marcus d’un regard. Puis, il s’arrangea pour lui faire comprendre le ton à adopter pendant le repas ; ils en avaient marre du chantier.

— Mais attendez l’enveloppe, dit Martinez, désolé de les voir aussi démoralisés. Quand vous verrez les beaux dollars !

— Ouais ! Et il faudra payer la cantina, le lit, l’essence et l’huile. On va y laisser pas loin de deux cents dollars.

— Sur près de mille. C’est encore rentable, non ? Tous les jours, vous avez dépassé les vingt voyages.

— En se crevant, oui, Marcus renchérit :

— Et le camion qui va nous lâcher. Déjà le vérin de la benne… Il faudrait sacrifier deux journées pour le remettre en état.

— Mais attendez la paye ; après, vous verrez ce qu’il faudra faire. C’est alors que vous ne voudrez plus quitter le chantier.

— Pourquoi ne pas prendre mon camion ? dit Rowood. Il est en état, maintenant, et ne sert à rien. Je vous le loue. Fifty-fifty. Vingt tonnes-kilomètre, ça fait du bruit.

— Oui, mais en cas de pépin ?

— L’assurance paiera. Si je conduisais, moi, il y aurait autant de risques.

Après le repas, il y eut la sieste dans la torpeur générale. Les machines de la route s’arrêtaient elles aussi durant deux heures et on pouvait se reposer.

Kovask remonta à la surface du plus profond d’un sommeil lourd, gluant de transpiration. Il passa sous la douche, fut rejoint par Marcus plein de curiosité.

— Rowood ?

— Dehors. Au camion.

Ils allèrent le conduire à une pompe d’essence pour faire le plein et Kovask rapporta sa conversation avec l’Anglais.

— Il doit en savoir plus long, mais il se méfie. Tout ça, c’est une question de patience. Quelques jours encore.

— Le fait qu’il nous loue son camion facilitera les choses.

— Oui. Je n’y avais pas pensé tout de suite. Au contraire, ça m’empoisonnait d’accepter. Mais il verra qu’on est franc jeu.

— Mais la raison de filer, puisqu’on gagnera deux fois plus ?

— On trouvera. Le mieux serait que Roy nous persécute. Faudra peut-être le chercher.

Marcus ricana :

— Belle idée qui risque de nous entraîner très loin. Paraît que le Roy ne se laisse pas faire. Des gars ont disparu sans emporter leurs affaires. Curieux, non ?

— Oui, mais nous, on est des malins.

Ils éclatèrent de rire ensemble. Kovask conduisit Marcus jusqu’à la baraque.

— Repose-toi. Moi, je vais tâcher de faire une demi-douzaine de voyages jusqu’à neuf heures.

— Fais gaffe à l’eau du radiateur. Le mécano prétend qu’il faudra le changer sans trop tarder.

Kovask entra dans la ronde. Pas trop de camions au début, à peine une quinzaine. Il put faire trois voyages tranquilles avant que le vrai cirque ne commence et que la fièvre ne gagne chacun des cinquante conducteurs. Vers le soir, ce n’était pas le grand soleil, mais la chaleur n’en était que plus vicieuse et collait à la peau comme une maladie malpropre. Les gars devenaient de plus en plus mauvais, inconscients. Kovask en aperçut deux qui se battaient au couteau, leurs camions renversés dans le ravin.

Lorsqu’il décida de passer le manche, vers neuf heures du soir il était ivre. C’est tout juste s’il eut le courage d’aller prendre une douche. Marcus n’était pas dans le baraquement.

Rowood, de retour de la cantine, alla cogner à la cabine.

— Kovask ?

— Pas vu Marcus Clark ?

— Si, justement.

Le ton était tellement étrange que Kovask sortit de la cabine sans couper l’eau.

— Quoi ? Des ennuis ?

— Roy l’a convoqué. Il y a maintenant une bonne heure. Si tu veux, je t’accompagne là-bas.

— Avec ton bras ?

Il alla se rhabiller, en proie à une colère froide. C.I.A. ou pas, le gros tas de viande commençait à l’énerver sérieusement.

— Tiens, Martinez n’arrête pas, lui aussi ?

Kovask ricana, croyant comprendre.

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