CHAPITRE III

Au volant de sa Ford de location, Carmina arriva à Quantico dix minutes avant quinze heures. Il était dans les temps et traversa la bourgade sans se presser. Plus loin, il découvrit le chemin mal entretenu qui menait aux anciens pontons du Yacht Club. La journée était chaude. On était en septembre, mais l’été se prolongeait bien agréablement. Il roulait les vitres baissées. Aussi, l’odeur de l’endroit le frappa-t-elle tout de suite, et il comprit pourquoi ce bel emplacement avait été abandonné et ne recevait que de rares personnes. Les égouts de la ville devaient se déverser non loin de là et s’épandaient dans les joncs et les petites plages de sable. Lorsqu’il aperçut les pontons effondrés, il fit faire demi-tour à sa voiture, la mit dans le sens du départ puis descendit, le container sous le bras.

Le troisième ponton choisi par le mystérieux correspondant était en meilleur état que les deux autres dont les piliers, rongés par l’eau, s’étaient brisés. Tout autour, l’eau stagnait sous une sorte de peau mousseuse de couleur brune. Carmina fit la grimace, sauta sur le ponton indiqué et alla jusqu’au bout. Il s’agenouilla, découvrit la chambre à air d’auto qui dépassait de l’eau et semblait retenue par le fond. En la tâtant, il découvrit qu’elle était en partie gonflée. Avec la ficelle prise dans sa poche, il lia le container le plus soigneusement possible, éprouva la solidité de l’ensemble.

Il se leva et, sans un regard pour le fleuve, il se dirigea vers sa voiture. Une minute plus tard, il débouchait sur la route, tournait à droite.

L’attaché militaire, le deuxième secrétaire et l’un des portiers de l’ambassade l’attendaient à l’entrée de Washington. Le colonel avait l’œil fixé sur son chronomètre, et lorsqu’on lui signala la Ford, il inclina la tête avec satisfaction.

— Cinquante minutes. C’est parfait. Ce garçon a accompli parfaitement son travail. Ils arrivèrent à l’ambassade en même temps que l’adjoint au délégué culturel. L’ambassadeur les attendait dans son bureau.

— Alors ?

— C’est fait, dit Carmina. L’endroit était parfaitement choisi. Très déplaisant. Rares doivent être les visiteurs.

— Avez-vous vu quelque chose ?

— Absolument rien.

— Il n’y a plus qu’à attendre.

— Je peux disposer ? demanda Carmina. Il faut que je représente notre pays à un vernissage.

— Allez-y, mon cher. Votre rôle est terminé, Carmina soupira de soulagement. Un temps, il avait craint d’être soupçonné. Cette mission aurait été une mise à l’épreuve.

— N’oubliez pas de rendre la voiture en location.

— Tout de suite, Excellence.

D’ailleurs, il s’y rendit directement, récupéra son coupé Honda et reprit la route de Quantico. Il était certain de retrouver son homme assez rapidement.

Installé dans la végétation aquatique importante de l’autre rive du Potomac, Carl Harvard avait vu arriver l’envoyé de l’ambassade vénézuélienne, à l’aide de ses jumelles. L’homme avait exécuté docilement toutes les indications qu’il avait données. Puis il était remonté dans sa voiture et était reparti. Harvard attendit cinq bonnes minutes avant de bouger.

D’ailleurs, il n’avait pas grand-chose à faire. La chambre à air pouvait supporter le poids du container, même partiellement gonflée. Elle était attachée à un fil nylon spécial pour la pêche à l’espadon, qu’il avait lesté de petits plombs de telle sorte qu’il était immergé au fond de la rivière, et ne risquait pas d’être cassé par un bateau ou de s’enrouler dans une hélice. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à haler l’ensemble.

Le géographe s’estimait très satisfait de son système. Même si la rive droite était surveillée, les autres n’auraient pas le temps d’intervenir pour l’intercepter. Il fallait traverser la rivière et cela leur prendrait au moins une bonne demi-heure. Un délai suffisant pour prendre le large. D’ailleurs, il avait confiance et pensait que les gens de l’ambassade se fichaient pas mal de lui, mais désiraient surtout entrer en possession de la carte photographique indiquant le tracé de la route secrète « Fidel Castro ».

Tout en halant le container, il surveillait les environs avec attention. L’endroit était particulièrement calme, engourdi par la chaleur encore estivale. Il sourit en découvrant dans ses jumelles l’ustensile ménager qui contenait une petite fortune. Le même jour, il allait fixer un rendez-vous aux Colombiens pour le lendemain. La même somme. On pouvait faire quelque chose avec soixante mille dollars.

Le container approchait des joncs, n’était plus qu’à quelques mètres. Il évita toute hâte et le fit glisser doucement jusqu’à ce qu’il puisse agripper la chambre à air qui le soutenait. Il tira le tout à lui, coupa le fil de nylon avec un couteau et s’éloigna de la rive. De quelques mètres seulement. Avant de remonter dans sa voiture qui l’attendait à une centaine de mètres, il voulait vérifier le contenu du container en plastique. Il commença d’ôter le couvercle. Un sifflement curieux se fit entendre. D’abord surpris, il n’eut plus d’yeux que pour les tas de billets de dix et vingt dollars entassés. Puis il remarqua l’odeur étrange qui en montait, tenta de refermer la boîte, mais n’y parvint pas. Il n’avait plus de force dans ses doigts. Essayant de se dresser, il resta accroupi, puis bascula d’un coup en avant. Sans lâcher le container.

Carmina roulait rapidement vers Quantico qu’il dépassa à une vitesse plus élevée que quelques instants plus tôt, espérant que sa plaque le mettait à l’abri de toute poursuite policière. De nouveau, il s’engagea dans le chemin de l’ancien Yacht Club, immobilisa son coupé Honda et sauta à terre.

Tout en courant vers le ponton, il sortait de sa poche une sorte de cellule photoélectrique. Un cadran circulaire y était incorporé. L’aiguille se dirigeait obstinément vers l’autre rive, un peu en aval du ponton. Carmina sourit. Il avait prévu que l’inconnu s’installerait de l’autre côté. Plusieurs fois, il déplaça son appareil, mais l’aiguille se dirigea toujours vers le même endroit. Il sourit. Son plan avait parfaitement réussi, preuve qu’il avait affaire à un amateur sans la moindre expérience.

Il remonta dans sa voiture, traversa le Potomac un peu avant Washington, fonça sur la rive gauche du fleuve. Le gaz endormait pour plusieurs heures, mais on pouvait découvrir l’homme avant son arrivée et le faire disparaître. Il voulait quand même avoir le cœur net au sujet de ces documents expédiés à l’O.N.U. à l’adresse de la délégation cubaine.

Bientôt, il se trouva à hauteur de Quantico situé sur l’autre rive, suivit un petit chemin qui devait le conduire à proximité de sa victime. D’ailleurs, l’aiguille du cadran, après quelques instants d’affolement, prenait une direction aussi fixe que celle d’une boussole.

A cent mètres de la rivière, il découvrit une Ford de couleur jaune et immobilisa son coupé derrière, barrant l’étroit chemin à tout hasard.

Cinq minutes plus tard, le corps de Carl Harvard lui apparut. L’homme était recroquevillé sur le côté, tenant dans ses bras le container bourré d’argent. Il le retourna, plongea sa main dans sa veste et en sortit le porte-cartes.

— Carl Harvard, géographe.

Il ricana en découvrant que l’homme travaillait à la National Géographie Society. Tout s’éclaircissait d’un coup, et l’homme avait reconstitué la route grâce à des photographies aériennes prises certainement par l’aviation américaine. Ne restait plus qu’à obtenir de lui quelques précisions importantes.

Sans ménagement, il le gifla à plusieurs reprises, le redressa et le colla contre le tronc d’un arbre, alors que Harvard reprenait à peine ses esprits.

— Pas de comédie, Harvard, vous êtes coincé maintenant. Vous êtes un imbécile de croire que tout allait se passer sans ennuis.

Le géographe remit ses lunettes en place, fit un effort pour ne pas céder à la faiblesse de ses jambes.

— Mais comment ? …

— Le container recelait une capsule de gaz soporifique. En ouvrant, la simple pression a provoqué la rupture de la capsule. De plus, entre les billets, il y avait ceci.

Il exhibait une sorte de cube un peu plus gros qu’un dé de 421.

— Balise-radio qui émet pendant des heures un signal que capte ce petit appareil. Il suffit de suivre la direction indiquée par l’aiguille. C’est très banal. Où sont les documents ?

Harvard reprit soudain toute sa vitalité.

— Vous ne les aurez pas… Vous êtes intervenu, c’est fichu pour vous et bien fichu.

— Vous bluffez.

Le géographe consulta sa montre.

— Nous n’avons pas le temps de retourner à Washington et il partira avec le courrier.

— De la National Géographie Society ?

Harvard sursauta.

— Comment savez-vous ?…

— Il suffisait de vous fouiller. Voyez-vous, si j’appartenais à la C.I.A., par exemple, ou au F.B.I., rien de plus facile que de retrouver ces documents pour moi. Vous n’y avez pas songé ?

— Il part tous les jours des milliers de lettres de Washington pour l’O.N.U., répondit l’autre sans entrain.

— Oui, mais en connaissant le point de départ exact… Le courrier de votre Society doit être réuni dans un sac spécial déposé à la poste la plus proche, non ? Mais là n’est pas la question, cher monsieur Harvard. Il y a un point que vous avez négligé.

L’autre le fixait désespérément derrière ses verres épais de myope. Il ne comprenait pas.

— Le courrier part à cinq heures ? Eh bien ! nous le laissons partir en toute tranquillité. Votre lettre parviendra aux Cubains.

Harvard sursauta :

— Mais dans quelle intention …

— Très simple. Vous nous avez négligés, monsieur Harvard, nous les castristes. Nous qui avons justement intérêt à ce que ces documents arrivent à la délégation cubaine.

— Vous travaillez pour eux ?

Très pâle, le géographe se sentait pris de vertige. Il s’était cru le plus fort, avait négligé d’envisager, par cupidité et vanité, tous les aspects de l’affaire.

— Je surveille l’ambassade du Venezuela, mon cher. Toutes les ambassades des pays latino-américains sont plus ou moins sous le contrôle des réseaux castristes. Vous avez commis une faute impardonnable. Au fait, où avez-vous trouvé trace de la fameuse piste « Fidel Castro » ?

Harvard serra les dents avec la ferme volonté de ne rien dire à ce sujet. Il était fichu, il le sentait bien, et il ne parlerait pas. L’expression de Carmina le fit tressaillir.

— Vous voulez jouer les héros ?

— Je sais que vous allez me tuer. Alors…

— C’est selon. Pourquoi ne travailleriez-vous pas pour nous ? Vous devez découvrir des choses intéressantes dans les photographies que l’armée de l’air et la N.A.S.A. vous transmettent. Je suppose que c’est ainsi que vous avez établi le tracé de la route ?

Le géographe fut soudain plein d’espoir.

— Votre proposition est-elle sincère ?

— Absolument.

— C’est dans une série de neuf photographies que j’ai découvert un point blanc photographié aux infrarouges, qui se déplaçait dans plusieurs des clichés à une vitesse d’au moins trente miles, et cela dans une zone réputée inaccessible.

— Comment avez-vous établi la vitesse ?

— L’heure de la prise de vue est indiquée à une seconde près pour que nous puissions tenir compte de l’éclairage. Il m’a été facile de calculer à combien roulait ce véhicule. Astucieux, hein ? Harvard sourit timidement.

— Nous avons besoin de collaborateurs astucieux. Avez-vous des opinions politiques ?

— Aucune.

— Que pensez-vous de Fidel Castro ?

— Rien de particulier jusqu’à présent. Si vous me payez, je suis disposé à travailler pour vous.

Carmina sourit à son tour.

— Nous allons en discuter ailleurs. Ici, quelqu’un pourrait venir et nous surprendre.

— Puis-je reprendre ma voiture ?

— Bien sûr, et aussi ceci, dit Carmina en désignant le container en plastique.

Harvard se baissa instinctivement et Carmina frappa sa nuque avec une violence inouïe. Le géographe tomba, tué net par le coup. Le Vénézuélien frotta le revers de sa main, ramassa le container et alla le déposer dans sa voiture. Il revint à la Ford, installa le cadavre au volant. Sans prendre de précautions inutiles, il poussa la voiture en direction du fleuve. Elle bascula du haut d’un talus dans un mètre d’eau environ. La partie supérieure émergeait, mais restait cachée par des joncs de belle taille. Il fallait arriver à trois mètres d’elle pour la découvrir et on ne la trouverait peut-être pas avant quelques jours.

Revenu à sa voiture, il roula jusqu’à ce qu’il rencontre un groupe d’arbres élevés. Il alla enterrer le container au pied de l’un d’eux, repéra l’endroit avec précision.

Il se trouvait dans les temps pour faire une apparition au vernissage de cette exposition de peinture où il représentait officiellement son pays.

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