CHAPITRE VIII

Dans le bâtiment des bureaux brillait une seule lampe. Un type qu’il n’avait jamais vu quitta la chaise où il était affalé lorsque Kovask entra.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il avec un accent américain prononcé.

Son visage couturé de cicatrices paraissait enflé sur le côté gauche. Ses yeux bouffis ne laissaient passer qu’un regard méfiant.

— Je cherche Roy.

— A cet’ heure ? Il n’est pas ici. Doit être chez lui ou à la cantina. Si vous m’en croyez, feriez mieux d’aller voir là-bas.

— Merci, dit Kovask en faisant semblant de tourner les talons. Mais il fit un tour complet, casa son poing juste sur la grosse boule de l’abcès dentaire. L’Américain ne put retenir un hurlement, perdit une seconde. Le Commander le frappa à l’estomac, grimaça à cause des muscles de fer, récidiva du gauche au menton. Le garde partit contre le comptoir, eut le réflexe d’étendre ses coudes comme des ailerons pour se maintenir. Récupérant vite, il fonça, mais Kovask saisit la chaise pour le recevoir. Un pied le prit à la base de l’œil et il tomba en crachant un mélange de sang et de pus.

Se méfiant, il le releva à deux mains, lui cogna le crâne contre un pilier de bois, le laissa couler. Il passa dans les bureaux voisins, ne découvrit personne. Dans celui qui était réservé à Roy, il aperçut un coffre-fort énorme, fut tenté de fouiller dans les tiroirs, mais préféra s’abstenir.

Dans la salle réservée au public, le garde ouvrait les yeux.

— Mon copain Marcus Clark est venu ici, convoqué par Roy, il y a une heure. Où est-il ?

— Je suis là depuis trois quarts d’heure seulement, balbutia l’autre en massant son abcès… Vous ne vous en sortirez pas comme ça lorsque Roy saura…

— T’aurais intérêt à la boucler. Si j’avais voulu, je déménageais tout. Tu parles d’un gardien !

L’autre lui jeta un regard furieux, puis pensa qu’il ferait mieux de suivre ce conseil. Kovask sortit et marcha rapidement vers la cantina. Il but une bière en demandant si on n’avait pas vu Roy.

— Non, dit le patron. Vous dînez ?

— Pas tout de suite.

— Il y a des raviolis tout frais.

Pris d’un doute, il revint au baraquement. Rowood prenait le frais en fumant une cigarette sur le pas de la porte.

— Ni Marcus ni Martinez. Et ce dernier ne tourne plus. Son Berliet est là-bas.

— Je vais chez Roy.

— Attends-moi.

— Ton bras…

— Juste en spectateur.

Ils se dirigèrent vers les petits chalets confortables réservés au personnel administratif et aux ingénieurs. Le chalet de Roy était l’un des premiers, le plus grand. Il y avait de la lumière dans toutes les pièces.

— O.K., j’attends ici, dit Rowood. Si ça va mal, j’arrive, et je surveille le coin.

Kovask escalada les quelques marches conduisant à une petite terrasse, puis frappa à la porte. Il allait récidiver, lorsqu’une fille vint ouvrir. Il la reconnut, c’était l’une des secrétaires du bâtiment administratif.

— Roy est là ?

— Il n’est pas encore rentré, fit-elle, la bouche dédaigneuse. Si vous avez besoin de lui, repassez demain.

Elle allait refermer, mais il lui prit le bras.

— Lâchez-moi, brute ! … Roy vous le fera payer très cher. Vous serez renvoyé après qu’il vous aura cassé la gueule.

— Tiens donc ! Où est-il ? Attention à ce que tu dis… Mon copain a disparu et je suis prêt à tout pour le retrouver.

Cette fois, elle comprit et la frousse la prit. Devenue très pâle, elle se fit très docile.

San Cristobal. Il y a une heure à peu près, un peu plus peut-être, avec un 4x4.

— Tu connais mon copain ? Un brun très mince, joli garçon…

— Je n’ai pas vu partir Roy. On me l’a dit. Je vous le jure.

Il la lâcha :

— Je te souhaite une chose, c’est que je le retrouve, sinon je flanque le feu à tout le chantier.

Pétrifiée, elle le regarda s’éloigner, puis s’enferma à double tour dans le chalet. Rowood comprit que ça ne marchait pas comme le voulait le Polonais et le suivit sans rien dire.

— San Cristobal, finit par dire Kovask.

— Tu vas jusqu’à l’embranchement et tu remontes vers la frontière. C’est la dernière ville, enfin le dernier patelin, avant Cucuta, la ville colombienne.

— Je vais prendre le G.M.C.

— Minute… Et si on cherchait à t’éloigner ? Bon, ils ont eu ton copain, mais pour toi ils se méfient. Il y a aussi les autres chauffeurs. Sur le chantier, on se bouffe le nez, on ne se ménage pas, mais contre Roy, tous seraient d’accord pour marcher. Parce qu’ils savent qu’il nous vole en grande largeur. Au moins vingt pour cent chacun. Sur dix mille dollars environ par jour, ça fait deux mille dollars. Une jolie prime, non ?

Ils marchaient à grands pas vers les camions au repos lorsque l’Anglais prit le bras de Kovask pour l’arrêter.

— Là, derrière les pneus des bulls, une ombre qui se planque. Je crois que c’est Martinez. Je fais le tour pour le coincer.

Kovask s’approcha des énormes pneus qui, sous l’effet de la chaleur, dégageaient une odeur asphyxiante de caoutchouc, la contourna et reconnut Martinez qui s’éloignait, le dos courbé.

Le Vénézuélien eut un haut-le-corps en se heurtant à Rowood.

— Oh ! excuse… Je viens de pisser.

Puis son expression se bouleversa, exprima une terreur folle lorsqu’il se sentit happé par le col de sa chemise. Kovask l’obligea à lui faire face, essuya sa main gluante de la transpiration de Martinez à son pantalon.

— Qu’as-tu raconté à Roy sur nous ?

— Moi ? Mais, rien du tout… Roy…

— Rowood, voulez-vous aller chercher un cric ? Il doit y en avoir un dans le coffre, là, tout près. Taille moyenne suffira.

— Ecoutez, je vous jure… Je ne connais pas Roy… Juste un ami commun à Caracas… Une fois, on a bu un verre et…

— Où est Marcus Clark ? Depuis la tombée du jour, tu me fuis. Tu as attendu que je me sois arrêté de tourner pour le faire. Mais avant ?

Rowood revenait, balançant un cric à losange déformable.

— A ta disposition, Kovask. J’ai un bras valide.

— Prends un pneu de bull, un réformé. Tu sépares les deux lèvres et tu mets un coin. Tu recommences un peu plus loin.

— D’accord.

Martinez essaya de fuir, mais la main de Kovask le cloua contre la pile des autres pneus.

— Doucement. Où est Marcus ?

— Je ne peux pas te dire… J’ai roulé tard, ce soir… Je suis ton ami, voyons !

— Tu nous espionnais. L’Anglais se tourna vers eux :

— C’est prêt. Mais réfléchis. Il est arrivé en même temps que vous, ce zèbre-là.

— Justement. On avait l’œil sur nous depuis le Guatemala, hein ? Mais parle, nom de Dieu !

— Je n’ai rien fait… Je travaillais dans l’Orénoque… Je suis venu ici parce que je n’avais plus de travail là-bas. Kovask le tira jusqu’au pneu géant dont les lèvres béaient sur un bon arc de cercle.

— On va te fourrer là-dedans, puis on enlèvera les coins. Tu ne pourras plus les écarter tout seul ; même si tu as un couteau dans la poche, tu l’useras avant d’avoir creusé un trou suffisant.

— A moi ! … Je…

Il lui colla une main sur la bouche, approcha la sienne de l’oreille poilue de Martinez :

— Ferme-la ! On va hisser le pneu dans mon G.M.C. et, moi, je file avec vers San Cristobal. Il paraît que c’est là-bas que Roy a emmené mon ami. En route, je te balance au fond d’une gorge. Tu finiras bien par y crever et personne ne te retrouvera.

Se tournant vers l’Anglais :

— Garde-le, je vais chercher le camion.

En moins d’une minute, il s’approchait des tas de pneus. Il ne voulut pas que Rowood reste là.

— Moi seul… En cas de coup dur, ce sera préférable.

D’un crochet, il assomma Martinez, le fourra à l’intérieur du pneu et fit sauter les coins à coups de pied, avec beaucoup de peine. Pour charger le pneu dans la benne, il dut incliner cette dernière, appuyer le pneu contre, courir inverser le vérin et pousser de toutes ses forces pour l’empêcher de glisser.

Lorsqu’il s’installa au volant, il n’y voyait plus rien, la sueur emplissant ses yeux. A tâtons, il chercha le linge de toilette toujours à poste et s’essuya. Après quoi, pied au plancher, il quitta le camp par la seule route conduisant vers le nord, vers Maracaïbo. Il ne savait pas très bien où tout ça le conduirait, mais, avant tout, il lui fallait retrouver Marcus. Tant pis si Martinez était innocent et souffrait pour rien en ce moment. Quant à Roy… Même s’il appartenait réellement à la C.I.A., il aurait sa peau, même s’il devait avoir ensuite tous les tueurs de Langley à ses trousses. Il évita soigneusement de penser à son chef, le commodore Gary Rice, qui attendait avec angoisse qu’ils réussissent cette mission.

La route ne s’était pas améliorée depuis leur arrivée et le G.M.C. sautait en l’air à tout instant, retombait lourdement sur ses roues dans un fracas terrible. A l’arrière, l’énorme pneu qui emplissait toute la benne pesait lourdement lorsque le véhicule décollait ainsi, et, à plusieurs reprises, Kovask put voir son capot se soulever dangereusement. Il sourit cruellement en pensant à Martinez qui devait croire à chaque instant sa dernière heure arrivée. Le caoutchouc trop dur ne devait pas tellement le protéger des chocs. A plusieurs reprises, le Commander crut entendre des cris ou des appels, mais il continua à la vitesse maximale. Mais il ne pensait pas être obligé d’aller jusqu’à San Cristobal. Rowood avait raison. Roy lui avait tendu certainement un piège et l’attendait à l’endroit le plus désert, là où la route traversait la sierra de Merida.

Lorsqu’il longea un ravin, il stoppa, tira son frein à main, mais laissa tourner le moteur. Une torche électrique à la main, il monta dans la benne. Le rayon lumineux se posa sur deux mains exsangues qui sortaient des lèvres du pneu, Pourtant, Martinez avait le teint presque noir.

— Alors ? Tu as compris que je ne plaisantais pas ?

— Amigo, je te jure… Je ne comprends pas pourquoi…

— Nous sommes au bord d’un ravin. Je vais manœuvrer et puis enclencher le vérin de levage. Tu glisseras doucement, et puis le pneu se mettra à rouler. Il y a bien cinquante mètres jusqu’en bas. Tu pourras gueuler à ton aise dans ta cage de caoutchouc, personne ne viendra te chercher là en bas.

— Amigo… Que le sang de ma mère me retombe…

Kovask n’entendit pas la suite. Il sauta à terre, passa le bras par la portière ouverte. La benne commença de se détacher du châssis très lentement.

— Même pas besoin de reculer, cria-t-il… Le pneu rebondira en tombant et je n’aurai qu’à le pousser avec la main. Adios, Martinez !

L’autre se contint jusqu’à ce que le pneu commence à glisser.

— Non… Je vais te dire, arrête tout !

— Tu as vraiment quelque chose à me dire ? Tu ne m’arrêtes pas pour rien ?

Le pneu glissa encore de quelques centimètres tandis que des restes de terre séchée roulaient.

— Oui… Je vous attendais à Maracaïbo… Deux étrangers venant du Guatemala avec leur G.M.C. sur un cargo suspect… Facile. Il fallait que je vous surveille. Vous n’étiez peut-être que des agents de liaison avec les castristes des deux pays.

Kovask ricana. Leur couverture avait été si habilement fabriquée que même la C.I.A. s’y était laissée prendre.

— Tu appartiens à la C.I.A. ?

— Oui. Mais, par pitié, arrête ce système.

— J’arrête, mais je n’inverse pas. Tu sais ce que ça veut dire.

Lorsqu’il revint, Martinez haletait fortement.

— J’étouffe, là-dedans… Il faudra me sortir vite, car l’air me manque.

La torche éclairait un œil exorbité entre les deux mains qui s’agitaient comme des algues.

— Roy ?

— C’est le grand patron de la C.I.A. pour toute cette zone. Je lui ai dit que vous vous intéressiez aux guérilleros… ! Et puis, aujourd’hui, Marcus discutait avec l’Anglais de la piste secrète « Fidel Castro ». J’ai entendu par hasard.

— Tu avais quitté la ronde ?

— Un moment, pour faire le plein. Et puis, j’ai eu l’idée de venir écouter. J’ai prévenu Roy. Il m’a dit qu’il allait voir ce que vous aviez dans le ventre tous les deux.

— Alors ?

— Je crois qu’il vous attend sur la route de San Cristobal… Pas très loin d’ici. Il y a une sorte de défilé, et puis la route escarpée. Le piège est là-bas, à la sortie du défilé.

— Il veut nous liquider sans savoir qui nous sommes exactement ?

Martinez n’en pouvait plus, et sa respiration était sifflante.

— C’est un homme brutal qui ne s’embarrasse pas de précautions.

Kovask se demanda s’il n’y avait pas autre chose. Le géant se faisait deux mille dollars de boni chaque jour. Peut-être craignait-il d’être espionné à son tour par un autre service secret américain ? La D.I.A., par exemple, ou le F.B.I., qui n’étaient guère portés à se montrer très tendres en pareil cas.

— Faites-moi sortir, maintenant ; je n’en peux plus.

— Pas le temps, dit Kovask. Tâche de tenir le coup jusqu’au bout, sinon, tant pis pour toi. Il fallait te tenir les pieds au sec.

Tout ce qu’il fit fut de laisser la benne se remettre en place avant de foncer de nouveau vers Roy.

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