CHAPITRE XI

Heureusement, il y avait la plage toute proche, à leur entière disposition, car les gens du hameau ne se baignaient guère. Ils passaient des heures dans l’eau, guettant malgré tout la route qui reliait San Antonio à ce village de pêcheurs et de récolteurs de sel. On leur avait dit que Huchi possédait une Cadillac noire.

Marcus Clark plongea à plusieurs mètres, fouilla dans le sable et remonta avec des palourdes énormes.

— Tu as vu ces clams ?

Il les jeta à Kovask qui les ouvrit d’un coup de pierre sur une autre. Il suça la chair rafraîchissante, puis alluma une cigarette. Des cocotiers très hauts projetaient sur la plage une pluie d’ombre mélangée à des ronds de soleil.

— Aujourd’hui, tu crois ?

— Je n’en sais pas plus long que toi. Leur irritation croissait de jour en jour.

Déjà, un voyage infernal pour atteindre la Colombie, et puis cette attente. Le señor Huchi n’était pas chez lui. Absent pour une semaine, peut-être deux. Nul ne savait, même pas son secrétaire.

L’entreprise se trouvait entre San Antonio et le hameau. Des bâtiments construits légèrement, sans ordre, crasseux. Des ateliers huileux et des employés sans ardeur. Quelques camions dont certains paraissaient neufs et des hangars fermés, surveillés par des peones en armes. C’était tout ce qu’ils avaient pu voir. Quatre jours qu’ils attendaient. Les deux premiers, ils avaient réparé le G.M.C., vérifié le moteur. Maintenant, ils n’avaient plus rien à faire, sinon se baigner, boire du rhum coupé de jus de fruits et manger du poisson de toute sorte.

La fonda se composait de quatre bâtiments en carré avec un patio au milieu. Quelques palmiers rachitiques encadraient un jet d’eau épuisé depuis longtemps. Les chambres ouvraient là, sur la chaleur entassée dans cette cour fermée. Il y avait d’autres clients misérables, à plusieurs dans les chambres, et qui cuisinaient dans le patio. On ne savait pas ce qu’ils attendaient, de quoi ils vivaient, mais le soir, ils prolongeaient jusqu’à minuit de longues conversations bercées par une guitare malhabile.

— Mais qu’attendent-ils ? demandait Marcus au patron de la fonda, un nommé Arapel.

— Du travail.

— Quel travail ?

— La récolte du sel, la pêche, l’embauche dans les grandes fincas. De temps en temps, l’un d’eux réussit à se caser, et c’est du bonheur pour tout le monde. Il y a aussi le pétrole. Lorsqu’on fore un autre puits, ils partent tous, gagnent en quelques semaines de quoi vivre six mois et puis ils attendent à nouveau.

— C’est pas très intéressant pour vous ?

— Si, l’un dans l’autre, je m’en tire. Vous croyez que mes chambres seraient occupées, sinon ?

— Huchi embauche ?

Le visage brun d’Arapel semblait encore foncer. Il n’aimait guère parler du transporteur.

— Quelquefois, lorsqu’il connaît bien. Mais, ici, peu voudraient travailler pour lui.

— Et pourquoi ?

— C’est comme ça.

Il se butait, et on ne pouvait plus rien en tirer. On les considérait avec méfiance parce qu’ils parlaient d’Huchi et attendaient son retour.

— C’est Mc Honey qui nous envoie, expliquez-le-lui dès qu’il rentrera, avait répété deux fois Kovask au secrétaire.

— Oui, señores. De la part de Mc Honey. Je m’en souviendrai.

— Notez-le.

— Pas la peine, señores. Je me souviendrai. Ils étaient repassés deux jours plus tard.

— Oui, señores, de la part de Mc Honey, mais mon patron n’est pas encore rentré. Il a téléphoné qu’il s’attardait encore à Bogota. Il prendra l’avion pour Barranquilla.

Puis il leur avait crié :

— Inutile de repasser. Dès qu’il saura, il décidera lui-même. Moi, je ne peux rien pour vous.

Tandis qu’Arapel leur servait un énorme poisson grillé accompagné d’une sauce tomate explosive, Marcus singeait le petit secrétaire de Huchi :

— Moi, je ne peux rien pour vous, mais cet imbécile est bien capable de bouffer la consigne. Nous aurions dû lui laisser dix ou vingt dollars.

— Il se serait vexé.

— Penses-tu ! Ila l’œil cupide, et je me trompe rarement.

— Retournes-y, ce soir. Marcus grimaça.

— Pour me faire sortir… Mais on peut toujours essayer. Il y avait une jolie dactylo, dans un coin, et qui avait l’air de s’ennuyer terriblement.

Du patio leur parvenaient des pleurs de gosses et les cris des mères. Mais, dans quelques instants, la sieste apporterait deux ou trois heures de calme merveilleux. Le meilleur moment pour se reposer, les nuits étant plus bruyantes. Après les discussions du patio jusqu’à minuit, c’étaient les pêcheurs qui embarquaient et mettaient en route d’antiques moteurs à un cylindre qui martelaient la région durant des heures. Sans parler des lucioles qui tournoyaient dans la chambre en jetant des lueurs affolées. Mais il n’y avait pas de moustiques. Le pétrole abondait et on en avait recouvert tous les marécages.

Allongé sur son lit, Kovask regardait les mouches se traîner au plafond. Pas de moustiques, mais des mouches en grande quantité. Il avait tellement pulvérisé d’insecticides que les murs en étaient imprégnés et que les mouches s’y empoisonnaient rapidement.

Il sommeilla quelques instants. Marcus, dans sa chambre, ronflait plus carrément. La portière qui claqua alerta Kovask qui se dressa sur un coude. Puis il y eut quelques paroles échangées avec Arapel. Le Commander s’assit, alluma une cigarette, les yeux braqués sur le patio.

Le premier portait un veston de toile, ce qui était déjà surprenant avec cette chaleur. Sa main était glissée à l’intérieur comme pour y prendre un portefeuille. Il regarda autour de lui avec attention, puis se dirigea vers les chambres. Le second apparut à son tour, également habillé d’un veston, mais il s’immobilisa.

Celui qui entra regarda Kovask dans les yeux. Il était brun naturellement, le menton fuyant.

— C’est vous qui voulez voir Huchi ? Kovask inclina la tête.

— Pourquoi ?

— Je le lui dirai, moi-même.

— Votre copain ?

— Dans la chambre voisine.

— Dites-lui de venir.

Il se plaça de telle façon qu’il pouvait surveiller la porte-fenêtre et le lit.

— Il ne va pas m’entendre. Frappez au mur. Il n’est pas très épais.

L’autre le regarda d’un air courroucé, puis s’exécuta. Marcus réagit vite et apparut en se frottant les yeux. Ses mains s’immobilisèrent de chaque côté de son visage en découvrant le visiteur.

— Oh ! De la visite ?

— Huchi veut nous voir.

— Eh bien, on y va !

— Un instant, fit le visiteur.

Il fouilla Kovask, puis Marcus, leur fit signe de sortir. Son copain, posté de l’autre côté du patio, s’engouffra dans la salle du restaurant. Le patron et les serveuses, en train de nettoyer, s’étaient figés et attendaient leur départ pour continuer. Kovask fit un clin d’œil à Arapel qui resta impassible. Huchi devait avoir une sale réputation dans la région pour que son seul nom provoque de telles paralysies.

— Embarquez, l’un devant, l’autre derrière. Le chauffeur, un Noir, attendait au volant en se limant les ongles.

— Chouette, la Cadillac ! dit Marcus.

Il s’étala sur la banquette arrière avec un sourire béat.

— Climatisée, hein ?

Il faisait presque froid à l’intérieur de la voiture. Les deux gardes du corps s’installèrent et la Cadillac démarra en douceur en direction de San Antonio.

Le voyage fut silencieux. La grosse voiture pénétra dans l’entreprise par une porte latérale, se dirigea droit vers un atelier désaffecté.

— Venez, dit Menton-Fuyant.

L’autre, doté d’une sensationnelle paire de moustaches, fermait la marche. Ils escaladèrent un escalier de fer, pénétrèrent dans un corridor très frais. Après avoir frappé à une porte en bois noir faisant contraste avec le mur blanc, Menton-Fuyant s’effaça pour les laisser entrer dans un bureau de belle taille, meublé de façon stricte. Un homme vêtu d’un complet blanc, chauve, le visage maigre, les fixait de ses yeux sombres.

— Laisse-nous, Pedro.

Pedro referma la porte derrière eux. Huchi sourit poliment.

— Je suis rentré cette nuit d’un long voyage dans la capitale et ce n’est que ce matin que mon secrétaire m’a transmis votre message. Veuillez vous asseoir.

Ils prirent possession des deux chaises hautes de dossier qui les attendaient.

— Venez-vous vraiment de la part de Mc Honey ?

Kovask secoua la tête.

— Non, mais on nous a dit de nous recommander de ce nom.

— Qui, on ?

— Un Anglais nommé Rowood. Nous travaillions à la Marginale, côté Venezuela, et puis nous avons eu quelques difficultés avec un Américain nommé Roy. L’Anglais, un certain Rowood, nous a dit que vous embauchiez des camionneurs possédant un véhicule. Il nous a donné votre adresse et nous sommes arrivés il y a quatre jours.

— Quelles difficultés avez-vous eues avec Roy ?

Les deux amis restèrent immobiles, mais la facilité avec laquelle Huchi utilisait ce prénom laissait entendre que les deux hommes se connaissaient très bien.

— Je crois que Roy se méfiait de nous. Nous venions du Guatemala et nous avions eu des difficultés avec les Américains. Finalement, je ne sais s’il nous a pris pour des Castristes ou des provocateurs, mais nous avons été obligés de partir, mais pas aussi vite qu’il le souhaitait.

Huchi fronça les sourcils.

— Que voulez-vous dire ?

Kovask fit le récit rapide des différents démêlés, depuis l’affaire Martinez jusqu’à l’attaque des guérilleros.

— Nous n’étions pas décidés à nous laisser faire.

— Pourquoi cette franchise ? Vous pourriez me cacher certains détails.

— Dans quelle intention ? riposta Kovask. Nous ne sommes pas des enfants de chœur. Pourquoi le cacher ?

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Un travail intéressant et bien payé. Huchi préleva un long cigare mince dans une boîte et l’alluma avec soin.

— Vous en savez plus long ?

— On m’a dit qu’il s’agissait de transports spéciaux à l’intérieur du continent. Un truc assez dangereux, mais bien payé.

— Pas plus qu’à la Marginale. Vous auriez dû rester là-bas.

— Mais Roy ne nous voulait plus. Il aurait fini par avoir notre peau. Nous n’étions que deux.

Le transporteur sourit :

— Oui, il vous aurait certainement eus. Je connais Roy et il n’accepte aucune défaite. Que savez-vous au sujet de Mc Honey ?

— Qu’il est mort.

— En effet. Vous avez vos passeports ?

Marcus les prit tous les deux pour les déposer sur le bureau. Huchi les parcourut rapidement. Kovask, qui l’observait, devina l’origine indienne dans ses traits. Indien péruvien, certainement.

— Passeport américain ? demanda-t-il en braquant son regard sur Kovask.

— Accordé par les Yankees aux personnes déplacées, mais je ne suis jamais allé aux Etats-Unis.

— Et vous, allemand ? Trop jeune pour avoir fait la guerre de 1939-45. Drôle d’association !

Ils sourirent.

— Depuis longtemps, nous avons oublié nos origines, dit Kovask, et s’il nous fallait retourner dans nos pays…, nous serions dépaysés, incapables de nous adapter. Non, c’est dans cette partie du monde que nous aimons vivre.

— Besoin d’argent ?

— Pour le moment, ça va encore ; mais nous ne pourrons pas rester indéfiniment à nous tourner les pouces.

Huchi fumait en les regardant, les yeux mi-fermés. Kovask se tut et ils attendirent une bonne minute.

— Je peux faire quelque chose pour vous, mais il faudra attendre quelques jours. Dès que j’aurai du nouveau, je vous ferai signe.

Ils se levèrent.

— Attendez. Je garde vos passeports. Y voyez-vos un inconvénient ?

— La police…

A ce début de phrase de Marcus Clark, Huchi éclata de rire.

— Si c’est votre seule crainte… La police n’existe pas ici. Vous n’aurez qu’à prononcer mon nom.

— Bien, dit Kovask ; dans ce cas, nous n’avons aucune raison de vous les reprendre.

— Comprenez que je doive prendre quelques renseignements sur vous avant de poursuivre plus avant notre collaboration.

— Si vous les demandez à Roy, je crains que nous ne puissions faire affaire.

— Je me moque de l’avis de Roy. Mais je saurai ce qui s’est passé entre vous et lui. Etrange qu’il soit allé si loin alors qu’il a tant besoin de camions en ce moment.

Il les couva d’un drôle de regard.

— Je souhaite que vous n’ayez rien fait pour le provoquer. On va vous raccompagner à la fonda. Vous avez très bien choisi l’endroit. A San Antonio, vous auriez été un peu trop visibles. Je vous demande d’y aller le moins souvent possible. A un de ces jours.

Pedro et le moustachu les raccompagnèrent jusqu’à la Cadillac seulement. Ils ne jugèrent pas utile de les escorter jusqu’à la petite auberge.

Arapel parut heureux de les revoir et leur servit d’autorité un punch glacé.

— Tout va bien, señores ?

— Au poil, mon pote ! répondit Marcus en lui donnant une grande claque sur l’épaule. Maintenant, on va aller prendre un bon bain pour nous rafraîchir un peu.

Ils parcoururent le sable brûlant en courant jusqu’à l’ombre d’un cocotier.

— Drôle de type, hein ?

— Une belle façade, oui. Ou je deviens complètement crétin, ou ce type a de drôles de responsabilités dans la lutte clandestine des pays latins. On en reparlera un jour, très certainement. Ce contraste entre son aspect et le laisser-aller de l’entreprise m’a frappé.

Marcus piqua une tête dans l’eau scintillante et chaude, parcourut cent mètres, rejoint par Kovask. Rien de mieux pour échanger quelques constatations. Dans leur chambre, ils ne pouvaient se fier à la minceur des cloisons.

— Ça va marcher ?

— Nous n’avons que deux solutions à envisager. Ou ça marche, ou bien nous serons descendus dans quelques jours. Et je ne vois pas comment nous pourrions éviter cette dernière éventualité dans un pays à l’entière dévotion d’Huchi.

Préférant ne pas l’envisager, Marcus piqua en profondeur, agita comiquement ses pieds en surface avant de disparaître par quelques mètres.

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