9 Départs

La cour extérieure était en pleine effervescence bien ordonnée quand Rand y arriva finalement avec ses sacoches de selle et le ballot contenant la harpe et la flûte. Le soleil montait vers le zénith. Des hommes se hâtaient autour des chevaux pour resserrer des sangles de selle et de bât, parlant à voix forte. D’autres se précipitaient pour apporter des compléments de dernière minute à mettre dans les fontes, ou de l’eau pour les hommes qui travaillaient, ou partaient en courant chercher quelque chose dont le souvenir était revenu au dernier moment. Cependant tous semblaient savoir exactement ce qu’ils faisaient et où ils allaient. Les chemins de ronde et les balcons des archers étaient de nouveau bondés, et l’air matinal semblait crépiter d’excitation. Un des chevaux de somme commença à ruer et des palefreniers s’élancèrent pour le calmer. L’odeur de cheval était puissante. Le manteau de Rand voulut se soulever pour claquer dans le vent qui faisait onduler en haut des tours les bannières ornées d’un faucon fonçant vers sa proie, mais son arc, accroché en travers de son dos, le maintint rabattu.

Du dehors, par les portes ouvertes, provenaient les bruits des piquiers et archers de l’Amyrlin qui s’alignaient sur la place. Ils étaient sortis par une poterne latérale et avaient contourné le mur d’enceinte. Un des hérauts essayait son cor.

Quelques-uns des Liges jetèrent un coup d’œil à Rand quand il traversa la cour ; un petit nombre haussa les sourcils en voyant l’épée marquée au héron, mais aucun ne parla. La moitié d’entre eux avaient revêtu ces capes dont l’aspect changeant donnait le tournis à qui les regardait. Mandarb, l’étalon de Lan, était là, grand, noir, l’œil farouche, mais pas son cavalier, et aucune des Aes Sedai, aucune des femmes, n’était présente encore non plus. La jument blanche de Moiraine, Aldieb, marquait délicatement le pas à côté de l’étalon.

L’étalon roux de Rand se trouvait avec le second groupe à l’extrémité opposée de la cour, avec Ingtar et un porte-étendard tenant la bannière au Hibou Gris d’Ingtar, et vingt guerriers en armure avec des lances à la pointe d’acier longue de deux pieds, tous déjà en selle. Les barres du vantail de leurs casques couvraient leurs visages et des casaques dorées ornées du Faucon noir sur la poitrine masquaient leurs armures à plates. Seul le casque d’Ingtar avait une crête, un croissant de lune au-dessus du front, les cornes tournées vers le haut. Rand reconnut certains guerriers. Uno à la langue bourrue, avec une longue cicatrice sur son visage et un œil seulement. Ragan et Masema. D’autres qui avaient échangé un mot avec lui ou joué aux mérelles. Ragan agita la main à son adresse et Uno salua de la tête ; mais Masema ne fut pas le seul à lui décocher un regard glacial et à se détourner. Leurs chevaux de somme restaient placidement sur place, fouettant l’air de leur queue.

Le grand alezan dansa quand Rand attacha ses fontes et son baluchon derrière le haut troussequin de la selle. Il mit le pied à l’étrier et murmura « tout doux, le Rouge », en sautant en selle, mais il laissa l’étalon caracoler pour dépenser un peu de l’énergie réprimée dans l’écurie.

À la surprise de Rand, Loial apparut venant des écuries, à cheval pour se joindre à eux. La monture de l’Ogier, aux épais fanons, ces touffes de crin saillant derrière les boulets, était aussi grande et puissante que le plus bel étalon dhurran. À côté, tous les autres animaux semblaient avoir la taille de Béla mais, avec Loial en selle, son cheval avait presque l’air d’un poney.

Loial n’était apparemment pas armé, à ce que voyait Rand ; il n’avait d’ailleurs jamais entendu parler d’Ogier qui se servait d’armes. Leur stedding était une protection suffisante. Et Loial avait ses priorités personnelles, ses propres idées sur ce qui était nécessaire en voyage. Les poches de sa longue tunique avaient des renflements révélateurs et ses fontes portaient l’empreinte rectangulaire de livres.

L’Ogier arrêta son cheval à une courte distance et regarda Rand, ses oreilles huppées s’agitant dans un frémissement d’incertitude.

« Je ne savais pas que vous veniez, dit Rand. Je pensais que vous en aviez assez de voyager avec nous. Cette fois-ci, impossible de prévoir combien de temps cela va durer ni comment nous finirons. »

Les oreilles de Loial se dressèrent légèrement. « C’était impossible aussi de le deviner quand je vous ai rencontré. D’ailleurs, ce qui valait à ce moment-là vaut aujourd’hui. Je ne peux pas laisser passer la chance de voir par moi-même l’histoire se tisser autour de Ta’veren, Et aider à trouver le Cor… »

Mat et Perrin survinrent à cheval derrière Loial et s’arrêtèrent. Mat avait les yeux un peu cernés par la fatigue, mais son visage avait la couleur de la santé.

« Mat, s’écria Rand, je m’excuse pour ce que j’ai dit. Perrin, je ne le pensais pas. J’ai été stupide. »

Mat ne lui jeta qu’un coup d’œil et prononça à la muette à l’adresse de Perrin quelque chose que Rand ne comprit pas. Mat n’avait que son arc et son carquois, mais Perrin avait aussi sa hache pendue à sa ceinture, avec sa grande lame en demi-lune équilibrée par une pique massive.

« Mat ? Perrin ? Franchement, je n’ai pas… » Ils poursuivirent leur chemin vers Ingtar.

« Ce n’est pas une tenue pour voyager, Rand », remarqua Loial.

Rand abaissa brièvement son regard sur les épines dorées grimpant le long de sa manche pourpre et fit la grimace. Pas étonnant que Mat et Perrin croient encore que je me donne des airs. Quand il était revenu dans sa chambre, il avait trouvé ses affaires déjà emballées et emportées. Les surcots ordinaires qu’on lui avait donnés étaient sur les bêtes de somme, d’après ce qu’avaient dit les serviteurs ; les bliauds restés dans l’armoire étaient au moins aussi ornementés que celui qu’il portait. Ses sacoches ne contenaient en fait de vêtements que quelques chemises, des chaussettes de laine et des chausses de rechange. Du moins avait-il enlevé de sa manche la cordelière dorée ; par contre, il avait gardé dans sa poche l’épingle en forme d’aigle rouge. Dans l’esprit de Lan, somme toute, c’était un cadeau.

« Je me changerai à la halte de ce soir », murmura-t-il entre ses dents. « Loial, je vous ai dit des choses que je n’aurais pas dû dire, et j’espère que vous me pardonnerez. Vous avez parfaitement le droit de m’en vouloir, mais j’espère que non. »

Loial sourit et ses oreilles se dressèrent à la verticale. Il rapprocha son cheval. « Je dis tout le temps ce que je ne devrais pas dire. Les Anciens affirmaient toujours que je parlais une heure avant de réfléchir. »

Lan surgit subitement près de l’étrier de Rand, dans son armure à écailles gris-vert qui le faisait quasiment disparaître dans une forêt ou l’obscurité. « J’ai besoin de te parler, berger. » Il regarda Loial. « Seul à seul, s’il vous plaît, Bâtisseur. » Loial hocha la tête et s’écarta sur son grand cheval.

« Je me demande si je devrais vous écouter, déclara Rand au Lige. Ces habits de luxe et toutes ces choses que vous m’avez dites, elles n’ont pas été de beaucoup d’utilité.

— Quand tu ne peux pas remporter une grande victoire, berger, apprends à te contenter des petites. Si tu as incité les gens à penser à toi comme à davantage qu’un paysan qui sera facile à mener par le bout du nez, alors tu as remporté une petite victoire. Maintenant, tais-toi et écoute. Je n’ai de temps que pour une dernière leçon, la plus difficile. Mettre-l’Épée-au-Fourreau.

Vous avez passé une heure tous les matins à ne pas me faire faire autre chose que dégainer cette maudite épée et la renfoncer dans le fourreau. Debout, assis, couché. Je crois que je sais me débrouiller pour la rengainer sans me couper.

— J’ai dit « écoute », berger, riposta le Lige d’un ton bourru. Un moment viendra où tu devras atteindre à tout prix un but. Il peut survenir en attaque ou en défense. Et la seule parade sera de laisser l’épée prendre ton propre corps comme fourreau.

— C’est fou ! s’exclama Rand. Pour quelle raison voudrais-je… ? »

Le Lige lui coupa la parole. « Tu le sauras quand le moment arrivera, berger, quand le prix vaudra le bénéfice et que tu n’auras plus d’autre choix. C’est cela qui s’appelle Mettre-l’Épée-au-Fourreau, Souviens-t-en. »

L’Amyrlin apparut et traversa à grands pas la cour bondée avec Leane et sa suite, le Seigneur Agelmar à côté d’elle. Même en surcot de velours vert, le Seigneur de Fal Dara n’avait pas l’air déplacé au milieu de tant de guerriers en armure. Il n’y avait encore aucun signe des autres Aes Sedai. Quand ils passèrent près de lui, Rand entendit une partie de leur conversation.

« Mais, ma Mère, protestait Agelmar, vous n’avez pas eu le temps de vous reposer de votre voyage.

Restez au moins quelques jours encore. Je vous promets un festin ce soir comme vous en auriez difficilement un pareil à Tar Valon. »

L’Amyrlin secoua la tête sans ralentir sa marche. « Impossible, Agelmar. Vous savez que j’accepterais si je le pouvais. Je n’avais de toute façon pas prévu de séjourner longtemps ici et des affaires urgentes requièrent ma présence à la Tour Blanche. Je devrais y être déjà.

— Ma Mère, je suis mortifié que vous arriviez un jour et repartiez le lendemain. Je vous jure que la nuit dernière ne se renouvellera pas. J’ai triplé la garde aux portes de la ville comme de la citadelle. J’ai des jongleurs qui viennent de notre ville et un barde de Mos Shirare. Voyons, le Roi Easar doit avoir déjà quitté Fal Moran. J’avais envoyé un messager dès que… »

Leurs voix, couvertes par le tumulte des préparatifs, devinrent inaudibles comme ils avançaient dans la cour. L’Amyrlin ne jeta même pas un coup d’œil dans la direction de Rand.

Quand Rand rabaissa son regard, le lige était parti et visible nulle part. Loial rapprocha son cheval de Rand. « C’est un homme difficile à attraper et à retenir, n’est-ce pas, Rand ? Il n’est pas là, puis il y est, puis il disparaît et on ne le voit ni arriver ni s’en aller. »

Mettre-l’Épée-au-Fourreau. Rand frissonna. Les Liges doivent être tous fous.

Le Lige auquel l’Amyrlin parlait sauta soudain en selle. Il allait ventre à terre avant d’avoir atteint le portail grand ouvert. Elle le regarda partir, et la façon dont elle se tenait donnait l’impression qu’elle l’incitait à galoper encore plus vite.

« Où va-t-il avec une telle précipitation ? s’étonna Rand à haute voix.

— J’ai entendu dire, expliqua Loial, qu’elle dépêchait quelqu’un aujourd’hui d’ici jusqu’à Arad Doman. Le bruit court que des troubles ont éclaté dans la Plaine d’Almoth et l’Amyrlin veut connaître exactement ce qu’il en est. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi maintenant ? D’après ce que j’ai appris, les rumeurs de ces ennuis sont arrivées de Tar Valon avec les Aes Sedai. »

Rand eut froid dans le dos. Le père d’Egwene avait une grande carte, là-bas, chez eux, une carte que Rand avait étudiée longuement plus d’une fois, rêvant avant d’avoir découvert à quoi ressemblaient les rêves quand ils se réalisaient. Elle était vieille, cette carte, indiquant des pays et des nations dont les marchands venus d’ailleurs disaient qu’ils n’existaient plus, mais la Plaine d’Almoth y était marquée, arc-boutée contre la Pointe de Toman. Nous nous reverrons à la Pointe de Toman. C’était à l’autre bout du monde qu’il connaissait, au bord de l’Océan d’Aryth. « Cela n’a rien à voir avec nous, chuchota-t-il. Rien à voir avec moi. »

Loial parut ne pas avoir entendu. Se frottant le côté du nez avec un doigt gros comme une saucisse, l’Ogier scrutait toujours la porte par laquelle le Lige avait disparu. « Si elle tenait à être renseignée pourquoi ne pas envoyer quelqu’un avant son départ de Tar Valon ? Mais vous autres humains êtes toujours brusques et prompts à vous exciter, toujours en train de courir de côté et d’autre et de crier. » Ses oreilles se raidirent de confusion. « Je suis vraiment navré, Rand. Vous voyez ce que j’entends par parler sans réfléchir. Moi aussi, parfois, je suis impétueux et prompt à m’exciter, comme vous le savez. »

Rand rit. C’était un rire faible, mais cela faisait du bien d’avoir une raison de rire. « Peut-être que si nous vivions aussi longtemps que vous les Ogiers, nous serions de sens plus rassis. » Loial avait quatre-vingt-dix ans ; d’après les critères des Ogiers, de dix ans trop jeune pour sortir seul du stedding. Qu’il soit paru quand même était la preuve de son impétuosité, soutenait-il. Si Loial était un Ogier impulsif, Rand se dit que la plupart devaient être en pierre.

« Peut-être, répliqua Loial d’un ton rêveur, mais vous les humains vous réalisez tant de choses dans votre vie. Nous nous bornons à nous blottir les uns contre les autres dans notre stedding. La plantation des bosquets et même les constructions ont toutes été accomplies avant la fin du Long Exil. » C’étaient les bosquets qui étaient chers au cœur de Loial, pas les villes pour la construction desquelles les hommes avaient gardé le souvenir des Ogiers. C’est pour voir les bosquets, plantés afin de rappeler le stedding aux Bâtisseurs ogiers, que Loial avait quitté son foyer. « Depuis que nous avons réussi à revenir au stedding, nous… » Il laissa ses paroles se perdre comme l’Amyrlin approchait.

Ingtar et les autres guerriers esquissèrent un mouvement, se préparant à sauter à bas de leur selle et mettre un genou en terre, mais elle leur indiqua du geste de ne pas bouger. Leane se tenait à côté d’elle, Agelmar un peu en retrait. D’après son expression maussade, il avait apparemment renoncé à tenter de la convaincre de rester plus longtemps.

L’Amyrlin les dévisagea un par un avant de prendre la parole. Son regard ne s’attarda pas plus longtemps sur Rand que sur les autres.

« Que la Paix favorise votre épée, Seigneur Ingtar, finit-elle par dire. Gloire aux Bâtisseurs, Loial Kiseran.

— Vous nous honorez, Mère. Que la Paix favorise Tar Valon. » Ingtar s’inclina sur sa selle et les autres guerriers de Shienar s’inclinèrent aussi.

« Tous les honneurs reviennent à Tar Valon », dit Loial en s’inclinant à son tour.

Seuls Rand et ses deux amis, de l’autre côté du groupe, ne bronchèrent pas. Rand se demanda de quoi elle avait entretenu Mat et Perrin. L’expression réprobatrice de Leane les engloba tous les trois, et les yeux d’Agelmar se dilatèrent, mais l’Amyrlin demeura imperturbable.

« Vous partez pour retrouver le Cor de Valère, déclara-t-elle, et l’espérance du monde vous accompagne. Le Cor ne peut pas être laissé entre de mauvaises mains, surtout pas entre les mains des Amis du Ténébreux. Ceux qui viennent en réponse à son appel viendront quel que soit celui qui en sonne, car ils ont juré fidélité au Cor et non à la Lumière. »

Il y eut des remous parmi les hommes qui écoutaient. Tous croyaient que ces héros rappelés du tombeau se battraient pour la Lumière. Si, au contraire, ils pouvaient combattre pour l’Ombre…

L’Amyrlin parlait toujours, mais Rand n’écoutait plus. Le guetteur était de retour. Les cheveux se hérissaient sur sa nuque. Il leva les yeux vers les galeries des archers surplombant la cour qui étaient bondés, les rangées de gens entassés sur le chemin de ronde au sommet des remparts. Quelque part parmi eux il y avait la paire d’yeux invisibles qui l’avait suivi. Ce regard lui collait dessus comme de l’huile sale. Ce ne peut pas être un Évanescent. Qui, alors ? Ou quoi ? Il se retourna sur sa selle, faisant tourner le Rouge, cherchant. L’alezan recommença à danser.

Brusquement, quelque chose fila comme un éclair devant la figure de Rand. Un homme qui passait derrière l’Amyrlin poussa un cri et tomba, une flèche empennée de noir saillant de son côté. L’Amyrlin regardait calmement une déchirure à sa manche ; une tache de sang s’élargissait lentement sur la soie grise.

Une femme hurla et subitement la cour retentit d’appels et de clameurs. Les spectateurs tournoyaient sur les remparts et, dans la cour, tous avaient dégainé. Même Rand, qui fut surpris quand il s’en rendit compte.

Agelmar agita son épée vers le ciel. « Trouvez-le ! hurla-t-il. Amenez-le-moi ! » De rouge sa figure vira au blanc quand il vit le sang sur la manche de l’Amyrlin. Il tomba à genoux, la tête baissée. « Pardonnez-moi, Mère. J’ai failli à assurer votre sécurité. Je suis honteux.

— Allons donc, Agelmar, répliqua l’Amyrlin. Leane, cessez donc de vous tracasser pour moi et occupez-vous de cet homme. Je me suis coupée plus d’une fois bien plus gravement en nettoyant du poisson et il a besoin d’aide tout de suite. Agelmar, relevez-vous. Relevez-vous, Seigneur de Fal Dara. Vous n’avez pas failli envers moi et vous n’avez aucune raison d’avoir honte. L’an dernier à la Tour Blanche, avec mes propres gardes à chaque porte et des Liges autour de moi, un homme armé d’un poignard m’a approchée à cinq pas. Un Blanc Manteau, sans doute, bien que je n’en ait pas la preuve. Je vous en prie, relevez-vous, ou c’est moi qui serais confuse. » Tandis qu’Agelmar se redressait lentement, elle palpa sa manche fendue. « Un mauvais tir pour un archer Blanc Manteau ou même un Ami du Ténébreux. » Ses yeux allèrent effleurer ceux de Rand. « Si c’est moi qu’il visait. » Son regard s’était éloigné avant que Rand puisse déchiffrer quoi que ce soit dans son expression, mais il eut soudain envie de descendre de cheval et de se cacher.

Cette flèche ne lui était pas destinée, et elle le sait.

Leane qui s’était agenouillée se remit debout. Quelqu’un avait étendu une cape sur le visage de l’homme qui avait reçu la flèche. « Il est mort, ma Mère. » Elle semblait lasse. « Il était mort quand il a touché le sol. Même si j’avais été auprès de lui…

— Vous avez fait ce que vous pouviez, ma Fille. La mort ne se guérit pas. »

Agelmar s’approcha. « Mère, s’il y a des tueurs Blancs Manteaux dans les parages ou des Amis du Ténébreux, il faut me permettre d’envoyer des guerriers vous accompagner. Au moins jusqu’à la rivière. Je ne pourrais pas vivre s’il vous arrivait malheur dans le Shienar. Je vous en prie, retournez dans les appartements des femmes. Je veillerai en personne à ce qu’ils soient gardés jusqu’à ce que vous soyez prête à partir.

— Tranquillisez-vous, lui dit-elle. Cette égratignure ne me retardera pas une minute. Oui, oui, j’accepterai bien volontiers votre escorte jusqu’à la rivière, si vous insistez, mais je ne veux pas non plus que cela retarde si peu que ce soit le Seigneur Ingtar. Chaque battement de cœur compte jusqu’à ce que le Cor soit retrouvé. Votre permission, Seigneur Agelmar, de commander à vos vassaux ? »

Il inclina la tête en signe d’assentiment. À cet instant, il lui aurait accordé Fal Dara si elle l’avait demandé.

L’Amyrlin se retourna vers Ingtar et les hommes groupés derrière lui. Elle ne regarda pas de nouveau Rand. Il fut surpris de la voir soudain sourire.

« Je parie qu’Illian n’organise pas pour sa Grande Quête du Cor une fête d’adieu aussi sensationnelle, dit-elle. Mais c’est vous qui partez pour la Vraie Grande Quête. Vous êtes peu nombreux, afin de pouvoir voyager rapidement, assez toutefois pour faire ce que vous devez. Je vous en charge, Seigneur Ingtar de la Maison de Shinowa, je vous en charge tous, trouvez le Cor de Valère et ne laissez rien vous barrer la route. »

Ingtar tira d’un geste vif son épée du fourreau attaché dans son dos et en baisa la lame. « Sur mon âme et ma vie, sur ma Maison et mon honneur, je le jure, ma Mère.

— Alors, partez. »

Ingtar dirigea son cheval vers la porte.

Rand enfonça ses talons dans les flancs du Rouge et s’élança au galop derrière la colonne qui disparaissait déjà au-delà des remparts.

Ignorant ce qui s’était passé à l’intérieur, les piquiers et les archers de l’Amyrlin formaient la haie depuis la citadelle jusqu’à la ville même, arborant sur la poitrine la Flamme de Tar Valon. Les tambours et trompettes de l’Amyrlin attendaient à côté du portail, prêts à prendre leur place dans le cortège quand elle sortirait. Derrière les rangées d’hommes en armure, une foule compacte avait envahi la place devant la citadelle. Certains acclamèrent la bannière d’Ingtar et d’autres crurent sans doute que c’était le début du départ de l’Amyrlin. Une clameur grandissante accompagna Rand, quand il traversa la place.

Il rattrapa Ingtar à l’endroit où des maisons et des boutiques enfouies sous leurs longs toits bordaient de chaque côté la rue pavée où s’alignaient encore des masses de gens. Quelques-uns poussèrent aussi des vivats. Mat et Perrin chevauchaient en tête de la colonne avec Ingtar et Loial mais, quand Rand les rejoignit, ils se laissèrent distancer. Comment arrive-rai-je à m’excuser s’ils ne restent pas assez longtemps avec moi pour que je dise quelque chose ? Que je brûle, Mat n’a vraiment pas l’air d’être sur le point de mourir.

« Changu et Nidao sont partis », dit brusquement Ingtar. Il semblait froid et furieux, mais bouleversé aussi. « Nous avons compté tous ceux qui étaient dans la citadelle, vivants ou morts, hier soir et une seconde fois ce matin. Ce sont les seuls qui manquent à l’appel.

— Changu était de garde dans les cachots hier, dit lentement Rand.

— Et Nidao. Ils appartenaient à la deuxième équipe de surveillance. Ils s’arrangeaient pour rester toujours ensemble, même si cela les obligeait à négocier une permutation avec quelqu’un ou à faire des heures supplémentaires. Ils n’étaient pas de garde quand c’est arrivé, mais… Ils combattaient à la brèche de Tarwin il y a un mois, et ils ont sauvé le Seigneur Agelmar quand son cheval s’est abattu alors qu’il était cerné par des Trollocs. Et maintenant ceci. Des Amis du Ténébreux. » Il prit une aspiration profonde. « On ne peut plus se fier à rien. »

Un cavalier se fraya péniblement un chemin au milieu de la cohue assemblée le long de la rue et se joignit à la cavalcade derrière Ingtar. C’était un citadin, d’après ses vêtements, maigre, avec un visage buriné et des cheveux grisonnants coupés long. Un ballot et des gourdes d’eau étaient arrimés derrière sa selle et, à sa ceinture, était accrochée une de ces épées à lame courte et lourde maniables à deux mains et pouvant servir de hache qu’on appelait brand ou Verdun, un brise-épée à encoche, ainsi qu’un gourdin.

Ingtar remarqua les coups d’œil que lui jetait Rand. « C’est Hurin, notre Flaireur. Inutile de laisser les Aes Sedai connaître son existence. Non pas que ce qu’il fait soit mal, vous comprenez. Le Roi a un Flaireur attitré à Fal Moran et il y en a un autre à Ankor Dail. C’est simplement que les Aes Sedai aiment rarement ce qu’elles ne comprennent pas et comme il s’agit d’un homme… Cela n’a rien à voir avec le Pouvoir, bien sûr. Aaaah ! Expliquez-lui, Hurin.

— Oui, Seigneur Ingtar », répliqua l’arrivant. Il s’inclina profondément sur sa selle à l’adresse de Rand. « Un honneur de vous servir, mon Seigneur.

— Appelez-moi Rand. » Rand tendit la main et, après un instant, Hurin arbora un large sourire et la prit.

« Comme il vous plaira, mon Seigneur Rand. Le Seigneur Ingtar et le Seigneur Kajin ne se formalisent pas des manières – de même que le Seigneur Agelmar – mais on dit en ville que vous êtes un prince du sud et il y a des princes étrangers qui sont férus d’étiquette et tiennent à ce que chacun reste à sa place.

— Je ne suis pas un seigneur. » Au moins je vais me débarrasser de ça, maintenant. « Juste Rand. »

Hurin cligna des paupières. « À votre gré, mon… Sei… heu… Rand. Je suis un flaireur, voyez-vous. Depuis quatre ans ce dimanche-ci. Auparavant je n’avais jamais entendu parler d’une chose pareille, mais j’ai appris qu’il y en a quelques autres comme moi. Cela a débuté lentement, je repérais de mauvaises odeurs là où personne à part moi ne sentait rien, et cela s’est accru. Une année entière a passé avant que je comprenne de quoi il s’agissait. Je pouvais sentir la violence, le meurtre et les souffrances infligées. Sentir où cela s’était produit. Sentir la piste de ceux qui avaient perpétré ces agressions. Chaque piste est différente, aussi n’y a-t-il aucun risque de s’y tromper. C’est venu à la connaissance du Seigneur Ingtar et il m’a pris à son service, pour aider la justice du Roi.

— Vous pouvez sentir la violence ? » dit Rand. Il ne put s’empêcher de regarder le nez de l’autre. Un nez ordinaire, ni gros ni petit. « Entendez-vous par là que vous êtes capable de suivre quelqu’un qui a, mettons, tué un autre homme ? À l’odeur ?

— Je le peux, mon Seign… ah… Rand. L’odeur s’atténue avec le temps, mais plus la violence est grave, plus elle persiste longtemps. Aïe, je suis capable de sentir un champ de bataille remontant à dix ans, bien que les pistes des hommes qui étaient là-bas aient disparu. Là-haut près de la Dévastation, les pistes des Trollocs ne disparaissent presque jamais. Guère autre chose que des tueries et des mauvais coups à attendre d’un Trolloc. Par contre, une bagarre dans une taverne, avec par exemple un bras cassé… cette odeur-là se dissipe en quelques heures.

— Je vois pourquoi vous ne tenez pas à ce que les Aes Sedai soient au courant.

— Ah, le Seigneur Ingtar avait raison pour les Aes Sedai, que la Lumière les illumine… ah… Rand. Il y en a eu une, une fois, à Cairhien – de l’Ajah Brune, mais je vous jure que je l’ai crue de la Rouge avant qu’elle me laisse partir – elle m’a gardé un mois pour essayer de découvrir comment je m’y prenais. Ça l’agaçait de ne pas comprendre. Elle ne cessait de marmotter « Est-ce l’ancien temps qui renaît ou un nouveau ? » et elle m’observait de telle façon que c’était à se demander si j’utilisais le Pouvoir Unique. Elle m’a presque implanté ce doute en tête. Mais je ne suis pas devenu fou et je ne fais rien. Je me contente de flairer. »

Rand ne put s’empêcher de se rappeler ce qu’avait dit Moiraine. Les anciennes barrières s’affaiblissent.

Il y a de la dissolution et du changement dans l’air de notre temps. De vieilles choses revivent et de nouvelles naissent. Nous vivons peut-être la fin d’une Ère. Il frissonna. « Nous allons donc dépister avec votre nez ceux qui ont pris le Cor de Valère. »

Ingtar hocha la tête. Hurin sourit avec fierté et déclara. « C’est cela… ah… Rand. Une fois, j’ai traqué un assassin jusqu’à Cairhien et une autre fois tout du long jusqu’à Maradon pour les ramener devant la justice du Roi. » Son sourire s’effaça et il parut troublé. « Quoi qu’il en soit, ceci est bien pire. Le meurtre a une mauvaise odeur et la piste d’un assassin en est empuantie, mais ceci… » Son nez se plissa. « Des hommes étaient mêlés à ça, hier soir. Devaient être des Amis du Ténébreux, mais on ne peut pas déceler un Ami du Ténébreux à l’odeur. Ce que je suivrai, c’est les Trollocs et les Demi-Hommes. Et quelque chose d’encore plus mauvais. » Il laissa sa voix baisser, rembruni, parlant entre ses dents pour lui-même, mais Rand l’entendit néanmoins. « Quelque chose d’encore plus affreux, que la Lumière me préserve. »

Ils arrivèrent aux portes de la ville et, juste au-delà de l’enceinte, Hurin leva la tête pour humer le vent. Ses narines se dilatèrent, puis il eut un reniflement de dégoût. « Par ici, mon Seigneur Ingtar. » Il désigna la direction du sud.

Ingtar parut surpris. « Pas vers la Dévastation ?

— Non, Seigneur Ingtar. Pouah ! » Hurin s’essuya la bouche sur sa manche. « J’en sens presque le goût. Au sud, ils sont allés.

— Elle avait donc raison, l’Amyrlin, commenta Ingtar d’une voix lente. Une sage et grande femme, qui mérite mieux que moi pour la servir. Montrez la voie, Hurin. »

Rand se retourna et regarda en arrière, par la porte de la ville, ses yeux remontant la rue jusqu’à la citadelle. Il espérait qu’Egwene ne risquait rien. Nynaeve veillera sur elle. Peut-être cela vaut-il mieux de cette façon, comme une coupure franche, trop rapide pour n’être douloureuse qu’une fois faite.

Il chevaucha derrière Ingtar et la bannière au Hibou Gris, en direction du sud. Le vent prenait de la force et lui glaçait le dos en dépit du soleil. Il crut entendre dans ce souffle un rire, lointain et moqueur.

La lune croissante éclairait les rues sombres et humides de l’Illian nocturne qui résonnait encore des fêtes célébrées pendant la journée. Dans quelques jours seulement, le départ de la Grande Quête du Cor serait donné avec un apparat que la tradition prétendait remonter à l’Ère des Légendes. Les festivités pour les « Chasseurs », les cavaliers participant à la Quête, s’étaient amalgamées avec la Fête de Teven, fameuse par ses concours et prix pour les ménestrels. Le prix le plus important de tous, comme toujours, récompensait la meilleure récitation de La Grande Quête du Cor.

Ce soir, les ménestrels donnaient leur représentation dans les palais et les demeures seigneuriales de la ville, où se récréaient nobles et puissants, de même que les Chasseurs venus de toutes les nations pour se lancer dans cette Quête et trouver, sinon le Cor de Valère, du moins l’immortalité dans les chansons et les contes. Ils auraient de la musique et des danses, ainsi que des éventails et des glaces pour lutter contre la première réelle chaleur de l’année, mais le carnaval remplissait aussi les rues, dans la nuit tiède et humide où brillait la lune. Chaque jour était une fête jusqu’à ce que la Quête commence, et aussi chaque nuit.

Des gens dépassaient en courant Bayle Domon, portant masques et déguisements bizarres et fantaisistes, beaucoup découvrant trop de chair. Criant et chantant, ils couraient par une demi-douzaine à la fois, ou de temps en temps par couples qui s’étreignaient avec de petits gloussements de rire, puis par vingt en groupe tapageur. Des fusées d’artifice crépitaient dans le ciel, pluies d’étincelles or et argent sur fond noir. Il y avait presque autant d’Illuminateurs que de ménestrels dans la ville.

Domon ne prêtait guère attention aux feux d’artifice ou à la Quête. Il allait à un rendez-vous avec des hommes par qui il pensait risquer d’être tué.

Il traversa le Pont des Fleurs, qui enjambait un des nombreux canaux de la cité, et entra dans le Quartier Parfumé, le quartier du port d’Illian. Le canal exhalait la puanteur de trop nombreux pots de chambre, sans le moindre signe qu’il y ait jamais eu des fleurs près du pont. Le quartier sentait le chanvre et la poix émanant des chantiers navals et des docks, ainsi que la vase acide des ports, le tout rendu plus agressif par l’air chaud qui semblait presque assez imprégné d’eau pour être bu. Domon respirait lourdement ; chaque fois qu’il revenait du nord, il se retrouvait surpris, encore qu’il fût né là, par la chaleur précoce de l’été à Illian.

Dans une main, il tenait un gourdin solide, son autre main était posée sur la poignée de l’épée courte dont il se servait souvent pour défendre les ponts de son bateau marchand contre les brigands quand il naviguait sur le fleuve. Les voleurs à la tire ne manquaient pas dans les rues pendant ces nuits de réjouissances où le butin était abondant et la plupart des passants pris de boisson.

Cependant, il était musclé et large d’épaules, de sorte qu’aucun de ceux qui aspiraient à rafler de l’or ne le jugeait assez riche, dans son justaucorps de coupe simple, pour s’exposer à sa masse physique et à son gourdin. Les quelques-uns qui l’aperçurent clairement, quand il traversait une zone de lumière provenant d’une fenêtre, se reculaient jusqu’à ce qu’il soit bien loin. Des cheveux noirs qui lui tombaient jusqu’aux épaules et une longue barbe qui laissait à découvert sa lèvre supérieure encadraient une figure ronde, mais cette figure n’avait jamais été douce et présentement elle avait une expression aussi menaçante que s’il avait l’intention de se frayer un chemin en battant un mur en brèche. Il avait des gens à rencontrer, et cela ne lui plaisait pas du tout.

D’autres bandes joyeuses le dépassèrent en courant et en chantant faux, le vin déformant les paroles. « Le Cor de Valère », ma vieille grand-mère ! songea Domon, morose. C’est mon bateau que je veux conserver. Et ma vie, que la Fortune me pique.

Il poussa la porte d’une auberge, sous l’enseigne d’un gros blaireau rayé de blanc dansant sur ses pattes de derrière avec un homme portant une pelle en argent. Au Blaireau Amadoué, c’était son nom, encore que même Nieda Sidoro, la maîtresse de céans, fût dans l’ignorance de ce que cela signifiait ; il y avait toujours eu une auberge de ce nom à Illian.

La salle commune, avec de la sciure par terre et un musicien qui pinçait doucement sur un cistre à douze cordes une des mélodies mélancoliques du Peuple de la Mer, était bien éclairée et paisible. Nieda n’admettait pas le tapage dans son auberge et son neveu, Bili, était assez vigoureux pour emporter au-dehors un homme dans chaque main. Marins, dockers et magasiniers venaient au Blaireau pour boire et peut-être un brin de causette, pour une partie de mérelles ou de fléchettes. La salle était à demi pleine en ce moment ; même les hommes qui aimaient le calme avaient été attirés par le carnaval. Les conversations se poursuivaient à mi-voix, mais Domon entendit mentionner La Quête, le Faux Dragon que les Murandiens avaient capturé et celui que les Tareni pourchassaient dans le Cœur-Sombre-du-Haddon. Ce qui semblait en question était de savoir s’il était préférable de voir mourir le Faux Dragon ou les Tareni.

Domon fit la grimace. Des Faux Dragons ! Que la Fortune me pique, on n’est en sûreté nulle part, ces temps-ci.

La propriétaire, forte femme aux cheveux roulés en chignon sur la nuque, essuyait une chope sans perdre de vue son établissement. Elle ne suspendit pas son occupation ni même ne regarda vraiment Domon, mais sa paupière gauche s’abaissa et ses yeux se coulèrent vers trois hommes installés à une table dans le coin. Ils étaient silencieux même pour le Blaireau, presque taciturnes, et leurs chapeaux de velours en forme de cloche, leurs bliauds sombres, où étaient brodées en travers de la poitrine des barres d’argent, d’écarlate et d’or, tranchaient sur les vêtements quelconques des autres clients.

Domon poussa un soupir et s’installa à une table dans un angle où il était seul. Des Cairhienins, cette fois. Il prit une chope d’ale brune qu’apportait une serveuse et avala une bonne lampée. Quand il rabaissa la chope, les trois hommes aux bliauds rayés étaient debout à côté de sa table. Il esquissa un geste discret, pour indiquer à Nieda qu’il n’avait pas besoin de Bili.

« Capitaine Domon ? » Les trois ne présentaient aucun trait particulier qui les distingue du commun des mortels, mais celui qui avait parlé avait quelque chose d’imposant qui incita Domon à voir en lui le chef. Ils ne paraissaient pas armés ; en dépit de leurs beaux habits, ils avaient l’air de ne pas en avoir besoin. Les yeux étaient durs dans ces visages si ordinaires. « Capitaine Bayle Domon, de l’Écume ? »

Domon eut un bref hochement de tête et le trio s’assit sans attendre d’invitation. Le même homme qui avait parlé continua ; les deux autres se contentèrent d’observer, clignant à peine des paupières. Des gardes du corps, pensa Domon, même avec leur élégance. Qui est-il pour avoir deux gardes qui veillent sur lui ?

« Capitaine Domon, nous avons un personnage qui doit être amené de Mayenne à Illian.

— L’Écume est un bateau de rivière, l’interrompit Domon. Son tirant d’eau est faible et elle n’a pas la quille qui convient pour la haute mer. » Ce n’était pas exactement la vérité, mais assez proche pour des terriens. Au moins cela change-t-il de Tear. Ils deviennent plus astucieux.

L’homme ne sembla pas déconcerté par l’interruption. « Nous avons appris que vous abandonniez le trafic en rivière.

— Peut-être que oui et peut-être que non. Je n’ai pas arrêté ma décision. » Il l’avait prise, néanmoins. Il ne remonterait pas le fleuve jusqu’aux Marches pour toute la soie transportée dans les cales de Taren. Les fourrures et les piments glacés de la Saldaea n’en valaient pas la peine, et cela n’avait aucun rapport avec le faux Dragon dont il avait entendu parler là-bas. Mais il se demanda de nouveau comment quelqu’un pouvait être au courant. Il n’en avait parlé à personne, pourtant les autres l’avaient su aussi.

— Il vous est possible de caboter sans peine jusqu’à Mayene. Voyons, capitaine, pour mille marcs d’or vous accepteriez sûrement de longer la côte. »

Malgré lui, Domon ouvrit de grands yeux. C’était quatre fois supérieur à la dernière offre, et celle-là suffisait à laisser bouche bée. « Qui voulez-vous que j’aille chercher pour cette somme-là ? La Première de Mayene en personne ? Tear l’a-t-il donc finalement forcée à s’en aller ?

— Vous n’avez pas besoin de noms, Capitaine. » L’homme posa une grosse bourse de cuir sur la table et un parchemin scellé. La bourse rendit un lourd son cliquetant quand il poussa le tout de l’autre côté de la table. Le grand sceau rond de cire rouge qui maintenait fermé le parchemin plié portait le Soleil Levant Rayonnant de Cairhien. « Deux cents d’acompte. Pour mille marcs, je pense que vous n’avez que faire de noms. Transmettez ceci, le sceau intact, au Capitaine du Port de Mayene et il vous en remettra trois cents de plus avec votre passager. Je remettrai le solde de la somme quand votre passager sera amené ici. Pour autant que vous n’aurez fait aucun effort pour découvrir son identité. »

Domon respira à fond. Par la Fortune, cela vaudrait le voyage même s’il n’y avait pas un sou de plus que ce qui se trouve dans ce sac. Et mille marcs représentaient plus d’argent qu’il n’en gagnait en trois ans. Il se doutait que s’il sondait un peu plus avant, il y aurait d’autres allusions, rien que des allusions, laissant entendre que le voyage impliquait des tractations secrètes entre le Conseil des Neuf d’Illian et la Première de Mayene. L’État-Cité de la Première était une province de Tear en tout sauf le nom, et l’aide d’Illian lui plairait sans doute. Et il y avait beaucoup de gens dans Illian pour proclamer que le temps d’une autre guerre était venu, que l’État de Tear s’attribuait davantage qu’une part loyale du commerce sur la Mer des Tempêtes. Un piège plausible pour l’attraper, s’il n’en avait pas vu trois du même genre au cours de ce dernier mois.

Il allongea le bras pour prendre la bourse, et l’homme qui avait mené toute la négociation lui agrippa le poignet. Domon le dévisagea avec irritation, mais l’autre lui rendit son regard avec calme.

« Vous devez mettre à la voile aussi vite que possible, Capitaine.

— Dès l’aube », grommela Domon, alors l’autre hocha la tête et relâcha le bras de Domon.

« Dès l’aube, donc, Capitaine Domon. Rappelez-vous, la discrétion permet à un homme de rester en vie pour dépenser son argent. »

Domon regarda sortir le trio, puis contempla d’un air morose la bourse et le parchemin posés sur la table devant lui. Quelqu’un voulait qu’il aille à l’est. Tear ou Mayene, peu importe pourvu qu’il se dirige vers l’est. Il croyait savoir qui le voulait. Et, d’autre part, il n’avait pas la moindre idée de qui il s’agissait. Comment savoir qui était un ami du Ténébreux ? N’empêche qu’il avait la certitude que les Amis du Ténébreux étaient lancés à ses trousses avant même qu’il quitte Marabon pour descendre le fleuve. Des Amis du Ténébreux et des Trollocs. De cela il était sûr. La vraie question, celle à laquelle il n’avait même pas le moindre commencement de réponse, c’était pourquoi.

« Des ennuis, Bayle ? questionna Nieda. On dirait que tu as vu un Trolloc. » Elle gloussa de rire, un son inattendu de la part d’une femme de son gabarit. Comme la plupart des gens qui ne s’étaient jamais rendus dans les Marches, Nieda ne croyait pas aux Trollocs. Il avait essayé de lui faire toucher du doigt la réalité ; elle s’était régalée de ses récits et les avait tous pris pour des inventions. Elle ne croyait pas à la neige non plus.

« Pas d’ennuis, Nieda. » Il dénoua la bourse, en sortit une pièce sans regarder et la lui lança. « Une tournée à tout le monde pour ce montant-là, puis je t’en donnerai une autre. »

Nieda regarda la pièce avec surprise. « Un marc de Tar Valon ! Commerces-tu maintenant avec les sorcières, Bayle ?

— Non, dit-il d’une voix rauque. Cela, je ne le fais pas ! »

Elle mordit la pièce, puis la glissa vivement derrière sa large ceinture. « Bah, c’est quand même de l’or. Et, de toute façon, j’ai idée que les sorcières ne sont pas aussi mauvaises que certains le prétendent. Je n’irais pas en dire autant à n’importe qui. Je connais un changeur qui accepte ces pièces-là. Tu n’auras pas à m’en donner une autre, vu le peu de clients qu’il y a ce soir. Encore de l’aie pour toi, Bayle ? »

Il acquiesça d’un signe machinalement, bien que sa chope fût encore presque pleine, et Nieda s’éloigna d’un pas lourd. C’était une amie et elle ne parlerait pas de ce qu’elle avait vu. Il resta assis à contempler la bourse de cuir. Une nouvelle chope fut servie avant qu’il se décide à l’ouvrir suffisamment pour regarder les pièces à l’intérieur. Il les remua d’un doigt calleux. Des marcs d’or lui renvoyèrent des reflets scintillants dans la clarté des lampes, chacun portant l’incriminante Flamme de Tar Valon. Il referma le sac précipitamment. Des pièces de monnaie dangereuses. Une ou deux, cela pouvait aller, mais une telle quantité dirait à la plupart des gens exactement ce que pensait Nieda. Des Enfants de la Lumière se trouvaient en ville et, même s’il n’existait pas à Illian de loi interdisant de traiter avec des Aes Sedai, il ne parviendrait jamais devant un magistrat si les Blancs Manteaux avaient vent de cette histoire. Ces hommes s’étaient assurés qu’il ne se contenterait pas d’empocher l’or sans bouger d’Illian.

Pendant qu’il était assis là à se faire du mauvais sang, son second sur l’Écume, Yarin Maedan qui avait une silhouette de cigogne et une mine soucieuse, entra au Blaireau, les sourcils rabaissés jusqu’à son long nez, et se planta devant la table du capitaine. « Carn est mort, Capitaine. »

Domon le dévisagea en fronçant les sourcils. Trois autres de ses hommes avaient déjà été assassinés, un chaque fois qu’il avait refusé une commission qui l’aurait conduit à l’est. Les magistrats n’avaient pas levé le petit doigt ; les rues étaient dangereuses la nuit, avaient-ils déclaré, et les marins étaient des gaillards brutaux et querelleurs. Les magistrats s’inquiétaient rarement de ce qui se produisait dans le Quartier Parfumé, aussi longtemps que des citoyens respectables n’étaient pas molestés.

« Mais, cette fois, j’ai accepté leur offre, marmotta-t-il.

— Ce n’est pas tout, Capitaine, poursuivit Yarin. Ils se sont acharnés au couteau sur Carn comme s’ils voulaient qu’il leur dise quelque chose. Et d’autres ont essayé de se faufiler à bord de l’Écume il y a moins d’une heure. La garde des docks les a mis en fuite. Trois fois en dix jours, je n’ai jamais connu de rats des quais aussi persistants. Ils préfèrent d’ordinaire laisser l’inquiétude s’apaiser avant de recommencer. Et on a fouillé ma chambre au Dauphin d’argent, la nuit dernière. Pris une petite somme pour que j’imagine qu’il s’agit de voleurs, mais on a laissé cette boucle de ceinture que j’ai, celle ornée de grenats et de pierres de lune, qui était bien en vue. Que se passe-t-il, Capitaine ? Les hommes ont peur et je suis un peu nerveux, moi aussi. »

Domon se dressa. « Rameutez les matelots, Yarin. Trouvez-les et dites-leur que l’Écume prendra la mer dès qu’il y aura à bord assez d’hommes d’équipage pour les manœuvres. » Fourrant le parchemin dans la poche de son justaucorps, il ramassa le sac d’or et sortit en poussant son second devant lui. « Rameutez-les, Yarin, et prévenez-les que je laisserai à quai tous ceux qui ne sont pas arrivés à temps. »

Domon donna à Yarin une bourrade pour qu’il se mette à courir, puis il s’éloigna à grands pas vers les docks. Même les tire-laine qui entendaient les tintements de la bourse qu’il portait l’évitèrent, car il marchait maintenant comme un homme qui s’apprête à tuer.

Des marins grimpaient déjà à bord de l’Écume quand il arriva et d’autres accouraient pieds nus sur les dalles du quai. Ils ignoraient ce par quoi il craignait d’être poursuivi, ou même si quelque chose le poursuivait, mais ils savaient qu’il réalisait de solides bénéfices dont, selon la coutume d’Illian, il distribuait des parts à l’équipage.

L’Écume avait quatre-vingts pieds de long, deux mâts et de larges baux, avec de la place pour une cargaison sur le pont aussi bien que dans ses cales. En dépit de ce que Domon avait déclaré aux Cairhienins – si toutefois c’en était – il jugeait l’Écume capable de prendre le large. La Mer des Tempêtes était plus calme l’été.

« Il faudra bien qu’elle tienne la mer », marmotta-t-il, et il descendit à grandes enjambées dans sa cabine.

Il jeta le sac d’or sur sa couchette, construite astucieusement contre la coque comme tout le reste dans la cabine arrière, et sortit de sa poche le parchemin. Il alluma une lanterne suspendue au plafond par un pivot, puis examina le document scellé, le tournant comme s’il pouvait lire ce qui était à l’intérieur sans l’ouvrir. Ses sourcils se froncèrent quand un coup fut frappé à la porte.

« Entrez. »

Yarin passa la tête par l’embrasure. « Ils sont tous à bord sauf trois que je n’ai pas réussi à trouver, Capitaine. Mais j’ai donné le mot partout dans les tavernes, tripots et cabarets borgnes du quartier. Ils seront à bord avant qu’il y ait assez de jour pour commencer à remonter le fleuve.

L’Écume met à la voile tout de suite. Vers le large. » Domon coupa court aux protestations de Yarin concernant la clarté, les marées et le fait que l’Écume n’était pas construite pour naviguer en haute mer. « Tout de suite ! L’Écume peut franchir les barres de sable au plus bas de la marée. Vous n’avez pas oublié comment vous diriger d’après les étoiles, hein ? Emmenez-la, Yarin. Sortez-la maintenant et revenez me voir quand nous aurons dépassé le mole. »

Son second hésita – Domon ne laissait jamais s’exécuter une manœuvre délicate sans être sur le pont pour la commander, or conduire l’Écume au large en pleine nuit serait tout ce qu’il y a de plus périlleux, faible tirant d’eau ou pas, puis il acquiesça d’un signe de tête et s’esquiva. Peu après, les bruits de Yarin criant des ordres et de pieds nus martelant les ponts au-dessus de sa tête parvinrent jusqu’à la cabine de Domon. Il n’y prêta pas attention même quand une embardée secoua le bateau qui s’engageait dans la houle de haute mer.

Finalement, il souleva le volet de la lanterne et présenta un couteau à la flamme. De la fumée s’éleva en volutes quand l’huile enrobant la lame brûla mais, avant que le métal vire au rouge, il repoussa des cartes sur le côté, appliqua le parchemin à plat sur son bureau et introduisit lentement l’acier brûlant sous la cire du sceau. Le pli supérieur se souleva.

C’était un document simple, sans préambule ou salutations, et il provoqua l’émergence de gouttes de transpiration sur son front.

Le porteur de la présente est un Ami du Ténébreux recherché dans le Cairhien pour meurtre et autres crimes odieux, dont le moindre est un vol commis aux dépens de Notre Personne. Nous vous demandons de vous saisir de cet homme et de tout ce qui sera trouvé en sa possession, jusqu’au plus petit objet. Notre représentant viendra prendre ce qu’il Nous a volé. Que tout ce qu’il détient, sauf ce que Nous réclamons, vous soit attribué en récompense pour l’avoir arrêté. Que cet infâme scélérat soit immédiatement pendu, afin que sa vilenie procréée par l’Ombre ne souille plus la Lumière.

Scellé de Notre Main

Galldrian su Riatin Rie

Roi de Cairhien

Défenseur du Rempart du Dragon

Sur une mince couche de cire rouge au-dessous de la signature étaient imprimés le sceau de Cairhien avec son Soleil Levant et les Cinq Étoiles de la Maison de Riatin.

« Défenseur du Rempart du Dragon, ma vieille grand-mère, commenta Domon d’une voix croassante. Drôle de droit qu’il a, le bonhomme, de se parer encore de ce titre-là. »

Il examina avec minutie les sceaux et la signature, tenant le document près de la lampe, touchant presque du nez le parchemin, mais il fut incapable de discerner une imperfection dans les uns et, quant à l’autre, il n’avait aucune idée de ce qu’était l’écriture de Galldrian. Si la signature n’était pas de la main du Roi, il se doutait que celui qui avait signé avait exécuté une bonne imitation du griffonnage de Galldrian. En tout cas, cela ne faisait en réalité aucune différence. À Tear, cette lettre causerait instantanément la perte du natif d’Illian qui l’aurait entre ses mains. À Mayene aussi, où l’influence de Taren était si grande. Il n’y avait pas la guerre pour le moment et les hommes de l’un ou l’autre port allaient et venaient librement, mais les gens d’Illian étaient aussi peu aimés dans la ville de Tear que dans l’autre. Surtout avec un prétexte comme celui-là.

Pendant un instant, il eut envie de fourrer le parchemin dans la flamme de la lanterne – c’était quelque chose de dangereux à avoir sur soi, dans Tear ou Illian ou n’importe quelle autre ville dont le nom lui venait à l’esprit – mais finalement il le plaça avec soin dans une niche secrète derrière son bureau, masquée par un panneau que lui seul savait comment ouvrir.

« Mes possessions, hein ? »

Il collectionnait de vieilles choses, autant que c’était faisable pour qui vivait à bord d’un bateau. Ce qu’il ne pouvait acheter, parce que trop cher ou tenant trop de place, il le collectionnait en le voyant et en le fixant dans sa mémoire. Tous ces vestiges des temps passés, toutes ces merveilles éparpillées de par le monde qui l’avaient poussé dans sa jeunesse à monter pour la première fois à bord d’un navire. À Maradon, au cours de ce dernier voyage, il en avait ajouté quatre à sa collection, et c’est alors que la poursuite par les Amis du Ténébreux avait commencé. Et par des Trollocs aussi, pendant une certaine période. Il avait entendu dire que la ville de Pont-Blanc avait été brûlée jusqu’aux fondations juste après son départ, et des rumeurs avaient couru concernant la présence de Myrddraals aussi bien que de Trollocs. C’est cela tout ensemble qui l’avait convaincu dès l’abord qu’il ne se montait pas la tête, qui l’avait mis sur ses gardes quand cette première commission bizarre avait été offerte – trop d’argent pour un simple voyage jusqu’à Tear et une histoire peu convaincante pour le justifier.

Il fouilla dans son coffre et disposa sur le bureau ce qu’il avait acheté à Maradon. Un bâton lumineux, datant de l’Ère des Légendes ou du moins censé remonter jusque-là. Certes, personne ne savait plus les fabriquer. Coûteux, ça, et plus rare qu’un magistrat honnête. Il ressemblait à une barre de verre ordinaire, plus épaisse que son pouce et pas tout à fait aussi long que son avant-bras mais, quand on le tenait dans la main, il luisait d’une clarté aussi vive qu’une lanterne.

Les bâtons lumineux se brisaient aussi comme du verre ; il avait failli perdre l’Écume dans l’incendie provoqué par le premier qu’il avait acquis. Une petite sculpture d’ivoire noirci par l’âge représentant un homme armé d’une épée. Le bonhomme qui l’avait vendue prétendait que si vous la teniez assez longtemps dans la main vous commenciez à avoir chaud. Ce n’était jamais arrivé à Domon, ni à aucun des membres de l’équipage à qui il l’avait laissée tenir, mais cette statuette était ancienne et cela suffisait à Domon. Le crâne d’un félin aussi gros qu’un lion et tellement vieux qu’il s’était pétrifié. Mais aucun félidé n’avait jamais eu de crocs, presque des défenses, d’un pied de long[1]. Et un disque épais de la taille d’une main d’homme, moitié blanc et moitié noir, les couleurs séparées par une ligne sinueuse. Le brocanteur de Maradon avait dit qu’il datait de l’Ère des Légendes, pensant mentir, mais Domon n’avait que peu marchandé avant de payer parce qu’il reconnaissait ce que le brocanteur ne connaissait pas : l’antique symbole des Aes Sedai d’avant la Destruction du Monde. Pas précisément quelque chose de tout repos à posséder, mais pas non plus un objet auquel renoncer pour un homme fasciné par ce qui est ancien.

Et c’était de la pierre-à-cœur. Le brocanteur n’avait jamais osé ajouter ce détail à ce qu’il estimait être de pures inventions. Aucun brocanteur du front du fleuve à Maradon n’avait les moyens de s’offrir même un seul morceau de cuendillar.

Le disque était dur et lisse dans sa main, et sans valeur à part son antiquité, mais il craignait que ce soit ce que ses poursuivants voulaient avoir. Les bâtons lumineux, les statuettes d’ivoire et même les os pétrifiés, il en avait vu d’autres fois, en d’autres lieux. Pourtant même sachant ce qu’ils voulaient – en admettant qu’il ne se trompe pas – il ne comprenait toujours pas pour quelle raison et il n’était plus sûr de leur identité. Des marcs de Tar Valon et un antique symbole des Aes Sedai. Il se frotta les lèvres avec la main ; le goût de la peur était amer sur sa langue.

Un coup à la porte. Il posa le disque et tira une carte déroulée sur ce qui se trouvait sur son bureau. « Venez. »

Yarin entra. « Nous avons dépassé le môle, Capitaine. »

Domon éprouva une bouffée de surprise, puis de colère contre lui-même. Il n’aurait jamais dû se laisser absorber au point de ne pas sentir L’Écume monter à la houle. « Cap à l’ouest, Yarin. Veillez-y.

— Ebou Dar, Capitaine ? »

Pas assez loin. D’au moins cinq cents lieues. « Nous relâcherons le temps pour moi d’acheter des cartes et de faire le plein des barils d’eau, puis nous naviguerons vers l’ouest.

— L’ouest, Capitaine ? Tremalking ? Le Peuple de la Mer est dur en affaires avec tous les navires marchands sauf les siens.

— L’Océan d’Aryth, Yarin. Le négoce va bon train entre le Tarabon et l’Arad Doman, et il n’y a guère de navires tarabonais ou domani pour nous causer du souci. Ils n’aiment pas la mer, à ce que j’ai entendu dire. Et toutes ces petites villes sur la Pointe de Toman, chacune maintient son indépendance par rapport aux autres nations. Nous pouvons même embarquer des fourrures et des piments glacés de la Saldaea apportés à Bandar Eban. »

Yarin secoua lentement la tête. Il considérait toujours le mauvais côté des choses, mais c’était un bon marin. « Les fourrures et les piments nous coûteront plus cher là-bas que de remonter le fleuve pour aller les chercher, Capitaine. Et on m’a dit qu’il y avait une sorte de guerre. Si le Tarabon et l’Arad Doman se battent, ça se pourrait que le commerce soit au point mort. Je doute que nous tirions grand-chose des villes de la Pointe de Toman seules, même si elles sont en paix. Falme est la plus importante, mais elle n’est pas grande.

— Les gens du Tarabon et ceux du Doman se sont toujours chamaillés à propos de la Plaine d’Almoth et de la Pointe de Toman. Même si cela en vient aux coups cette fois-ci, quelqu’un de prudent peut toujours trouver de quoi commercer. Cap à l’ouest, Yarin. »

Quand Yarin eut regagné le pont, Domon ajouta le disque noir et blanc à ce que contenait la niche secrète et rangea le reste au fond de son coffre. Amis du Ténébreux ou Aes Sedai, je ne me précipiterai pas dans la direction où ils veulent m’envoyer. Que la Fortune me pique, je n’irai pas.

L’esprit tranquille pour la première fois depuis des mois, Domon monta sur le pont au moment où l’Écume s’inclinait pour prendre le vent et orientait son étrave vers l’ouest dans la mer obscurcie par la nuit.

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