37 Ce qui aurait pu être

Alar se détourna de la Porte des Voies et les précéda à une allure d’une majestueuse lenteur, en dépit du fait que Juin était visiblement plus que désireux de mettre de la distance entre lui et ce lieu. Mat, tout au moins, avait l’air plein d’espoir et Hurin était confiant, tandis qu’apparemment Loial redoutait qu’Alar revienne sur sa décision de le laisser partir. Rand marchait sans empressement à côté du Rouge qu’il menait par la bride. Il ne pensait pas que Vérine avait l’intention d’utiliser elle-même la Pierre Porte.

La colonne de pierre grise se dressait près d’un bouleau qui avait près de quinze coudées de haut et six d’épaisseur ; Rand l’aurait qualifié de gros avant d’avoir vu les Grands Arbres. Il n’y avait pas de murette protectrice ici, seulement quelques fleurs qui avaient percé la couche de feuilles décomposées en humus du sol forestier. La Pierre Porte elle-même était rongée par les intempéries, mais les symboles qui la recouvraient étaient encore assez nets pour être repérés.

Les cavaliers du Shienar se déployèrent plus ou moins en cercle autour de la Pierre et de ceux qui étaient à pied.

« Nous l’avons relevée quand nous l’avons découverte, il y a de nombreuses années, expliqua Alar, mais nous ne l’avons pas replantée ailleurs. Elle… donnait l’impression de… s’opposer à tout déplacement. » Alar marcha droit à la colonne et posa sa vaste main sur la Pierre. « Je l’ai toujours considérée comme un symbole de ce qui a été perdu, de ce qui a été oublié. Pendant l’Ère des Légendes, on pouvait l’étudier et la comprendre jusqu’à un certain point. Pour nous, ce n’est que de la pierre.

— Plus que cela, j’espère. » La voix de Vérine prit un accent plus énergique. « Très Ancienne, je vous remercie de votre aide. Pardonnez-nous de vous quitter ainsi sans cérémonie, mais la Roue n’attend personne. Du moins ne troublerons-nous plus la paix de votre stedding.

Nous avons rappelé de Cairhien les tailleurs de pierre, répliqua Alar, mais nous sommes encore au courant de ce qui se produit dans le monde extérieur. De Faux Dragons. La Grande Quête du Cor. Nous en entendons parler, sans que cela vienne jusqu’à nous. Je ne crois pas que la Tarmon Gai’don nous ignorera ou nous laissera en paix. Adieu, Vérine Sedai. Vous tous, adieu et puissiez-vous être à l’abri dans la paume du Créateur. Juin. » Elle ne s’arrêta que pour lancer un coup d’œil à Loial et un dernier regard d’avertissement à Rand, puis les Ogiers disparurent entre les arbres.

Les selles grincèrent comme les cavaliers changeaient de position. Ingtar passa en revue le cercle qu’ils formaient. « Est-ce nécessaire, Vérine Sedai ? Même si c’est réalisable… Nous ne savons même pas si les Amis du Ténébreux ont réellement emporté le Cor à la Pointe de Toman. Je suis toujours persuadé que je peux obliger Barthanes…

— Si nous n’avons aucune certitude, répliqua Vérine en lui coupant la parole d’un ton paisible, alors la Pointe de Toman est un endroit qui en vaut un autre pour l’y chercher. Plus d’une fois, je vous ai entendu dire que vous chevaucheriez jusqu’au Shayol Ghul si besoin était pour récupérer le Cor. Hésitez-vous maintenant à cause de cela ? » Elle désigna du geste la Pierre sous l’arbre à l’écorce satinée.

Le dos d’Ingtar se raidit. « Je ne recule devant rien. Emmenez-nous à la Pointe de Toman ou emmenez-nous au Shayol Ghul. Si le Cor de Valère se trouve au bout du chemin, je vous suivrai.

— C’est bien, Ingtar. Voyons, Rand, vous avez été transporté par une Pierre Porte plus récemment que moi. Venez. » Elle lui fit signe et il conduisit le Rouge jusqu’à elle près de la Pierre.

« Vous vous êtes déjà servie d’une Pierre Porte ? » Il regarda par-dessus son épaule pour s’assurer que personne n’était assez près pour entendre. « Alors vous n’avez pas l’intention que je m’en charge. » Ses épaules se soulevèrent dans un soupir de soulagement.

Vérine le dévisagea d’un air à demi malicieux. « Je n’ai jamais utilisé de Pierre ; voilà pourquoi votre expérience est plus récente que la mienne. Je connais mes limites. Je serais anéantie avant même de parvenir à canaliser assez de Pouvoir pour agir sur une Pierre Porte. Toutefois, j’ai quelques notions sur elle. Suffisamment pour vous aider, tant soit peu.

— Mais moi je n’en ai aucune. » Tirant son cheval par la bride, il tourna autour de la Pierre pour l’examiner du haut en bas. « La seule chose dont je me souviens, c’est le symbole pour notre monde. Séléné me l’a montré, mais je ne le vois pas ici.

— Bien sûr que non. Pas sur une Pierre qui se trouve dans notre monde ; les symboles sont des éléments permettant d’aller vers un monde. » Elle secoua la tête. « Que ne donnerais-je pas pour m’entretenir avec cette jeune femme dont vous parlez ! Ou mieux, pour mettre la main sur son livre. La croyance générale est qu’aucun exemplaire des Miroirs de la Roue n’a survécu en entier à la Grande Destruction. Sérafelle me répète sans cesse que le nombre de livres que nous croyons perdus, alors qu’ils attendent d’être retrouvés, dépasse de beaucoup ce que je pourrais imaginer. Bah, inutile de se tourmenter pour ce que j’ignore. Par contre, je connais certaines choses. Les symboles sur la partie supérieure de la Pierre figurent des mondes. Pas la totalité des Mondes qui Pourraient Exister, bien sûr. Apparemment, toutes les Pierres ne relient pas à tous les mondes, et les Aes Sedai de l’Ère des Légendes pensaient qu’il y a des mondes possibles qu’aucune Pierre n’atteignait. Ne remarquez-vous rien qui éveille un souvenir ?

— Rien. » S’il découvrait le symbole adéquat, il pourrait l’utiliser pour trouver Fain et le Cor, pour sauver Mat, pour empêcher Fain de nuire au Champ d’Emond. S’il repérait le symbole, il serait obligé d’entrer en contact avec le saidin. Il voulait sauver Mat et barrer la route à Fain, mais il souhaitait ne rien avoir à faire avec le saidin. Il avait peur de canaliser, et il le désirait aussi ardemment qu’un homme affamé un plat de nourriture. « Je ne me rappelle rien. »

Vérine soupira. « Les symboles du bas indiquent des Pierres situées à d’autres endroits. Si vous connaissez la procédure, vous pourriez nous emporter non pas jusqu’à cette même Pierre dans un autre monde mais jusqu’à une autre de là-bas ou même à une d’ici. Cela s’apparente plus ou moins au Voyage, je pense, mais de même que personne ne sait plus comment s’y prendre pour Voyager, personne ne se remémore cette procédure. Dans l’ignorance de la méthode à employer, toute tentative pourrait aisément nous anéantir tous. » Elle désigna deux lignes onduleuses parallèles traversées par un curieux griffonnage, gravées dans le bas de la colonne. « Ceci indique une pierre sur la Pointe de Toman. C’est une des trois Pierres dont je connais le symbole ; la seule des trois que je suis allée voir. Et ce que j’ai appris – après avoir failli être ensevelie sous les neiges dans les Montagnes de la Brume et être gelée en traversant la Plaine d’Almoth – se résume à rien du tout. Jouez-vous aux dés ou aux cartes, Rand al’Thor ?

— C’est Mat, le joueur. Pourquoi ?

— Oui. Eh bien, nous le laisserons en dehors de cette affaire, je pense. Ces autres symboles aussi me sont familiers. »

D’un doigt, elle souligna un rectangle contenant huit ciselures qui se ressemblaient beaucoup, un cercle et une flèche, mais dans la moitié des dessins la flèche était inscrite dans le cercle alors que dans les autres la pointe traversait la circonférence. Les flèches étaient dirigées vers la gauche, vers la droite, vers le haut et vers le bas ; de plus, entourant chaque cercle il y avait une trace différente qui devait être de l’écriture, Rand en était sûr, mais d’une langue de lui inconnue ; elle adoptait des formes courbes qui se métamorphosaient subitement en crochets aux arêtes vives, puis redevenaient curvilignes.

« Voici au moins ce que j’en sais, reprit Vérine. Chaque symbole représente un monde, dont l’étude a conduit finalement à la construction des Voies. Ils ne représentent pas l’ensemble des mondes étudiés mais les seuls dont je connais les symboles. C’est là qu’intervient le jeu de hasard. J’ignore à quoi ressemblent ces mondes. Il est de commune croyance que dans certains un an correspond à un jour seulement ici et que dans d’autres une journée vaut une de nos années. On suppose qu’il y a des mondes dont l’air même nous tuerait si nous en aspirions une bouffée et des mondes possédant juste assez de réalité pour exister. Je ne veux pas échafauder de conjectures sur ce qui risque de se produire au cas où nous nous trouverions dans un de ceux-là. Il faut que vous choisissiez. Comme l’aurait dit mon père, il est temps de jeter les dés. »

Rand secoua la tête, le regard perdu dans le vide. « Je risque de nous tuer tous, quel que soit mon choix.

— N’êtes-vous pas prêt à courir ce risque ? Pour le Cor de Valère ? Pour Mat ?

— Pourquoi êtes-vous si désireuse de le courir ? Je ne sais même pas si je suis capable de le faire. Cela… cela ne marche pas chaque fois que j’essaie. » Il avait conscience que personne ne s’était rapproché, néanmoins il vérifia. Tous attendaient, réunis en une espèce de large cercle dont la Pierre était le centre, les observant mais pas assez proches pour entendre ce que Rand et Vérine disaient. « Quelquefois, le saidin est simplement là. Je le sens, mais il pourrait aussi bien être sur la lune pour ce qui est d’entrer en contact avec lui. Et même si cela réussissait, imaginez que je nous emmène quelque part où il nous sera impossible de respirer. En quoi cela servira-t-il Mat ? Ou le Cor ?

— Vous êtes le Dragon Réincarné, dit-elle à mi-voix. Oh, vous pouvez mourir, mais je ne crois pas que le Dessin vous laissera mourir avant d’en avoir fini avec vous. D’autre part, l’Ombre s’étend à présent sur le Dessin et qui peut dire comment cela affecte le tissage ? Tout ce que vous pouvez, c’est vous soumettre à votre destinée.

— Je suis Rand al’Thor, grommela-t-il. Je ne suis pas le Dragon Réincarné. Je ne veux pas être un faux Dragon.

— Vous êtes ce que vous êtes. Allez-vous choisir ou attendre ici jusqu’à ce que votre ami meure ? »

Rand entendit ses dents grincer et se força à desserrer les mâchoires. Les symboles auraient pu être tous d’une similitude parfaite, pour ce qu’il y comprenait. Et l’écriture être en réalité les éraflures d’une griffe de poule. Il finit par se fixer sur une ciselure avec une flèche pointant à gauche, parce qu’elle était dirigée vers la Pointe de Toman, une flèche qui perçait le cercle parce qu’elle s’était libérée comme il souhaitait l’être. Il eut envie de rire. Jouer leurs vies sur des détails d’une telle insignifiance.

« Rapprochez-vous, ordonna Vérine aux autres. Mieux vaut que vous soyez à proximité. » Ils obéirent, avec juste une légère hésitation. « Il est temps de commencer », ajouta-t-elle comme ils se regroupaient.

Elle rejeta sa cape en arrière et posa les mains sur la colonne, mais Rand vit qu’elle l’observait du coin de l’œil. Il prit conscience de toux nerveuses et de raclements de gorge chez les hommes entourant la Pierre, d’un juron lancé par Uno à quelqu’un qui renâclait à avancer, d’une faible plaisanterie émise par Mat, du bruit de gorge de Loial qui ravalait bruyamment sa salive. Il fit le vide en lui.

C’était vraiment facile, à présent. La flamme consuma peur et passion, puis disparut presque avant qu’il l’ait consciemment évoquée. Disparue, ne laissant que le vide et le saidin resplendissant, source de malaise, de tentation, de crispation interne et de séduction. Rand… chercha à l’atteindre… et le saidin l’envahit, le vivifia. Il ne bougea pas un muscle, mais il eut la sensation de frémir sous l’afflux du Pouvoir Unique en lui. Le symbole se forma, une flèche perçant un cercle, juste au-delà de la bulle de vide, aussi solide que la matière sur laquelle il avait été gravé. Rand laissa le Pouvoir Unique fluer à travers lui jusqu’au symbole.

Le symbole miroita, vacilla. « Quelque chose est en train de se produire, dit Vérine. Quelque chose… » Le monde vacilla.

* * *

La serrure de fer tournoya sur le sol de la salle de ferme et Rand laissa échapper la bouilloire brûlante quand un personnage énorme à la tête surmontée de cornes de bélier franchit le seuil, se silhouettant sur le fond obscur de la Nuit de l’Hiver.

« Va-t’en ! » cria Tam. Son épée jeta un éclair et le Trolloc chancela, mais il saisit Tam à bras-le-corps dans sa chute, l’entraînant à terre avec lui.

D’autres se massaient à la porte, formes en haubert noir au visage humain déformé par un museau, un bec, des cornes, avec des épées curieusement incurvées s’abattant sur Tam qui tentait de se relever, et des haches de guerre à deux tranchants qui fendaient l’air, du sang rouge sur l’acier.

« Père ! » hurla Rand. Sortant précipitamment son couteau de l’étui suspendu à sa ceinture, il sauta par-dessus la table pour se porter au secours de son père et hurla de nouveau quand la première épée s’enfonça dans sa poitrine.

Des bulles sanglantes lui remontèrent dans la bouche et une voix chuchota à l’intérieur de sa tête : J’ai gagné encore une fois, Lews Therin.

Clic.

Rand s’efforça de garder le contact avec le symbole, vaguement conscient de la voix de Vérine. « … ne va pas… » Le Pouvoir afflua. Clic.

Rand était heureux d’avoir épousé Egwene et il s’efforçait de résister aux accès de mélancolie qui l’assaillaient, quand il se disait que la vie aurait pu lui réserver quelque chose de plus, quelque chose de différent. Les nouvelles du monde extérieur parvenaient aux Deux Rivières par l’entremise des colporteurs et des négociants venus acheter de la laine et du tabac ; toujours des nouvelles de troubles récents, de guerres et de faux Dragons partout. Une année, ni négociants ni colporteurs ne vinrent et, à leur retour l’année suivante, ils rapportèrent que les armées d’Artur Aile-de-Faucon étaient revenues, ou du moins leurs descendants. Les vieilles nations étaient vaincues, disait-on, et les nouveaux maîtres du monde, qui se servaient dans leurs batailles d’Aes Sedai enchaînées, avaient abattu la Tour Blanche et semé du sel à l’emplacement de Tar Valon. Les Aes Sedai n’existaient plus.

Cela ne changeait pas grand-chose dans le pays des Deux Rivières. Les champs devaient toujours être livrés aux semailles, les moutons tondus, les agneaux élevés. Tam eut des petits-enfants, filles et garçons, à faire sauter sur son genou avant qu’il soit couché en terre auprès de son épouse, et la vieille maison de ferme s’agrandit de nouvelles pièces. Egwene devint Sagesse[2] et la plupart estimaient que son habileté surpassait de beaucoup celle de l’ancienne Sagesse, Nynaeve al’Meara. C’était aussi bien, car ses soins qui opéraient de façon tellement miraculeuse sur d’autres parvenaient tout juste à tenir en échec la maladie qui rongeait apparemment Rand en permanence et à le garder en vie. Ses accès de mélancolie s’aggravèrent, empirèrent, et il proclamait avec fureur que cette vie n’était pas ce qu’elle aurait dû être. Egwene commença à avoir peur quand ces accès le prenaient, car d’étranges choses parfois se produisaient quand il était au plus profond de la dépression – des orages dont elle n’avait pas prévu l’apparition en écoutant le vent, des incendies de forêt – mais elle l’aimait, le soignait et le maintenait sain d’esprit, ce qui n’empêchait pas certains de prétendre entre leurs dents que Rand al’Thor était fou et dangereux.

À sa mort, il resta assis de longues heures près de sa tombe, sa barbe parsemée de fils gris trempés de larmes. Sa maladie l’attaqua de nouveau et il dépérit ; il perdit les deux derniers doigts qui restaient à sa main droite et un sur sa gauche, ses oreilles ressemblaient à des cicatrices et les gens marmonnaient qu’il sentait une odeur de décomposition. Son humeur s’assombrit.

Pourtant, quand arrivèrent les terribles nouvelles, personne ne refusa d’accepter sa présence parmi les autres. Des Trollocs, des Évanescents et des choses inimaginables avaient surgi de la Grande Dévastation et les nouveaux maîtres du monde étaient en pleine déroute malgré les immenses pouvoirs dont ils disposaient. Rand prit donc Tare qu’il pouvait utiliser avec les doigts qui lui restaient et partit en traînant la jambe avec ceux qui marchèrent au nord vers la rivière Taren, hommes de tous les villages, fermes et lieux-dits des Deux Rivières, avec leurs arcs, leurs haches, les épieux et les épées qui rouillaient dans les greniers. Rand était également armé d’une épée, avec un héron gravé sur la lame, qu’il avait découverte après la mort de Tam, bien qu’ignorant comment s’en servir. Des femmes les accompagnaient, portant sur leur épaule ce qu’elles avaient déniché comme armes, marchant à côté des hommes. Quelques-unes riaient, en disant qu’elles avaient le curieux sentiment d’avoir déjà fait cela auparavant.

Et au bord de la Taren, les gens des Deux Rivières rencontrèrent les envahisseurs, rang après rang à l’infini de Trollocs commandés par des Évanescents cauchemardesques sous une bannière d’un noir mat qui semblait absorber la clarté. Rand vit cette bannière et crut que la folie s’était de nouveau emparée de lui, car il avait l’impression que c’était pour cela qu’il était né – pour lutter contre cette bannière. Il dirigea vers elle chacune de ses flèches, aussi droit au but que son adresse et le vide le permettaient, sans se soucier des Trollocs qui se frayaient un passage de l’autre côté de la rivière – ni des hommes ou des femmes qui mouraient autour de lui. C’est un de ces Trollocs qui le transperça d’un coup d’épée avant de s’enfoncer plus avant dans le pays des Deux Rivières, à grandes enjambées, hurlant en quête de sang à répandre. Et tandis qu’il gisait sur la berge de la Taren, regardant le ciel s’assombrir en plein midi, reprenant de plus en plus lentement son souffle, il entendit une voix dire : J’ai encore gagné, Lews Therin. Clic.

La flèche et le cercle se détortillèrent en parallèles curvilignes, et il se remit à combattre.

La voix de Vérine. « … ce qu’il faut. Quelque chose… »

Le Pouvoir se déchaînait.

Clic.

Tam tenta de réconforter Rand quand Egwene tomba malade et mourut juste une semaine avant leur mariage. Nynaeve s’y essaya aussi, mais elle-même était ébranlée, car en dépit de l’étendue de son savoir elle n’avait aucune idée de ce qui avait tué la jeune fille. Rand était resté assis devant la maison d’Egwene pendant son agonie et il ne voyait pas dans quel endroit du Champ d’Emond il aurait pu aller sans l’entendre encore hurler. Il comprit qu’il ne pouvait pas continuer à demeurer là. Tam lui donna une épée dont la lame portait l’estampille d’un héron et, bien qu’avare de renseignements sur la façon dont pareil objet était parvenu entre les mains d’un berger des Deux Rivières, il enseigna à Rand comment s’en servir. Le jour de son départ, Tam lui confia une lettre qui, dit-il, pouvait faire admettre Rand dans l’armée d’Illian et il l’embrassa en ajoutant : « Je n’ai jamais eu d’autre fils, ni souhaité en avoir un autre. Reviens avec une épouse comme je l’ai fait, si tu peux, mon garçon, mais reviens de toute façon. »

Seulement Rand se fit voler son argent à Baerlon, ainsi que sa lettre d’introduction et peu s’en fallut que son épée subisse le même sort, et il rencontra une femme appelée Min qui lui dit tant de folies le concernant qu’il décida de quitter la ville pour la fuir. Ses errances l’amenèrent finalement à Caemlyn et là son habileté à l’épée lui conquit une place parmi les Gardes de la Reine. Parfois, il se retrouvait en train de contempler la Fille-Héritière Élayne et, à ces moments-là, il était assailli par la bizarre pensée qu’il devait y avoir quelque chose de plus dans sa vie. Élayne ne le regardait pas, bien sûr ; elle avait épousé un prince tareni, bien qu’elle ne parût pas heureuse de ce mariage. Rand n’était qu’un soldat, jadis berger dans un petit village tellement éloigné vers la frontière de l’ouest que seuls des traits sur une carte le reliaient vraiment au pays d’Andor. D’ailleurs, il avait une réputation inquiétante d’homme sujet à des accès de violence.

D’aucuns disaient qu’il était fou et, en temps ordinaire, peut-être même que son habileté à l’épée ne lui aurait pas permis de rester dans la Garde Royale, mais l’époque n’était pas ordinaire. Les faux Dragons se multipliaient comme de mauvaises herbes. Chaque fois qu’il y en avait un d’abattu, deux autres se proclamaient, sinon trois, de sorte que toutes les nations étaient déchirées par la guerre. Et l’étoile de Rand grandit, car il avait appris le secret de sa folie, un secret qu’il savait devoir garder et qu’il garda. Il était capable de canaliser. Il y a des lieux, des moments, au cours d’une bataille, où un peu de canalisage, pas assez puissant pour être remarqué dans la confusion, pouvait faire tourner la chance. Parfois, il obtenait des résultats, ce canalisage, et d’autres fois non, mais il réussissait assez souvent. Rand se savait fou et s’en moquait. Une sorte de dépérissement l’avait atteint et il ne s’en souciait pas non plus, ni personne d’autre, car la nouvelle était arrivée que les armées d’Artur Aile-de-Faucon étaient revenues reconquérir le pays.

Rand conduisait mille hommes quand les Gardes de la Reine franchirent les Montagnes de la Brume – jamais ne l’effleura l’idée de faire un détour pour revoir les Deux Rivières ; il n’y pensait plus que bien rarement – et il commandait la Garde quand les rescapés épuisés battirent en retraite à travers les Montagnes. Il se battit sur toute la longueur du territoire d’Andor et recula, au milieu de hordes de réfugiés en fuite, jusqu’à ce qu’il atteigne finalement Caemlyn. Bon nombre des habitants s’en étaient allés déjà, et beaucoup conseillaient à l’armée de reculer plus loin encore, mais Élayne était maintenant la Souveraine et elle jura qu’elle ne quitterait pas Caemlyn. Elle ne regarda pas son visage ravagé, dévasté par sa maladie, mais il ne pouvait pas l’abandonner et donc ce qui subsistait des Gardes de la Reine se prépara à défendre la Souveraine pendant que fuyait son peuple.

Le Pouvoir vint à Rand pendant la bataille pour Caemlyn, et il jeta le feu et les éclairs au milieu des envahisseurs, et ouvrit la terre sous leurs pas, cependant revint également le sentiment qu’il était né dans un autre but pour autre chose. En dépit de ses efforts, il y avait trop d’ennemis à arrêter et eux aussi avaient avec eux celles qui savaient canaliser. En dernier ressort, un trait de foudre précipita Rand du haut du rempart du Palais, brisé, perdant son sang, brûlé, et comme son dernier souffle sortait en râle de sa gorge, il entendit une voix chuchoter : J’ai gagné de nouveau, Lews Therin. Clic.

Rand lutta pour conserver le vide ébranlé par les oscillations du monde qui le frappaient comme des coups de marteau, pour retenir le bon symbole tandis que des milliers d’autres filaient à la surface du vide. Il se débattit pour retenir n’importe quel symbole.

« … n’est pas le bon ! » hurla Vérine.

Le Pouvoir était tout.

Clic. Clic. Clic. Clic. Clic. Clic.

Il était un soldat. Il était un berger. Il était un mendiant et un roi. Il était paysan, ménestrel, marin, charpentier. Il naissait, vivait et mourait Aiel. Il mourait fou. Il mourait en se décomposant tout vif, il mourait de maladie, d’accident, de vieillesse. Il était exécuté et des multitudes acclamaient sa mort. Il se proclamait le Dragon Réincarné et faisait flotter son étendard dans le ciel ; il fuyait le Pouvoir et se cachait ; il vivait et mourait en toute ignorance. Il résistait à la folie et à la maladie pendant des années ; il succombait entre deux hivers. Parfois Moiraine arrivait pour l’entraîner hors des Deux Rivières, seul ou avec ceux de ses amis qui avaient survécu à la Nuit de l’Hiver ; parfois non. Parfois d’autres Aes Sedai venaient le chercher. L’Ajah Rouge, par exemple. Egwene l’avait épousé ; Egwene, le visage sévère, portant l’étole de l’Amyrlin, conduisait le cortège d’Aes Sedai qui le neutralisaient ; Egwene, avec des larmes dans les yeux, lui plongeait un poignard dans le cœur, et il la remerciait en mourant. Il aimait d’autres femmes, épousait d’autres femmes. Élayne et Min, ainsi qu’une blonde fille de fermier rencontrée sur la route de Caemlyn, et des femmes qu’il n’avait jamais vues avant de vivre ces vies. Cent vies. Davantage encore. Si nombreuses qu’il était incapable de les compter. Et à la fin de chacune d’elles, alors qu’il exhalait son dernier soupir, une voix chuchotait à son oreille :

J’ai encore gagné, Lews Therin.

Clicclicclicclicclicclicclicclicclicclicclicclicclic

Clicclicclicclicclicclicclicclicclicclicclicclicclic

Le vide disparut, le contact avec le saidin se rompit et Rand tomba avec une lourdeur qui lui aurait coupé le souffle s’il n’avait déjà été à moitié étourdi. Il sentit le contact rude de la pierre sous sa joue et ses mains. Elle était froide.

Il prit conscience de Vérine qui, étendue sur le dos, s’efforçait de se relever sur les mains et les genoux. Il entendit quelqu’un vomir bruyamment et redressa la tête. Uno était à genoux sur le sol et s’essuyait la bouche d’un revers de main. Tout le monde était à terre, et les chevaux, les jambes raidies et tremblantes, roulaient des yeux affolés. Ingtar avait dégainé son épée dont la lame était agitée de secousses tant il en serrait fort la poignée, et il avait le regard perdu dans le vide. Loial gisait les quatre fers en l’air, assommé, l’air ahuri. Mat s’était ramassé en boule, les bras rabattus par-dessus la tête, et Perrin s’était enfoncé les doigts dans la figure comme s’il voulait extirper ce qu’il avait vu ou peut-être les yeux mêmes qui avaient vu. Aucun des guerriers n’était en meilleure forme. Masema pleurait ouvertement, le visage ruisselant de larmes, et Hurin examinait les alentours comme à la recherche d’un endroit où se réfugier.

« Qu’est-ce… » Rand s’arrêta pour s’éclaircir la gorge. Il était couché sur de la pierre rugueuse usée par les intempéries, à demi enterrée dans le sol. « Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Une montée en puissance du Pouvoir Unique. » L’Aes Sedai se remit sur pied en chancelant et serra sa cape contre elle avec un frisson. « C’était comme si nous étions contraints… poussés… On aurait dit que cela surgissait du néant. Il faut que vous appreniez à le contrôler. Il le faut ! Une telle intensité de Pouvoir risque de vous réduire en cendres.

— Vérine, je… j’ai vécu… j’étais… » Il se rendit compte que la pierre sous lui était arrondie. La Pierre Porte. Avec précipitation, en tremblant, il se redressa. « Vérine, j’ai vécu et je suis mort je ne sais combien de fois. Chaque fois d’une façon différente, mais c’était moi. C’était moi.

— Les lignes joignant les Mondes-qui-pourraient-exister, tracées par ceux qui connaissaient les Nombres du Chaos. » Vérine frissonna ; elle semblait se parler à elle-même. « Je n’en avais jamais entendu parler, mais il n’y a aucune raison que nous ne soyons pas nés dans ces mondes, cependant l’existence que nous avons menée serait différente. Bien sûr. Des vies différentes selon la façon différente dont se seraient déroulés les événements.

— C’est ce qui s’est passé ? Je… nous avons vu ce que notre vie aurait pu être ? » J’ai gagné une fois encore, Lews Therin ! Non ! Je suis Rand al’Thor !

Vérine se secoua et le regarda. « Cela vous surprend-il que votre vie puisse prendre un tour différent si vous faisiez des choix différents ou s’il vous advenait des choses différentes ? Bien que je n’aie jamais pensé que… Bah, l’important, c’est que nous sommes ici. Bien que ce ne soit pas comme nous l’avions espéré.

— Ici ? C’est où ? » s’exclama-t-il. Les bois du Stedding Tsofu avaient disparu, remplacés par une plaine vallonnée. Pas très loin vers l’ouest, il y avait apparemment des forêts et quelques collines. Le soleil se trouvait haut dans le ciel quand ils s’étaient regroupés autour de la Pierre Porte près du stedding mais ici sa position basse dans un ciel gris annonçait l’après-midi. La poignée d’arbres à proximité avaient des branches dénudées ou ornées de quelques feuilles aux couleurs éclatantes. Un vent froid soufflait de l’est par rafales, chassant devant lui des tourbillons de feuilles à ras la terre.

« La Pointe de Toman, dit Vérine. Ceci est la Pierre que j’étais venue voir. Vous n’auriez pas dû tenter de nous amener directement ici. Je ne sais pas ce qui a mal tourné – je ne crois pas que je l’apprendrais jamais – toutefois à voir l’aspect des arbres, je crois que nous sommes à la fin de l’automne. Rand, nous n’avons pas gagné de temps par ce moyen. Nous en avons perdu. À mon sens, nous avons passé facilement quatre mois à venir ici.

— Mais je n’avais pas…

— Il faut que vous me laissiez vous guider en ces matières. Je ne peux pas vous instruire, c’est vrai, mais peut-être suis-je au moins en mesure de vous empêcher de vous tuer vous-même – et nous tous par-dessus le marché – en présumant trop de vos forces. En admettant que vous ne mouriez pas sur le coup, si le Dragon Réincarné se consume comme une chandelle dégoulinante, qui alors affrontera le Ténébreux ? » Sans attendre qu’il renouvelle ses protestations, elle se dirigea vers Ingtar.

Le Seigneur du Shienar sursauta quand elle lui effleura le bras et la regarda avec des yeux brûlants de fièvre. « Je marche dans la Lumière, dit-il d’une voix rauque. Je trouverai le Cor de Valère et je renverserai le pouvoir du Shayol Ghul. Je le ferai !

— Bien sûr que vous le ferez », répliqua-t-elle d’un ton apaisant. Elle prit son visage dans ses mains et il aspira soudain une bouffée d’air, se dégageant brusquement de ce qui s’était emparé de lui. Sauf que le souvenir en demeurait encore dans ses yeux. « Allons, dit-elle. Voilà qui suffira pour vous. Je vais voir comment soulager les autres. Nous pouvons encore récupérer le Cor, mais notre chemin n’est pas devenu plus facile. »

Tandis que Vérine allait de l’un à l’autre, s’arrêtant brièvement auprès de chacun, Rand s’approcha de ses amis. Quand il essaya de relever Mat, celui-ci eut un mouvement brusque et le regarda, puis il l’empoigna à deux mains par sa tunique. « Rand, jamais je n’ai raconté à personne quoi que ce soit sur… sur toi. Je ne voudrais pas te trahir. Il faut que tu le croies ! » Il avait une mine plus défaite que jamais, cependant Rand pensa que c’était principalement dû à la peur.

« Je te crois », dit-il. Il se demanda quelles existences Mat avait vécues, et ce qu’il avait fait. Il doit avoir prévenu quelqu’un, sinon il n’éprouverait pas tant d’angoisse. Il ne pouvait pas lui en tenir rigueur. C’étaient d’autres Mat, pas celui-ci. D’ailleurs, après quelques-unes des versions différentes qu’il avait vues pour lui-même… « Je te crois. Perrin ? »

Le jeune homme aux cheveux bouclés laissa en soupirant tomber ses mains qu’il avait plaquées sur sa figure. Des marques rouges étaient imprimées sur son front et ses joues à l’endroit où s’étaient enfoncés ses ongles. Ses yeux d’or masquaient ses pensées. « Nous n’avons pas grand choix, en réalité, n’est-ce pas, Rand ? Quoi qu’il arrive, quoi que nous fassions, certaines choses restent presque toujours les mêmes. » Il poussa de nouveau un profond soupir. « Où sommes-nous ? Dans un de ces mondes dont toi et Hurin parliez ?

— Nous sommes à la Pointe de Toman, répliqua Rand. Dans notre monde. Ou du moins Vérine le dit. Et c’est l’automne. »

Mat avait l’air soucieux. « Comment cela… ? Non, je ne tiens pas à savoir comment c’est arrivé. Mais alors comment découvrirons-nous maintenant Fain et le poignard ? À présent, il peut se trouver n’importe où.

— Il est ici », lui assura Rand. Il espérait ne pas se tromper. Fain avait eu tout le loisir de s’embarquer pour n’importe quelle direction. De se rendre à cheval au Champ d’Emond. Ou à Tar Valon. Veuille la Lumière qu’il ne se soit pas lassé d’attendre. S’il a fait du mal à Egwene ou à tout autre au Champ d’Emond, je… Que la Lumière me brûle, je me suis efforcé d’arriver à temps.

« Les bourgs les plus importants de la Pointe de Toman sont situés tous à l’ouest d’ici », annonça Vérine d’une voix assez forte pour que chacun l’entende. Le groupe était debout, à l’exception de Rand et de ses deux amis ; elle s’approcha de Mat et posa les mains sur lui en continuant à parler. « Non pas qu’il y ait tellement de villages assez grands pour mériter le nom de bourg. Si nous avons une chance de repérer une trace des Amis du Ténébreux, c’est par l’ouest qu’il faut commencer à chercher. Et je pense que nous ne devrions pas perdre ce qui reste de jour à demeurer assis ici. »

Quand Mat cligna des paupières et se leva – il avait encore l’air malade mais il se mouvait avec vivacité – elle posa les mains sur Perrin. Rand recula quand elle vint à lui.

« Ne soyez pas ridicule, dit-elle.

— Je ne veux pas de votre aide, chuchota-il. Ni de l’aide d’aucune Aes Sedai. »

Les lèvres de Vérine se contractèrent. « Comme il vous plaira. »

Ils se mirent aussitôt en selle et partirent vers l’ouest, laissant derrière eux la colonne de la Pierre Porte. Personne ne s’y opposa, Rand encore moins que les autres. Ô Lumière, fais que je n’arrive pas trop tard.

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