3 Amis et ennemis

Rand ne courut pas sur une longue distance. Seulement jusqu’à la poterne, passé le coin de l’écurie. Il ralentit pour reprendre le pas avant d’y arriver, s’efforçant de paraître insouciant et peu pressé.

La porte voûtée était close hermétiquement. Elle avait juste assez de largeur pour que deux cavaliers la franchissent de front mais, comme toutes les autres portes dans le rempart extérieur, elle était bardée d’épaisses bandes de fer noir et maintenue fermée par une grosse bâcle. Deux gardes en armure à plates et simple heaume conique, avec de longues épées sur le dos, se tenaient devant cette porte. Leur surcot doré s’ornait du Faucon Noir sur la poitrine. Il connaissait un tantinet l’un d’eux, Ragan. La cicatrice causée par une flèche trolloque formait un triangle blanc sur la joue sombre de Ragan derrière les barres de son vantail. La peau ridée forma la fossette d’un sourire quand il vit Rand.

« Que la Paix soit avec vous, Rand al’Thor. » Ragan criait presque pour se faire entendre par-dessus les carillons. « Avez-vous l’intention d’assommer des lapins en leur tapant sur la tête ou continuez-vous à prétendre que cette massue est un arc ? »

L’autre garde se déplaça pour se poster plus carrément devant la porte.

« Que la Paix soit avec vous, Ragan », dit Rand en s’arrêtant à leur hauteur. Garder un ton calme lui fut un effort. « Vous savez bien que c’est un arc. Vous m’avez vu tirer avec. »

« Ne vaut rien quand on est à cheval », commenta aigrement l’autre garde. Rand le reconnut alors, avec ses yeux presque noirs enfoncés au creux des orbites qui ne semblaient jamais ciller. Derrière son heaume, ils donnaient l’impression de cavernes jumelles à l’intérieur d’une autre caverne. Il songea qu’il pourrait encore jouer d’une plus grande malchance que d’avoir Masema en sentinelle à la porte, mais il ne savait pas trop quoi, à part une Aes Sedai de l’Ajah Rouge. « Il est trop long, reprit Masema. Je peux tirer trois flèches avec un arc ordinaire quand vous n’en décocherez qu’une avec ce monstre. »

Rand se força à sourire, comme s’il prenait cela pour une plaisanterie. Il n’avait jamais entendu Masema en dire ni en rire. La plupart des hommes à Fal Dara acceptaient Rand ; il s’entraînait avec Lan, le Seigneur Agelmar le recevait à sa table et, surtout il était arrivé à Fal Dara en compagnie de Moiraine, une Aes Sedai. Toutefois, certains étaient apparemment incapables d’oublier qu’il était un étranger, lui adressant rarement la parole et encore seulement s’ils y étaient obligés. Masema était le pire d’entre eux.

« Il est assez bon pour moi, répliqua Rand. À propos de lapins, Ragan, si vous me laissiez sortir ? Tout ce vacarme et ce remue-ménage sont trop pour moi. Mieux vaut m’en aller chasser le lapin, même si je n’en rencontre pas un seul. »

Ragan se tourna à demi pour regarder son collègue et les espoirs de Rand commencèrent à grandir. Ragan était un brave homme dont le caractère démentait sa cicatrice sinistre et il paraissait éprouver de la sympathie pour Rand. Mais Masema secouait déjà la tête. Ragan soupira. « Ce n’est pas possible, Rand al’Thor. » Il esquissa un petit mouvement de tête vers Masema comme pour expliquer. Si cela n’avait tenu qu’à lui… « Personne ne doit sortir sans laissez-passer écrit. Dommage que vous n’en ayez pas parlé quelques minutes plus tôt. L’ordre de fermer les portes vient juste de nous parvenir.

— Mais pourquoi le Seigneur Agelmar voudrait-il me garder à l’intérieur ? » Masema inspectait les ballots sur le dos de Rand, et ses sacoches. Rand s’efforça de ne pas tenir compte de cet examen. « Je suis son invité, continua-t-il à l’adresse de Ragan. Sur mon honneur, j’aurais pu partir à n’importe quel moment ces dernières semaines. Pourquoi m’appliquerait-il cet ordre ? C’est bien l’ordre du Seigneur Agelmar, n’est-ce pas ? » Cela fit ciller Masema dont la perpétuelle expression renfrognée s’assombrit encore ; il eut presque l’air d’oublier les paquets de Rand.

Ragan rit. « Qui d’autre pourrait donner pareil ordre, Rand al’Thor ? Bien sûr, c’est Uno qui me l’a transmis, mais de qui aurait-il pu provenir ? »

Les yeux de Masema, fixés sur le visage de Rand, ne cillèrent pas.

« Je désire simplement me promener seul, reprit Rand. Alors, je vais opter pour un des jardins. Pas de lapins mais, au moins il n’y aura pas la foule. Que la Lumière vous illumine, et que la Paix soit avec vous. »

Il s’éloigna sans attendre de bénédiction en réponse, fermement décidé à ne s’approcher des jardins sous aucun prétexte. Que je brûle, une fois les cérémonies terminées, il peut y avoir des Aes Sedai dans n’importe lequel. Conscient du regard de Masema sur son dos – il était sûr que c’était celui de Masema – il continua à marcher d’un pas normal.

Tout à coup, les cloches s’arrêtèrent de sonner, et il manqua trébucher. Les minutes passaient. En grand nombre. Le temps pour que la Souveraine d’Amyrlin soit conduite à ses appartements. Le temps pour qu’elle le convoque, pour que des recherches soient déclenchées quand on ne le trouverait pas. Dès qu’il fut hors de vue de la poterne, il se remit à courir.

Près des cuisines de la caserne, la Porte des Charretiers, par où toutes les provisions de bouche pour la forteresse étaient acheminées, était fermée et bâclée, derrière deux soldats. Il passa devant d’une allure pressée, traversant la cour des cuisines, comme s’il n’avait jamais eu l’intention de s’arrêter.

La Poterne du Chien, à l’arrière de la forteresse, juste assez haute et large pour un homme à pied, avait ses sentinelles, elle aussi. Il fit demi-tour avant qu’elles l’aperçoivent. Il n’y avait pas beaucoup de portes, si imposante que fût la forteresse mais, si la Poterne du Chien était gardée, toutes le seraient.

Peut-être trouverait-il un bout de corde… Il gravit un des escaliers conduisant vers le sommet du mur d’enceinte, au vaste parapet avec ses parois crénelées. Ce n’était pas très rassurant pour lui de se trouver ainsi exposé à cette hauteur au cas où ce vent se remettrait à souffler, mais de là il avait une vue qui portait jusqu’aux remparts extérieurs de la ville par-dessus les grandes cheminées et les toits pointus. Même au bout de près d’un mois de séjour, les habitations avaient encore un aspect curieux à ses yeux de natif des Deux Rivières, avec leurs cheneaux touchant presque le sol comme si les maisons n’étaient qu’un toit couvert de bardeaux et avec leurs cheminées inclinées pour laisser les épaisseurs de neige couler sans s’y accumuler. Un grand glacis pavé entourait la citadelle mais à cent pas seulement du rempart il y avait des rues pleines de gens allant à leurs affaires, des marchands ceints d’un tablier dehors sous la banne abritant leur boutique, des paysans vêtus d’étoffe tissée à la maison venus en ville acheter et vendre, des artisans, des habitants de la cité rassemblés par petits groupes, sans doute pour discuter de la visite inattendue du Trône d’Amyrlin. Il voyait des charrettes et une foule qui s’engouffraient sous une des portes du rempart de la ville. Apparemment, les gardes de là-bas n’avaient pas reçu l’ordre d’empêcher qui que ce soit de sortir.

Il leva les yeux vers la tour de guet la plus proche ; un des soldats brandit à son adresse une main recouverte d’un gantelet. Avec un rire amer, il agita la sienne en retour. Pas deux empans du mur qui ne soient sous l’œil des sentinelles. Se penchant dans une embrasure, il plongea le regard par les ouvertures aménagées dans la pierre pour placer les hourds, le long de la paroi verticale jusqu’au fossé à sec tout en bas. Large de vingt pas et profond de dix, avec un parement de pierre polie jusqu’à en devenir lisse et glissante. Une murette, inclinée pour ne pas offrir d’endroit où se cacher, l’entourait afin d’empêcher d’y tomber par mégarde, et le fond était une forêt de piques aiguisées comme des rasoirs. Même avec une corde pour descendre le long du rempart et aucune sentinelle pour l’observer, il ne pouvait franchir ça. Ce qui servait en dernier ressort à maintenir les Trollocs hors les murs servait aussi à le retenir à l’intérieur.

Il se sentit soudain las jusqu’à la moelle des os, vidé. La Souveraine d’Amyrlin était ici et pas moyen de s’échapper. Pas de porte de sortie et l’Amyrlin là. Si elle était au courant de sa présence, si elle avait envoyé le vent qui l’avait paralysé, alors elle le cherchait déjà, le cherchait avec des moyens d’Aes Sedai. Les lapins avaient plus de chances d’échapper à son arc. Pourtant, il refusa de se résigner. Ne disait-on pas que les gens des Deux Rivières pourraient donner l’exemple aux rochers et des leçons aux mules ? Quand plus rien ne restait, les gens des Deux Rivières avaient recours à leur entêtement inné.

Il quitta le rempart et se mit à errer dans la forteresse. Il ne faisait pas attention aux endroits où il allait, pour autant que ce n’était nulle part où l’on s’attendrait à le trouver. Ni à proximité de sa chambre, ni auprès d’une des écuries, non plus que d’une porte – Masema affronterait peut-être le risque d’une réprimande d’Uno pour signaler qu’il essayait de partir – pas plus qu’aux alentours d’un jardin. Il ne pensait plus qu’à rester à distance de toutes les Aes Sedai. Même Moiraine. Elle connaissait ce qu’il était. Malgré cela, elle n’avait pris aucune mesure contre lui. Jusqu’à maintenant. Jusqu’à maintenant pour autant que tu le saches. Et si elle avait changé d’avis ? Peut-être a-t-elle demandé à l’Amyrlin de venir.

Pendant un instant, envahi par le sentiment d’être perdu, il s’appuya au mur du couloir, la pierre lui meurtrissant l’épaule. Les yeux sans expression, il fixait un néant lointain et voyait des choses qu’il n’avait pas envie de voir. Neutralisé. Serait-ce si catastrophique, que tout soit fini pour de bon ? Vraiment fini ? Il ferma les paupières, mais il se voyait encore, ratatiné sur lui-même comme un lapin qui n’a nulle part où s’enfuir et des Aes Sedai fondant sur lui de partout comme des corbeaux. Ils meurent presque toujours peu de temps après, les hommes qui ont été neutralisés. Ils cessent d’avoir envie de vivre. Il ne se rappelait que trop bien les paroles de Thom Merrilin pour affronter cela. Il se secoua avec énergie et continua en hâte son chemin le long du corridor. Inutile de rester à la même place jusqu’à ce qu’on le trouve. Combien de temps se passera-t-il avant qu’on te rattrape, d’ailleurs ? Tu es comme un mouton dans son parc. Combien de temps ? Il toucha la poignée de l’épée à son côté. Non, pas un mouton. Ni pour les Aes Sedai ni pour qui que ce soit d’autre. Il se sentit un peu ridicule mais résolu.

Les gens retournaient à leurs travaux. Un vacarme de voix et de tintement de marmites emplissait la cuisine qui était la plus rapprochée de la Grande Salle, où la Souveraine d’Amyrlin et son escorte festoieraient ce soir. Cuisiniers, marmitons et serveurs se précipitaient pratiquement sur leurs tâches ; les chiens-tourne-broches trottaient dans leur roue d’osier pour présenter au feu de tous les côtés les viandes à rôtir. Il se fraya rapidement un chemin au milieu de la chaleur et de la vapeur, des odeurs d’épices et des plats en train de cuire. Personne ne se retourna sur lui ; tous étaient trop affairés.

Les couloirs de derrière, où les serviteurs étaient logés dans de petits appartements, étaient aussi animés qu’une fourmilière dans laquelle on a donné un coup de pied, hommes et femmes se hâtant pour aller se parer de leur plus belle livrée. Les enfants jouaient dans les coins, hors du chemin des gens. Les garçons brandissaient des épées de bois et les filles jouaient avec des poupées taillées dans du bois, quelques-unes proclamant que la sienne était le Trône d’Amyrlin. La plupart des portes étaient ouvertes, leur embrasure simplement voilée par un rideau de perles. En temps normal, cela signifiait que la personne vivant là était prête à accueillir des visites mais, aujourd’hui, c’était simplement parce que les habitants étaient pressés. Même ceux qui s’inclinaient devant Rand s’arrêtaient à peine pour le faire.

Quand ils iraient servir, l’un d’eux entendrait-il dire que Rand était recherché et déclarerait-il l’avoir vu ? Parlerait-il à une des Aes Sedai et lui expliquerait-il où le trouver ? Les yeux de ceux qu’il croisait lui parurent soudain l’examiner à la dérobée, puis réfléchir et peser le pour et le contre derrière son dos. Même les enfants prenaient dans son esprit des airs plus inquisiteurs. Il se dit qu’il était le jouet de son imagination – il en était sûr ; comment en serait-ce autrement ? – mais quand il eut dépassé les quartiers des domestiques, il eut la sensation de s’être échappé avant qu’un piège se referme sur lui.

Quelques endroits de la forteresse étaient déserts, les gens qui y travaillaient ordinairement ayant été libérés pour ce jour de fête imprévu. La forge de l’armurier, avec tous les feux couverts, les enclumes muettes. Silencieuse. Froide. Sans vie. Pourtant, en quelque sorte, pas déserte. Sa peau le picotait et il pivota sur ses talons. Personne là-bas. Rien que les grands coffres carrés contenant les outils et les barils d’huile servant au refroidissement. Les cheveux se hérissèrent sur sa nuque, et il se retourna de nouveau brusquement. Les marteaux et les pinces étaient accrochés à leur place sur le mur. Il examina avec humeur la grande salle. Il n’y a personne ici. C’est juste mon imagination. Ce vent et l’Amyrlin ; cela suffit pour me pousser à imaginer n’importe quoi.

Au-dehors, dans la cour de l’armurier, le vent tourbillonna autour de lui pendant un instant. Il sursauta involontairement, croyant que le vent cherchait à s’emparer de lui. Pendant un instant, il sentit de nouveau cette faible odeur de décomposition et il entendit derrière lui quelqu’un éclater d’un rire malicieux. Rien qu’un instant. Effrayé, il pivota lentement en cercle, regardant autour de lui avec méfiance. La cour, pavée de dalles rugueuses, était vide. Juste ta sacrée imagination ! Néanmoins, il prit le pas de course et crut entendre de nouveau le rire derrière lui, cette fois sans le vent.

Dans le chantier de bois, la présence se manifesta de nouveau, cette sensation que quelqu’un était là. L’impression que des yeux l’observaient derrière les hauts tas de bois de chauffage refendus sous les longs hangars, glissant un regard furtif par-dessus les piles de planches et de troncs secs qui attendaient de l’autre côté de la cour leur entrée dans l’atelier du menuisier, à présent hermétiquement clos. Il se refusa à inspecter les alentours, se refusa à se demander comment deux yeux pouvaient se déplacer aussi vite d’un endroit à un autre, pouvaient traverser la cour depuis le hangar à bois jusqu’à la réserve de charpente sans qu’il aperçoive le moindre signe de mouvement. Il était certain que c’était une seule paire d’yeux. Pure imagination. Ou peut-être suis-je déjà en train de devenir fou. Il frissonna. Pas encore. Ô Lumière, je t’en prie, pas encore. Raidissant l’échine, il traversa à grands pas la cour des charpentiers et l’invisible guetteur suivit.

Dans des couloirs écartés au cœur de la citadelle, éclairés par quelques torches à mèche de jonc, dans des resserres bondées de sacs de fèves ou de pois secs, encombrées d’étagères à claire-voie surchargées de betteraves et de navets ridés, ou remplies d’alignements de tonneaux de vin et de caisses de bœuf salé et de barillets d’ale, les yeux étaient toujours là, tantôt le suivant, tantôt l’ayant précédé quand il entrait. Jamais il n’entendait d’autres pas que les siens, jamais il n’entendait une porte grincer sauf quand il l’ouvrait et la refermait, mais les yeux étaient là. Par la Lumière, je deviens vraiment fou.

Puis il ouvrit une nouvelle porte de resserre, et des voix humaines, des rires humains vinrent jusqu’à lui, l’emplissant de soulagement. Il n’y aurait pas d’yeux invisibles ici. Il entra.

Des sacs de grain empilés jusqu’au plafond occupaient la moitié de l’espace. Dans l’autre partie de la salle, un épais demi-cercle d’hommes étaient agenouillés face à l’une des parois libres. Tous semblaient porter le justaucorps de cuir et la chevelure coupée au bol des vassaux. Pas de chignons de guerriers, pas de livrées. Personne qui puisse le trahir par mégarde. Mais sciemment ? Le cliquetis de dés résonna à travers leurs murmures, et quelqu’un salua d’un rire bruyant le résultat du coup.

Loial les regardait jouer aux dés, se frottant pensivement le menton d’un doigt plus épais que le pouce d’un colosse, son crâne à peine à plus de deux empans des poutres du plafond. Pas un joueur ne lui prêtait attention. Les Ogiers ne couraient pas précisément les rues dans les Marches ou ailleurs, mais ici ils étaient connus et acceptés, et Loial séjournait à Fal Dara depuis assez longtemps pour ne pas susciter grands commentaires. La tunique sombre au col droit de l’Ogier était boutonnée jusqu’au cou et allait s’élargissant de la taille à ses hautes bottes, une des grandes poches ballonnait et s’affaissait sous le poids de quelque chose. Des livres, si Rand le connaissait bien. Même en regardant des gens jouer aux dés, Loial n’était jamais loin d’un livre.

En dépit de sa situation, Rand se surprit à sourire. Loial provoquait souvent cette réaction chez lui. L’Ogier en connaissait tant sur certains sujets, si peu sur d’autres et il paraissait avoir envie de tout connaître. Cependant Rand se rappelait encore la première fois où il avait vu Loial, avec ses oreilles terminées en huppe, ses sourcils qui pendaient comme de longues moustaches et son nez presque aussi large que son visage – il l’avait vu et il avait cru être en présence d’un Trolloc. Il en rougissait encore. Ogiers et Trollocs. Myrddraals et autres acteurs d’épisodes sinistres des récits qui se débitent à la veillée. Des inventions de contes et légendes. Voilà ce qu’il en pensait avant de partir du Champ d’Emond. Par contre, depuis qu’il avait quitté sa maison, il avait rencontré trop de ces imaginations ayant chair et os pour être encore aussi affirmatif. Des Aes Sedai, des guetteurs invisibles et un vent qui empoignait et paralysait. Son sourire s’effaça.

« Toutes les histoires sont véridiques », murmura-t-il.

Les oreilles de Loial frémirent et sa tête se tourna vers Rand. Quand l’Ogier reconnut qui c’était, un sourire lui fendit la figure et il vint le rejoindre. « Ah, vous voilà. » Sa voix était un bourdonnement grave. « Je ne vous ai pas aperçu à l’Accueil. C’est une chose que je n’avais jamais vue. Deux choses. L’Accueil du Shienar et la Souveraine d’Amyrlin. Elle a l’air fatiguée, vous ne trouvez pas ? Ce ne doit pas être facile d’être une Amyrlin. Pire que d’être un Ancien, je suppose. » Il marqua un temps d’un air pensif, mais rien qu’un temps bref. « Dites-moi, Rand, est-ce que vous jouez aux dés, vous aussi ? Ils pratiquent un jeu plus simple ici, avec seulement trois dés. Nous en utilisons quatre au stedding. Ils ne veulent pas me laisser jouer, vous savez. Ils s’exclament « Gloire aux Bâtisseurs » et refusent de parier contre moi. À mon avis, ce n’est pas juste, vous ne trouvez pas ? Les dés dont ils se servent sont plutôt petits, bien sûr » – il regarda en fronçant les sourcils une de ses mains, assez larges pour recouvrir une tête d’homme – « mais j’estime tout de même… »

Rand le saisit par le bras et lui coupa la parole. Les Bâtisseurs ! « Loial, les Ogiers ont construit Fal Dara, n’est-ce pas ? Connaissez-vous un chemin pour en sortir autrement que par les portes ? Un regard d’égout. Un tuyau d’écoulement. N’importe quoi, pourvu que ce soit assez grand pour qu’un homme s’y faufile en rampant. À l’abri du vent, ce serait bien aussi. »

Loial esquissa une grimace peinée, le bout de ses sourcils lui effleurant presque les joues. « Rand, les Ogiers ont bâti Mafal Dadaranel, mais cette cité a été détruite pendant les Guerres trolloques. Ceci – il effleura le mur de pierre du bout de ses gros doigts – a été construit par des hommes. Je peux dessiner un plan de Mafal Dadaranel – j’ai regardé les cartes, une fois, dans un vieux livre au Stedding Shangtai – mais de Fal Dara je n’en connais pas plus que vous. C’est bien construit, toutefois, n’est-ce pas ? Sévère mais solide ».

Rand se laissa aller contre le mur, fermant hermétiquement les paupières. « J’ai besoin d’un moyen de sortir, dit-il tout bas. Les portes sont barricadées et on ne laisse passer personne, mais il me faut une voie de sortie.

— Pourquoi donc, Rand ? répliqua lentement Loial. Personne ici ne vous veut de mal. Qu’avez-vous ? Rand ? » Sa voix s’éleva soudain. « Mat ! Perrin ! Je crois que Rand est malade. »

Rand ouvrit les yeux à temps pour apercevoir ses amis qui se redressaient et sortaient du groupe des joueurs. Mat Cauthon, avec ses longues jambes de cigogne, un demi-sourire aux lèvres comme s’il savourait quelque plaisanterie dont personne d’autre ne goûtait le sel. Perrin Aybara, les cheveux ébouriffés, avec des épaules massives et des bras musclés par son travail comme apprenti forgeron. L’un et l’autre portaient encore leurs habits des Deux Rivières, simples et solides, mais éprouvés par le voyage.

Mat rejeta les dés dans le demi-cercle quand il s’en dégagea et l’un des joueurs s’exclama : « Hé, méridional, vous n’allez pas quitter la partie alors que vous gagnez.

— Ça vaut mieux que quand je perds », répliqua Mat avec un éclat de rire. Machinalement, il tâta son surcot à la taille et Rand tiqua. Mat avait là-dessous un poignard orné d’un rubis sur le manche, un poignard dont il ne se séparait jamais, un poignard dont il ne pouvait pas se séparer. C’était une lame souillée en provenance de la ville morte appelée Shadar Logoth, souillée et corrompue par un mal presque aussi néfaste que le Ténébreux, le mal qui avait tué Shadar Logoth deux mille ans auparavant mais qui vivait toujours dans les ruines désertées. Cette corruption entraînerait la mort de Mat s’il conservait ce poignard ; une mort qui surviendrait encore plus vite s’il s’en débarrassait. « Vous vous referez à une autre occasion. » Les ricanements sarcastiques des hommes agenouillés indiquèrent qu’ils ne croyaient pas avoir grande chance de le pouvoir.

Perrin gardait les yeux baissés en suivant Mat pour rejoindre Rand. Perrin baissait toujours les yeux ces temps-ci, et ses épaules étaient affaissées comme s’il portait un poids trop lourd même pour leur carrure.

« Que se passe-t-il, Rand ? demanda Mat. Tu es blanc comme ta chemise. Hé ! Où as-tu pris ces habits ? Tu deviens shienarien ? Peut-être bien que je vais m’acheter un surcot comme ça et une belle chemise. » Il secoua la poche de sa tunique, produisant un cliquetis de pièces de monnaie. « J’ai apparemment de la chance aux dés. Je gagne pratiquement à tous les coups dès que je les ai en main.

— Tu n’auras rien à acheter, répliqua Rand d’une voix lasse. Moiraine a fait remplacer tous nos vêtements. Pour autant que je le sache, ils sont déjà brûlés, sauf ce que vous deux vous portez. Elansu va probablement venir chercher ceux-là aussi, alors si j’étais vous je me changerais illico, avant qu’elle vous les ôte du dos. »

Perrin ne releva toujours pas les paupières, mais ses joues s’enflammèrent ; le sourire de Mat s’accentua, avec toutefois un air forcé. Eux aussi avaient eu des rencontres aux bains et seul Mat s’efforçait de prétendre que c’était sans importance. « Et je ne suis pas malade. J’ai seulement besoin de m’en aller. La Souveraine d’Amyrlin est là. Lan a dit… il a dit qu’avec elle ici mieux aurait valu pour moi que je sois parti depuis une semaine, et toutes les portes sont closes.

— Il a dit ça ? » Mat fronça les sourcils. « Je ne comprends pas. Jamais il n’a prononcé un mot contre une Aes Sedai. Pourquoi maintenant ? Écoute, Rand, je n’aime pas plus que toi les Aes Sedai, mais elles n’entreprendront rien contre nous. » Il baissa la voix en en parlant et regarda par-dessus son épaule si un des joueurs écoutait. Craintes, les Aes Sedai l’étaient peut-être, mais dans les Marches elles étaient loin d’être détestées et une réflexion irrespectueuse à leur égard pouvait déclencher une bagarre, ou pire encore. « Regarde Moiraine. Elle n’est pas si mauvaise que ça, même si c’est une Aes Sedai. Tu penses comme le vieux Cenn Buie qui raconte ses histoires à dormir debout à l’Auberge de la Source du Vin. Je m’explique, elle ne nous a causé aucun dommage et les autres n’en causeront pas non plus. Pour quelles raisons nous nuiraient-elles ? »

Perrin leva les yeux. Des yeux jaunes, luisant dans la faible clarté comme de l’or poli. Moiraine ne nous a causé aucun dommage ? répéta intérieurement Rand. Les yeux de Perrin avaient été aussi brun foncé que ceux de Mat quand ils avaient quitté les Deux Rivières. Comment le changement s’était produit, Rand n’en avait aucune idée – Perrin ne voulait pas en parler, pas plus qu’il ne tenait à discuter de grand-chose depuis ce changement – mais celui-ci était intervenu en même temps que l’affaissement de ses épaules et une réserve dans ses manières d’être comme s’il se sentait solitaire même avec des amis autour de lui. Les yeux de Perrin et le poignard de Mat. Aucun de ces événements ne serait survenu s’ils n’étaient pas partis du Champ d’Emond et c’est Moiraine qui les avait emmenés. Un raisonnement injuste, Rand le savait. Ils seraient probablement tous morts des mains des Trollocs, et une bonne partie des gens du Champ d’Emond également, si elle n’était pas arrivée dans leur village. Néanmoins, cela ne rendait pas Perrin gai comme auparavant, ni n’enlevait le poignard de la ceinture de Mat. Et moi ? Si j’étais chez nous et encore en vie, serais-je toujours ce que je suis maintenant ? Du moins n’aurais-je pas à me soucier de ce que les Aes Sedai vont me faire.

Mat l’examinait toujours d’un air sarcastique et Perrin avait redressé la tête suffisamment pour le dévisager par-dessous ses sourcils. Loial attendait patiemment. Rand ne pouvait pas leur expliquer pourquoi il devait prendre ses distances à l’égard de la Souveraine d’Amyrlin. Ils ignoraient qui il était. Lan le savait, Moiraine aussi. Et Egwene, ainsi que Nynaeve. Il aurait aimé qu’aucun d’entre eux ne soit au courant, et surtout pas Egwene, mais du moins Mat et Perrin – et Loial, également – le croyaient toujours le même. Il songea qu’il préférerait mourir plutôt que de les en informer, plutôt que de voir l’hésitation et l’inquiétude qu’il percevait parfois dans le regard d’Egwene et de Nynaeve, même quand elles se dominaient de leur mieux.

« Quelqu’un… me guette, finit-il par dire. Me suit. Seulement… seulement, il n’y a personne. »

La tête de Perrin se redressa brusquement, Mat s’humecta les lèvres et chuchota : « Un Évanescent ?

— Bien sûr que non, rétorqua Loial, moqueur. Comment un des Sans-Yeux entrerait-il à Fal Dara, cité ou citadelle ? Selon la loi, personne n’est autorisé à cacher son visage à l’intérieur de l’enceinte de la ville, et les allumeurs de lampadaires sont chargés de maintenir les rues éclairées la nuit de telle sorte qu’il n’y ait pas un coin d’ombre où un Myrddraal puisse se cacher. C’est impossible.

— Les remparts n’arrêtent pas un Évanescent, marmotta Mat. Pas quand il a envie d’entrer. Je ne sache pas que les lois et les lampes y parviendraient mieux. » Il ne parlait pas comme quelqu’un qui voici moins de six mois croyait à demi que les Évanescents étaient des inventions de ménestrel. Il en avait trop vu, lui aussi.

« Et il y a eu le vent », ajouta Rand. Sa voix trembla à peine quand il relata ce qui s’était passé au sommet de la tour. Les mains de Perrin se serrèrent au point que ses jointures craquèrent. « Je veux seulement partir d’ici, acheva Rand. Je veux me rendre dans le sud. Quelque part ailleurs. N’importe où, simplement.

— Mais si les portes sont fermées, dit Mat, comment sortirons-nous ? »

Rand le dévisagea. « Nous ? » Il devait s’en aller seul. Quiconque l’accompagnerait serait en péril un jour ou l’autre. Il deviendrait dangereux et même Moiraine ne pouvait pas lui dire combien de temps lui restait avant cette échéance. « Mat, tu sais qu’il te faut accompagner Moiraine à Tar Valon. Elle dit que c’est uniquement là-bas que tu peux être séparé de ce sacré poignard sans en mourir. Et tu sais ce qui arrivera si tu le gardes. »

Mat porta la main à sa tunique à l’emplacement du poignard, sans avoir l’air de se rendre compte de ce qu’il faisait. Il cita : « Un cadeau d’Aes Sedai est un appât pour les poissons. Peut-être bien que je n’ai pas envie de me mettre l’hameçon dans la bouche. Peut-être que ce qu’elle a l’intention de faire à Tar Valon est pire que si je n’y vais pas. Peut-être qu’elle ment. La vérité qu’énonce une Aes Sedai n’est jamais la vérité que tu crois être.

Tu n’as pas d’autres dictons dont tu veuilles te débarrasser ? rétorqua Rand. Un vent du sud annonce un hôte plein de chaleur, un vent du nord une maison vide ? Un porc peint en or reste un porc ? Ou encore Parler n’a jamais tondu de moutons ? Les paroles d’un imbécile ne sont que poussière ?

Du calme, Rand, dit à mi-voix Perrin. Inutile de monter sur tes grands chevaux.

— Vraiment ? Peut-être bien que je n’ai pas envie de vous avoir constamment sur mes talons, à vous fourrer dans le pétrin et attendre que je vous en sorte. Y avez-vous jamais pensé ? Que je brûle, vous êtes-vous jamais avisés que je puisse être fatigué de vous voir toujours là chaque fois que je tourne la tête ? Perpétuellement là et j’en ai assez. » La peine peinte sur le visage de Perrin lui fendit le cœur, mais il poursuivit impitoyablement : « Il y en a ici qui pensent que je suis un seigneur. Un seigneur. Peut-être que cela me plaît. Par contre, regardez-vous, qui jouez aux dés avec des palefreniers. Quand je m’en irai, je m’en irai seul. Vous deux, allez donc à Tar Valon ou allez vous faire pendre, mais je pars d’ici seul. »

Le visage de Mat s’était figé et il étreignit le poignard à travers l’étoffe de sa tunique au point que ses jointures blanchirent. « Si c’est ce que tu désires, répliqua-t-il froidement. Je croyais que nous étions… Comme tu voudras, al’Thor. Mais si je décide de partir en même temps que toi, je partirai et ne t’approche pas de moi.

— Personne ne va nulle part si les portes sont fermées », dit Perrin. Il avait de nouveau les yeux fixés sur le sol. Du groupe des joueurs contre le mur déferla une vague de rires comme l’un d’eux avait perdu.

« Que vous partiez ou restiez, remarqua Loial, ensemble ou séparément, peu importe. Vous êtes tous les trois Ta’veren. Même moi, je le constate, et je n’ai pas le Talent nécessaire, rien que par ce qui se produit autour de vous. Et Moiraine Sedai le dit aussi. »

Mat leva les bras au ciel. « Arrêtez, Loial. Je ne veux plus entendre parler de ça. »

Loial secoua la tête. « Que vous l’entendiez ou non, cela demeure vrai. La Roue du Temps tisse le Dessin de l’Ère, en se servant de la vie des hommes comme fil. Et vous trois êtes Ta’veren, les points de départ du tissage.

— Assez, Loial.

— Pendant un temps, la Roue infléchira le Dessin autour de vous trois, quoi que vous fassiez. Et ce que vous ferez sera choisi plus probablement par la Roue que par vous. Rien que par leur existence même, les Ta’veren entraînent l’histoire à leur suite et donnent sa forme au Dessin, mais la Roue tisse les Ta’veren plus serré que les autres gens. Où que vous alliez et quoi que vous fassiez, jusqu’à ce que la Roue en décide autrement, vous…

— Assez ! » cria Mat. Les joueurs de dés se retournèrent et il les regarda d’un air furieux jusqu’à ce qu’ils reprennent leur partie.

« Je suis désolé, Mat, déclara Loial de sa voix de basse. Je sais que je parle trop, mais je n’avais pas l’intention…

— Je ne reste pas ici, déclara Mat à l’adresse des poutres, avec un Ogier bavard et un imbécile à la tête trop enflée pour entrer dans un chapeau. Tu viens, Perrin ? »

Perrin soupira, jeta un coup d’œil à Rand, puis acquiesça en silence.

La gorge serrée, Rand les regarda s’éloigner. Je dois partir seul. Que la Lumière m’assiste, il le faut.

Loial les regardait, lui aussi, ses sourcils affaissés dans une expression soucieuse. « Rand, je ne voulais vraiment pas… »

Rand prit une voix rude. « Qu’est-ce que vous attendez ? Partez avec eux ! Je ne vois pas pourquoi vous êtes encore ici. Vous ne m’êtes d’aucune utilité si vous ne connaissez pas d’issue pour sortir d’ici. Allez donc ! Allez trouver vos arbres et vos précieux bosquets, s’ils n’ont pas tous été abattus, et bon débarras s’ils l’ont été. »

Les yeux de Loial, grands comme des soucoupes, eurent une expression surprise et peinée d’abord, puis ils se rapetissèrent lentement dans ce qui ressemblait presque à de la colère. Rand ne crut pas que ce pouvait en être. Certains contes du temps jadis soutenaient que les Ogiers étaient violents sans préciser toutefois jusqu’où ils pouvaient aller, mais Rand n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi doux que Loial.

« Si c’est ce que vous désirez, Rand al’Thor », répliqua Loial d’un ton cérémonieux. Il s’inclina avec raideur et partit à grands pas à la suite de Mat et de Perrin.

Rand s’affala contre les sacs de grain entassés. Eh bien, le nargua une voix dans sa tête, tu as réussi ton coup, hein ? J’y étais obligé, lui répondit-il. Rien que d’être près de moi sera dangereux. Sang et cendres, je vais devenir fou et… Non ! Non, je ne veux pas le devenir ! Je ne me servirai pas du Pouvoir et, ainsi, je ne serai pas la proie de la folie et… Mais je ne peux pas en courir le risque. Je ne peux pas, vous ne comprenez donc pas ? Mais la voix ne lui répondit que par un rire narquois.

Les gens qui jouaient aux dés le regardaient, il s’en aperçut. Tous, encore agenouillés vers le mur, s’étaient retournés pour le dévisager. Les Shienariens de n’importe quelle classe sociale étaient presque toujours courtois et corrects, même envers des ennemis jurés, et les Ogiers n’avaient jamais été des ennemis du Shienar. Une stupeur scandalisée se lisait dans les yeux des joueurs. Leurs visages ne trahissaient rien, par contre l’expression de leurs yeux disait qu’il avait mal agi. Une partie de lui-même leur donnait raison, et leur accusation silencieuse l’en atteignait d’autant plus profondément. Ils se contentaient de le regarder, mais il sortit de la resserre précipitamment comme s’ils le poursuivaient.

Tel un automate, il continua son chemin de cellier en cellier à la recherche d’un endroit où se dissimuler jusqu’à ce que soit de nouveau autorisée une circulation quelconque par les portes. Peut-être aurait-il alors la possibilité de se cacher au fond d’une charrette de pourvoyeur. Si l’on ne fouillait pas les charrettes qui sortaient. Si l’on ne fouillait pas les celliers, si l’on ne fouillait pas la citadelle entière pour le trouver. Il s’entêta à refuser d’y penser, il s’entêta à se concentrer sur sa quête d’une retraite sûre. Mais dans tout ce qu’il découvrait – un creux dans une pile de sacs de céréales, un passage étroit le long du mur derrière des tonneaux de vin, une resserre abandonnée à demi pleine de cageots et d’ombres – il s’imaginait déniché par les chercheurs. Il s’imaginait aussi repéré par cet invisible guetteur, quel – ou quoi – qu’il fût. Il poursuivit donc sa quête, assoiffé et couvert de poussière avec des toiles d’araignée dans les cheveux.

Puis, comme il ressortait dans un couloir faiblement éclairé par des torches, voilà qu’Egwene était là, avançant sur la pointe des pieds, s’arrêtant pour jeter un coup d’œil dans les celliers devant lesquels elle passait. Ses cheveux noirs qui lui arrivaient à la taille étaient rejetés en arrière et retenus par un ruban rouge, et elle portait une robe à la mode du Shienar, couleur d’oie gris cendré avec des liserés rouges. En voyant Egwene, une sensation de tristesse et d’arrachement l’envahit, pire que lorsqu’il avait volontairement repoussé Mat, Perrin et Loial. Il avait grandi avec l’idée qu’il se marierait un jour avec Egwene ; tous les deux l’avaient pensé. Mais maintenant…

Elle sursauta quand il surgit juste devant elle, et son souffle s’étrangla dans sa gorge de façon audible, mais ce qu’elle dit c’est : « Ah, te voilà. Mat et Perrin m’ont raconté ce que tu as fait. Loial aussi. Je sais ce que tu as en tête, Rand, et c’est complètement ridicule. » Elle croisa les bras sur sa poitrine et ses grands yeux noirs le fixèrent avec une expression sévère. Il se demandait toujours comment elle s’y prenait pour avoir l’air de le regarder de haut – elle y réussissait à volonté – bien que ne lui arrivant qu’à hauteur du buste, sans compter qu’elle avait deux ans de moins.

« Parfait », répliqua-t-il. Il se sentit soudain irrité par sa façon de se coiffer. Il n’avait jamais vu de femme adulte avec les cheveux dénoués jusqu’à ce qu’il parte des Deux Rivières. Là-bas, toutes les jeunes filles attendaient avec impatience que le Cercle des Femmes de leur village décide qu’elles étaient assez âgées pour natter leurs cheveux. Egwene avait été de celles-là, assurément. Et la voilà avec sa chevelure libre à part un ruban. Alors que je veux rentrer chez nous, je ne le peux pas, et elle n’a qu’une hâte c’est d’oublier le Champ d’Emond. « Va-t’en aussi et laisse-moi seul. Tu n’as plus besoin de fréquenter un berger. Il y a ici des quantités d’Aes Sedai avec qui passer ton temps, maintenant. Et n’avertis aucune d’elles que tu m’as vu. Elles sont à ma recherche et je me passerai fort bien que tu les aides. »

Des taches de couleur vive s’épanouirent sur les joues d’Egwene. « T’imagines-tu que je voudrais… »

Il se détourna pour partir et, poussant un cri, elle se précipita sur lui, jetant les bras autour de ses jambes. Ils tombèrent ensemble sur les dalles de pierre, les sacoches et autres paquets de Rand volant en l’air. Il émit un grognement étouffé quand il heurta le sol, la poignée de l’épée s’enfonçant dans son côté, et un autre quand, s’étant redressée en s’aidant des pieds et des mains, elle se laissa choir sur son dos comme s’il était un siège. « Ma mère, déclara-t-elle avec autorité, m’a toujours dit que la meilleure façon d’apprendre comment agir avec un homme était d’apprendre à monter une mule. Elle m’a expliqué que la plupart du temps ils avaient à peu près autant de cervelle. Parfois, la mule est plus intelligente. »

Il leva la tête pour regarder Egwene par-dessus son épaule. « Ôte-toi de sur mon dos, Egwene. Descends ! Egwene, si tu ne t’enlèves pas de là », – il baissa la voix d’un ton menaçant – « je t’en ferai repentir. Tu sais ce que je suis. » Il lui darda un regard furibond pour la bonne mesure.

Egwene émit un reniflement dédaigneux. « Tu ne le voudrais pas, même si tu le pouvais. Tu ne voudrais faire de mal à personne, mais tu ne peux pas, de toute façon. Je sais que tu es incapable de canaliser à volonté le Pouvoir Unique ; cela se produit par hasard et tu n’en as pas la maîtrise. Tu n’entreprendras donc rien ni contre moi ni contre quiconque. Mais moi j’ai pris des leçons avec Moiraine, alors si tu opposes une sourde oreille à la raison, Rand al’Thor, je pourrais bien t’enflammer les chausses. Ce résultat-là, je suis en mesure de l’obtenir. Continue sur ta lancée et tu verras si je ne peux pas. » Tout à coup, juste pour un instant, la flamme de la torche fixée le plus près d’eux sur le mur s’enfla en grondant. Egwene poussa un petit cri aigu et la contempla, effrayée.

Se tortillant sur le côté, Rand la saisit par le bras, l’arracha de sur son dos et l’assit contre le mur. Quand lui-même s’assit à son tour, elle se massait énergiquement le bras en face de lui. « Tu aurais essayé pour de bon, hein ? dit-il avec colère. Tu manies à l’étourdie des choses que tu ne comprends pas. Tu risquais de nous réduire tous les deux à l’état de charbon !

— Ah, les hommes ! Quand vous ne l’emportez pas dans une discussion, ou vous prenez le large ou vous avez recours à la violence.

— Halte-là ! Qui a précipité qui par terre ? Qui s’est assis sur qui ? Et tu as menacé de… tu as tenté de… » Il leva les mains. « Non, pas de ça. Tu me fais le coup tout le temps. Chaque fois que tu t’aperçois que la discussion ne tourne pas à ton avantage, subitement nous nous retrouvons en train de discuter à propos de quelque chose de complètement différent. Eh bien, pas cette fois.

— Je ne discute pas, répliqua-t-elle calmement, et je ne change pas non plus de sujet. Qu’est-ce que c’est que se cacher sinon fuir ? Et après t’être caché, tu t’enfuiras effectivement. Et cette façon de dire des choses blessantes à Mat, à Perrin et à Loial ? Et à moi ? Je sais pourquoi. Tu as peur de faire encore pire à l’un ou à l’autre en les laissant rester auprès de toi. Eh bien, n’agis pas comme tu ne le dois pas et tu n’auras pas à craindre de nuire à qui que ce soit. Quelle idée de filer en douce et de te montrer agressif alors que tu ne sais même pas si c’est nécessaire ! Pourquoi l’Amyrlin ou n’importe quelle autre Aes Sedai à part Moiraine saurait-elle même que tu existes ? »

Il la dévisagea un instant. Plus elle passait de temps auprès de Moiraine et de Nynaeve, plus elle prenait leur manière d’être, du moins quand elle le voulait. Elles se ressemblaient beaucoup parfois, l’Aes Sedai et la Sagesse, avec leur maintien distant et leur air de tout savoir. De la part d’Egwene, c’était déconcertant. Il finit par lui raconter ce qu’avait dit Lan. « Quoi d’autre pouvait-il sous-entendre ? »

Egwene immobilisa sa main sur le bras qu’elle massait et fronça les sourcils dans sa concentration. « Moiraine connaît ce que tu es et elle n’a pris aucune mesure contre toi, alors pourquoi agirait-elle maintenant ? Mais si Lan… » Le front toujours plissé, elle leva les yeux vers les siens. « Les resserres seront les premiers endroits que l’on fouillera. En admettant qu’on organise des recherches. Jusqu’à ce que nous sachions ce qu’il en est, il faut que nous te mettions quelque part où l’on ne pensera jamais à regarder. Je sais. La prison. »

Il se releva précipitamment. « La prison !

— Pas dans un cachot, bêta. J’y vais quelquefois le soir voir Padan Fain. Nynaeve aussi. Personne ne trouvera bizarre que j’y aille de bonne heure aujourd’hui. Franchement, avec l’Amyrlin qui monopolise l’attention de tout un chacun, on ne nous remarquera même pas.

— Mais Moiraine…

— Elle ne descend pas aux cachots pour interroger Maître Fain. Elle ordonne qu’on le lui amène. Et elle ne l’a pas fait bien souvent depuis des semaines. Crois-moi, tu seras en sécurité là-bas. »

Il hésitait encore. Padan Fain. « Pourquoi vas-tu rendre visite au colporteur, d’ailleurs ? C’est un Ami du Ténébreux, de son propre aveu, et un mauvais homme. Que je sois brûlé, Egwene, il a amené les Trollocs au Champ d’Emond ! Le limier du Ténébreux, voilà comment il s’est défini lui-même, et il me suit à la trace depuis la Nuit de l’Hiver.

— Bah, il est enfermé solidement derrière des barreaux à présent, Rand. » À son tour, elle hésita et elle lui adressa un regard presque suppliant. « Rand, il a conduit son chariot jusqu’aux Deux Rivières chaque printemps bien avant ma naissance. Il connaît tous les gens que je connais, tous les coins du pays. C’est bizarre, mais plus sa captivité se prolonge, plus il se détend. C’est presque comme s’il se libérait du Ténébreux. Il rit de nouveau, il raconte des anecdotes drolatiques sur les gens du Champ d’Emond et quelquefois sur des endroits dont je n’ai encore jamais entendu parler. Parfois, il est presque comme autrefois. C’est simplement que j’aime bien causer de chez nous avec quelqu’un. »

Puisque je t’ai évitée, songea-t-il, puisque Perrin évitait tout le monde et que Mat a passé son temps à jouer à des jeux d’argent et à faire ripaille. « Je n’aurais pas dû me replier sur moi-même autant », marmotta-t-il, puis il soupira. « Eh bien, si Moiraine pense que c’est sans danger pour toi, je suppose qu’il en est de même pour moi. Mais inutile que tu y sois mêlée. »

Egwene se mit debout et s’affaira à brosser sa robe, en évitant le regard de Rand.

« Moiraine a bien dit que ce n’était pas dangereux, hein ? Egwene ?

— Moiraine Sedai ne m’a jamais dit que je ne pouvais pas rendre visite à Maître Fain », répliqua-t-elle en choisissant ses mots.

Il la regarda avec stupeur et s’exclama : « Tu ne lui as jamais demandé. Elle n’est pas au courant. Egwene, c’est stupide. Padan Fain est un Ami des Ténèbres et ce qu’il y a de pire dans le genre.

— Il est bouclé dans une cage, déclara-t-elle d’un air pincé, et je n’ai pas à demander la permission de Moiraine pour tout ce que je fais. Tu t’y prends un peu tard pour commencer à t’inquiéter de calquer ta conduite sur ce que veut une Aes Sedai, non ? Alors, tu viens ?

— Je peux trouver la prison sans toi. On me cherche, ou l’on me cherchera, et cela ne te vaudrait rien d’être découverte en ma compagnie.

— Sans moi, riposta Egwene ironiquement, il y aura des chances que tu t’emmêles les pieds, trébuches, tombes dans le giron de l’Amyrlin et révèles tout en racontant n’importe quoi pour essayer de te tirer d’affaire.

— Sang et cendres, tu devrais être dans le Cercle des Femmes de chez nous. Si les hommes étaient aussi empotés et ahuris que tu sembles le croire, jamais nous ne…

— Vas-tu rester ici à discourir jusqu’à ce que tu sois découvert ? Ramasse tes affaires, Rand, et viens avec moi. » Sans attendre de réponse, elle pivota sur ses talons et s’élança dans le couloir. Murmurant entre ses dents, il obéit à contrecœur.

Il n’y avait pas grand monde – des serviteurs, principalement – dans les corridors écartés qu’ils empruntèrent, mais Rand avait l’impression que tous lui prêtaient une attention particulière. Pas l’attention que l’on porte à un homme chargé pour partir en voyage mais à lui, Rand al’Thor précisément. Il savait que c’était un effet de son imagination – il l’espérait – mais, même ainsi, il n’éprouva pas de soulagement quand ils s’arrêtèrent dans un couloir au-dessous du donjon devant une haute porte avec un petit judas de fer encastré dedans, aussi bardée de bandes de métal qu’une des portes des remparts extérieurs. Un heurtoir était accroché au-dessous du judas.

À travers ce judas, Rand aperçut des murs nus et deux hommes que leur chignon désignait comme soldats, car ils n’avaient pas leurs casques : ils étaient assis à une table sur laquelle une lampe était posée. L’un d’eux aiguisait un poignard à lents et longs passages d’une pierre à affûter. Son va-et-vient ne changea pas de rythme quand Egwene frappa avec le heurtoir, produisant un bref son métallique de fer contre fer. L’autre soldat, qui avait un visage aux traits plats et une expression morose, contempla la porte comme s’il réfléchissait, avant de finir par se lever et s’approcher. Il était trapu et courtaud, juste assez grand pour regarder à travers les croisillons du judas.

« Vous voulez quoi ? Oh, c’est encore vous, jeune fille. Venue rendre visite à votre Ami des Ténèbres ?

Qui c’est, ça ? » Il n’esquissa pas un geste pour ouvrir la porte.

« C’est un ami à moi, Changu. Il aimerait aussi voir Maître Fain. »

L’homme examina Rand, sa lèvre supérieure se retroussant dans un frémissement qui révéla ses dents. Rand ne pensa pas que cela devait passer pour un sourire. « Eh bien, dit finalement Changu. Eh bien. Vous êtes grand, hein ? Grand. Et rudement chic votre habillement pour quelqu’un de votre espèce. On vous a capturé jeune dans les Marches de l’Est et on vous a apprivoisé ? » Il repoussa brutalement les verrous et ouvrit la porte d’un coup sec. « Alors, entrez, si vous tenez à entrer. » Il prit un ton moqueur. « Attention de ne pas vous cogner la tête, mon Seigneur. »

Cela ne risquait pas ; la porte était assez haute pour Loial. Rand suivit Egwene à l’intérieur, soucieux et se demandant si ce Changu n’avait pas l’intention de leur jouer un tour quelconque. C’était le premier Shienarien insolent qu’avait rencontré Rand ; même Masema était seulement froid, pas vraiment discourtois. Mais l’homme se contenta de refermer la porte en la claquant et renfonça les lourds verrous dans leur gâche, puis se dirigea vers des étagères derrière le bout de la table et prit une des lampes rangées là. L’autre soldat ne cessa pas une minute d’affiler sa dague, ne la quitta même pas une fois des yeux. La pièce était vide à part la table, des bancs et les étagères, avec de la paille sur le sol et une autre porte bardée de fer donnant sur les profondeurs de la prison.

« Vous aurez besoin d’un peu de lumière, hein, là-bas dans le noir avec votre Ami Ténébreux », dit Changu. Il rit, d’un rire vulgaire et dépourvu d’humour, et alluma la lampe. « Il vous attend. » Il tendit d’un geste brusque la lampe à Egwene et déverrouilla la porte du fond presque avec empressement. « Il vous attend. Là-dedans, dans le noir. »

Rand hésita, mal à l’aise, entre l’obscurité devant et Changu derrière, narquois, mais Egwene le saisit par la manche et l’entraîna à l’intérieur. La porte claqua, lui heurtant presque les talons ; les clenches résonnèrent en se fermant. Il n’y avait comme éclairage que la lumière de la lampe, un petit halo de clarté autour d’eux dans l’obscurité.

« Es-tu sûre qu’il nous ouvrira pour sortir ? » demanda-t-il. L’autre n’avait même pas donné un coup d’œil à son épée ou à son arc, il n’avait pas demandé ce que contenait son ballot, Rand l’avait remarqué. « Ce ne sont pas de très bons gardiens. Nous pourrions être ici dans l’intention de libérer Fain, pour autant qu’ils le sachent.

— Ils me connaissent mieux que ça », répliqua Egwene, mais elle avait l’air inquiète et elle ajouta : « Ils semblent empirer chaque fois que je reviens. Tous les gardiens sont pareils. Toujours plus désagréables et renfrognés. Changu avait plaisanté la première fois que je suis venue, et Nidao n’ouvre même plus la bouche. Mais je suppose qu’on n’a pas le cœur léger quand on travaille dans un milieu pareil. Peut-être est-ce seulement mon impression personnelle. Cet endroit ne me réchauffe pas le cœur non plus. » En dépit de ces réflexions, elle l’entraînait avec assurance dans le noir. Il garda sa main libre sur la poignée de son épée.

La clarté blafarde de la lampe permettait de voir une vaste salle avec des grilles aux barreaux plats de chaque côté, formant la façade de cellules aux murs de pierre. Seules deux de celles devant lesquelles ils passèrent renfermaient des prisonniers. Les occupants s’assirent sur leur couchette étroite quand la lumière les atteignit, ils s’abritaient les yeux avec les mains et lançaient des regards furieux à travers leurs doigts. Même avec leurs visages invisibles, Rand était sûr qu’ils avaient une expression menaçante. Leurs yeux étincelaient dans la clarté de la lampe.

« Celui-ci aime boire et se bagarrer, chuchota Egwene en indiquant un gaillard taillé en force avec des jointures enfoncées. Cette fois-ci, il a tout démoli à lui seul dans une salle d’auberge de la ville et blessé grièvement plusieurs clients. » L’autre prisonnier portait un bliaud brodé d’or avec de larges manches et des bottes courtes luisantes. « Il a essayé de quitter la ville sans régler sa note d’hôtel », – ce qu’elle souligna d’un reniflement de mépris audible ; son père était aubergiste en même temps que Maire du bourg du Champ-d’Emond – « ni payé ce qu’il devait à une demi-douzaine de boutiquiers et de négociants ».

Les prisonniers grommelèrent à leur adresse des jurons jaillis du fond de la gorge pas moins grossiers qu’aucun de ceux que Rand avait entendu proférer par les convoyeurs de marchands.

« Eux aussi empirent d’un jour à l’autre », dit Egwene d’une voix tendue, et elle pressa le pas.

Quand ils atteignirent la cellule de Padan Fain, tout au bout, elle devançait suffisamment Rand pour qu’il se trouve complètement hors du cercle de lumière. Il s’arrêta là, dans les ombres derrière la lampe d’Egwene.

Fain était assis sur sa couchette, penché en avant dans l’expectative comme s’il attendait, exactement comme l’avait dit Changu. C’était un homme osseux, aux yeux perçants, au grand nez et aux longs bras, encore plus décharné maintenant que dans le souvenir de Rand. Pas amaigri par l’incarcération – la nourriture dans les cachots était la même que mangeaient les serviteurs, et même le prisonnier le plus méprisable n’était pas mis à la portion congrue – mais à cause de ce qu’il avait fait avant de venir à Fal Dara.

La vue de Fain rameuta des souvenirs que Rand aurait bien préféré oublier. Fain sur la banquette de son grand chariot de colporteur traversant le Pont-aux-Charrettes, arrivant au Champ d’Emond le jour qui devait s’achever par la Nuit de l’Hiver. Et cette nuit-là les Trollocs étaient accourus, tuant, incendiant, pourchassant. Pourchassant trois jeunes gens, avait dit Moiraine. Me pourchassant, si seulement ils avaient su, et se servant de Fain comme limier pour leur indiquer la piste.

Fain se mit debout à l’approche d’Egwene, sans se protéger les yeux, ni même cligner des paupières dans la lumière. Il lui sourit, d’un sourire qui s’arrêtait aux lèvres, puis il leva les yeux au-dessus de sa tête. Regardant droit vers Rand dissimulé dans l’obscurité au-delà du cercle de clarté, il pointa un long doigt dans sa direction. « Je sens que vous êtes là, Rand al’Thor, dit-il d’une voix presque enjôleuse. Vous ne pouvez pas vous cacher, ni de moi ni d’eux. Vous pensiez que c’était fini, hein ? Mais la bataille n’est jamais terminée, al’Thor. Ils viennent me chercher et ils viennent pour vous, et la guerre continue. Que vous viviez ou mouriez, elle n’est jamais finie pour vous. Jamais. » Soudain, il psalmodia :

Bientôt viendra le jour où tous seront libres. Même vous, même moi. Bientôt viendra le jour où tous mourront. Sûrement vous, jamais moi.

Il laissa retomber son bras et ses yeux se levèrent en oblique pour regarder intensément dans l’obscurité. Un sourire torve lui tordant la bouche, il poussa un gloussement sourd comme si ce qu’il voyait était amusant. « Mordeth en sait plus que vous tous. Mordeth sait. »

Egwene s’éloigna à reculons jusqu’à rejoindre Rand, et seule la lisière de la clarté effleura les barreaux du cachot de Fain. La pénombre dissimula le colporteur, mais ils l’entendaient encore glousser de rire. Même sans pouvoir le distinguer, Rand était sûr que Fain continuait à scruter le vide.

Avec un frisson, il força ses doigts à se détacher de la poignée de son épée. « Par la Lumière ! dit-il d’une voix étranglée. C’est ce que tu appelles être comme il était naguère ?

— Il se conduit tantôt mieux, tantôt de façon pire. » Le ton d’Egwene était mal assuré. « Cette fois-ci, c’est pire… bien pire que d’habitude.

— Ce qu’il voit, je me le demande. Il est fou de contempler fixement une voûte de pierre dans le noir. »

S’il n’y avait pas ces pierres, il plongerait le regard droit dans les appartements des femmes. Où se trouve Moiraine, ainsi que le Trône d’Amyrlin. Il frissonna de nouveau. « Il est fou.

— Mon idée n’était pas bonne, Rand. » Tournant la tête par-dessus son épaule vers le cachot, elle l’entraîna loin de là et baissa la voix comme si elle redoutait que Fain surprenne ce qu’elle disait. Les gloussements de rire de Fain les poursuivirent. « Même si on ne vient pas fouiller ici, je ne peux pas rester avec lui dans l’état d’esprit où il est, et je ne crois pas que tu le devrais non plus. Il y a en lui aujourd’hui, je ne sais quoi qui… » Elle prit une aspiration tremblante. « Il y a un endroit encore plus à l’abri des recherches qu’ici. Je n’en avais pas parlé avant parce que c’était plus facile de t’amener là, mais on n’ira jamais fouiller les appartements des femmes. Jamais.

— Les appartements des… ! Egwene. Fain est peut-être fou, mais tu l’es plus encore. On n’échappe pas aux guêpes en se cachant dans leur nid.

— Quelle meilleure cachette ? Quel est l’unique endroit de la citadelle où aucun homme ne pénètre sans l’invitation d’une femme, pas même le Seigneur Agelmar ? Quel est l’unique endroit où personne n’aura l’idée de chercher un homme ?

— Quel est l’unique endroit de la citadelle dont on peut être sûr qu’il sera plein d’Aes Sedai ? C’est absurde, Egwene. »

Enfonçant un doigt dans les ballots de Rand, elle répliqua comme si la décision était déjà prise. « Il faut que tu enveloppes ton épée et ton arc dans ta cape, alors de cette façon tu auras l’air de porter des choses pour moi. Ce ne sera probablement pas trop difficile de te trouver un justaucorps et une chemise qui ne soient pas aussi élégants. Par contre, tu devras courber le dos.

— Je te l’ai dit, je ne veux pas faire ça.

— Puisque tu te conduis avec autant d’obstination qu’une mule, tu devrais jouer à la perfection ma bête de somme. À moins que tu ne préfères vraiment demeurer en bas ici avec lui. »

Le chuchotement moqueur de Fain leur parvint à travers l’ombre épaisse. « La bataille n’est jamais terminée, al’Thor. Mordeth le sait. »

« J’aurais plus de chance si je sautais du haut du rempart », marmotta Rand. N’empêche qu’il laissa glisser de son épaule ses balluchons et se mit à envelopper épée, arc et carquois comme Egwene l’avait recommandé.

Dans l’obscurité, Fain éclata de rire. « Elle n’est jamais finie, al’Thor. Jamais. »

Загрузка...