32 Au péril des paroles

Tel un énorme crapaud accroupi dans la nuit, la résidence du Seigneur Barthanes se déployait sur autant de terrain qu’une forteresse avec ses hauts murs et ses dépendances. Elle n’avait cependant rien de la forteresse avec sa multitude de grandes fenêtres, ses lumières et les bruits de rires et de musique qui en jaillissaient, ce qui n’empêcha pas que Rand vit des gardes se déplacer en haut des tours et le long des chemins de ronde en bordure des toits, et aucune des fenêtres n’était à proximité du sol. Il descendit du Rouge, lissa sa tunique et rajusta son ceinturon. Les autres mirent pied à terre autour de lui, au bas d’un vaste perron en pierre blanche qui s’élevait jusqu’au portail à larges vantaux abondamment sculptés de cette demeure seigneuriale.

Dix guerriers du Shienar sous la conduite d’Uno formaient leur escorte. Le borgne échangea de brefs mouvements de tête avec Ingtar avant d’emmener ses hommes rejoindre les autres escortes, à l’endroit où de l’aie était distribuée et où un bœuf entier rôtissait sur une broche devant un feu ardent.

Les dix autres guerriers avaient été laissés dans leur logement, ainsi que Perrin. Chacun devait se trouver là dans un but bien défini, avait déclaré Vérine, et Perrin n’avait pas de tâche à remplir ce soir-là. Une escorte était nécessaire pour préserver leur dignité aux yeux des Cairhienins, mais plus de dix hommes d’escorte auraient suscité des soupçons. Rand était là parce qu’il avait reçu l’invitation. Ingtar était venu pour ajouter le prestige de son titre, tandis que la présence de Loial se justifiait parce que les Ogiers étaient très recherchés dans les hautes sphères de la noblesse cairhienine. Hurin assumait le rôle de valet d’Ingtar. Son but réel était de détecter les Amis du Ténébreux et les Trollocs s’il le pouvait ; le Cor de Valère ne devait pas être loin d’eux. Mat, qui continuait à en récriminer, devait passer pour le serviteur de Rand, étant donné qu’il pouvait déceler la présence du poignard quand il en était à proximité. Si Hurin n’y parvenait pas, peut-être lui réussirait-il à repérer les Amis du Ténébreux.

Quand Rand demanda à Vérine la raison de sa présence, elle se contenta de sourire et de répondre : « Pour vous éviter à vous autres de vous attirer des ennuis. »

Tandis qu’ils montaient les marches du perron, Mat grommela entre ses dents : « Je ne comprends toujours pas pourquoi je dois faire semblant d’être un domestique. » Lui et Hurin suivaient les autres. « Que je brûle, si Rand peut jouer les seigneurs, moi aussi je suis capable d’enfiler une belle tunique.

— Un domestique, expliqua Vérine sans se retourner, peut aller dans de nombreux endroits inaccessibles à quelqu’un d’autre, et bien des nobles ne le voient même pas. Vous et Hurin avez une tâche à remplir.

— Taisez-vous à présent, Mat, dit à son tour Ingtar, à moins que vous ne vouliez nous trahir. » Ils approchaient du portail, où une demi-douzaine de gardes se tenaient, l’Arbre et la Couronne de la Maison de Damodred blasonnés sur la poitrine, et un nombre égal d’hommes en livrée vert sombre avec Arbre et Couronne sur la manche.

Rand respira à fond et présenta l’invitation. « Je suis le Seigneur Rand de la Maison d’al’Thor, débita-t-il tout d’une traite pour en finir plus vite. Et voici mes compagnons. Vérine Aes Sedai de l’Ajah Brune. Le Seigneur Ingtar de la Maison de Shinowa, originaire du Shienar. Loial, fils d’Arent fils de Halan, du Stedding Shangtai. » Loial aurait préféré que son stedding ne soit pas mentionné, mais Vérine avait affirmé qu’ils ne devaient négliger aucun détail d’étiquette les concernant.

Le serviteur qui avait tendu la main pour prendre l’invitation avec un salut machinal sursauta légèrement à l’énoncé de chaque nom supplémentaire ; ses yeux s’exorbitèrent en entendant celui de Vérine. D’une voix étranglée, il dit : « Soyez les bienvenus dans la Maison de Damodred, mes Seigneurs. Bienvenue, Aes Sedai. Bienvenu, Ami Ogier. » Il fit signe aux autres serviteurs d’ouvrir le portail à deux battants et s’inclina pendant que Rand et les autres pénétraient à l’intérieur, où il transmit précipitamment l’invitation à un autre homme en livrée tout en lui chuchotant à l’oreille.

L’emblème de l’Arbre et la Couronne figurait en grand sur le devant de la cotte verte de ce dernier. « Aes Sedai », dit-il en maniant la longue hampe de sa masse dans un salut et s’inclinant au point que sa tête descendait presque à la hauteur de ses genoux devant chacun d’eux tour à tour. « Mes Seigneurs. Ami Ogier. Je m’appelle Ashin. Veuillez me suivre. »

Le hall d’entrée ne contenait que des serviteurs, mais Ashin les conduisit dans une vaste salle bondée de nobles, à un bout de laquelle un jongleur exécutait son numéro tandis qu’à l’autre opéraient des tombeurs. Des voix et de la musique venant d’ailleurs indiquaient que ce n’étaient pas les seuls invités ni les uniques divertissements. Les nobles se tenaient par groupe de deux ou trois et quatre, parfois hommes et femmes ensemble, parfois seulement rien que les uns ou les autres, toujours gardant avec soin leur distance avec chaque groupe afin que ce qui se disait ne puisse s’entendre. Les invités portaient les couleurs sombres du Cairhien, chacun avec des bandes de teinte vive au moins jusqu’à moitié du buste, et quelques-uns jusqu’à la taille. Les femmes avaient les cheveux relevés en échafaudage de boucles compliqué pareil à une tour, chacune dans un style différent, et leurs jupes sombres étaient si larges qu’elles devaient sûrement s’avancer de profil pour franchir le seuil de portes plus étroites que l’entrée du manoir. Aucun des hommes n’avait la tête rasée des soldats – ils étaient tous coiffés de toques de velours foncé sur de longues chevelures, certaines plates et d’autres en forme de cloche – et, comme pour les femmes, des manchettes de dentelle couleur vieil ivoire leur dissimulaient presque les mains.

Ashin frappa le sol de sa masse et les annonça d’une voix de stentor, Vérine en premier.

Ils attirèrent tous les regards. Vérine avait son châle à franges brunes, brodé de sarments de vigne ; l’annonce de l’arrivée d’une Aes Sedai suscita un murmure parmi les seigneurs et les dames et déstabilisa le jongleur qui laissa choir un de ses anneaux, mais personne ne le regardait plus. Loial fut gratifié de presque autant d’attention avant même qu’Ashin prononce son nom. En dépit des broderies d’argent sur le col et les manches, le noir de la tunique de Rand que rien d’autre n’éclairait lui donnait un aspect quasiment sévère en comparaison des Cairhienins, et son épée comme celle d’Ingtar draina bien des curiosités. Aucun des seigneurs ne semblait armé. Rand entendit plus d’une fois les mots « une lame estampillée d’un héron ». Quelques-uns des coups d’œil qu’il reçut étaient dépourvus d’aménité ; ils devaient, soupçonna-t-il, venir de gens qu’il avait insultés en brûlant leur invitation.

Un bel homme svelte approcha. Il avait de longs cheveux grisonnants, et des bandes de multiples teintes barraient le devant de sa cotte gris intense, depuis le col presque jusqu’à l’ourlet juste au-dessus de ses genoux. Il était extrêmement grand pour un Cairhienin, pas plus d’une demi-tête de moins que Rand et il avait une façon de se tenir qui lui donnait l’apparence d’être encore plus grand, avec le menton relevé de sorte qu’il avait l’air de considérer tous les autres de haut. Ses yeux étaient des cailloux noirs. Néanmoins, il dévisageait Vérine avec méfiance.

« Votre présence m’honore grandement, Aes Sedai. » La voix de Barthanes Damodred était grave et assurée. Son regard parcourut les autres. « Je ne m’attendais pas à une compagnie aussi distinguée. Seigneur Ingtar. Ami Ogier. » Son salut à l’adresse de chacun n’était guère plus qu’un hochement de tête. Barthanes connaissait avec précision sa puissance. « Et vous, mon jeune Seigneur Rand. Vous avez provoqué beaucoup de commentaires dans la cité et dans les Maisons. Peut-être aurons-nous une occasion de nous entretenir ce soir. » Le ton de Barthanes impliquait qu’il se moquait éperdument que l’occasion ne se présente jamais, qu’il n’avait été incité à aucun commentaire, néanmoins ses yeux se détournèrent une fraction de seconde vers Ingtar et Loial et vers Vérine avant qu’il les braque de nouveau sur Rand. « Soyez les bienvenus. » Il se laissa entraîner par une belle femme qui posa sur son bras une main surchargée de bagues enfouies dans des dentelles, mais son regard revint vers Rand tandis qu’il s’éloignait.

Le bourdonnement des conversations reprit et le jongleur lança ses anneaux dans un ovale étroit qui monta presque jusqu’au plafond décoré de moulures en plâtre, à quatre bonnes hauteurs d’homme. Les acrobates ne s’étaient pas arrêtés ; une femme appuyée sur les mains renversées en coupe d’un de ses partenaires bondit et sa peau huilée brilla dans la clarté de cent lampes quand elle tourna sur elle-même en l’air et atterrit debout, ses pieds reposant sur les mains d’un homme qui était déjà perché sur les épaules d’un autre. Il la souleva à bras tendus tandis que son porteur en faisait autant pour lui et la jeune femme ouvrit les bras dans un geste qui sollicitait les applaudissements. Aucun Cairhienin ne parut s’y intéresser.

Vérine et Ingtar se mêlèrent à la foule. Le Shienarien reçut quelques coups d’œil méfiants ; certains contemplaient l’Aes Sedai avec émerveillement, d’autres avec la mine inquiète et rembrunie de qui découvre un loup dévorant à portée de la main. Parmi ces derniers, il y avait plus d’hommes que de femmes, et quelques-unes des femmes lui adressèrent la parole.

Rand s’aperçut que Mat et Hurin avaient déjà disparu en direction de la cuisine, où tous les serviteurs venus avec les invités devaient être rassemblés en attendant qu’on les appelle. Rand espéra qu’ils n’auraient pas de mal à s’esquiver.

Loial se pencha à son oreille pour n’être entendu que de lui. « Rand, il y a une Porte de Voie pas loin d’ici. Je la sens.

— Vous voulez dire qu’un bosquet ogier poussait ici ? » répliqua Rand dans un murmure, et Loial hocha la tête.

« Le Stedding Tsofu n’avait pas été retrouvé quand il a été planté, sinon les Ogiers qui ont aidé à bâtir Al’cair’rahienallen n’auraient pas eu besoin d’un bosquet pour leur rappeler le stedding. Tout ici était une forêt quand je suis passé la première fois par Cairhien et appartenait au Roi.

— Barthanes s’en est probablement emparé par une machination quelconque. » Rand examina l’ensemble de la salle avec nervosité. Tous continuaient à bavarder, mais plus d’un les observaient, lui et l’Ogier. Il ne vit pas Ingtar. Vérine était au centre d’un groupe de femmes. « J’aimerais que nous puissions rester ensemble.

— Vérine recommande que non, Rand. Elle dit que cela éveillerait les soupçons de tous et les irriterait parce qu’ils penseraient que nous gardons nos distances par mépris. Nous devons endormir leur méfiance jusqu’à ce que Mat et Hurin trouvent ce qu’ils trouveront.

— J’ai entendu ce qu’elle a dit aussi bien que vous, Loial, mais je persiste à affirmer que si Barthanes est un Ami du Ténébreux, alors il doit savoir la raison de notre présence ici. Nous disperser, c’est tout bonnement inviter à nous asséner des coups sur la tête.

— Vérine assure qu’il n’entreprendra rien tant qu’il n’aura pas découvert à quoi nous pouvons lui servir. Faites ce qu’elle nous a indiqué, Rand. Les Aes Sedai savent de quoi elles parlent. »

Loial pénétra dans la foule, rassemblant autour de lui un cercle de seigneurs et de dames avant d’avoir avancé de dix pas.

D’autres se dirigèrent vers Rand, maintenant qu’il était seul, mais il pivota dans la direction opposée et s’éloigna en hâte. Les Aes Sedai savent peut-être où elles veulent en venir, seulement moi j’aimerais bien en être au même point. Cette situation ne me plaît pas. Par la Lumière, je donnerais n’importe quoi pour être certain qu’elle dit la vérité. Les Aes Sedai ne mentent jamais, par contre la vérité qu’elles énoncent peut ne pas être la vérité que l’on croit entendre.

Il continua à se déplacer pour éviter de s’entretenir avec les nobles. Il y avait de nombreuses autres salles toutes bondées de seigneurs et de dames, toutes avec des professionnels du divertissement : trois ménestrels différents drapés dans leur cape traditionnelle, d’autres jongleurs et acrobates ; ainsi que des musiciens jouant de la flûte, du cistre, du tympanon et du luth, y compris cinq tailles différentes de violons, six sortes de cors – droits ou incurvés ou enroulés sur eux-mêmes – et dix dimensions de tambours depuis la grosse caisse jusqu’à la timbale. Il regarda par deux fois quelques-uns des cornistes, ceux qui avaient des cors recourbés sur eux-mêmes, mais les instruments étaient tous uniquement en cuivre.

On n’utiliserait pas ici le Cor de Valère, espèce d’idiot, pensa-t-il. Pas à moins que Barthanes n’ait l’intention que des héros morts figurent dans les divertissements qu’il offre.

Il y avait même un barde en cape jaune, dont les bottes s’ornaient de ciselures d’argent à la mode de Taren, qui passait de salle en salle en pinçant sa harpe et parfois s’arrêtait pour déclamer sur le mode du Grand Chant. Il jetait des coups d’œil dédaigneux aux ménestrels et ne s’attardait pas dans les salles où ceux-ci se trouvaient, mais Rand ne voyait pas grande différence entre lui et eux à l’exception de leurs costumes.

Soudain Barthanes apparut au côté de Rand, avançant du même pas. Un domestique en livrée présenta aussitôt avec un salut son plateau d’argent. Barthanes prit une coupe en verre soufflé rempli de vin. Marchant à reculons devant eux, le dos toujours incliné, le serviteur présenta le plateau à Rand jusqu’à ce que celui-ci refuse d’un signe de tête, puis se fondit dans la cohue.

« Vous semblez incapable de rester un instant en repos, commenta Barthanes en dégustant son vin.

— J’aime marcher. » Rand se demanda comment suivre la recommandation de Vérine et, se rappelant ce qu’elle avait dit à propos de sa visite à l’Amyrlin, il adopta le pas du Chat-qui-traverse-l’esplanade. Il ne connaissait pas d’allure plus hautaine. Barthanes pinça les lèvres et Rand songea que le seigneur la trouvait peut-être trop arrogante, mais le conseil de Vérine était son seul guide, aussi n’en changea-t-il pas. Pour en adoucir légèrement l’effet, il déclara d’un ton courtois : « C’est une belle réception. Vous avez beaucoup d’amis, et je n’ai jamais vu autant d’artistes réunis pour divertir.

— Nombreux sont mes amis, convint Barthanes. Vous pouvez préciser à Galldrian combien ils sont et qui ils sont. Certains noms le surprendront peut-être.

— Je ne connais pas le Roi et je ne m’attends pas du tout à le rencontrer.

— Bien sûr. Vous vous êtes trouvé par hasard dans ce hameau minuscule. Vous n’étiez pas en train de vérifier l’avancement des travaux pour exhumer cette statue. Une formidable entreprise, vraiment.

— Oui. » Il recommençait à penser à Vérine, souhaitant qu’elle lui ait donné des conseils sur la manière de s’entretenir avec quelqu’un persuadé qu’il mentait. Sans réfléchir, il ajouta : « C’est dangereux de toucher à des choses datant de l’Ère des Légendes quand on n’est pas conscient de ce que l’on fait. »

Barthanes contemplait son vin, réfléchissant comme si Rand venait de dire quelque chose de profond. « Entendez-vous par là que vous ne soutenez pas Galldrian dans cette opération ? questionna-t-il finalement.

— Je vous l’ai dit, je n’ai jamais rencontré le Roi.

— Oui, naturellement. J’ignorais que les Andorans jouaient aussi bien au Grand Jeu. Nous n’en voyons pas beaucoup ici dans Cairhien. »

Rand respira à fond pour s’empêcher de lui répondre avec irritation qu’il ne jouait pas à leur Jeu. « Il y a de nombreuses barges de blé en provenance d’Andor sur le fleuve.

— Des négociants et des commerçants. Qui remarque ces gens-là ? Autant s’intéresser à des insectes sur des feuilles. » La voix de Barthanes exprimait un mépris égal pour les insectes et pour les marchands, mais une fois de plus il se rembrunit comme si Rand avait sous-entendu quelque chose. « Bien rares sont les gens qui voyagent en compagnie d’une Aes Sedai. Vous semblez trop jeune pour être un Lige. Je suppose que le Seigneur Ingtar est le Lige de Vérine Sedai ?

— Nous sommes ce que nous avons dit que nous sommes », répliqua Rand qui esquissa une grimace. Sauf moi.

Barthanes examinait le visage de Rand presque ouvertement. « Jeune. Bien jeune pour être armé d’une épée estampillée au héron.

— J’ai moins d’un an », riposta automatiquement Rand, qui regretta aussitôt de ne pas avoir gardé la réponse pour lui. Elle semblait ridicule à ses propres oreilles, mais Vérine lui avait dit de se comporter comme lorsqu’il était en présence de l’Amyrlin, et c’était la réponse que lui avait indiquée Lan. Un homme des Marches considérait le jour où son épée lui avait été remise comme son jour de naissance.

« Ah. Un natif d’Andor et cependant éduqué comme un frontalier. Ou est-ce comme un Lige ? » Les yeux de Barthanes étudièrent Rand entre ses paupières mi-closes. « Je crois que Morgase n’a qu’un fils. Du nom de Gawyn, à ce qu’on m’a dit. Vous devez avoir à peu près le même âge que lui.

— J’ai fait sa connaissance, répondit Rand avec circonspection.

— Ces yeux. Ces cheveux. Je me suis laissé dire que la lignée royale d’Andor n’était pas loin d’avoir les yeux et les cheveux d’une couleur presque semblable à celle des Aiels. »

Rand trébucha bien que le sol fût de marbre lisse. « Je ne suis pas un Aiel, Seigneur Barthanes, et je n’appartiens pas non plus à la lignée royale.

— Il faut vous croire. Vous m’avez donné beaucoup à réfléchir. Je suis convaincu que nous trouverons des terrains d’entente quand nous nous entretiendrons de nouveau. » Barthanes inclina la tête et leva sa coupe en un léger salut, puis se détourna pour s’adresser à un homme aux cheveux gris portant de nombreuses rayures de couleur du haut en bas de son bliaud.

Rand secoua la tête et reprit sa marche, pour éviter d’autres conversations. Parler à un seigneur cairhienin avait déjà été pénible ; il n’avait pas envie de renouveler l’expérience. Barthanes avait semblé découvrir un sens profond au propos le plus banal. Rand se rendit compte qu’il en avait maintenant appris suffisamment sur le Daes Dae’mar pour n’avoir aucune idée de la façon de le pratiquer. Mat, Hurin, trouvez vite quelque chose pour que nous puissions sortir d’ici. Ces gens sont fous.

Puis il arriva dans une nouvelle salle et à l’autre bout le ménestrel qui pinçait distraitement sa harpe en récitant un épisode de La Grande Quête du Cor était Thom Merrilin. Thom n’eut pas l’air de le voir, bien que son regard eût passé sur lui deux fois. Apparemment, Thom avait parlé sérieusement. Une rupture complète.

Rand s’apprêtait à aller ailleurs quand une femme s’approcha avec aisance et posa sur la poitrine de Rand une main dont la manchette de dentelle se rabattit en arrière, découvrant un poignet délicat. Sa tête ne lui arrivait pas jusqu’à l’épaule, mais son échafaudage de boucles atteignit sans peine la hauteur des yeux de Rand. Le col droit de sa robe repoussait sous son menton une fraise de dentelle et des bandes couvraient le devant de sa robe bleu foncé sous ses seins. « Je suis Alaine Chuliandred et vous êtes le célèbre Rand al’Thor. Dans sa propre demeure, je suppose que Barthanes a le droit de vous parler le premier, mais nous sommes tous fascinés par ce que nous avons appris sur vous. J’ai même entendu dire que vous jouez de la flûte. Se peut-il que ce soit vrai ?

— Effectivement, je joue de la flûte. » Comment a-t-elle… ? Caldevwin. Par la Lumière, tout le monde est au courant de tout dans Cairhien. « Si vous voulez bien m’excuser…

— Je savais que des seigneurs étrangers faisaient de la musique, mais je ne l’avais jamais cru. J’aimerais beaucoup vous entendre jouer. Peut-être voudriez-vous bavarder avec moi, d’une chose ou l’autre. Barthanes a paru trouver votre conversation fascinante. Mon mari passe ses journées à déguster le produit de ses vignobles et me laisse bien seule. Il n’est jamais là pour s’entretenir avec moi.

— Il doit vous manquer », répliqua Rand en s’efforçant de contourner la dame et son ample jupe. Elle eut un rire cristallin comme s’il avait dit la chose la plus drôle du monde.

Une autre femme s’approcha d’un pas glissant auprès de la première et une autre main se posa sur sa poitrine. Cette femme avait une robe ornée d’autant de bandes qu’Alaine et elles avaient approximativement le même âge, soit dix bonnes années de plus que lui. « Avez-vous l’intention de le garder pour vous, Alaine ? » Les deux femmes se sourirent des lèvres et se poignardèrent du regard. La seconde adressa son sourire à Rand. « Je suis Belevaere Osiellin. Tous les hommes de l’Andor sont-ils aussi grands ? Et aussi beaux ? »

Il s’éclaircit la gorge. « Ah… quelques-uns sont aussi grands. Excusez-moi, mais si vous voulez bien…

— Je vous ai vu vous entretenir avec Barthanes. On dit que vous connaissez aussi Galldrian. Il faut que vous veniez me rendre visite, que nous bavardions. Mon mari est parti inspecter nos terres dans le sud.

— Vous avez la subtilité d’une fille d’auberge », lui décocha Alaine d’une voix sifflante, qui aussitôt après sourit à Rand. « Elle n’a pas d’éducation. Aucun homme ne peut sympathiser avec une femme aux manières si frustes. Apportez votre flûte à mon manoir et nous discuterons. Peut-être m’enseignerez-vous à en jouer ?

— Ce qu’Alaine prend pour de la subtilité n’est que du manque de courage, dit d’un ton charmeur Belevaere. Un homme qui porte une épée ornée d’un héron doit être brave. C’est une lame estampillée au héron, n’est-ce pas ? »

Rand essaya de s’éloigner d’elles à reculons. « Je vous prie de m’excuser, je… » Elles le suivirent pas à pas jusqu’à ce que son dos heurte le mur ; la largeur de leurs jupes réunies formait un autre mur devant lui.

Il sursauta quand une troisième femme s’inséra à côté des deux autres, ses jupes joignant les leurs au mur de ce côté-là. Elle était plus âgée qu’elles mais tout aussi jolie, avec un sourire amusé qui ne diminuait pas l’acuité de son regard. Elle arborait un nombre de bandes de couleur une fois et demie plus grand que celles d’Alaine et de Belevaere ; elles esquissèrent une révérence des plus minimes et dardèrent sur elle des regards mornes et furieux.

« Ces deux araignées essaient-elles de vous engluer dans leur toile ? dit leur aînée en riant. La moitié du temps, elles s’y emberlificotent elles-mêmes encore plus serré que n’importe qui. Venez avec moi, mon beau jeune Andoran et je vous raconterai quelques-uns des ennuis qu’elles vous infligeront. Pour commencer, moi je n’ai pas de mari dont m’inquiéter. Les maris provoquent toujours des ennuis. »

Au-dessus de la tête d’Alaine, Rand aperçut Thom qui se redressait après avoir salué sans qu’on l’ait applaudi ou seulement regardé. Avec une grimace, le ménestrel saisit une coupe sur le plateau d’un serviteur qui en fut abasourdi.

« Je vois quelqu’un à qui je dois parler », déclara Rand aux dames et il s’extirpa du coin où elles l’avaient acculé juste au moment où la dernière arrivée allait lui saisir le bras. Le trio de dames le regarda avec stupeur s’éloigner d’un pas pressé vers le ménestrel.

Thom le dévisagea par-dessus le rebord de sa coupe, puis avala une longue gorgée.

« Thom, je sais que vous avez voulu une rupture complète, mais il fallait que j’échappe à ces femmes. Tout ce qu’elles voulaient, c’est déplorer l’absence de leurs maris, mais elles faisaient déjà allusion à d’autres choses. » Thom s’étrangla avec son vin et Rand lui tapota le dos. « Vous buvez trop vite et on avale toujours de travers dans ces cas-là. Thom, elles s’imaginent que je complote avec Barthanes ou peut-être Galldrian et je ne pense pas qu’elles me croiront quand je leur dirai le contraire. J’avais simplement besoin d’une excuse pour les planter là. »

Thom caressa ses longues moustaches d’un doigt replié et examina les trois femmes à l’autre bout de la salle. Elles étaient toujours ensemble et les observaient, Rand et lui. « Je connais ce trio-là, mon garçon. Breane Taborwin à elle seule te donnerait une éducation que tout homme devrait recevoir au moins une fois dans son existence, s’il réussit à y survivre. Soucieuses à propos de leurs maris ! Par exemple, en voilà une bien bonne, mon garçon. » Soudain son regard devint plus âpre. « Tu m’as dit que tu t’étais débarrassé des Aes Sedai. La moitié des conversations ici ce soir roulent sur le seigneur andoran qui a surgi sans préavis, une Aes Sedai à son côté. Barthanes et Galldrian. Tu as laissé la Tour Blanche te fourrer dans la marmite, cette fois-ci.

— Elle n’est arrivée qu’hier, Thom. Et dès que le Cor sera en sécurité, je serai de nouveau libéré d’elle. J’ai la ferme intention d’y veiller.

— À t’entendre, il n’est pas en sécurité pour le moment, dit Thom avec lenteur. Ce n’est pas ce que tu avais l’air de prétendre avant.

— Des Amis du Ténébreux l’ont volé, Thom. Ils l’ont apporté ici. Barthanes est l’un d’eux. »

Thom paraissait contempler son vin, mais ses yeux dardèrent un regard de-ci de-là pour s’assurer que personne n’était assez proche pour entendre. Il n’y avait que les trois femmes pour les observer du coin de l’œil en feignant de bavarder, mais chaque petit groupe maintenait ses distances par rapport aux autres. Néanmoins, Thom parla dans un murmure. « C’est dangereux à dire si c’est faux et plus dangereux si c’est vrai. Une accusation pareille contre l’homme le plus puissant du royaume… Tu dis qu’il est en possession du Cor ? Je suppose que tu recherches de nouveau mon aide maintenant que tu es encore une fois retombé dans les rets de la Tour Blanche.

— Non. » Il avait conclu que Thom avait eu la bonne réaction, même si le ménestrel en ignorait la raison. Il ne pouvait pas impliquer qui que ce soit d’autre dans ses ennuis. « Je désirais seulement m’éloigner de ces femmes. »

Le ménestrel souffla dans ses moustaches, surpris. « Bon. Oui. C’est parfait. La dernière fois que je t’ai aidé, j’y ai gagné une boiterie, et tu as l’air de t’être encore laissé mettre à la patte les ficelles de Tar Valon. Cette fois-ci, tu devras t’en sortir tout seul. » Il donnait l’impression d’essayer de se convaincre lui-même.

« Je m’en chargerai, Thom. Je m’en chargerai. » Aussitôt que le Cor sera en sécurité et que Mat aura récupéré ce maudit poignard. Mat, Hurin, où êtes-vous ?

Comme si cette pensée avait été un appel, Hurin apparut dans la salle, fouillant des yeux la foule des seigneurs et des dames. Ceux-ci le traitèrent comme s’il était invisible ; les serviteurs n’existaient que lorsqu’on avait besoin d’eux. Quand il découvrit Rand et Thom, il se fraya un chemin parmi les petits groupes et s’inclina devant Rand. « Mon Seigneur, on m’envoie vous prévenir. Votre valet a fait une chute et s’est tordu le genou. Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est grave, mon Seigneur. »

Rand resta interdit un instant avant de comprendre. Puis, conscient de tous les yeux braqués sur lui, il parla assez distinctement pour que les nobles les plus proches l’entendent. « Quel maladroit. À quoi m’est-il bon s’il ne peut pas marcher ? Mieux vaut que j’aille voir, je pense, s’il s’est sérieusement blessé. »

C’était apparemment la chose à dire. Hurin parut soulagé quand il s’inclina de nouveau et répliqua : « Comme mon Seigneur le désire. Si mon Seigneur veut bien me suivre ?

— Tu joues très bien le rôle de seigneur, chuchota Thom. Mais rappelle-toi ceci : les Cairhienins jouent peut-être au Daes Dae’mar, mais en premier lieu c’est la Tour Blanche qui a inventé le Grand Jeu. Prends garde à toi, mon garçon. » Avec un regard sans aménité aux nobles, il posa sa coupe sur le plateau d’un serviteur qui passait et s’éloigna en pinçant sa harpe. Il se mit à réciter Maîtresse Mili et le marchand de soieries.

« Montre-moi le chemin, mon garçon », ordonna Rand à Hurin en se sentant ridicule. Quand il suivit le Flaireur hors de la salle, il sentit tous les regards braqués sur lui.

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