Mais, par ses soins, un jour de fête
Devient un triste jour de deuil.
La place où le plaisir s’apprête
N’est bientôt qu’un vaste cercueil.
Un visage ricanant coiffé d’un bonnet rouge surgit à la portière. Des mains aux ongles noirs se cramponnaient à la vitre baissée. Sous la crasse, Nicolas reconnut la face déjà flétrie d’un gamin. Cette soudaine apparition le reporta presque dix ans en arrière, par une nuit de carnaval, juste avant que M. de Sartine, lieutenant général de police, lui confie sa première enquête. Les masques qui avaient environné ses recherches demeureraient toujours pour lui les visages de la mort. Il chassa ces pensées qui ne faisaient qu’accentuer les effets d’une tristesse éprouvée depuis le matin. Il lança une poignée de billons[1] vers le ciel. L’apparition, ravie de l’aubaine, disparut ; elle avait pris appui sur le marchepied de la voiture et, après une culbute arrière, retomba sur ses pieds et se faufila dans la foule à la recherche des piécettes.
Nicolas s’ébroua comme une bête lasse et soupira pour tenter d’évacuer la tristesse qui le taraudait. Sans doute les deux semaines écoulées l’avaient-elles épuisé. Trop de nuits sans sommeil, une attention toujours en éveil et la crainte lancinante d’être surpris par l’incident imprévisible. Depuis l’attentat de Damiens, la sûreté avait été resserrée autour du roi et de sa famille. Certains événements ensevelis dans le secret des cabinets, auxquels le jeune commissaire au Châtelet avait été intimement mêlé et dont il avait éclairé les arcanes, le plaçaient, depuis près de dix ans, en première ligne dans ce combat et cette veille de tous les jours. M. de Sartine lui avait confié la surveillance rapprochée de la famille royale à l’occasion du mariage du dauphin et de Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche. Jusqu’à M. de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi, qui l’avait pressé de donner le meilleur de lui-même, tout en rappelant, avec affabilité, ses succès passés.
Depuis la barrière de Vaugirard, la foule en rangs serrés envahissait la chaussée, interrompant par instants le flot chaotique des équipages. Le cocher de Nicolas ne cessait de hurler des mises en garde ponctuées des claquements secs de son fouet. Parfois la caisse, lors d’un arrêt brutal, basculait en avant et Nicolas devait tendre un bras protecteur pour éviter à son ami Semacgus de donner du nez contre la paroi. Il n’aurait su dire pourquoi, mais rien ne l’avait autant inquiété que cette grande multitude de peuple convergeant en désordre vers la place Louis-XV. Cette masse que l’impatience animait comme un frisson nerveux le flanc d’un cheval se précipitait vers la fête et le plaisir promis ; la Ville, en effet, offrait à l’occasion du mariage du dauphin le spectacle d’un grand feu d’artifice. Chacun y allait de sa rumeur et Nicolas prêtait l’oreille aux commentaires qui montaient jusqu’à lui. Le prévôt des marchands, dispensateur des festivités, avait assuré que le spectacle pyrotechnique serait suivi par l’illumination des boulevards. Comme s’il avait lu dans les pensées de son voisin, Semacgus s’éveilla après quelques éructations et, tendant la main vers la foule, hocha la tête.
— Les voilà bien confiants dans la munificence de leur prévôt ! Puissent-ils ne pas être déçus !
— En douteriez-vous, mon ami ? demanda Nicolas.
Après toutes ces journées d’inquiétude, il s’était fait une joie d’aller quérir le docteur Semacgus au fond de Vaugirard. Il le savait curieux de ces grandes occasions et lui avait proposé de l’accompagner place Louis-XV, afin d’assister à la fête depuis la colonnade des bâtiments nouvellement construits de part et d’autre de la rue Royale. Sartine souhaitait recevoir un rapport sur un événement auquel, par extraordinaire, la Ville n’avait pas associé sa police.
— Le Jérôme Bignon ne passe pas pour soucieux du peuple et je crains que ces braves gens ne soient amèrement déçus du régalement attendu. Ah ! les temps changent ! Vous ne sauriez imaginer le festoiement lors du second mariage du père de notre dauphin actuel. Le prévôt d’alors avait fait circuler des chars portant des cornes d’abondance qui déversaient des saucisses, des cervelas et autres rocamboles[2], sans compter les gouleyants breuvages... Foutre, chacun alors savait vivre et l’on s’était gobergé tout son soûl !
À ces savoureuses évocations, Semacgus claqua de la langue et son visage, déjà sanguin au naturel, s’empourpra un peu plus. « Il devrait prendre garde à lui », songea Nicolas. L’homme demeurait égal à lui-même, toujours avide des plaisirs de l’existence, mais il s’empâtait un peu plus chaque année et les somnolences se multipliaient. Ses amis s’en inquiétaient, sans oser lui prodiguer leurs conseils. Il n’aurait d’ailleurs pas consenti à mener une vie plus rangée et plus conforme à son âge. Nicolas mesurait l’amitié qu’il portait à Semacgus à l’inquiétude que celui-ci lui inspirait.
— C’est toute bonté de votre part, Nicolas, d’être venu chercher dans sa tanière un vieil ours toujours partant pour jouer les chalands...
Les gros sourcils broussailleux et encore plus blancs se haussèrent en signe d’interrogation ou de perplexité.
— Mais... Je vous trouve bien sombre, en ce jour de fête, reprit-il. Je parierais qu’un souci vous obsède.
Sous ses airs libertins, le chirurgien de marine cachait une sensibilité toujours en éveil et une grande sollicitude à l’égard de ses proches. Il se pencha vers Nicolas et, posant sa main sur son bras, ajouta en abandonnant son ton gouailleur :
— Il ne faut pas garder les choses pour soi, je vous sens tout emprunté de pensées...
Il reprit son ton habituel.
— Pour le coup, une beauté gonorrhéique qui vous a laissé un souvenir !
Nicolas ne put s’empêcher de sourire.
— Hélas, non, je laisse cela à mes amis plus turbulents. Mais vous avez raison, je suis inquiet. D’une part, parce que je m’apprête à assister à un grand rassemblement de peuple comme un observateur sans mission ni moyens, et aussi...
Semacgus l’interrompit.
— Comment ! Que me chantez-vous là ? La première police de l’Europe, citée en exemple de Potsdam à Saint-Pétersbourg, serait à quia, les mains liées, incapable ? M. de Sartine ne pourrait, queussi queumi[3], dépêcher pour action le meilleur de ses enquêteurs ? Que dis-je, son enquêteur extraordinaire ? Je n’en crois rien !
— Puisqu’il me faut tout avouer, répondit Nicolas, je vous dirai que M. de Sartine, pourtant légitimement inquiet, car enfin il y a des précédents...
Semacgus, surpris, leva la tête.
— ... Oui, lorsque le père de notre dauphin épousa la princesse de Saxe. M. de Noblecourt n’a, vous le pensez bien, pas manqué de m’en faire le récit ; c’était en 1747 et il y assistait. Un spectacle d’artifice fut tiré avec succès place de l’Hôtel de Ville, mais, en raison du nombre surprenant de spectateurs, les carrosses se mêlèrent et de nombreuses personnes périrent écrasées et étouffées. M. de Sartine, qui se fait toujours communiquer les dossiers en archives, n’a évidemment pas manqué de relever ce fait et en a tiré les conclusions que vous imaginez.
— Diantre, oui ! Et où se trouve l’obstacle ?
— À ce que personne ne souhaite trancher dans le vif.
La voiture fit une embardée et frôla un vieil homme, qui, s’accompagnant d’une serinette, chantait en sautant sur un pied. Il était entouré d’une petite foule qui reprenait en chœur le refrain.
Nous donnerons des sujets à la France
Et vous leur donnerez des rois.
Un sifflet jaillit de l’assistance et une échauffourée se produisit. Nicolas allait intervenir, mais le coupable s’était déjà enfui.
— Mon adjoint Bourdeau dit souvent que le Parisien est capable du meilleur comme du pire, et que le jour où sa patience... Bref, Sa Majesté n’a pas voulu trancher en faveur de M. de Sartine.
— Le roi vieillit et nous aussi. La Pompadour veillait sur lui ; je ne sais si la nouvelle sultane a de ces délicatesses. Il décline, c’est un fait. L’an dernier, à la revue des gardes françaises, chacun a été saisi de le voir si changé et courbé sur son cheval, lui toujours si droit. En février, il a fait une mauvaise chute de cheval à la chasse. Le moment n’est pas facile. Mais la raison d’une si étrange attitude ?
— Rien n’était censé troubler le bon déroulement des noces. Trop de sinistres présages planaient sur ce mariage. Vous connaissez l’horoscope du docteur Gassner, ce mage tyrolien ?
— Eh ! Vous me savez philosophe ; qu’ai-je à faire de ces niaiseries ?
— Cette prédiction faite à la naissance de la dauphine annonce une fin funeste. À cela s’ajoutent de petits incidents. M. de La Borde, premier valet de chambre du roi et notre ami commun, m’a conté qu’à Kehl le pavillon destiné à accueillir la princesse était orné d’une tapisserie des Gobelins représentant les noces sanglantes de Jason et de Créüse.
— Voilà pour le moins une insigne maladresse : une femme trompée qui se venge, Créüse brûlée à mort par une tunique magique et les deux enfants de Jason égorgés.
— Pour en revenir au lieutenant général, il souhaitait — comme c’est son rôle et comme il est dans ses prérogatives — avoir la haute main sur la fête donnée par la Ville. Mais Bignon avait déjà tout manigancé pour usurper cette responsabilité. Le roi n’a pas voulu se mettre à dos les magistrats d’une ville qu’il déteste et qui le lui rend bien.
— Cependant, Nicolas, il ne faut pas méjuger la Ville avant que de la voir à l’œuvre.
— J’admire votre confiance. Jérôme Bignon, prévôt des marchands, dont la devise est « Ibi non rem[4] », est réputé incapable, vaniteux et entêté. M. de Sartine me rappelait à son propos que, lorsqu’il fut nommé bibliothécaire du roi, son oncle, M. d’Argenson, lui aurait lancé : « Fort bien, mon neveu, ce sera une bonne occasion d’apprendre à lire. » Qu’il soit l’un des Quarante de l’Académie française n’a bien sûr fait qu’ajouter à sa prétention. Mais cela n’est rien à côté de l’inconséquence des préparatifs de cette fête.
— Soit. Mais cela est-il si grave qu’il faille vous mettre en un si marmiteux état ?
— Jugez par vous-même. Primo, aucune mesure de sécurité n’a été prise par ces messieurs de la Ville. Le spectacle risque de faire refluer au cœur tout le sang de la capitale. Les conditions d’accès des voitures ne sont en rien organisées, alors que pour le moindre spectacle à l’Opéra, nous préparons soigneusement la circulation des abords. Rappelez-vous — nous y étions ensemble — l’inauguration de la nouvelle salle et les prodigieuses mesures de sûreté prises pour éviter les encombrements et les désordres. Une grande partie du régiment des gardes françaises était sur pied. Les postes s’étendaient du pont Royal au Pont-Neuf et la circulation est demeurée aisée jusqu’aux alentours du bâtiment. Nous avions pensé la chose dans ses moindres détails.
Semacgus sourit à ce « nous » de majesté, qui réunissait le lieutenant de police et son fidèle adjoint.
— Secundo ?
— Secundo, l’architecte chargé de l’ordonnancement des décorations s’est dispensé d’aplanir un terrain encore à peine surgi des chantiers. Il demeure çà et là des tranchées qui nous inquiètent fort, comme autant de pièges tendus sous les pieds de la foule. Tertio, rien n’a été prévu pour l’accès des invités de marque, ambassadeurs, échevins et autorités de la Ville. Comment franchiront-ils cette marée humaine ? Enfin, le prévôt a refusé d’accorder, comme la coutume le veut, une gratification générale de mille écus au régiment des gardes françaises. Ainsi seules des compagnies de gardes de la Ville, dont tout le souci, ces derniers jours, consistait à faire admirer leurs rutilantes tenues offertes par la municipalité pour l’occasion, devraient tenir la rue.
— Allons, ne vous mettez pas martel en tête. Le pire n’est pas le plus probable et le peuple finira cette soirée en réjouissances autour des victuailles et du vin offerts par le prévôt.
— Hélas, le bât blesse ici également ! Selon mes informateurs, la Ville, qui a voulu présenter un feu d’artifice plus somptueux que celui du roi à Versailles, aurait préféré lésiner sur le régalement pour finalement le supprimer.
— Supprimer le festoiement du peuple ! Quelle bêtise !
— Il sera remplacé par une foire sur les boulevards, mais les tenanciers des échoppes ont dû payer fort cher leur emplacement, pour éponger quelque peu la note du feu d’artifice. Vous savez combien ces féeries volantes sont dispendieuses. Bref, tout cela n’augure rien de bon, et vous me voyez dépité de mon impuissance. Je suis là pour rendre compte, rien de plus.
— Voulez-vous me dire à quoi sert ce prévôt ?
— À peu de chose. Depuis la création de la lieutenance générale de police par l’aïeul de Sa Majesté, il a perdu ses prérogatives essentielles. Il lui reste des brimborions, et surtout la gestion des propriétés de la Ville et l’organisation de ses emprunts. De plus, il est décoratif dans les cérémonies. « Robe de satin rouge couverte d’une toge fendue mi-partie rouge mi-partie tannée, et la toque du même acabit. »
— Je vois ! fit Semacgus. Il en est de certaines personnes en place comme des chevilles et des clous que l’on considère comme d’une absolue nécessité pour joindre toutes les parties d’un édifice, quoique leur valeur intrinsèque soit réputée nulle.
Nicolas rit de bon cœur à ce trait. Un long moment de silence suivit, au cours duquel le bruit des voitures, les cris des cochers et le piétinement de la foule en marche emplirent la voiture de la rumeur d’une marée qui montait en tempête.
— Vous ne m’avez rien dit de ces deux semaines, Nicolas. Ni de l’impression que vous a faite notre future souveraine.
— J’ai accompagné Sa Majesté au pont de Berne, en forêt de Compiègne, pour y accueillir la dauphine.
Il redressa la tête d’un air faraud.
— J’ai galopé aux portières du carrosse royal et j’ai même recueilli un sourire amusé de la princesse lorsque, mon cheval s’étant cabré, j’ai failli vider les étriers. Le roi a alors crié avec sa voix de chasse : « Ferme, Ranreuil, ferme ! »
Semacgus sourit au récit juvénile de son ami.
— Mieux en cour que vous, il est malaisé !
— Le soir du mariage, il y a eu jeu chez le roi et le feu d’artifice fut remis au samedi suivant en raison de l’orage. Le succès fut au rendez-vous. Peignez-vous l’éblouissement d’une girande[5] de deux mille fusées géantes et de tout autant de bombes. Elles ont illuminé le parc jusqu’à l’extrémité du Grand Canal. Là, une façade de cent pieds, représentant le Temple du Soleil, s’est désagrégée en mille fantaisies. La cohue fut immense et l’introducteur des ambassadeurs dut régler d’interminables querelles de préséance entre les invités de marque conviés aux balcons du palais.
— Et la dauphine ?
— C’est encore une enfant. Belle, certes, mais peu formée. Beaucoup de grâce dans la démarche. Les cheveux sont d’un beau blond. Le visage est un peu allongé avec des yeux bleus et un teint magnifique, de porcelaine. J’aime moins la bouche, avec sa lèvre inférieure épaisse et pendante. M. de La Borde prétend qu’elle serait fort négligée et que le dauphin en serait incommodé...
— Tout cela est du dernier galant, Nicolas ! s’esclaffa Semacgus. Je crois que le policier en vous l’emporte pour le coup sur l’honnête homme. Et le dauphin ?
— Berry est un très grand garçon dégingandé aux gestes brusques. Il se balance en marchant et donne l’impression de ne rien voir et de ne rien entendre, paraissant étranger à tout. Le soir de ses noces, le roi l’a vivement encouragé à... enfin, à songer à la succession...
— Le principal ministre, Choiseul, n’épargne guère notre futur roi et le décrit comme incapable, observa Semacgus. On dit que celui-ci refuse de lui parler, arguant d’une offense faite par le duc à feu son père.
— L’offense frôlait la lèse-majesté : Choiseul priait le ciel de lui épargner d’avoir à obéir comme sujet au futur roi !
L’arrêt brutal de la voiture les projeta tous les deux en avant. Se redressant, Nicolas ouvrit la portière et sauta à terre. Un embarras de carrosses, songea-t-il. En fait, une berline sortant de la rue de Bellechasse avait tenté de s’insérer dans la longue cohorte de véhicules en file rue de Bourbon. Il eut du mal à se frayer un chemin au milieu des badauds agglutinés. Que n’avait-il écouté le judicieux conseil de Semacgus, qui avait proposé d’emprunter le pont de Sèvres et de gagner la place Louis-XV par la rive droite de la Seine ! Il s’était entêté à prendre un chemin plus direct par la rive gauche et le pont Royal. Il finit par rompre un cercle de curieux qui regardaient à terre un spectacle navrant.
Un vieillard qui venait sûrement d’être renversé par la voiture gisait dans son sang, le visage exsangue et les yeux révulsés. La perruque et le chapeau avaient glissé, laissant apparaître un crâne lisse couleur ivoire. Agenouillée près du corps, une vieille en habit bourgeois, le mantelet en désordre, pleurait en silence et essayait de redresser la tête du blessé. Elle ne put y parvenir et se mit à caresser avec douceur la joue du vieil homme. Figée, la foule considérait la scène. Bientôt des cris et des grondements de colère s’élevèrent, suivis aussitôt de menaces et d’insultes adressées au cocher de la voiture à demi engagée dans la rue de Bourbon. Depuis le fond du carrosse, une voix pleine de morgue intima l’ordre de passer outre et d’écarter toute cette populace. Le cocher poussait déjà les chevaux, quand Nicolas saisit le mors de l’un d’eux, l’immobilisa et lui parla à l’oreille. Il usait parfois de cette étrange complicité entretenue avec ses montures. D’un doigt, il massait la gencive du cheval qui frémit et recula. Regardant derrière lui, il vit Semacgus penché sur le blessé, lui tâtant le col et passant devant ses lèvres un petit miroir de poche. Le chirurgien releva la vieille dame et chercha une aide du regard. Deux hommes apparurent, portant une table sur laquelle on déposa avec précaution la victime. Un homme tout de noir vêtu suivait le cortège. Semacgus lui parla à l’oreille et lui confia la vieille.
Nicolas se sentit frappé à l’épaule. Le cheval, effrayé, fit un écart qui faillit le renverser. Il se retourna pour découvrir une masse scintillante de galons surdorés, reconnut le bleu et le rouge d’un uniforme d’officier des gardes de la Ville. Un large visage cramoisi aux petits yeux froids, l’image même de la fureur. Le passager de la voiture en était descendu et venait de cingler furieusement Nicolas d’un coup du plat de son épée.
— Service du roi, monsieur, dit celui-ci, vous venez de frapper un magistrat, commissaire de police au Châtelet.
La foule s’était rapprochée des deux hommes et suivait la scène avec une irritation sensible.
— Service de la Ville, répliqua l’autre, écartez-vous. Je suis le major Langlumé de la compagnie des gardes de Paris. Je me rends place Louis-XV pour y assurer le bon ordre de la fête que M. le prévôt organise. Les gens de Sartine n’ont rien à faire en l’occurrence ; le roi en a ainsi décidé.
Les règlements étaient formels, et il était hors de question que Nicolas, même si l’envie le démangeait, en vînt à croiser le fer avec ce butor. Il vit soudain les plus proches badauds, et, parmi eux, ceux qui avaient les mines les plus patibulaires, ramasser des pierres. Ce qui suivit fut si rapide que rien ni personne n’aurait pu l’empêcher. Une grêle de cailloux, et même un morceau de moellon d’une maison en construction, s’abattirent sur l’équipage. Le major reçut une pierre sur la tempe, qui lui fit une estafilade. Jurant et criant, il remonta en hâte dans sa voiture et se résigna à la faire reculer dans la rue de Bellechasse. Depuis la fenêtre brisée de son carrosse, il tendit un poing vengeur à Nicolas.
— J’admire votre capacité à vous faire des amis, dit Semacgus qui s’était approché. Notre accidenté s’en tirera avec un emplâtre. Il avait juste perdu connaissance : coupure du cuir chevelu, épanchement abondant de sang, toujours spectaculaire ! Je les ai remis, lui et sa femme, entre les mains d’un apothicaire qui fera le nécessaire. A-t-on idée, à cet âge, de courir les rues comme des jeunots par une telle tourmente ! J’ai vu de drôles de mines ici, et ma montre a failli passer dans d’autres mains.
— Je vous l’aurais retrouvée ! dit Nicolas. Avant-hier, au grand souper qu’offrait l’ambassadeur de l’empereur au Petit Luxembourg, j’ai démasqué un chevalier d’industrie qui s’était indûment introduit dans la fête et tentait de dérober la montre du comte de Starhenberg, ancien ambassadeur de Marie-Thérèse à Paris. Il a écrit fort galamment à M. de Sartine pour lui faire compliment de l’excellence de sa police, « la première de l’Europe », comme vous le chantiez tout à l’heure. Moi aussi, j’ai observé d’étranges allures. Elles m’inquiètent pour la suite et imaginez la coïncidence : le responsable de la sécurité de la fête est précisément ce personnage empanaché qui me cherchait querelle.
— Peuh ! ces gens-là ne sont pas du métier. C’est une garde bourgeoise dont les offices s’achètent.
— Et en grande rivalité avec nos gens du guet. Il faudra un jour en finir et mettre de la cohérence dans ces forces diverses, impuissantes parce que divisées, et plus attachées à se nuire qu’à ménager le bien public. Mais je m’égare ! Pouvez-vous imaginer que ce responsable n’est pas encore sur place pour ordonner et surveiller ce grand concours de peuple ?
Nicolas se replongea dans sa méditation. Leur voiture finit par s’engager sur le pont Royal, où le mélange bigarré des piétons et l’enchevêtrement des véhicules offraient l’image d’une armée en déroute. Emprunter le quai des Tuileries fut aussi malaisé que le reste du parcours. Deux flux tumultueux se rejoignaient et tentaient de se mêler en se repoussant : celui qui débouchait de la rive gauche et un autre, tout aussi abondant et désordonné, provenant du quai des Galeries du Louvre.
— Le passage paraît bloqué à la hauteur du pont Saint-Nicolas.
Semacgus n’attendait que cela pour rebondir.
— Et pourtant, il n’y a pas de vaisseau de ligne pour réjouir le Parisien. J’étais enfant quand mon père — c’était encore sous le régent d’Orléans — me mena pour admirer un navire hollandais de huit canons qui mouillait à cet endroit.
Nicolas s’impatientait et tapotait des doigts sur la vitre. L’obscurité était presque complète et les cochers s’arrêtaient pour allumer les lanternes, ce qui aggravait encore le désordre et la lenteur du convoi. A hauteur de la terrasse des Feuillants, il fît signe à son ami d’avoir à abandonner leur voiture. Il ordonna au cocher de regagner le Châtelet ; ils trouveraient par eux-mêmes le moyen de rentrer après la fête, et d’ailleurs ils devaient souper rue du Faubourg-Saint-Honoré au Dauphin couronné, chez la Paulet, une vieille connaissance. Traverser cette foule de plus en plus dense tenait du prodige. À plusieurs reprises, le chirurgien de marine attira l’attention du commissaire sur des visages menaçants qui, par petits groupes, se mêlaient au peuple. Nicolas haussait les épaules avec une mimique d’impuissance. Ils se trouvaient désormais entraînés dans un remous ; bousculés, pressés et à demi portés, ils parvinrent non sans mal jusqu’à la place Louis-XV. À nouveau, deux flots grossis de peuple et de voitures se rencontraient, l’un venant du quai des Tuileries et l’autre de la promenade du Cours-la-Reine. En se dressant sur la pointe des pieds, Nicolas remarqua que les voitures stationnaient de plus en plus nombreuses sur le quai sans qu’aucun représentant de l’autorité vînt réglementer ce désordre.
Atteindre l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires exigea un combat de tous les instants, tant les mouvements divers les poussaient dans des directions opposées. L’inquiétude de Nicolas s’accrut de constater l’absence totale de gardes. Heureusement, pensait-il, aucun membre de la famille royale ne devait assister au spectacle. Ils longèrent non sans mal le Temple de l’Hymen orné d’une magnifique colonnade adossée à la statue de Louis XV. L’ensemble était entouré d’une espèce de parapet dont les quatre angles étaient flanqués de dauphins destinés à vomir des tourbillons de feu. Des symboles de fleuves occupaient les quatre façades et devaient aussi répandre des nappes et des cascades du même genre. Ce palais était surmonté d’une pyramide terminée par un globe. Semacgus critiqua les proportions de l’ensemble, qui lui semblaient manquées. Nicolas releva que la plupart des pièces de départ du feu d’artifice étaient rangées autour de cette architecture ; un bastion de réserve d’où partirait le bouquet avait été disposé derrière la statue, côté fleuve.
À l’hôtel des Ambassadeurs ils furent accueillis par M. de La Briche, secrétaire de M. de Séqueville, introducteur. Il paraissait hors de lui et peinait à retrouver son souffle.
— Ah ! monsieur Le Floch, vous me voyez assailli sans répit par des harpies... Je veux dire par les ministres accrédités auprès de Sa Majesté. Malgré mes objurgations, la Ville a distribué plus de places réservées que nous n’en avons à offrir. La banquette des ambassadeurs est plus qu’archipleine. Quant aux chargés d’affaires, je vais devoir les asseoir les uns sur les autres. M. de Séqueville a éprouvé les mêmes misères à Versailles lors des fêtes du mariage...
Il houspilla vivement deux garçons bleus qui transportaient une banquette et heurtaient un mur tout frais rechampi.
— J’ajoute banquette sur banquette. Que puis-je pour votre service, monsieur Le Floch ? Où ai-je la tête ? Monsieur le marquis.
— Le Floch suffira, dit Nicolas en souriant.
— Eh ! monsieur, Madame Adélaïde[6] ne vous nomme qu’ainsi, et vous êtes le favori de ses chasses. Je ne sais où je vais vous placer avec monsieur, monsieur... ?
— Docteur Guillaume Semacgus.
— Avec le docteur Semacgus, serviteur, monsieur. Le moindre passe-droit émeut tout ce public, le moindre ministricule ou hospodar de la Porte préférerait se faire hacher sur place plutôt que de céder son rang. Et M. Bignon a semé sans calculer les invitations au ban et à l’arrière-ban de l’échevinage, des officiers, des bureaux, des couvents, des écoles, et que sais-je encore !
Un gros homme à l’habit gris et or s’interposa et se mit à parler fort haut à M. de La Briche, qui se confondit en promesses. Le personnage se retira fort crêté.
— Imaginez que ce plénipotentiaire, qui représente l’Électeur palatin, me crie aux oreilles qu’il peut d’autant moins se prêter à composition qu’il se ferait des querelles à sa cour pour avoir laissé insulter le nom de son souverain. Ai-je pour habitude d’insulter un souverain, je vous le demande ? Les arrangements les plus raisonnables sont rejetés.
Le petit homme secouait la tête.
— Je ne veux pas vous accabler, reprit Nicolas, mais s’il était possible d’avoir une vue d’ensemble de la place...
— N’en dites pas plus, M. de Sartine m’en voudrait pour l’éternité si je ne vous satisfaisais point.
— Dans ce cas je plaiderais votre cause, vous pouvez y compter.
— Vous êtes bien gracieux. Vous conviendrait-il de gagner les terrasses ? La soirée s’annonce belle et vous auriez là-haut la plus belle et la plus complète des vues et... vous m’ôteriez une épine du pied, car je ne sais vraiment où je pourrais vous insinuer.
Il appela un laquais, à qui il tendit une grosse clé.
— Accompagne ces messieurs de mes amis jusqu’à la terrasse par les petits degrés. Tu laisseras la porte ouverte et la clé dessus, au cas où je devrais nicher quelqu’un d’autre. Dieu, je me sauve, voici le comte de Fuentes, l’ambassadeur d’Espagne. Je n’ai plus le courage d’affronter sa morgue, il se placera bien tout seul !
La Briche pirouetta sur lui-même et s’échappa en sautillant. Nicolas et Semacgus suivirent le laquais dans une enfilade de salons peuplés de nombreux invités. Le major Langlumé, un morceau de taffetas gommé sur la tempe, pérorait au milieu d’un cercle admiratif de femmes ; il jeta un regard assassin au commissaire. Par plusieurs escaliers, ils gagnèrent les combles et la terrasse.
Le ciel s’était encore obscurci et les premières étoiles brillaient. Le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux les laissa sans voix. Au loin, vers Suresnes, les dernières lueurs du couchant baignaient l’horizon de lignes pourpres, dessinant la découpe des hauteurs entourant la capitale comme sur une soie chinoise. La Seine scintillait, reflétant les lumières de la ville. Ils furent saisis par le nombre des spectateurs rassemblés sur la place Louis-XV. Un espace avait été réservé autour du monument central, submergé à chaque instant par les poussées de la multitude. Çà et là des vides correspondaient à des tranchées non encore rempierrées. Nicolas, que n’abandonnait jamais le souci du détail révélateur, nota avec inquiétude qu’une cohue confuse de voitures et de chevaux continuait à grossir sur le quai des Tuileries et sur ses abords. Semacgus le précéda dans son commentaire.
— La dissolution de ce grand corps populaire à l’issue du spectacle risque fort d’être longue et difficile. Chacun est arrivé à son heure et tous voudront quitter la place en même temps. Cela nous promet un bel embarras.
— Guillaume, j’admire votre sagacité et rends grâce au zèle officieux « qui sur tous ces périls vous fait ouvrir les yeux ». Fasse le ciel que M. Bignon ait envisagé la chose et prévu avec la dernière exactitude les moyens d’évacuation. Je crois que notre ami M. de La Briche aura quelques accrocs avec ses excellences toujours pressées de rejoindre leur hôtel.
Nicolas se dirigea vers l’angle droit de la terrasse, enjamba la balustrade, à la grande inquiétude de Semacgus, grimpa sur le rebord de pierre et, s’y accrochant d’une main, se pencha sur le vide. Il considéra la rue Royale pleine d’une foule qui avait de la peine à avancer.
— Ne demeurez pas là, dit Semacgus, un faux mouvement et la chute est assurée. Les jambes me tremblent, de vous voir.
Il lui tendit une main que Nicolas saisit avant de sauter avec légèreté au-dessus des colonnettes.
— Quand j’étais enfant, je jouais à me faire peur sur la falaise ocre de Pénestin ; c’était bien autrement périlleux, avec le vent.
— Ces Bretons m’étonneront toujours.
Ils se turent à nouveau, repris par la grandeur du spectacle qui, avec la montée de la nuit, se concentrait sur la place Louis-XV.
— Avez-vous admiré les carrosses de la dauphine ? Tout Paris en parle. On dit qu’ils font honneur au goût de M. de Choiseul qui les a commandés et a suivi de fort près leur fabrication.
— Je les ai vus. Une splendeur un peu accrocheuse à mon goût, mais le présent vaut le futur[7].
— Oh ! oh ! dit Semacgus, je répéterai ce mot.
— Ce sont des berlines à quatre places, l’une revêtue de velours ras cramoisi avec les quatre saisons brodées en or. L’autre en velours bleu avec les quatre éléments aussi en or. Le fin et le recherché sont extraordinaires. Le couronnement et l’impérial sont surmontés de fleurs en or de diverses couleurs, qui s’agitent au moindre mouvement.
— Cela a dû coûter bon prix ?
— Vous connaissez la réponse du contrôleur au roi qui s’inquiétait de savoir comment seraient les fêtes.
— Point du tout. Qu’a répondu l’abbé Terray ?
— « Impayables, Sire. »
Ils en riaient encore quand une sourde détonation annonça le début du spectacle. Un long cri d’allégresse monta jusqu’à eux. La statue du roi s’illumina au centre de la place environnée de girandoles, alors que de nouvelles explosions déclenchaient un grand envol des pigeons assoupis des Tuileries et du Garde-Meuble ; pourtant, elles ne furent pas suivies des éblouissements attendus, et, l’échec se répétant, la foule passait peu à peu de la joie de l’admiration au murmure de la déception. À nouveau, quelques fusées s’élevèrent sans exploser ; elles traçaient des trajectoires incertaines et retombaient ou se dissipaient en claquements secs. Il y eut un moment de silence d’où jaillirent, étrangement nets, des ordres et des cris provenant des artificiers de Ruggieri ; ils furent aussitôt couverts par le sifflement aigu d’une fusée qui avorta elle aussi. Cet essai malheureux fut oublié quand un éventail en queue de paon tout constellé d’or et d’argent s’ouvrit sur l’immense assemblée et parut redonner un souffle au spectacle. La foule applaudit à tout rompre. Semacgus bougonnait ; Nicolas le savait bon public, comme tant de vieux Parisiens, mais aussi prompt à la critique.
— Tirs bien mal ajustés, aucun rythme, exécution sans progression. Y aurait-il une musique, tout était à contretemps. Le peuple murmure et il a raison. On ne le peut tromper avec du faux-semblant, il se sent floué.
— Pourtant, La Gazette de France de lundi dernier annonçait que Ruggieri avait préparé son coup de longue main et que son ordonnancement faisait l’admiration des connaisseurs qui le comparaient à son avantage à celui de Torré, son rival, à Versailles.
Les tirs se poursuivaient, alternant succès, faux départs et longs feux. Une fusée s’éleva suivie d’un panache de lumière ; elle sembla s’arrêter, puis bascula et piqua du nez pour exploser sur le bastion des artificiers. D’abord, il ne se passa rien, puis des volutes de fumée noire montèrent, suivies aussitôt par le jaillissement des flammes. La foule qui entourait le monument eut un premier mouvement de recul qui, telle une onde, se communiqua alentour. Il y eut alors une série de détonations crescendo, le bastion parut s’entrouvrir pour laisser la place à une éruption de feux volants.
— La réserve et le bouquet ont pris feu prématurément, constata Semacgus.
La place Louis-XV plongée dans une lumière froide et blanche s’éclaira comme en plein jour. La Seine se transforma en un miroir glacé qui reflétait ce flot lumineux retombant en pluie d’argent. Surprise par ce déchaînement, la foule, animée de mouvements contradictoires, considérait, sans démêler ses propres sentiments, le feu qui enflammait le Temple de l’Hymen et érigeait un immense brasier d’où partaient encore quelques fusées lasses. De longues minutes s’écoulèrent dans cette contemplation. L’incertitude du public était sensible : les têtes se tournaient en tous sens, on s’interrogeait d’un air incrédule. L’incendie gagnait et déjà le feu d’artifice s’éteignait avec les soubresauts d’un organisme à l’agonie. Nicolas penché sur la balustrade scrutait la place. Son ami fut effrayé de l’angoisse qui marquait son visage.
— On ne donne aucun secours au feu, dit-il.
— Je crains que le peuple n’en vienne à penser qu’il s’agit d’un nouveau genre de spectacle qui offre un assez joli coup d’œil et que cette surprise manquée fait partie de la fête.
Brutalement, tout parut entrer en mouvement, comme si un génie pervers avait semé des ferments de désordre dans l’assistance. Au bruit des détonations et aux craquements des éléments du décor qui s’effondraient s’ajoutaient désormais des cris d’angoisse et des appels au secours.
— Voyez, Guillaume, dit Nicolas, les voitures à pompe arrivent. Les percherons sont affolés par le bruit et s’emballent !
Plusieurs voitures, tirées par de lourds chevaux lancés au grand galop, venaient en effet d’apparaître, surgissant des deux voies parallèles à la rue Royale — la rue de l’Orangerie du côté des Tuileries, et celle de la Bonne-Morue du côté des Champs-Élysées. Elles renversaient tout sur leur passage. Ce qui suivit demeurerait à jamais dans la mémoire de Nicolas ; il revivrait souvent les étapes de ce drame. Le spectacle lui rappelait un tableau ancien, naguère admiré dans les collections du roi à Versailles, et représentant un champ de bataille où s’agitaient des milliers de personnages, chacun avec le détail de son visage, de sa vêture, de son armement, de ses actions et de ses expressions. Il avait observé qu’en isolant un petit espace de cette action il était possible de juxtaposer des centaines de petits tableaux tous parfaits dans leur réduction. Depuis la terrasse de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires, aucun épisode du drame ne lui échappait. La situation évoluait à chaque minute. Des groupes de spectateurs, bousculés par les attelages, s’étaient portés en arrière. Certains étaient tombés dans les tranchées non encore comblées. Nicolas se souvint que le déblaiement définitif du chantier ne datait que du 13 avril de la même année, sans que pour autant le terrain ait été totalement apprêté. Semacgus lui désigna un autre endroit : les invités qui avaient assisté au spectacle commençaient à sortir du bâtiment et leurs voitures, jusqu’alors rangées en désordre sur le quai des Tuileries, affluaient maintenant et forçaient le passage à grands coups de fouet. Pris entre les pompes et les carrosses, de nombreux spectateurs trébuchaient et tombaient dans les fossés. Ils aperçurent aussi des figures louches, l’épée à la main, qui attaquaient les bourgeois affolés et les dépouillaient.
— Regardez, Nicolas, les filous sont sortis des faubourgs.
— Ce qui me paraît plus grave, pour l’instant, c’est que le quai des Tuileries ne peut être rejoint et que le pont du Corps-de-Garde, donnant sur le jardin des Tuileries, est fermé. La seule issue est la rue Royale. Tout est réuni pour une confrontation générale.
— Mais voyez ce grand mouvement de peuple vers les quais ! Les gens s’écrasent et tentent de se réfugier le long du fleuve. Mon Dieu, je viens d’en voir au moins une douzaine qui sont tombés ! Le filet de Saint-Cloud[8] sera plein demain, et la Basse-Geôle comble.
La panique devint générale. Il y eut un mouvement affolé de reflux. Une partie de la foule, sur le pourtour de la place, ne semblait pas mesurer la gravité de la situation ; elle avançait calmement, inexorablement, vers la rue Royale afin de passer d’un plaisir à un autre et gagner par cette voie les Boulevards pour y admirer les illuminations et les attractions de la foire. Cependant, ceux qui n’avaient pu sortir de la nasse que constituait la place convergeaient depuis le centre vers la même artère sans se préoccuper du piège qui se refermait. Des voitures obstruaient le passage. Des hurlements parvinrent jusqu’à Nicolas, mais la rumeur de plusieurs dizaines de milliers de spectateurs couvrait ces signes avant-coureurs du désastre.
Ce que découvrit Nicolas à l’angle du bâtiment, quand il se pencha à nouveau pour regarder la rue
Royale, dépassait toutes ses craintes. Il cria à Semacgus, qui n’osait s’approcher du vide :
— Si rien ne vient arrêter le mouvement, nous courons à la catastrophe. Plus rien ne circule. Tout ce qui veut quitter la place s’engage dans la rue ; jusqu’au marché Daguesseau, elle est noire de monde. La foule des Boulevards veut rejoindre la place.
Au même instant, un long concert de hurlements et d’appels se fit entendre. Horrifié, Nicolas observa les deux mouvements contraires qui s’amplifiaient et accéléraient comme deux lames de fond opposées. Les passants qui se trouvaient pressés au milieu de la chaussée ne pouvaient ni avancer ni reculer, la rue s’étrécissant à cause d’un ressaut dû à des maisons non encore démolies ; ce réduit formait entonnoir. Des pierres de taille gisant sur le sol aggravaient le désordre et compliquaient le passage déjà difficile à cause de tranchées non fermées. Il vit des corps y glisser, immédiatement recouverts par d’autres couches humaines. Il distinguait, à la lumière des lanternes, les bouches ouvertes qui criaient leur terreur. Hommes, femmes, enfants, écrasés, pressés et bousculés, trébuchaient et tombaient, aussitôt piétinés par ceux qui les suivaient. À certains, compressés debout, le sang jaillissait des narines. Les tranchées furent bientôt aussi combles que des fosses communes. Comme un Moloch, le piège de la rue Royale dévorait les Parisiens. Au centre de la place, la statue du roi semblait naviguer sur un champ de lave ; seuls vestiges du naufrage de la fête, des braises rougeoyaient encore.
— Il faut porter secours à ces gens, dit Nicolas.
Suivi par Semacgus, il se précipita jusqu’à la petite porte qui conduisait aux combles. Elle résista à leurs efforts. Ils durent se rendre à l’évidence : elle était fermée de l’intérieur.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Semacgus. Il est notoire que vous escaladez les murailles comme un chat, mais ne comptez pas sur moi pour vous suivre.
— Rassurez-vous, je ne crois pas la descente possible par la façade sans filins. Mais j’ai d’autres cordes à mon arc.
Il fouilla dans sa poche et en tira un petit instrument pourvu de plusieurs lames. Il en introduisit une dans la serrure et tenta de faire jouer le pêne, mais elle se coinça contre un obstacle. Il donna un coup de pied rageur contre le chambranle de la porte, puis réfléchit un court instant.
— Puisqu’il en est ainsi, je jouerai les cheminées, il n’y a pas d’autre issue. Mais là aussi, il faut des cordes. Enfin, regardons toujours.
Ils regagnèrent la terrasse et Nicolas, après avoir gravi une échelle de fonte, se retrouva au faîte d’un de ces monuments de pierre. Il battit le briquet et, avec une feuille de son carnet, constitua une petite torche qu’il lâcha dans le vide. Le conduit descendait verticalement et semblait épouser ensuite une bande presque horizontale.
— Il y a des crampons dans la pierre, je vais descendre. Au pire, si je ne passe pas, je remonterai. Guillaume, vous demeurez ici.
— Que pourrais-je faire d’autre ? Mon embonpoint ne m’autorise pas à descendre.
La rumeur montant de la place était de plus en plus hachée de cris et de plaintes. Nicolas se dévêtit en hâte et enleva ses souliers.
— Je ne veux pas m’accrocher. Gardez mon fourniment. Cela me ronge de me sentir impuissant avec ce qui se passe en bas...
Avant de le remettre à Semacgus, il retira de la poche de son habit, au grand amusement du chirurgien, toujours étonné de ce qu’il pouvait en sortir, un petit morceau de bougie qu’il plaça entre ses dents. La descente fut aisée, facilitée par les crampons destinés au travail des ramoneurs. Nicolas songeait avec angoisse à la suite ; il n’était plus un enfant, mais un homme fait ayant dépassé la trentaine. La cuisine de Catherine et de Marion et les repas dans les estaminets avec son adjoint Bourdeau, amateur comme lui de franches lippées, avaient laissé des traces. Il toucha le fond. Deux conduits se présentaient à lui, l’ouverture de l’un étant dissimulée dans l’entrée de l’autre. Il choisit d’emprunter le moins incliné, jugeant qu’il devait rejoindre des foyers situés à des niveaux supérieurs. Ne pouvant la garder à la main, il alluma la bougie et la fixa entre un crampon et la paroi. Il allait devoir s’enfoncer à l’aveuglette dans une obscurité croissante.
Le risque de se trouver coincé dans ce boyau le rendait malade d’appréhension. Il songea soudain que les plis de sa chemise pourraient gêner sa progression, et s’en débarrassa. En haut, Semacgus, la voix blanche d’angoisse, dispensait des conseils qui lui parvenaient déformés par l’écho. Il prit son souffle et jeta ses jambes en avant. Il se sentit glisser dans une matière grasse, perdit un instant la notion du temps et de l’espace, avant un douloureux retour au réel. Bloqué par sa carrure, il était coincé et ne descendait plus. Pendant de longues minutes, il s’étira comme un chat, haussant une épaule puis l’autre. La figure grotesque d’un contorsionniste observé à la dernière foire Saint-Germain lui revint en mémoire. Il parvint enfin à forcer le passage et reprit sa progression. Il se sentit aspiré par le vide. Presque aussitôt, il tomba sur un amoncellement de bûches dans le foyer d’une immense cheminée. La pyramide s’écroula avec fracas sous son poids, et sa tête porta sur la plaque en bronze aux armes de France. Il fut surpris de ne s’être point assommé. Il se releva avec précaution et vérifia l’état de ses articulations ; à part quelques écorchures, il était indemne. Il se considéra dans l’immense trumeau surmonté d’un décor floral en stuc : un inconnu, noirci et sali par la suie, une figure d’épouvantail à la culotte déchirée, lui apparut. Il traversa une pièce pas encore meublée ni décorée, qui tenait plus de la caserne que du palais. Il ouvrit une porte et se retrouva à hauteur des salons de l’hôtel, là où les invités à la fête s’étaient pressés vers les balcons. Une foule désordonnée s’agitait comme une ruche bouleversée. Les uns s’agglutinaient aux croisées en se bousculant pour observer la place, les autres péroraient. Nicolas éprouva le sentiment d’un spectacle absurde, celui d’une comédie ou d’un ballet détraqué dans lequel des automates répétaient inlassablement les mêmes mimiques. Nul ne lui prêtait attention, alors que son torse souillé aurait dû attirer les regards.
Il retrouva l’escalier qui menait vers les combles. En le gravissant, il entendit le timbre grave de la voix de Semacgus mêlé à celui, plus aigu, de M. de La Briche. Ils descendaient tous deux si vite qu’ils tombèrent dans les bras de Nicolas. La catastrophe sur la place prenant de l’ampleur, l’introducteur des ambassadeurs avait voulu quérir Nicolas, mais la serrure de la porte se trouvait obstruée par un objet mystérieux en métal doré, une sorte de fuseau qu’il remit au commissaire. La clé, elle, gisait à terre. D’évidence, un mauvais plaisant s’était amusé aux dépens des spectateurs de la terrasse. Il veillerait à trouver le coupable, sans doute un de ces laquais insolents ou encore un de ces garçons bleus qui, en dépit de leur jeunesse, se croyaient tout permis à force d’approcher le trône.
— Monsieur le commissaire, ajouta-t-il, il faut m’aider à remettre un peu d’ordre ici. La presse est effroyable et nous avons des blessés à ne savoir qu’en faire. On en amène sans cesse. Les gardes de la Ville ne sont pas là. Leur chef, le major Langlumé, a disparu dès le début de la catastrophe pour donner des ordres à ses gens. Il n’a pas réapparu depuis. De plus, on me dit de divers côtés que des brigands mêlés à la foule attaquent les honnêtes citoyens.
Il baissa la voix.
— Beaucoup de nos invités ont mis l’épée à la main pour se faire jour dans la cohue ; cela a donné lieu à une tuerie effroyable à laquelle se sont ajoutées les victimes de voitures jetées au galop pour forcer le passage. M. le comte d’Argental, envoyé de Parme, a eu l’épaule démise et M. l’abbé de Raze, ministre du prince évêque de Bâle, a été renversé et se trouve horriblement froissé.
— M. de Sartine est-il informé de ce qui se passe ? demanda Nicolas.
— Je lui ai dépêché un messager. J’espère que le lieutenant de police est désormais au fait de la gravité de la situation.
Deux hommes entrèrent, portant une femme sans connaissance, en grand falbala, dont l’une des jambes pendait selon un angle inhabituel. Son visage ensanglanté n’avait plus aspect humain, tant il était aplati. Semacgus se précipita, mais, après un court examen, se releva en secouant la tête en signe de dénégation. D’autres corps arrivaient, tout aussi pantelants. Pendant de longs moments, ils aidèrent à l’accueil des blessés avec les pauvres moyens du bord. Nicolas attendait le retour de l’émissaire envoyé à Sartine. Voyant qu’il ne reparaissait pas et après avoir récupéré son habit, il décida de tenter une sortie afin de se faire une idée plus précise du désastre. Il entraîna le chirurgien de marine à sa suite.
Après s’être frayé un chemin dans le désordre d’une foule qui entrait et sortait et dans laquelle ils observèrent avec irritation nombre de curieux oisifs, ils parvinrent sur la place Louis-XV. La grande rumeur de la fête s’était tue, mais les cris et les gémissements montaient de tous côtés. Nicolas heurta de front l’inspecteur Bourdeau, son adjoint, qui donnait des ordres à un groupe d’hommes du guet.
— Ah ! Nicolas, s’exclama-t-il, nous ne savons plus où donner de la tête ! Le feu est circonscrit, les pompes à eau des dépôts de la Madeleine et du marché Saint-Honoré y ont pourvu. Les filous sont presque dispersés, encore que certains tentent de dépouiller les morts. On dégage les victimes, les corps reconnus sont portés sur le boulevard.
Bourdeau paraissait accablé. L’immense esplanade offrait le spectacle terrible d’un champ de bataille la nuit. Une fumée noire et âcre montait en tournoyant, puis, rabattue par les vents, retombait, estompant les lumières sous un voile funèbre. Au centre de la place se dressait, comme un échafaud sinistre, les restes des architectures de triomphe. Entre deux volutes, le monarque de bronze, impavide et indifférent, dominait l’ensemble. Semacgus, qui avait surpris le regard de Nicolas, murmura : « Le Cavalier de l’Apocalypse ! » À gauche, en regardant la rue Royale, le long du bâtiment du Garde-Meuble, on avait commencé à aligner les morts que des sauveteurs fouillaient afin de déterminer leur identité et de l’indiquer sur des étiquettes en vue de faciliter la reconnaissance ultérieure par les familles. Bourdeau et ses hommes avaient rétabli un semblant d’ordre. Des escouades de volontaires descendaient dans les tranchées de la rue Royale après qu’un périmètre difficilement contenu avait été tracé. Une chaîne commençait à se constituer. Dès que les victimes avaient été extraites, on tentait de déterminer celles qui étaient encore en vie afin de les diriger vers des postes de secours improvisés où des médecins et des apothicaires accourus dispensaient leurs soins et tentaient l’impossible. Nicolas constata, horrifié, que remonter les corps n’était pas chose facile, tant les couches successives avaient été pressées par le poids de l’ensemble ; c’était un mortier humain que l’on dissociait avec peine. Il constata aussi que la plupart des morts appartenaient à la classe la plus modeste du peuple. Certains portaient des blessures qui ne pouvaient être dues qu’à des coups de canne ou d’épée donnés volontairement.
— La rue est restée aux plus forts et aux plus riches, grommela Bourdeau.
— Les filous auront bon dos, renchérit Nicolas. Les fiacres et les carrosses ont leur part du massacre, et ceux qui se sont frayé un chemin sanglant, encore davantage !
Jusqu’au petit matin, ils aidèrent à trier les morts et les blessés. Alors que le soleil pointait, Semacgus attira le commissaire et Bourdeau vers un coin du cimetière de la Madeleine où des corps avaient été rassemblés. Il semblait perplexe. Il leur montra du doigt une jeune fille allongée entre deux vieillards. Il s’agenouilla et dégagea le haut du cou. De chaque côté s’imprimaient en marques bleuâtres des traces de doigts. Il remua la tête de la morte dont la bouche était tordue et à demi entrouverte ; elle fit entendre un bruit de sable. Le commissaire considéra Semacgus.
— Voilà une bien étrange blessure pour quelqu’un qui est censé avoir été écrasé.
— C’est bien ce qu’il me semble, confirma le chirurgien. Elle n’a point été comprimée, mais bien proprement étranglée.
— Qu’on fasse mettre le corps à part et qu’on le porte ensuite à la Basse-Geôle. Bourdeau, il faudra prévenir l’ami Sanson.
Nicolas regarda Semacgus.
— Vous savez que je n’ai confiance qu’en lui et... en vous, bien sûr, pour ce genre d’opération.
Il procéda à quelques investigations préalables, mais la victime ne portait que ses vêtements, dont il nota la qualité. Point de sac ni de réticule, aucun bijou. Une des mains étant crispée, il la desserra et trouva une perle noire percée, de jais ou d’obsidienne. Il l’enveloppa dans son mouchoir. Bourdeau revenait avec deux porteurs et un brancard.
La fatigue les submergea alors qu’ils scrutaient le visage convulsé de la jeune victime. Il n’était plus question d’aller se restaurer chez la Paulet. Le soleil qui se levait sur cette matinée de sang et de deuil ne parvenait pas à dissiper la brume humide d’un temps d’orage. Paris était sans contours et sans consistance ; il semblait avoir peine à se réveiller d’un drame qui, de proche en proche, gagnerait la ville et la Cour, frapperait quartiers et faubourgs et assombrirait, à Versailles, le réveil d’un vieux roi et d’un couple d’enfants.