12 Questions et réponses

« Eh bien ? » questionna Nynaeve avec autant de patience qu’elle en avait en son pouvoir. Maintenir ses mains dans son giron était un effort, de même que rester assise sans bouger sur son lit. Elle étouffa un bâillement. L’heure était matinale et voilà trois nuits qu’elle avait mal dormi. La cage d’osier était vide, le pinson rendu à la liberté. Elle souhaitait être libre.

Élayne était agenouillée sur son propre lit, la tête et les épaules hors de la fenêtre donnant sur l’étroite ruelle derrière la maison. De là, elle avait juste le plus mince aperçu de l’arrière de la Petite Tour, où la plupart des Députées recevaient déjà ce matin l’ambassadrice de la Tour Blanche. Une vue réduite mais suffisante pour voir une partie de la garde-protection-contre-les-oreilles-indiscrètes qui entourait l’auberge. C’était la sorte qui empêchait d’entendre avec le Pouvoir quiconque essaierait. Le prix de partager les mêmes connaissances.

Au bout d’un instant, Élayne se rassit sur ses talons, la frustration peinte sur le visage. « Rien. Vous disiez que ces flots pouvaient se frayer un passage sans être détectés. Je ne crois pas avoir été remarquée, mais ce qui est certain c’est que je n’ai rien entendu. »

Cette dernière phrase était destinée à Moghedien, assise sur leur tabouret instable dans un coin, l’absence de sueur sur elle irritait Nynaeve au plus haut point. Elle prétendait qu’il fallait travailler longtemps avec le Pouvoir avant d’atteindre le détachement nécessaire pour être inaccessible à la chaleur ou au froid, ce qui ne valait guère mieux que les vagues promesses des Aes Sedai que cela « finirait bien un jour » par venir. Nynaeve et Élayne ruisselaient de sueur, Moghedien avait l’air fraîche comme un jour de début de printemps et, par la Lumière, c’était horripilant !

« J’ai dit qu’ils le devraient. » Les yeux noirs de Moghedien allaient de l’une à l’autre comme pour se défendre, bien que la plupart du temps fixés sur Élayne ; elle se concentrait toujours sur celle qui portait le bracelet de l’a’dam. « Ils le devraient. Il y a mille façons de lisser des gardes. Pratiquer dans l’une un trou peut demander des jours. »

Nynaeve tint sa langue, mais de justesse. Elles essayaient depuis des jours. Celui-ci était le troisième depuis l’arrivée de Tarna Feir, et l’Assemblée des Députées conservait étroitement par-devers elle le message que la Sœur Rouge apportait de la part d’Élaida. Oh, bon, Sheriam, Myrelle et consorts étaient au courant – Nynaeve n’aurait pas été surprise qu’elles l’aient été avant l’Assemblée – mais même Siuan et Leane avaient été tenues à l’écart de ces réunions quotidiennes. Du moins l’avaient-elles déclaré.

Nynaeve s’aperçut qu’elle tiraillait sur ses jupes et contraignit ses mains au repos. Il fallait qu’elles se débrouillent vaille que vaille pour découvrir ce que voulait Élaida – et plus important encore, la réponse de l’Assemblée. Il le fallait. N’importe comment.

« Je dois partir, dit Élayne avec un soupir. Je suis obligée de montrer encore à d’autres Sœurs comment je fais des ter’angreals ». Très peu d’Aes Sedai dans Salidar y étaient aptes, mais toutes voulaient apprendre, et la plupart semblaient croire qu’elles en étaient capables, une fois qu’elles avaient obligé Élayne à répéter assez souvent sa démonstration. « Mieux vaut que vous vous chargiez de ça, ajouta-t-elle en détachant le bracelet. Je veux essayer une manière nouvelle de procéder après que les Sœurs en auront terminé avec moi, puis j’ai une classe de novices. » Ce qui n’avait pas l’air de la réjouir non plus, pas comme avant la première fois. Chaque cours fini, elle en revenait si agacée qu’elle était hérissée comme un chat. Les plus jeunes étaient trop pressées, bondissant vers des choses qu’elles n’avaient aucune idée comment appréhender, souvent sans demander la permission d’abord, et les plus âgées, bien que légèrement plus prudentes, étaient beaucoup plus susceptibles de discuter, ou carrément de regimber contre un ordre donné par une jeune femme qui avait six ou sept ans de moins qu’elles. Élayne avait commencé à marmotter « espèces de novices écervelées » et « idiotes entêtées » comme une Acceptée promue à ce rang depuis dix ans. « Vous voilà avec le temps de poser des questions. Peut-être aurez-vous plus de chance que moi pour découvrir comment on repère un homme qui canalise. »

Nynaeve secoua la tête. « Ce matin, je suis censée assister Janya et Delana dans la transcription de leurs notes. » Elle ne put retenir une grimace. Delana était une Députée de l’Ajah Grise, comme Janya pour l’Ajah Brune, mais Nynaeve n’obtiendrait pas le moindre indice de quoi que ce soit par elles. « Et j’ai encore une leçon avec Theodrine. » Encore une perte de temps. Tout le monde à Salidar perdait son temps. « Gardez-le sur vous », dit-elle comme Élayne s’apprêtait à accrocher le bracelet sur une patère avec leurs vêtements.

La jeune fille blonde soupira avec affectation, mais referma le bracelet sur son poignet. De l’avis de Nynaeve, Élayne avait bien trop confiance en cet a’dam. C’est vrai, tant que le collier demeurait au cou de Moghedien, n’importe quelle femme en mesure de canaliser pouvait la trouver avec le bracelet et la maîtriser. Si personne ne portait le bracelet, elle ne pouvait pas s’en éloigner de plus d’une douzaine de pas sans s’effondrer sur les genoux en proie à des haut-le-cœur incoercibles, et de même si elle déplaçait le bracelet de quelques pouces de l’endroit où il avait été laissé, ou si elle essayait de détacher le collier. Possible que même suspendu à une patère il gardait son emprise sur elle, mais peut-être qu’une des Réprouvés pouvait trouver une solution à cela, avec assez de chance. Une fois, dans la ville de Tanchico, Nynaeve avait laissé Moghedien bloquée par un écran et liée avec le Pouvoir, juste quelques instants, et celle-ci avait réussi à s’enfuir. La manière dont elle s’y était prise avait été l’une des premières choses au sujet desquelles Nynaeve l’avait questionnée après l’avoir de nouveau capturée, encore que lui extirper une réponse oblige presque à lui tordre le cou. Un écran noué est vulnérable, semblait-il, si la femme qui en est entourée a un peu de temps devant elle et de la patience. Élayne insistait que cela ne marcherait pas contre l’a’dam – il n’y avait pas de nœud à attaquer et, avec le collier autour de son cou, Moghedien ne pouvait même pas tenter d’atteindre la Saidar sans autorisation – mais Nynaeve préférait ne pas courir de risques.

« Écrivez lentement, dit Élayne. J’ai écrit pour Delana déjà. Elle ne peut pas souffrir les taches ou les erreurs. Elle vous obligera à recommencer cinquante fois si nécessaire pour avoir une page propre. »

Nynaeve se renfrogna. Sa propre écriture n’était peut-être pas aussi nette et élégante que celle d’Élayne, mais elle n’était pas une rustaude qui venait juste d’apprendre quel bout de la plume on trempe dans l’encre. Sa cadette n’émit pas de remarque sur sa mine, elle se glissa simplement hors de la chambre avec un dernier sourire. Peut-être n’avait-elle voulu que lui rendre service. Si les Aes Sedai en venaient jamais à savoir combien Nynaeve détestait ces travaux d’écriture, elles les lui assigneraient comme pénitence.

« Peut-être devriez-vous aller retrouver Rand », déclara brusquement Moghedien. Elle était assise de façon différente, plus droite. Ses yeux noirs se fixaient fermement sur ceux de Nynaeve. Pourquoi ?

« Qu’est-ce que vous vous voulez dire par là ? questionna impérieusement Nynaeve.

— Vous et Élayne devriez vous rendre à Caemlyn, auprès de Rand. Elle pourrait être reine et vous… » Le sourire de Moghedien n’avait rien de plaisant. « Tôt ou tard, elles vous planteront sur une chaise et vous cuisineront pour vous arracher comment vous obtenez toutes ces découvertes merveilleuses et pourtant vous tremblez comme une gamine surprise avec des bonbons volés quand vous essayez de canaliser pour elles.

— Je ne… ! » Elle ne voulait pas se justifier, pas devant cette femme. Pourquoi Moghedien se montrait-elle soudain aussi hardie ? « Rappelez-vous simplement que quoi qu’il m’arrive, si elles apprennent la vérité, votre tête sera sur le billot avant que la semaine soit écoulée.

— Tandis que vous aurez plus longtemps à souffrir. Une fois, Semirhage a fait hurler un homme la journée entière pendant cinq ans. Elle l’a même maintenu sain d’esprit mais, finalement, même elle n’a pas réussi à ce que son cœur continue de battre. Je doute qu’une de ces gamines ait le dixième du talent de Semirhage, n’empêche que vous risquez de constater de première main le degré de leur habileté. »

Comment cette femme osait-elle dire cela ? Son habituelle anxiété servile avait été rejetée comme une peau de serpent. On aurait cru deux égales discutant d’un sujet sans grande importance. Non, pire. L’attitude de Moghedien disait qu’il n’avait guère d’importance pour elle, mais une terrible pour Nynaeve. Nynaeve regretta de ne pas avoir le bracelet. Ç’aurait été un réconfort. Impossible que les sentiments de Moghedien soient aussi paisibles et détachés que son visage, et sa voix.

Nynaeve se sentit la respiration coupée. Le bracelet. Voilà la raison. Le bracelet n’était pas dans la chambre. Une boule de glace se forma au creux de son estomac ; la sueur sembla subitement rouler sur sa figure en plus forte abondance. Logiquement, il n’y avait pas de différence que le bracelet soit là ou pas. Élayne le portait – Je vous en supplie, Lumière, ne la laissez pas l’avoir enlevé ! – et l’autre moitié de l’a’dam était solidement bouclé autour du cou de Moghedien. Seulement la logique n’entrait pas en ligne de compte. Nynaeve n’avait jamais été seule avec cette femme sans que le bracelet y soit aussi. Ou, plutôt, les fois où elle l’avait été s’étaient presque terminées en désastre total. Moghedien n’avait pas l’a’dam sur elle à l’époque, mais cela ne changea rien pour Nynaeve. L’autre était une des Réprouvés, elles étaient seules et Nynaeve n’avait aucun moyen de la maîtriser. Elle empoigna ses jupes pour s’empêcher d’empoigner la dague qu’elle portait à la ceinture.

Le sourire de Moghedien s’élargit, comme si elle avait lu ses pensées. « En disant cela, soyez assurée que j’ai votre intérêt à cœur. Ceci » – sa main erra un instant près du collier, évitant avec soin de le toucher – « me retiendra dans Caemlyn aussi bien qu’ici. L’esclavage là-bas vaut mieux que la mort ici. Par contre, ne tardez pas trop à vous décider. Au cas où ces prétendues Aes Sedai se résoudraient à retourner à la Tour, quel plus beau cadeau apporter au nouveau Siège d’Amyrlin que vous, une femme si proche de Rand al’Thor ? Et Élayne. S’il ressent pour elle la moitié de ce qu’elle éprouve pour lui, l’avoir là-bas sera une corde attachée à lui qu’il ne sera jamais en mesure de trancher. »

Nynaeve se leva, raidissant ses genoux. « Faites maintenant les lits et nettoyez la chambre. Je compte la trouver impeccable à mon retour.

— Combien de temps avez-vous ? » dit Moghedien avant qu’elle atteigne la porte. Elle aurait aussi bien pu demander si l’eau était chaude pour le thé. « Quelques jours au maximum avant qu’elles envoient leur réponse à Tar Valon ? Quelques heures ? Quel poids accorderont-elles à Rand al’Thor, et même aux crimes supposés d’Élaida, en regard de rendre de nouveau intacte leur précieuse Tour Blanche ?

— Occupez-vous spécialement des pots de chambre, ordonna Nynaeve sans se retourner. Je veux qu’ils soient propres, cette fois-ci. » Elle s’en alla avant que Moghedien ait eu le temps d’ajouter autre chose, refermant d’un geste ferme la porte derrière elle.

Elle s’adossa contre les planches de bois rugueuses, respirant profondément dans l’étroit couloir sans fenêtre. Elle plongea la main dans son aumônière, en extirpa un petit sac et fourra dans sa bouche deux feuilles de menthe ridées. La menthe mettait du temps à apaiser un estomac brûlant, mais elle mâcha et avala comme si la hâte devait accentuer le processus. Les quelques dernières minutes avaient été un coup après l’autre, Moghedien réduisant à néant une certitude après l’autre dont elle avait eu la conviction bien ancrée. En dépit de toute sa méfiance, elle avait cru Moghedien domptée. Faux. Ô Lumière, faux. Elle avait été sûre que Moghedien en savait concernant Élayne et Rand aussi peu que les Aes Sedai. Faux. Quant à la suggestion d’aller le rejoindre… Elles avaient parlé trop librement devant elle. Quoi d’autre avaient-elles laissé échapper, et comment Moghedien pouvait-elle l’utiliser ?

Sortant du salon de la petite maison, une autre Acceptée pénétra dans le couloir obscur et Nynaeve se redressa, rangeant la menthe et remettant sa robe en ordre. Chaque pièce sauf le salon sur le devant avait été transformé en dortoir, pour Acceptées et servantes, à trois ou quatre par chambre pas plus grande que celle derrière elle, et quelquefois à deux dans un lit. L’autre Acceptée était menue, presque frêle, avec des yeux gris, et prompte à sourire. Native d’Illian, Emera n’éprouvait pas de sympathie pour Siuan ou Leane, ce que Nynaeve jugeait facile à comprendre, et pensait qu’elles devraient être renvoyées – décemment, selon sa formule – comme les femmes désactivées l’avaient toujours été mais, cela à part, elle était charmante, pas même irritée qu’Élayne et Nynaeve jouissent de « plus de place » ou que « Marigan » se charge de leurs corvées. Celles qui réagissaient autrement n’étaient pas peu nombreuses.

« J’ai appris que vous exécutez des travaux d’écriture pour Janya et Delana, déclara-t-elle de sa voix haut perchée en passant devant Nynaeve pour gagner sa propre chambre. Suivez mon conseil et écrivez aussi vite que vous pouvez. Janya se soucie davantage de voir toutes ses paroles enregistrées que de quelques taches. »

Nynaeve darda un regard furieux sur le dos d’Emera. Écrivez lentement pour Delana. Écrivez vite pour Janya. Voilà vraiment une masse de beaux conseils. En tout cas, elle n’allait pas s’inquiéter maintenant de répandre des taches sur du papier. Ni même de Moghedien jusqu’à ce qu’elle ait eu une chance d’en discuter avec Élayne.

Secouant la tête et parlant entre ses dents, elle sortit dans la rue à grands pas. Peut-être s’était-elle montrée négligente, avait-elle laissé aller les choses, mais il était temps de se secouer et de cesser. Elle savait qui elle devait trouver.

Au cours de ces quelques jours, une chape de calme s’était abattue sur Salidar. D’une part, les forges à l’extérieur du village étaient silencieuses. Chacun avait été averti de tenir sa langue pendant que Tarna était là, concernant l’ambassade partie pour Caemlyn, concernant Logain, bien à l’abri dans un des camps de soldats, et la raison pour laquelle ceux-ci avaient été rassemblés. Ce qui avait inoculé à la plupart la peur de prononcer le moindre mot plus haut qu’un murmure. Le bourdonnement faible des conversations avait un accent anxieux.

Tout le monde en était affecté. Les serviteurs, qui normalement se hâtaient, se déplaçaient maintenant d’une démarche hésitante et jetaient des coups d’œil inquiets par-dessus leur épaule. Même les Aes Sedai paraissaient méfiantes sous leurs airs de sérénité, se dévisageant mutuellement d’un œil calculateur. Il y avait peu de soldats dans les rues, à présent, comme si Tarna n’en avait pas vu son content le premier jour et n’en avait pas tiré ses propres conclusions. La réponse qu’il ne fallait pas émise par l’Assemblée nouerait une corde autour de leurs cous à tous ; même les dirigeants et les nobles qui désiraient se tenir à l’écart des troubles à la Tour pendraient probablement les soldats qui leur tomberaient sous la main, juste pour éviter que se répande la notion de rébellion. Conscients de l’incertitude des temps, ces rares soldats arboraient une expression soigneusement maintenue neutre ou un front plissé par l’anxiété. Sauf Gareth Bryne, qui attendait patiemment devant la Petite Tour. Il avait été là tous les jours, avant même l’arrivée des Députées jusqu’à leur départ. Elle pensait qu’il voulait s’assurer qu’elles se souvenaient de lui, et de ce qu’il accomplissait pour elles. La fois où elle avait vu sortir les Députées, elles n’avaient pas paru enchantées de sa présence.

Seuls les Liges n’avaient pas modifié leur manière d’être depuis l’arrivée de la Sœur Rouge. Ni les Liges ni les enfants. Nynaeve sursauta quand trois petites filles jaillirent devant elle comme un vol de cailles, des rubans dans les cheveux, en sueur, poussiéreuses et riant tout en courant. Les enfants ne savaient pas ce que Salidar attendait et probablement ne le comprendraient pas si elles le savaient. Chaque Lige suivait son Aes Sedai, quoi qu’elle décide et où qu’elle aille, sans sourciller.

La plupart des conversations à voix basse semblaient avoir le temps pour sujet. Cela et des récits venus d’ailleurs sur d’étranges occurrences ; des veaux à deux têtes qui parlaient et des hommes étouffés par des essaims de mouches, tous les enfants d’un village disparus au beau milieu de la nuit et des gens frappés à mort en plein jour par quelque chose d’invisible. Quiconque était en mesure de réfléchir sainement comprenait que la sécheresse et la chaleur anormale étaient dues à la main du Ténébreux posée sur le monde, mais même la plupart des Aes Sedai mettaient en doute les affirmations d’Élayne et de Nynaeve que les autres incidents étaient aussi réels, que des bulles de mal s’élevaient de la prison du Ténébreux dont les sceaux s’affaiblissaient, s’élevaient et flottaient le long du Dessin jusqu’à ce qu’elles éclatent. La plupart des gens étaient incapables de raisonner juste. Certains en rendaient Rand responsable. Certains disaient que le Créateur était mécontent que le monde ne se soit pas rassemblé derrière le Dragon Réincarné, ou mécontent que les Aes Sedai ne l’aient pas capturé et neutralisé, ou mécontent que des Aes Sedai se soient opposées à une Amyrlin régnante. Nynaeve avait entendu des gens affirmer que le temps se rétablirait dès que la Tour aurait repris son unité. Elle se força un chemin à travers la cohue.

« … jure que c’est vrai ! chuchota une cuisinière, de la farine jusqu’aux coudes. Il y a une armée de Blancs Manteaux massée sur l’autre rive de l’Eldar qui n’attend qu’un mot d’Élaida pour attaquer. » À part le temps et les veaux à deux têtes, les histoires de Blancs Manteaux surpassaient en nombre toutes les autres, mais des Blancs Manteaux attendant des ordres d’Élaida ? La chaleur avait fondu le cerveau de cette femme !

« La Lumière m’en soit témoin, c’est exact », murmurait un roulier grisonnant à une femme au front soucieux dont la robe de laine bien coupée la désignait comme femme de chambre d’une Aes Sedai. « Elaida est morte. La Rouge est venue convoquer Sheriam pour être la prochaine Amyrlin. » La femme hocha la tête, gobant chaque mot.

« Je dis qu’Élaida est une bonne Amyrlin, proclama un homme en cotte grossière qui hissait un fagot sur son épaule. Aussi bonne que n’importe qui. » Il ne chuchotait pas à l’adresse de son compagnon. Il parlait fort, s’efforçant de ne pas regarder autour de lui pour voir qui l’avait entendu.

La bouche de Nynaeve eut un pli amer. Il voulait être entendu. Comment Élaida avait-elle découvert Salidar si vite ? Tarna devait avoir quitté Tar Valon peu après que les Aes Sedai avaient commencé à se rassembler dans le village. Siuan avait souligné d’un air sombre qu’une quantité de Sœurs Bleues manquaient encore – le message original disant de gagner Salidar avait été destiné aux Bleues – et Alviarine savait à la perfection appliquer la question, la torture. Une pensée qui serrait l’estomac, mais pas aussi déchirante que l’explication la plus courante : des partisans secrets d’Élaida ici dans Salidar. Chacun regardait du coin de l’œil chacun des autres et le bûcheron n’était pas le premier que Nynaeve avait entendu dire à peu près la même chose, de la même façon. Les Aes Sedai ne le disaient peut-être pas, mais Nynaeve soupçonnait que certaines en avaient envie. Tout cela plongeait Salidar dans une atmosphère fiévreuse, et pas une plaisante. Cela justifiait plus encore ce qu’elle faisait.

Trouver qui elle cherchait demanda du temps. Elle avait besoin de groupes d’enfants en train de jouer, et il n’y avait pas beaucoup d’enfants à Salidar. Comme elle s’y attendait, Birgitte regardait cinq garçonnets qui gambadaient dans la rue en se lançant un petit sac rempli de cailloux, tous s’esclaffant quand l’un d’eux était atteint, y compris celui qui avait reçu le coup. Cela n’avait pas plus de rime ni de raison que la plupart des jeux de garçons. Ou d’hommes.

Birgitte n’était pas seule, bien sûr. Elle l’était rarement à moins qu’elle ne s’y efforce. Areina était à côté d’elle, épongeant la sueur qui dégoulinait sur sa figure et tâchant de dissimuler l’ennui que lui inspiraient les gamins. D’un an ou deux plus jeune que Nynaeve, Areina portait ses cheveux noirs tressés en une natte unique selon le modèle de celle, blonde, de Birgitte, mais dépassant encore à peine ses épaules ; celle de Birgitte tombait comme il se doit jusqu’à sa taille. Son habillement copiait aussi celui de Birgitte – une tunique gris clair s’arrêtant à la taille et des chausses volumineuses couleur de bronze, resserrées à la cheville au-dessus de courtes bottes à haut talon – et de même l’arc qu’elle tenait et le carquois à sa ceinture. Nynaeve ne pensait pas qu’Areina avait jamais tenu d’arc avant d’avoir rencontré Birgitte. Elle feignit d’ignorer sa présence.

« J’ai besoin de vous parler, dit-elle à Birgitte. Seule. »

Areina la regarda brièvement, le regard de ses yeux bleus proche du mépris. « J’aurais cru que vous porteriez votre châle par cette belle journée, Nynaeve. Oh, sapristi. Vous avez l’air de transpirer comme un cheval. Pourquoi donc ? »

Le visage de Nynaeve se ferma. Elle s’était montrée amicale avec cette jeune femme avant Birgitte, mais l’amitié s’était dissoute en arrivant à Salidar. Apprendre que Nynaeve n’était pas une Aes Sedai de plein droit avait provoqué plus que de la déception. Seule une requête de Birgitte avait empêché Areina d’informer les Aes Sedai qu’elle avait prétendu en être une. De plus, Areina avait prononcé les serments des Chasseurs-en-Quête-du-Cor-de-Valère et Birgitte était certainement un meilleur modèle que Nynaeve pour cette existence-là. Et dire qu’elle avait naguère pris cette fille en pitié à cause de ses meurtrissures !

« D’après votre tête, commenta Birgitte avec un sourire emperlé de sueur, ou bien vous êtes prête à étrangler quelqu’un – probablement Areina, ici – ou votre robe est tombée par terre au beau milieu d’un groupe de soldats et vous n’aviez pas de chemise. » Areina émit un rire bref, mais elle avait l’air choquée. Pourquoi elle l’était, Nynaeve ne le comprenait pas ; cette fille avait eu largement le temps de s’habituer au prétendu sens de l’humour de Birgitte, d’un genre plus approprié à quelque gaillard pas rasé, le nez dans une chope et le ventre plein de bière légère.

Nynaeve observa le jeu des garçonnets pendant une minute pour donner à son irritation une chance de se calmer. Complètement stupide de se mettre en colère alors qu’elle avait une faveur à demander.

Seve et Jaril se trouvaient parmi les gamins qui esquivaient et lançaient le sac. Les Jaunes avaient eu raison à leur sujet ; du temps était ce dont ils avaient besoin. Au bout de près de deux mois à Salidar avec d’autres enfants et rien à craindre, ils riaient et criaient aussi fort que les autres.

Une pensée la frappa subitement comme un marteau. « Marigan » s’occupait toujours d’eux, encore qu’à contrecœur, veillait à ce qu’ils soient baignés et nourris, mais maintenant qu’ils avaient recommencé à parler ils pouvaient dire n’importe quand que cette femme n’était pas leur mère. Peut-être l’avaient-ils déjà dit. Cela ne susciterait pas obligatoirement de questions, mais n’était pas impossible, et des questions risquaient de provoquer l’effondrement sur leurs têtes de la maison de brindilles qu’elles avaient échafaudée. La boule de glace réapparut au fond du ventre de Nynaeve. Pourquoi n’avait-elle pas songé à cela plus tôt ?

Elle sursauta quand Birgitte lui toucha le bras. « Qu’est-ce qui ne va pas, Nynaeve ? À vous voir, on croirait que votre meilleure amie vient de mourir en vous maudissant avec son dernier souffle. »

Areina s’éloignait à grandes enjambées, le dos raide, jetant un coup d’œil dans leur direction par-dessus son épaule. Elle regardait Birgitte boire et flirter avec des hommes sans sourciller et même essayait de l’imiter et par contre elle se hérissait chaque fois que Birgitte voulait être seule avec Élayne ou Nynaeve. Les hommes n’étaient pas une menace ; seules les femmes pouvaient être amies selon Areina, mais seule elle pouvait être l’amie de Birgitte. L’idée d’avoir deux amies lui semblait étrangère. Bah, assez de se préoccuper d’elle.

« Pourriez-vous nous procurer des chevaux ? » Nynaeve essaya de raffermir sa voix. Ce n’était pas ce qu’elle était venue demander. Mais Seve et Jaril justifiaient parfaitement la question. « Combien de temps cela prendra-t-il ? »

Birgitte l’entraîna hors de la rue, à l’entrée d’une venelle serrée entre deux maisons rongées par les intempéries, et regarda attentivement de tous côtés avant de répondre. Personne n’était assez près pour entendre ou ne leur prêtait attention. « Un jour ou deux. Uno me disait justement…

— Pas Uno ! Nous le laisserons en dehors de cela, Juste vous, moi, Élayne et Marigan. À moins que Thom et Juilin ne reviennent à temps. Et Areina, je suppose, si vous insistez.

— Areina est une idiote à certains points de vue, répliqua lentement Birgitte, mais la vie la dressera ou l’éliminera. Vous savez bien que je n’insisterais jamais pour qu’elle nous accompagne si vous et Élayne n’en voulez pas. »

Nynaeve garda le silence. Birgitte réagissait comme si c’était elle la jalouse ! Que Birgitte veuille s’acoquiner avec quelqu’un d’aussi girouette qu’Areina ne la regardait pas.

Frottant un doigt replié contre ses lèvres, Birgitte fronça les sourcils. « Thom et Juilin sont des vaillants, mais le meilleur moyen d’éviter les ennuis est de s’assurer que personne ne veut vous en causer. Une douzaine environ de Shienarans en armure – ou sans – aurait un bon effet dissuasif en pareil cas. Je ne comprends pas ce qui se passe entre vous et Uno. Il a du ressort et vous suivrait, vous et Élayne, jusque dans le Gouffre du Destin. » Un sourire soudain illumina son visage. « Par ailleurs, c’est un beau gars bien bâti.

— Nous n’avons pas besoin de quelqu’un pour nous tenir la main », lui répliqua Nynaeve d’un ton guindé. Beau gars bien bâti ? Ce cache-œil peint lui traversa l’esprit dans une vision qui lui retourna l’estomac, ainsi que les cicatrices. Cette femme avait les goûts les plus étranges en ce qui concernait les hommes. « Nous sommes capables de nous tirer de n’importe quoi qui se dresse en travers de notre chemin. Je pensais que nous l’avions déjà prouvé, si besoin était de le prouver.

— Je sais que nous le pouvons, Nynaeve, mais nous attirerons les ennuis comme des mouches vers un tas de fumier. L’Altara est sourdement en ébullition. Chaque jour apporte une autre nouvelle de Fidèles du Dragon et je suis prête à parier ma plus belle robe de soie contre une de vos vieilles chemises que la moitié d’entre eux ne sont en réalité que des brigands qui verront en quatre femmes seules une proie facile. Le Murandy est pire, à ce que j’ai entendu dire, plein de Fidèles du Dragon, de bandits et de réfugiés du Cairhien, redoutant que le Dragon Réincarné leur tombe dessus du jour au lendemain. Je présume que vous n’avez pas l’intention de traverser le fleuve pour aller en Amadicia. Je présume qu’il s’agit de Caemlyn. » Sa natte au tressage compliqué se balança légèrement comme elle inclinait la tête et soulevait un sourcil interrogateur. « Est-ce qu’Élayne est d’accord avec vous à propos d’Uno ?

— Elle le sera, murmura Nynaeve.

— Je vois. Eh bien, à ce moment-là, je procurerai autant de chevaux qu’il nous en faudra. Mais je veux qu’elle me dise pourquoi nous ne pouvons pas emmener Uno. »

Son inébranlable irrévocabilité de ton enflamma de colère le visage de Nynaeve. Si elle demandait le plus gentiment du monde à Élayne de dire à Birgitte qu’Uno devait rester ici, les chances seraient fortes qu’elles le trouvent attendant au bord de la route, et Birgitte toute stupeur qu’il soit parvenu à savoir qu’elles partaient et de quel côté. Cette femme était peut-être le Lige d’Élayne, mais parfois Nynaeve se demandait laquelle des deux avait vraiment le commandement. Quand elle retrouverait Lan – quand et pas si ! – elle avait l’intention de lui faire prêter des serments propres à ce qu’il en ait les cheveux qui se dressent sur sa tête l’obligeant à se soumettre à ce qu’elle déciderait.

Elle aspira profondément à plusieurs reprises pour se calmer. Inutile de discuter avec un mur de pierre. Autant qu’elle passe à la raison qui l’avait poussée en premier à la recherche de Birgitte.

D’un air détaché, elle s’enfonça d’un pas dans l’étroite venelle, obligeant l’autre femme à la suivre.

Des broussailles qui y avaient été fauchées demeuraient sous les pieds leurs bouts de tiges jaunies façon éteule. S’efforçant de paraître désinvolte, elle examina la cohue dans la rue. Toutefois, personne ne leur accordait plus d’un coup d’œil. N’empêche qu’elle baissa la voix. « Nous avons besoin de savoir ce que Tarna dit à l’Assemblée, et ce que les Députées lui disent. Élayne et moi, nous avons essayé de le découvrir, mais elles établissent des gardes contre les indiscrétions. Toutefois seulement avec le Pouvoir. Elles sont tellement convaincues que c’est possible d’écouter de cette façon qu’elles semblent avoir oublié l’oreille que l’on colle contre une porte. Si quelqu’un allait… »

Birgitte lui coupa la parole d’une voix sèche. « Non.

— Au moins réfléchissez-y. Élayne ou moi courons dix fois plus de risques que vous d’être découvertes. » Elle pensait ajouter qu’Élayne était assez astucieuse, mais l’autre eut un reniflement de dédain.

« J’ai dit non ! Vous vous êtes montrée sous bien des aspects depuis que je vous ai rencontrée, Nynaeve, mais jamais sous celui d’une simple d’esprit. Par la Lumière, elles vont l’annoncer à tout le monde d’ici un jour ou deux.

— Nous avons besoin de le savoir maintenant », répliqua Nynaeve d’une voix sifflante, ravalant un « espèce d’idiote à la cervelle d’homme ». Simple d’esprit ? Évidemment qu’elle n’avait jamais été une simple d’esprit ! Il ne fallait pas qu’elle se mette en colère. Qu’elle persuade Élayne de partir, elles ne seraient pas ici dans un jour ou deux. Mieux valait ne pas rouvrir ce sac de serpents.

Frissonnant – avec une certaine ostentation, de l’avis de Nynaeve – Birgitte s’appuya sur son arc. « Un jour, j’ai été surprise en train d’espionner des Aes Sedai. Elles m’ont jetée dehors avec pertes et fracas trois jours plus tard et j’ai quitté Shaemal aussi vite que j’ai pu trouver un cheval. Je ne suis pas prête à revivre cela pour vous gagner une journée dont vous n’avez pas besoin. »

Nynaeve garda son calme. Elle s’efforça de maintenir un visage serein, de ne pas grincer des dents, de ne pas tirer violemment sur sa tresse. Elle était calme. « Je n’ai jamais entendu de récit où vous espionniez des Aes Sedai. » Aussitôt les mots hors de sa bouche, elle aurait voulu les rattraper. Le fond du secret de Birgitte était qu’elle était la Birgitte des légendes. Jamais rien n’établissant ce lien ne devait être mentionné.

Pendant un instant, le visage de Birgitte fut de pierre, masquant tout ce qui se passait à l’intérieur. Cela suffit pour que Nynaeve frémisse ; il y avait trop de souffrance mêlée au secret de sa compagne. Finalement, la pierre redevint chair et Birgitte soupira. « Le temps modifie les choses. Je reconnais à peine moi-même la moitié de ces récits et pas du tout l’autre moitié. Nous n’en parlerons plus. » Ce n’était manifestement pas une suggestion.

Nynaeve ouvrit la bouche sans avoir une idée claire de ce qu’elle dirait – sa dette envers Birgitte impliquait qu’elle ne veuille pas attiser la peine de sa compagne, mais se voir refuser deux simples requêtes… ! – et la voix d’une troisième femme s’éleva soudain à l’entrée de la venelle.

« Nynaeve, Janya et Delana vous veulent à l’instant même. »

Nynaeve tenta de bondir tout droit en l’air ; son cœur tenta de lui traverser la voûte du palais.

À l’entrée de la venelle, Nicola en habit de novice eut l’air surprise pendant un instant. De même Birgitte ; puis elle se mit à examiner son arc, l’expression amusée.

Nynaeve dut ravaler deux fois sa salive avant d’arriver à proférer un mot. Qu’est-ce que cette femme avait entendu ? « Si vous pensez que c’est une façon de s’adresser à une Acceptée, Nicola, mieux vaudrait pour vous en étudier vite une meilleure, sinon on vous l’enseignera. »

C’était une réflexion appropriée de la part d’une Aes Sedai, mais les yeux noirs de la svelte jeune femme scrutaient Nynaeve, soupesant et mesurant. « Je suis désolée. Acceptée, dit-elle en exécutant une révérence. Je m’efforcerai d’être plus attentive. »

La révérence était juste assez profonde pour une Acceptée, au pouce près, et si le ton était froid il ne l’était pas assez pour justifier qu’elle soit remise à sa place. Areina n’avait pas été la seule compagne de voyage à éprouver de la déception en apprenant la vérité concernant Élayne et Nynaeve, mais Nicola avait promis de garder le secret comme si elle était surprise que les deux jugent nécessaire d’avoir à le demander. Puis, après que le test avait révélé qu’elle était capable d’apprendre à canaliser, soupeser et mesurer étaient entrés dans son regard.

Nynaeve ne le comprenait que trop bien. Nicola ne possédait pas l’étincelle innée – sans instruction, elle n’aurait jamais atteint la Saidar – mais déjà on parlait de ce qu’elle promettait, de la force qu’elle aurait un jour si elle s’appliquait. Deux ans plus tôt, présentant plus de potentiel qu’aucune novice depuis des siècles, elle aurait déclenché un véritable enthousiasme. Toutefois, c’était avant Élayne et Egwene, et Nynaeve elle-même. Nicola n’avait jamais rien dit, pourtant Nynaeve était certaine qu’elle était déterminée à égaler Élayne et Nynaeve, sinon les dépasser. Elle n’enjambait jamais la limite des convenances, mais elle marchait souvent dessus.

Nynaeve lui adressa un rapide hochement de tête. Comprendre ne lui ôtait pas l’envie d’administrer à cette idiote une triple dose de racine de langue-de-mouton pour pure crétinerie. « Veillez-y. Allez avertir les Aes Sedai que je les rejoindrai d’ici peu. » Nicola exécuta une nouvelle révérence mais, comme elle tournait les talons, Nynaeve s’écria : « Attendez. » La jeune femme s’arrêta aussitôt. Ça n’y était plus maintenant, pourtant l’espace d’une seconde Nynaeve avait été certaine de voir un éclair de… satisfaction ? « M’avez-vous tout dit ?

— On m’a envoyée vous dire de venir, Acceptée, et je l’ai fait. » Pas plus perturbée que de l’eau stagnant dans le broc depuis une semaine.

« Qu’est-ce qu’elles ont dit ? Leurs paroles exactes ?

— Leurs paroles exactes, Acceptée ? Je ne crois pas que je peux me rappeler leurs paroles exactes, mais j’essaierai. Souvenez-vous que c’est elles qui l’ont dit ; je me contente de répéter. Janya Sedai a déclare quelque chose comme : “Si cette petite sotte ne se montre pas bientôt, je jure qu’elle ne pourra pas s’asseoir sans souffrir avant d’être assez âgée pour être grand-mère.” Et Delana Sedai a répliqué : “Elle aura cet âge-là quand elle décidera de se présenter. Si elle n’est pas ici dans le quart d’heure, je lui écorcherai la peau pour servir de chiffons à poussière.” » Ses yeux étaient l’innocence même. Et aux aguets en même temps. « Il y a de cela environ vingt minutes. Acceptée. Peut-être un peu plus longtemps. »

Nynaeve faillit de nouveau ravaler sa salive. Rien que parce que les Aes Sedai ne peuvent pas mentir ne signifie pas que toutes les menaces doivent être prises au pied de la lettre, mais parfois un moineau mourrait de faim avec ce qui fait la différence. Devant n’importe qui sauf Nicola, elle se serait exclamée « Oh, Lumière ! » et aurait détalé. Pas sous ces yeux-là. Pas devant une femme qui avait l’air d’enregistrer une liste de ses faiblesses. « Dans ce cas, je ne suppose pas nécessaire que vous me devanciez en courant. Allez à vos occupations. » Tournant le dos à la révérence de Nicola comme si elle n’avait pas le moindre souci au monde, elle s’adressa à Birgitte. « Je vous parlerai plus tard. Je suggère que vous n’entrepreniez rien à ce sujet jusque-là. » Avec de la chance, cela la tiendrait à l’écart d’Uno. Avec une bonne dose de chance.

« Je réfléchirai à votre suggestion », répliqua Birgitte avec gravité, mais il n’y avait nulle gravité dans le mélange de sympathie et d’amusement sur son visage. Elle connaissait les Aes Sedai. Sur certains points, elle en connaissait davantage sur les Aes Sedai qu’une Aes Sedai elle-même.

Pas d’autre solution que d’accepter cette réponse et d’espérer. Comme Nynaeve commençait à remonter la rue, Nicola se mit en marche à côté d’elle. « Je vous avais dit de retourner à vos travaux.

— Elles m’ont recommandé de revenir quand je vous aurais trouvée, Acceptée. Est-ce là une de vos herbes ? Pourquoi utilisez-vous des simples ? Est-ce parce que vous êtes incapa… ? Pardonnez-moi, Acceptée. Je n’aurais pas dû mentionner cela. »

Nynaeve regarda en clignant des paupières le sachet d’herbes digestives dans sa main – elle ne se rappelait pas l’avoir sorti – et le fourra de nouveau dans son aumônière. Elle avait envie de mâcher toutes les feuilles du sachet. Elle ne tint compte ni des excuses ni ce leur cause ; les unes étaient sûrement aussi perfides que l’autre était délibérée. « Je me sers des simples parce que Guérir par le Pouvoir n’est pas toujours nécessaire. » Les Jaunes exprimeraient-elles leur désapprobation si cela leur revenait aux oreilles ? Elles méprisaient les simples ; elles ne semblaient intéressées que par les maux qui exigeaient la Guérison. Ou, en tout cas, par ceux qui n’avaient rien à voir avec casser des noix de pacane avec un marteau de forgeron. Pourquoi perdait-elle son temps à s’inquiéter de ce qu’elle disait à Nicola dans le cas où ce serait rapporté aux Aes Sedai ? Cette fille était une novice, de quelque manière qu’elle les regarde, elle et Élayne. Peu importait la manière dont elle les regardait. « Taisez-vous, ordonna-t-elle avec irritation. Je veux réfléchir. »

Nicola garda le silence tandis qu’elles s’acheminaient dans les rues bondées, mais Nynaeve eut l’impression que l’autre traînait les pieds. Peut-être était-ce seulement un effet de son imagination, mais l’effort de se retenir pour ne pas la dépasser commença à rendre les genoux de Nynaeve douloureux. En aucun cas, elle ne permettrait à Nicola de la voir même sembler se dépêcher.

Cette situation alluma en elle un feu brûlant à l’étouffée. De toutes celles qui auraient pu être envoyées la chercher, difficile de penser à pire que Nicola et ses yeux scrutateurs. Probable que Birgitte courait en cette minute même à la recherche d’Uno. Que les Députées annonçaient à Tarna qu’elles étaient prêtes à s’agenouiller pour baiser l’anneau d’Élaida. Que Seve et Jaril expliquaient à Sheriam qu’ils ne connaissaient « Marigan » pas plus qu’une oie sauvage. C’était ce genre de journée-là – et le soleil ardent n’en était encore qu’au quart du trajet jusqu’à son zénith dans le ciel sans nuages.

Janya et Delana attendaient dans le salon de la petite maison qu’elles partageaient avec trois autres Aes Sedai. Chacune, bien sûr, avec sa chambre à coucher personnelle. Chaque Ajah disposait d’une maison pour tenir ses réunions, mais les Aes Sedai étaient éparpillées à travers le village selon le moment où elles étaient arrivées. Contemplant le sol sourcils froncés et lèvres pincées, Janya ne donna pas l’impression de s’apercevoir qu’elles étaient là. Par contre, Delana à la chevelure pale – ses cheveux étaient d’une telle blondeur qu’il était impossible de distinguer s’il y en avait ou non des blancs parmi eux – Delana braqua sur elles son regard d’un bleu également pâle dès qu’elles franchirent la porte. Nicola tressauta. Nynaeve s’en serait trouvée réconfortée n’aurait-elle pas frémi également. D’ordinaire, les yeux de la massive Sœur Grise ne différaient pas par l’expression de ceux des autres Aes Sedai mais, quand elle se concentrait réellement sur vous, on aurait cru que plus rien n’existait à part vous. D’aucuns disaient que Delana obtenait ses succès de médiatrice parce que les deux partis tombaient d’accord uniquement pour qu’elle cesse de les transpercer du regard. On se mettait à recenser ses erreurs même si on n’en avait commis aucune. La liste qui s’imposa soudain à l’esprit de Nynaeve l’incita à plonger sans qu’elle ait eu le temps de s’en rendre compte dans une révérence aussi profonde que celle de Nicola.

« Ah, dit Janya en battant des paupières comme si les deux jeunes filles avaient surgi du sol, vous voilà.

— Pardonnez mon retard », répliqua vivement Nynaeve. Que Nicola entende ce qu’elle avait envie d’entendre. Delana la dévisageait, elle et pas Nicola. « J’ai perdu le compte de l’heure et…

— Peu importe. » La voix de Delana était grave pour une femme, un écho jailli du fond de la gorge avec l’accent du Shienar propre à Uno. Elle était curieusement mélodieuse chez une personne aussi autoritaire, mais à la vérité Delana était curieusement gracieuse pour quelqu’un de sa corpulence. « Nicola, allez-vous-en. Vous vous chargerez des courses que vous donnera Faolaine jusqu’à votre prochaine leçon. » Nicola ne perdit pas de temps à exécuter une autre révérence et à s’éclipser. Peut-être avait-elle été désireuse d’entendre ce que les Aes Sedai diraient à Nynaeve à propos de son retard, mais nul ne se risquait à enfreindre les limites avec les Aes Sedai.

Nynaeve n’aurait pas bronché si des ailes avaient poussé à Nicola. Elle venait de se rendre compte qu’il n’y avait pas d’encrier sur la table où les Aes Sedai prenaient leurs repas, pas de récipient contenant du sable pour sécher l’encre, pas de plume, pas de papier. Rien de ce dont elle aurait besoin. Avait-on supposé qu’elle les apporterait ? Delana continuait à la dévisager. Cette femme ne fixait jamais quelqu’un aussi longtemps. Elle ne regardait jamais avec cette fixité à moins d’avoir une raison.

« Aimeriez-vous du thé à la menthe frais ? » s’enquit Janya, et ce fut le tour de Nynaeve de cligner des paupières. « Je trouve que le thé est réconfortant. Il facilite la conversation, je l’ai toujours constaté. » Sans attendre de réponse, la Sœur Brune commença à remplir des tasses dépareillées avec une théière à raies bleues sur une crédence. Une pierre remplaçait un des pieds de la crédence. Les Aes Sedai jouissaient peut-être de plus d’espace vital, mais leur mobilier était en aussi mauvais état. « Delana et moi avons décidé que nos notes pouvaient attendre jusqu’à une autre fois. Nous allons simplement bavarder à la place. Du miel ? Pour ma part, je le préfère sans. Toute cette douceur ruine la saveur. Les jeunes veulent toujours du miel. Quelles merveilles vous avez accomplies. Vous et Élayne. » Un bruyant raclement de gorge la fit se tourner vers Delana d’un air interrogateur. Au bout d’une seconde, Janya s’exclama : « Ah. Oui. »

Delana avait retiré un des sièges placés autour de la labié pour le planter au milieu de la pièce. Un siège au fond canné. Dès la minute où Janya avait mentionné une conversation, Nynaeve avait compris que ce n’était nullement ce qui se passerait. Delana indiqua le siège, et Nynaeve y prit place à l’extrême bord, acceptant la tasse posée sur une soucoupe ébréchée offerte par Janya avec un « Merci, Aes Sedai » proféré dans un murmure, elle n’eut pas longtemps à attendre.

« Parlez-nous de Rand al’Thor », dit Janya. Elle paraissait prête à ajouter autre chose, mais Delana s’éclaircit de nouveau la gorge ; Janya battit des paupières et garda le silence, buvant son thé à petites gorgées. Elles se tenaient debout de chaque côté de la chaise de Nynaeve. Delana lui jeta un coup d’œil, puis soupira et canalisa pour attirer à elle la troisième tasse. La tasse flotta à travers la pièce. Delana fixa de nouveau Nynaeve de ce regard qui semblait vous forer des trous dans le crâne, Janya apparemment perdue dans ses pensées et peut-être même ne la voyant pas.

« Je vous ai indiqué la totalité de ce que je connais, dit Nynaeve avec un soupir. Enfin, je l’ai raconté aux Aes Sedai, en tout cas. » Elle l’avait raconté, effectivement. Rien de ce qu’elle estimait dangereux pour lui – rien de plus que de savoir ce qu’il était, du moins – et cela serait utile si elle pouvait amener les Sœurs à voir en lui un homme. Pas un homme capable de canaliser ; juste un homme. Pas une tâche facile avec le Dragon Réincarné. « Je n’en connais pas davantage.

— Ne boudez pas, lança d’un ton cassant Delana. Et ne vous trémoussez pas comme ça. »

Nynaeve reposa sa tasse sur la soucoupe et s’essuya le poignet sur sa jupe.

« Mon enfant », déclara Janya, son ton pure compassion, « je sais que vous croyez avoir dit tout ce que vous savez, mais Delana… Je ne peux pas imaginer que vous vous absteniez à dessein…

— Et pourquoi pas ? coupa sèchement Delana. Née dans le même village. L’a regardé grandir. Sa loyauté penche peut-être plus de son côté que du côté de la Tour Blanche. » Ce regard en lame de couteau plongea de nouveau sur Nynaeve. « Racontez-nous ce que vous n’avez pas encore raconté. Je connais tous vos récits, ma fille, alors je m’en apercevrai.

— Essayez, mon enfant. Je suis sûre que vous ne voulez pas que Delana se fâche contre vous. Voyons… » Janya s’interrompit sur un autre éclaircissement de gorge.

Nynaeve espéra qu’elles supposaient que le tremblement de sa tasse signifiait qu’elle-même tremblait. Traînée ici terrifiée – non, pas terrifiée, mais au moins inquiète – du degré atteint par leur irritation, et maintenant ceci. Fréquenter des Aes Sedai vous apprenait à écouter avec soin. Vous ne saisissiez pas toujours ce qu’elles avaient en tête, mais vous aviez de plus grandes chances que si vous n’écoutiez que d’une demi-oreille, comme en général la plupart des gens. Qu’elle gardât certaines choses secrètes, aucune des deux n’avait réellement dit qu’elles en avaient la conviction. Elles n’avaient que l’intention de l’effrayer pour le cas où, à tout hasard, elles extirperaient quelque autre information. Elle n’avait pas peur d’elles. Bon, pas trop. Elle était furieuse.

« Quand il était enfant, avança-t-elle prudemment, il acceptait sans discuter sa punition s’il la jugeait méritée mais, dans le cas contraire, il se débattait de toutes ses forces. »

Delana eut un grognement de dédain. « Vous avez dit ça à qui voulait l’entendre. Autre chose. Vite !

— On peut le conduire, ou le persuader, mais pas le contraindre. Il s’arc-boute s’il pense que l’on… »

— Ça aussi. » Les mains sur ses larges hanches, Delana se pencha jusqu’à ce que sa tête soit au niveau de celle de Nynaeve. Nynaeve regretta presque de ne pas avoir là de nouveau Nicola qui la regardait. « Quelque chose que vous n’avez pas ressassé à toutes les cuisinières et lavandières de Salidar.

— Cherchez donc, mon enfant », dit de son côté Janya et, par extraordinaire, s’en tint là.

Elles s’acharnèrent dans leur interrogatoire, Janya l’incitant avec compassion, Delana questionnant sans merci, et Nynaeve ressortit jusqu’à la moindre bribe qui lui revenait en mémoire. Cela ne lui valut aucun répit ; chaque bribe avait été racontée tant de fois auparavant qu’elle les aurait identifiées au goût sur sa langue. Comme le souligna aimablement Delana. Bon, pas tellement aimablement. Quand Nynaeve réussit à avaler une gorgée de son thé, il était tiédasse et sucré au point de lui crisper la langue. Apparemment, Janya était vraiment imbue de l’idée que les jeunes femmes aimaient des quantités de miel. La matinée s’écoula lentement. Très lentement.

« Ceci ne nous mène nulle part », déclara finalement Delana, en dardant des regards furieux sur Nynaeve comme si c’était entièrement sa faute.

« Alors puis-je m’en aller ? » demanda Nynaeve d’un ton las. Chaque goutte de sueur dont elle était inondée semblait avoir été extirpée par torsion. Elle se sentait flasque. Elle se sentait aussi une envie de gifler ces faces flegmatiques d’Aes Sedai.

Delana et Janya échangèrent un coup d’œil. La Sœur Grise haussa les épaules et se dirigea vers la crédence pour une autre tasse de thé. « Bien sûr que vous pouvez, dit Janya. Je sais que ceci a dû être pénible pour vous, mais nous avons réellement besoin de connaître Rand al’Thor mieux qu’il ne se connaît lui-même s’il nous faut déterminer ce qu’il y a de mieux à faire. Sinon tout risquerait de tourner à la catastrophe. Oh, miséricorde, oui. Vous vous en êtes bien tirée, mon enfant. Mais aussi je n’en attendais pas moins de vous. Quiconque est capable de découvrir ce que vous avez découvert, avec votre handicap… voyons, je n’attends de vous rien de moins que l’excellence. Et penser que… »

Cela prit un bon moment pour qu’elle épuise sa réserve de réflexions et laisse Nynaeve sortir en trébuchant. Car elle trébuchait, les genoux en coton. Tout le monde parlait d’elle. Oui, évidemment. Elle aurait dû écouter Élayne et commencer à lui laisser toutes les prétendues découvertes. Moghedien avait raison. Tôt ou tard, elles commenceraient à la sonder pour savoir comment elle y parvenait. Ainsi donc elles avaient à déterminer ce qu’il y avait de mieux pour éviter la catastrophe. Aucune indication là-dedans sur leurs intentions concernant Rand.

Un regard vers le soleil, presque au-dessus de sa tête, lui dit qu’elle était déjà en retard pour son rendez-vous avec Theodrine.

Du moins avait-elle une bonne excuse cette fois-ci.

La maison de Theodrine – la sienne et de deux douzaines d’autres femmes – se trouvait derrière la Petite Tour. Nynaeve ralentit en arrivant à la hauteur de l’ex-auberge. Le groupe de Liges devant, près de Gareth Bryne, prouvait que la réunion se poursuivait. Un reste de colère lui permit de voir la « garde », un dôme aplati enveloppant étroitement le bâtiment, un tissage principalement de Feu et d’Air avec de légères traces d’Eau, et le nœud qui le retenait était là, tentant. Toucher à ce nœud équivaudrait à offrir sa peau à une tannerie ; il y avait une quantité d’Aes Sedai dans la rue encombrée. De temps en temps, quelques-uns des Liges passaient dans un sens ou dans l’autre à travers ce miroitement, invisible pour eux, quand un groupe se dissociait et qu’un autre se formait. La même garde qu’Élayne n’avait pas réussi à pénétrer. Un écran contre les oreilles indiscrètes. Tissé avec le Pouvoir.

La maison de Theodrine était située à une centaine de pas plus loin dans la rue, mais Nynaeve obliqua dans la cour à côté d’une maison coiffée de chaume juste à deux pas derrière l’ex-auberge. Une claie de bois branlante clôturait la petite parcelle d’herbes flétries derrière la maison, par contre elle avait un portillon retenu par une charnière presque entièrement rongée par la rouille. Laquelle émit un grincement meurtrier quand Nynaeve repoussa le portillon. Elle regarda alentour précipitamment – personne à aucune des fenêtres ; personne dans la rue ne pouvait la voir – rassembla ses jupes et s’élança dans l’étroite allée qui longeait plus loin la chambre qu’elle partageait avec Élayne.

Pendant un instant, elle hésita, essuyant sur sa robe la transpiration de ses paumes, se remémorant ce qu’avait dit Birgitte. Elle se savait lâche au fond du cœur, pour autant que cela l’horrifiait. Naguère elle s’était crue assez courageuse. Pas une héroïne comme Birgitte, mais assez brave. Le monde l’avait mieux instruite. Rien que de penser à ce que les Aes Sedai feraient si elles la surprenaient lui donnait envie de tourner les talons et de se ruer chez Theodrine. La chance était de plus en plus réduite qu’elle trouve pour de bon une fenêtre ouvrant sur la pièce même où étaient les Députées. Grotesquement minime.

Essayant de rassembler un peu de salive dans sa bouche – comment sa bouche pouvait-elle être sèche à ce point alors que le reste de sa personne était tellement trempé ? – elle se rapprocha sur la pointe des pieds. Elle souhaitait connaître un jour ce que c’était que d’être brave, comme Birgitte ou Élayne, au lieu d’être une poltronne.

La garde magique ne se manifesta par aucun picotement quand elle la franchit. Elle ne ressentit pas la moindre impression. Elle s’était doutée qu’il en serait ainsi. La toucher ne pouvait pas causer de drame, néanmoins elle s’aplatit contre le mur de pierre rugueux. Des brindilles de plantes grimpantes qui se cramponnaient à des fissures lui balayèrent le visage.

Avec lenteur, elle avança doucement vers la plus proche croisée – et faillit alors exécuter un demi-tour et s’en aller. La fenêtre était hermétiquement close, les vitres disparues, remplacées par de la toile huilée qui laissait peut-être entrer de la clarté mais pas voir à l’intérieur. Ni entendre ; du moins, s’il y avait qui que ce soit à l’intérieur, aucun bruit ne s’en échappait. Respirant à fond, elle progressa pouce par pouce vers la fenêtre suivante. Un carreau avait été remplacé ici aussi, mais le reste permettait de voir une table, qui avait été belle mais était à présent en mauvais état, couverte de paperasses et d’encriers, quelques sièges et à part cela une pièce déserte.

Murmurant un juron qu’elle avait appris d’Élayne – cette petite en avait un surprenant répertoire en réserve – elle continua à avancer le long de la pierre rugueuse. La troisième fenêtre était grande ouverte. Elle haussa tout près le nez. Et se rabaissa brusquement. Elle n’avait pas été foncièrement persuadée qu’elle découvrirait quoi que ce soit, pourtant Tarna était là dans la pièce. Non pas avec des Députées, mais avec Sheriam et Myrelle et le reste de cette coterie. Si son cœur n’avait pas battu si fort, elle aurait entendu le murmure de leurs voix avant de regarder.

Elle s’agenouilla et s’approcha autant qu’elle le pouvait sans être aperçue par celles qui étaient à l’intérieur. Le bas de la fenêtre lui racla le haut du crâne.

« … sûres que c’est le message que vous désirez que je transmette ? » Cette voix dure devait être celle de Tarna. « Vous demandez plus de temps pour réfléchir ? Réfléchir à quoi ?

— L’Assemblée… commença Sheriam.

L’Assemblée, s’exclama d’un ton railleur l’émissaire de la Tour. Ne me croyez pas aveugle à qui détient le pouvoir. Cette prétendue Assemblée pense ce que vous six lui dites de penser.

— L’Assemblée, elle a demandé un supplément de temps, déclara Beonine d’un ton ferme. Qui peut savoir à quelle décision les Députées s’arrêteront ?

— Elaida devra attendre de connaître leur décision, conclut Morvrine sur un ton imitant fort bien celui glacial de Tarna. Ne peut-elle patienter un peu pour assister à la réunification de la Tour Blanche ? »

La réplique de Tarna fut pourtant encore plus froide. « J’informerai l’Amyrlin de votre… du message de… l’Assemblée. Nous verrons ce qu’elle en pense. » Une porte s’ouvrit et se referma avec un claquement sec.

Nynaeve en aurait hurlé de frustration. À présent, elle était au courant de la réponse mais non de la question. Si seulement Janya et Delana l’avaient libérée un peu plus tôt. Bah, cela valait mieux que rien. Mieux que « Nous allons revenir et obéir à Élaida ». Inutile de demeurer ici jusqu’à ce que quelqu’un regarde au-dehors et constate sa présence.

Elle s’apprêtait à s’éloigner à pas de loup et voilà que Myrelle dit : « Peut-être devrions-nous envoyer juste un message. Peut-être devrions-nous simplement la convoquer. » Fronçant les sourcils, Nynaeve s’immobilisa sur place. Qui ?

« Il faut que l’étiquette soit respectée, déclara Morvrine d’un ton revêche. Il faut que les cérémonies se déroulent selon les rites. »

Beonine enchaîna aussitôt après elle d’un ton ferme. « Nous devons respecter la loi strictement à la lettre. Le plus léger manquement, il sera utilisé contre nous.

— Et si nous avons commis une erreur ? » Peut-être pour la première fois de sa vie, Carlinya s’exprimait avec emportement. « Combien de temps avons-nous à attendre ? Combien de temps osons-nous attendre ?

— Autant que nécessaire, rétorqua Morvrine.

— Autant que nous le devrons. » Cela de Beonine. « Je n’ai pas attendu si longtemps l’enfant docile simplement pour abandonner à présent tous nos plans. »

Pour une raison quelconque, ces propos entraînèrent un silence, bien que Nynaeve entendît quelqu’un répéter dans un murmure « docile » comme étudiant le mot. Quelle enfant ? Une novice ou une Acceptée ?

Cela n’avait pas de sens. Les Sœurs n’attendaient jamais au grand jamais novices ou Acceptées.

« Nous sommes allées trop loin pour revenir en arrière, Carlinya, finit par dire Sheriam. Ou nous ramenons ici et nous assurons qu’elle agit comme elle le doit, ou bien nous laissons faire l’Assemblée et espérons que les Députées ne nous conduiront pas toutes au désastre. » D’après le ton de Sheriam, elle considérait cette seconde proposition comme un espoir bon pour les imbéciles.

« Un faux pas, déclara Carlinya froidement, encore plus froidement que d’ordinaire, et nous finirons toutes avec notre tête au bout d’une pique.

— Mais qui les y placera ? questionna pensivement Anaiya. Élaida, l’Assemblée ou Rand al’Thor ? »

Le silence se prolongea, les jupes bruissèrent, puis la porte s’ouvrit et se referma de nouveau.

Nynaeve risqua un coup d’œil. La pièce était vide. Elle émit un son de contrariété. Qu’elles eussent l’intention d’attendre était une piètre consolation ; la réponse finale pouvait être encore n’importe quoi. Le commentaire d’Anaiya témoignait qu’elles se méfiaient toujours de Rand autant que d’Élaida. Peut-être davantage. Élaida ne rassemblait pas d’hommes capables de canaliser. Et qui était « l’enfant docile » ? Non, cela, c’était sans importance. Aussi bien avaient-elles en chantier cinquante intrigues qu’elle ignorait totalement.

La garde protectrice vacilla, disparut, et Nynaeve tressaillit. Il était plus que temps d’avoir quitté la place. Se redressant, elle commença à se brosser les genoux avec vigueur en s’écartant du mur. Et n’avança que d’un pas. Elle s’immobilisa, le dos courbé et les mains figées au-dessus des taches de terre sur sa jupe, les yeux fixés sur Theodrine.

La Domanie aux joues en pomme d’api lui rendit son regard, sans mot dire.

Nynaeve envisagea et rejeta avec précipitation l’excuse idiote d’avoir été en train de chercher quelque chose qu’elle avait laissé tomber. À la place, elle se redressa et passa lentement près de l’autre femme comme s’il n’y avait rien à expliquer. Theodrine se mit à marcher en silence à côté d’elle, les mains croisées à hauteur de la taille. Nynaeve évalua ses options. Assommer Theodrine et s’enfuir. S’agenouiller de nouveau et supplier. Ces deux concepts prêtaient grandement à critique, selon son opinion, mais elle était incapable d’imaginer des solutions intermédiaires.

« Êtes-vous restée calme ? » questionna Theodrine, en regardant droit devant elle.

Nynaeve sursauta. C’est ce que l’autre lui avait recommandé après la tentative de la veille pour supprimer son blocage. Rester calme, très calme ; n’attacher son esprit qu’à des pensées maîtrisées, apaisantes. « Évidemment, dit-elle avec un faible rire. Qu’est-ce qui pourrait me bouleverser ?

— C’est bien, commenta Theodrine avec sérénité. Demain, j’ai l’intention d’expérimenter une méthode un peu plus… directe. »

Nynaeve lui jeta un coup d’œil. Pas de questions ? Pas d’accusations ? À la façon dont cette journée s’était écoulée, elle ne parvenait pas à croire qu’elle s’en tirait à si bon compte.

Elle ne se retourna pas vers le bâtiment de pierre, aussi ne vit-elle pas la femme qui les observait, elle et Theodrine, depuis une fenêtre du premier étage.

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