13 Sous la poussière

Se demandant si elle devait dénouer sa tresse, Nynaeve darda de dessous une serviette élimée à rayures rouges un regard furieux vers sa robe et sa chemise étalées sur des dos de chaise et dégoulinant sur le plancher bien balayé. Une autre serviette effilochée, à raies blanches et vertes et considérablement plus grande, lui servait de vêtement de remplacement. « Maintenant, nous savons que le saisissement ne donne pas de résultat », dit-elle d’un ton bougon à l’adresse de Theodrine, et elle grimaça de douleur. Sa mâchoire lui faisait mal et sa joue brûlait toujours. Theodrine avait des réflexes vifs et un bras puissant. « Je pourrais canaliser à présent mais, tout à l’heure pendant un instant, la Saidar était la dernière chose à laquelle je pensais. » Pendant cet instant où, trempée, elle haletait pour reprendre sa respiration, où la réflexion avait disparu et l’instinct pris le dessus.

« Eh bien, canalisez pour sécher vos habits », murmura Theodrine.

Regarder Theodrine s’examiner dans un fragment de miroir en forme de triangle et tâter son œil donna à Nynaeve l’impression d’améliorer l’état de sa mâchoire. La chair avait déjà l’air un peu boursouflée et Nynaeve se douta que, laissée à elle-même, la meurtrissure serait spectaculaire. Son propre bras n’était pas tellement faible. Un bleu était le moins que méritait Theodrine !

Peut-être la Domanie pensa-t-elle de même, parce qu’elle dit en soupirant : « Je n’essaierai plus ce moyen. Toutefois, d’une manière ou d’une autre, je vous apprendrai à vous soumettre à la Saidar sans être d’abord assez furieuse pour la mordre. »

Les sourcils froncés, Nynaeve regarda les habits imbibés d’eau et réfléchit un moment. Elle n’avait jamais rien fait de ce genre auparavant. L’interdiction d’accomplir des travaux ménagers avec le Pouvoir était forte, et pour une bonne raison. La Saidar était séduisante. Plus on canalisait plus on avait envie de canaliser – et plus l’envie de canaliser augmentait plus grand était le risque que l’on finisse par en attirer trop à soi et se désactive ou se tue. La douceur de la Vraie Source l’emplissait aisément maintenant. Le seau d’eau de Theodrine s’en était chargé, si le reste de la matinée n’y avait pas suffi. Un simple tissage d’Eau attira hors de ses vêtements toute l’humidité qui tomba sur le plancher en une flaque, laquelle s’étala rapidement pour rejoindre ce que le seau y avait déposé.

« Je ne suis pas très douée pour me soumettre », dit-elle. Du moins, quand lutter ne servait à rien. Seul un imbécile persiste quand n’existe aucune chance. Elle ne pouvait pas respirer sous l’eau, elle ne pouvait pas voler en battant des bras – et elle ne pouvait pas canaliser à moins d’être en colère.

Theodrine transféra son regard soucieux de la flaque à Nynaeve et planta ses poings sur ses hanches minces. « Je m’en rends parfaitement compte, répliqua-t-elle d’un ton trop modéré. D’après tout ce que j’ai appris, vous ne devriez absolument pas être capable de canaliser. On m’a enseigné que l’on doit être calme pour canaliser, décontractée et intérieurement sereine, accessible et totalement soumise. » L’aura de la Saidar l’entoura et des flux d’Eau rassemblèrent la flaque en une boule posée en équilibre surprenant par terre. « Il faut vous soumettre avant de pouvoir guider. Vous, Nynaeve, par contre… vous avez beau vous efforcer de vous soumettre – et je vous ai vue essayer – vous vous cramponnez avec bec et ongles à moins d’être assez furieuse pour oublier de résister. » Des flux d’Air soulevèrent la boule oscillante. Pendant un instant, Nynaeve crut que Theodrine avait l’intention de la lancer sur elle, mais la sphère aqueuse plana à travers la pièce et sortit par une fenêtre ouverte. Elle s’écrasa dans une gerbe d’éclaboussures et un chat feula de stupeur et de colère. Peut-être l’interdiction ne s’appliquait pas quand on atteignait le niveau de Theodrine.

« Pourquoi ne pas en rester là ? » Nynaeve voulait parler avec entrain, mais pensa avoir échoué. Elle avait vraiment envie de canaliser à volonté. Seulement, comme le rappelle le vieux dicton, « si les désirs étaient des ailes, les porcs voleraient ». « Inutile de perdre…

— Laissez ça, dit Theodrine comme Nynaeve s’apprêtait à utiliser le tissage d’Eau sur ses cheveux. Lâchez-la Saidar, qu’ils sèchent naturellement. Et habillez-vous. »

Les yeux de Nynaeve se plissèrent. « Vous n’avez pas une autre surprise en réserve, hein ?

— Non. Maintenant, commencez à préparer votre esprit. Vous êtes un bouton de fleur qui sent la chaleur de la Vraie Source, prêt à s’ouvrir à cette chaleur. La Saidar est le fleuve, vous la berge. Le fleuve est plus puissant que la berge, pourtant la berge le retient et le guide. Videz votre esprit sauf du bouton de fleur. Il n’y a rien dans vos pensées que le bouton de fleur. Vous êtes le bouton de fleur… »

Nynaeve qui enfilait sa chemise par-dessus sa tête soupira tandis que la voix de Theodrine continuait à psalmodier de façon hypnotisante. Des exercices de novice. S’ils avaient rempli leur office en ce qui la concernait, elle aurait canalisé à volonté depuis longtemps. Elle devrait mettre fin à ça et s’occuper de ce qu’elle était réellement capable de faire, comme de convaincre Élayne de se rendre à Caemlyn. D’autre part, elle voulait que Theodrine réussisse, même si cela comportait dix seaux pleins d’eau. Les Acceptées ne quittent pas la partie en claquant la porte ; les Acceptées ne prononcent pas de défi. Elle détestait s’entendre dire ce qu’elle ne pouvait pas faire encore plus que de s’entendre dire ce qu’elle devait faire.

Des heures passèrent, elles étaient maintenant assises face à face de chaque côté d’une table qui avait l’air de venir d’une ferme en ruine, des heures à répéter des exercices qu’exécutaient probablement les novices au même moment. Le bouton de fleur, et la berge du fleuve. La brise d’été, et le ruisselet jaseur. Nynaeve essaya d’être une graine de pissenlit volant dans le vent, la terre absorbant avec délice la pluie de printemps, une racine se frayant peu à peu un chemin à travers le sol. Tout sans résultat, ou du moins le résultat que voulait Theodrine. Elle suggéra même à Nynaeve de s’imaginer dans les bras d’un amant, ce qui tourna au désastre, puisque cela la fit songer à Lan, et comment avait-il osé disparaître comme ça ! Seulement, chaque fois, la frustration enflammait la colère comme une braise ardente dans de l’herbe sèche et amenait la Saidar à sa portée. Theodrine l’obligeait à la laisser aller et à recommencer, apaisant, calmant. La façon dont cette femme demeurait fixée sur son objectif était exaspérante. Nynaeve se dit qu’elle serait capable d’apprendre à des mulets à être entêtés. Elle n’éprouvait jamais de sentiment de frustration ; elle pratiquait la sérénité jusqu’à l’excellence. Nynaeve avait envie de lui renverser un seau d’eau froide sur la tête pour voir si elle trouvait ça agréable. D’autre part, étant donné la douleur dans sa mâchoire, peut-être n’était-ce pas une tellement bonne idée.

Theodrine Guérit cette douleur avant le départ de Nynaeve, ce qui était à peu près le maximum de ses capacités dans ce Talent. Au bout d’un instant, Nynaeve lui administra la Guérison en retour. L’œil de Theodrine était devenu rouge vif et c’est bien à contrecœur qu’elle ne le laissa pas tel quel pour que Theodrine se souvienne à l’avenir de réfléchir un peu aux conséquences de ses actes, mais lui rendre la pareille n’était que juste, et les frissons haletants de Theodrine quand les flux d’Esprit, d’Air et d’Eau la traversèrent furent une petite rétribution pour les propres suffocations de Nynaeve quand ce seau d’eau s’était déversé sur elle. Évidemment, elle avait frissonné aussi, lors de sa propre Guérison, mais on ne peut pas tout avoir.

Au-dehors, le soleil était à mi-chemin de l’horizon du côté de l’ouest. Plus loin dans la rue, une ondulation de saluts et de révérences se propagea à travers la foule, la cohue mouvante s’ouvrit et révéla Tarna Feir, qui s’avançait d’un pas souverain, pareille à une reine traversant une porcherie, son châle à franges rouges drapé sur ses bras comme une outrecuidante bannière. Même à cinquante pas, son attitude était évidente, dans la façon dont elle dressait la tête, la façon dont elle relevait ses jupes pour éviter la poussière, la façon dont elle feignait de ne pas voir même ceux qui lui adressaient des marques de respect quand elle passait. Le premier jour, il y avait eu bien moins de marques de respect et beaucoup plus de réflexions, mais une Aes Sedai est une Aes Sedai, pour les Sœurs de Salidar en tout cas. Afin que cela entre bien dans les têtes, deux Acceptées, cinq novices et près d’une douzaine de serviteurs, hommes et femmes, occupaient ce qui aurait dû être leurs heures de repos à transporter dans les bois les déchets de cuisine et les vidanges de pots de chambre pour les enterrer.

Quand Nynaeve s’esquiva, avant que Tarna puisse l’apercevoir, son estomac gargouilla assez fort pour qu’un bonhomme avec un panier de navets sur le dos lui jette un coup d’œil surpris. L’heure du petit déjeuner avait sauté lors de l’essai d’Élayne pour percer la garde anti-curiosité, le repas de midi pendant les exercices de Theodrine. Et elle n’en avait pas fini aujourd’hui avec cette femme. Les instructions de Theodrine étaient de ne pas dormir ce soir. Possible que l’épuisement réussisse là où le choc avait échoué. N’importe quel blocage peut être forcé, avait déclaré Theodrine, avec un ton d’implacable confiance, et je veux briser le vôtre. Il suffit d’une fois. Canalisez, une seule fois sans colère et la Saidar sera à vous.

Pour le moment, tout ce que Nynaeve désirait avoir à elle était quelque chose à manger. Les serviteurs affectés aux cuisines étaient déjà en plein nettoyage, bien sûr, et avaient presque terminé, mais l’odeur de ragoût de mouton et de porc rôti flottant autour des cuisines lui chatouillait les narines. Elle fut obligée de se contenter de deux pommes minables, d’un bout de fromage de chèvre et d’un croûton de pain. La journée n’allait pas en s’améliorant.

De retour dans leur chambre, elle découvrit Élayne à plat dos sur son lit. Sa cadette lui lança un regard sans bouger la tête, puis ramena ses yeux vers le plafond fendillé. « J’ai eu la journée la plus éprouvante qui soit, Nynaeve, dit-elle avec un soupir. Escaralde tient absolument à apprendre à créer des ter’angreals alors qu’elle n’est pas assez forte et Variline a fait quelque chose – je ne sais pas quoi – et le caillou sur lequel elle travaillait s’est changé en une boule de… eh bien, pas exactement de feu… dans ses mains. Sans Dagdara, je crois qu’elle serait morte ; personne d’autre là-bas n’aurait pu la Guérir et je ne crois pas qu’on avait le temps d’aller chercher quelqu’un qui en était capable. Puis je me suis mise à réfléchir à propos de Marigan – s’il ne nous est pas possible d’apprendre à déceler quand un homme canalise, peut-être que nous pouvons apprendre ce qu’il a canalisé ; je crois me rappeler que Moiraine l’avait donné à entendre. Je pense vraiment que c’est dans mes cordes – bref, je songeais à Marigan et quelqu’un m’a posé la main sur l’épaule, alors j’ai hurlé comme si on m’avait planté une aiguille dans le corps. Il s’agissait seulement d’un pauvre charretier qui désirait me questionner sur une rumeur stupide, mais je lui ai causé une telle peur qu’il a failli s’enfuir à toutes jambes. » Elle reprit finalement haleine et Nynaeve abandonna l’idée de lui jeter à la tête son dernier trognon de pomme pour profiter vivement de ce silence momentané. « Où est Marigan ? »

— Elle finissait le ménage – et prenait son temps, aussi – alors je l’ai renvoyée dans sa chambre. Je porte toujours le bracelet. Voyez ? » Elle agita le bras en l’air et le laissa retomber sur le matelas, mais le flot de paroles ne ralentit pas. « Elle rabâchait de cette horrible voix dolente que bien mieux vaudrait que nous partions illico pour Caemlyn et je n’ai pas pu le supporter une minute de plus, pas après tout le reste. Mon cours aux novices a été un désastre. Cette détestable Keatlin – celle avec ce nez ? – répétait sans arrêt entre ses dents que chez elle jamais elle ne permettrait à une gamine de lui donner des ordres et Faolaine s’est amenée d’une allure de chasseur traquant sa proie en demandant d’un ton impérieux pourquoi j’avais Nicola dans mon cours – comment étais-je censée savoir qu’il était prévu que Nicola fasse des courses pour elle ? – puis Ibrella a décidé de voir quelle grande flamme elle était capable de créer et elle a failli rôtir la classe entière, alors Faolaine m’a chapitrée devant tout le monde parce que je n’exerçais aucune autorité sur mes élèves et Nicola a dit qu’elle… »

Nynaeve renonça à placer un mot – peut-être aurait-elle dû lancer ce trognon de pomme – et se contenta de crier. « J’estime que Moghedien a raison ! »

Ce nom cloua le bec d’Élayne et la redressa aussi d’un seul coup sur son séant, les yeux arrondis de stupeur. Nynaeve ne put s’empêcher de se retourner pour vérifier si quelqu’un avait entendu, quand bien même elles étaient dans leur propre chambre.

« Voilà qui est absurde, Nynaeve. »

Nynaeve ne comprit pas si Élayne parlait de la suggestion ou d’avoir prononcé à haute voix le nom de Moghedien, et elle n’avait pas l’intention de se renseigner. Assise sur son propre lit en face d’Élayne, elle rajusta ses jupes. « Non, ce n’est pas absurde. D’un jour à l’autre à présent, Jaril et Seve vont dire à quelqu’un que Marigan n’est pas leur mère, s’ils ne l’ont pas déjà dit. Êtes-vous prête pour les questions que cela soulèvera ? Moi pas. D’un jour à l’autre, une Aes Sedai se mettra à rechercher comment je peux découvrir quoi que ce soit sans être dans un état de furie permanent du lever au coucher du soleil. Une sur deux Aes Sedai à qui j’adresse la parole le mentionne et Dagdara me dévisageait d’une drôle de manière ces derniers temps. Par ailleurs, elles ne vont prendre aucun parti ici en dehors de tenir des réunions. À moins qu’elles ne choisissent de retourner à la Tour. Je me suis approchée discrètement et j’ai écouté Tarna qui s’entretenait avec Sheriam…

— Vous avez quoi ?

— Je me suis approchée discrètement et j’ai écouté, répéta Nynaeve fermement. Le message qu’elles envoient à Élaida est qu’elles ont besoin de plus de temps pour réfléchir. Cela signifie qu’elles envisagent au moins d’oublier l’Ajah Rouge et Logain. Comment elles le peuvent, je l’ignore, mais elles le doivent. Si nous demeurons ici beaucoup plus longtemps, nous risquons de finir par être livrées comme cadeau à Élaida. Du moins, en partant maintenant, nous pouvons avertir Rand de ne compter avoir aucune Aes Sedai derrière lui. Nous pouvons lui dire de ne se fier à aucune Aes Sedai. »

Fronçant gracieusement les sourcils, Élayne replia ses jambes sous elle. « Si elles continuent à réfléchir, cela signifie qu’elles n’ont rien décidé. J’estime que nous devons rester. Peut-être que nous réussirons à les aider à prendre la bonne décision. Par ailleurs, à moins que vous n’ayez l’intention de convaincre Theodrine de nous accompagner, vous ne vaincrez jamais votre blocage si nous partons. »

Nynaeve s’abstint de relever ce propos-là. Les beaux résultats qu’avaient produits les tentatives de Theodrine. Des seaux d’eau. Pas de sommeil ce soir. Quoi ensuite ? Elle avait pratiquement dit qu’elle entendait essayer n’importe quoi jusqu’à ce qu’elle découvre ce qui aurait de l’effet. N’importe quoi englobait trop de choses du point de vue de Nynaeve. « Les aider à décider ? Elles ne nous écouteront pas. Siuan elle-même ne nous écoute que d’une oreille et, pourtant, si elle nous tient par la peau du cou, nous la tenons aussi ne serait-ce que par l’orteil.

— J’estime quand même que nous devons rester. Au moins jusqu’à ce que l’Assemblée ait abouti à une décision. Alors, au pire, nous pourrons annoncer à Rand un fait et non une hypothèse.

— Comment sommes-nous censées le découvrir ? Ne comptons pas que je trouve deux fois de suite la bonne fenêtre où écouter. Si nous attendons qu’elles l’annoncent, nous risquons d’être arrêtées. Moi, en tout cas. Il n’y a pas une Aes Sedai qui ne sache que Rand et moi nous sommes originaires du Champ d’Emond.

— Siuan nous avertira avant que ce soit annoncé, répliqua Élayne avec calme. Vous ne pensez pas qu’elle et Leane retourneront avec soumission auprès d’Elaida, n’est-ce pas ? »

Oui, c’était un argument. Elaida aurait la tête de Siuan et de Leane avant qu’elles aient le temps d’exécuter une révérence. « Cela ne prend toujours pas en compte Jaril et Seve, objecta-t-elle néanmoins.

— Nous imaginerons quelque chose. D’ailleurs, ils ne sont pas les premiers enfants réfugiés dont s’occupe une personne qui ne leur est pas apparentée. » Élayne s’imaginait probablement que son sourire à fossettes était rassurant. « Nous n’avons besoin que de nous creuser les méninges. Tout au moins, nous devons attendre que Thom revienne d’Amadicia. Je ne peux pas le laisser derrière. »

Nynaeve renonça. Si l’apparence reflétait le caractère, Élayne aurait dû avoir l’air d’une mule sculptée en pierre. Cette jeune fille avait fait de Thom le remplaçant du père qui était mort quand elle était petite. Elle semblait aussi parfois croire qu’il était incapable de se rendre à table sans qu’elle lui tienne la main.

L’unique avertissement qu’eut Nynaeve fut la sensation de la Saidar que quelqu’un embrassait à proximité, puis la porte se rabattit poussée par un flot d’Air et Tarna Feir entra dans la chambre. Nynaeve et Élayne se levèrent d’un bond. Une Aes Sedai est une Aes Sedai et quelques-uns de ceux qui enterraient les déchets étaient là-bas sur l’ordre seul de Tarna.

La Sœur Rouge les examina, son visage un arrogant marbre glacé encadré de cheveux blonds. « Ah. La Reine d’Andor et l’Irrégulière handicapée.

— Pas encore, Aes Sedai, répondit Élayne avec une froide politesse. Pas avant que je sois couronnée dans la Salle du Trône. Et seulement si ma mère est morte », ajouta-t-elle.

Le sourire de Tarna aurait figé en glace une rafale de neige. « Bien entendu. Elles ont essayé de garder le secret sur votre compte, mais les rumeurs se propagent. » Son regard passa en revue les lits étroits et le tabouret bancal, les vêtements accrochés au mur sur leurs patères et le plâtre craquelé. « J’aurais cru que vous seriez mieux logées, étant donné toutes les choses miraculeuses que vous avez accomplies. Seriez-vous à la Tour Blanche où est votre place légitime, je ne serais pas surprise de vous voir, vous deux, subissant maintenant les tests pour l’obtention du châle.

— Merci », dit Nynaeve, voulant montrer qu’elle était capable d’être aussi courtoise qu’Élayne. Tarna la regarda. Ces yeux bleus donnaient au reste du visage l’impression d’être chaleureux. « Aes Sedai », compléta Nynaeve hâtivement.

Tarna reporta son attention sur Élayne. « L’Amyrlin a une place particulière dans son cœur pour vous et pour l’Andor. Elle a organisé pour vous trouver des recherches dont vous n’imagineriez pas l’ampleur. Je sais qu’elle serait enchantée que vous reveniez avec moi à Tar Valon.

— Ma place est ici, Aes Sedai. » La voix d’Élayne était toujours aimable, mais son menton se releva dans une attitude fort bien assortie à l’arrogance de Tarna. « Je retournerai à la Tour quand les autres iront.

— Je vois, dit la Rouge d’un ton sec. Très bien. Laissez-nous à présent. Je désire m’entretenir seule à seule avec l’Irrégulière. »

Nynaeve et Élayne échangèrent un coup d’œil, mais Élayne n’avait pas d’autre solution que plonger dans une révérence et partir.

Une fois la porte fermée, Tarna se métamorphosa de façon surprenante. Elle s’assit sur le lit d’Elayne et balança une jambe par-dessus l’autre, croisant les chevilles, s’adossant au dosseret écorné du lit et enlaçant ses doigts sur son estomac. Son visage se dégela et même elle sourit. « Vous avez l’air mal à l’aise. Ne le soyez pas. Je ne vais pas vous mordre. »

Nynaeve en aurait été plus facilement persuadée si les yeux de l’autre femme avaient changé aussi. Le sourire ne les atteignait pas ; par contraste, ils semblaient dix fois plus durs, cent fois plus froids. La combinaison donna à Nynaeve la chair de poule. « Je ne suis pas inquiète », dit-elle d’un ton guindé, plantant fermement ses pieds par terre pour s’empêcher de passer de l’un sur l’autre.

« Ah. Offensée, alors ? Pourquoi ? Parce que je vous ai appelée “Irrégulière” ? Moi aussi, je suis une Irrégulière. Galina Casban m’a délivrée elle-même de mon blocage à coups de bâton. Elle avait deviné l’Ajah qui me conviendrait longtemps avant que j’en aie eu l’idée. C’est son habitude envers celles qui à son avis choisiront l’Ajah Rouge. » Elle secoua la tête en riant, les yeux comme des lames de couteau gelées. « Les heures que j’ai passées à crier et pleurer avant de pouvoir trouver la Saidar sans avoir les yeux hermétiquement fermés ; on ne peut pas tisser si on ne voit pas les flots. J’ai cru comprendre que Theodrine utilise des méthodes plus douces avec vous. »

Les pieds de Nynaeve oscillèrent malgré elle d’un côté sur l’autre. Voyons, Theodrine n’allait pas se servir de ce moyen-là ! Sûrement pas. Raidir ses genoux n’apaisa pas le tumulte dans son estomac. Ainsi, elle n’était pas censée être offensée, vraiment ? Devait-elle aussi passer l’éponge sur le « handicapée » ? « À quel propos désiriez-vous me parler, Aes Sedai ?

— L’Amyrlin souhaite qu’Élayne soit en sécurité mais, sur bien des points, vous êtes tout aussi importante. Davantage, peut-être. Ce que votre tête contient de connaissances sur Rand al’Thor pourrait être d’un prix inestimable. Et ce qu’Egwene al’Vere a dans la sienne. Savez-vous où elle est ? »

Nynaeve avait envie d’essuyer la sueur sur sa figure, mais elle garda ses mains le long de son corps. « Je ne l’ai pas vue depuis longtemps, Aes Sedai. » Des mois, depuis leur dernière rencontre dans le Tel’aran’rhiod. « Puis-je me permettre de demander quelles sont les intentions de… » Personne à Salidar n’appelait Élaida l’Amyrlin, mais elle était supposée témoigner du respect envers cette femme. « … l’Amyrlin à l’égard de Rand ?

— Ses intentions, petite ? Il est le Dragon Réincarné. L’Amyrlin le sait et elle entend le traiter avec tous les honneurs qu’il mérite. » Une nuance d’intensité vibra dans la voix de Tarna. « Réfléchissez, petite. Ces femmes-là rentreront au bercail quand elles se rendront compte de ce qu’elles font, mais chaque journée qui passe pourrait être vitale. Pendant trois mille ans, la Tour Blanche a guidé les dirigeants ; il y aurait eu davantage de guerres et pire sans la Tour. Le monde est menacé de courir au désastre si al’Thor n’a pas ces conseils. Seulement on ne peut pas guider ce que l’on ne connaît pas, pas plus que je ne pouvais canaliser avec les yeux fermés. Ce qu’il y a de mieux pour lui est que vous reveniez avec moi pour transmettre ce que vous savez de lui à l’Amyrlin maintenant au lieu de dans des semaines ou des mois. Mieux pour vous, aussi bien. Vous ne pouvez pas être élevée au rang d’Aes Sedai ici. La Crosse des Serments est dans la Tour. Le test ne peut avoir lieu que dans la Tour. » La sueur piquait les yeux de Nynaeve, mais elle se refusait à cligner des paupières. Cette femme s’imaginait-elle qu’on pouvait la soudoyer ? « À dire vrai, je n’ai jamais passé beaucoup de temps auprès de lui. J’habitais dans le village, vous comprenez, et lui dans une ferme éloignée au Bois de l’Ouest. En gros, ce dont je me souviens c’est d’un jeune garçon qui jamais n’entendait raison. Il fallait le pousser à faire ce qu’il devait ou à l’y entraîner de force. Bien sûr, cela c’était quand il était gamin. Il a peut-être changé, pour autant que je sache. La plupart des hommes sont juste le garçon qu’ils étaient devenu grand, mais il a pu changer. »

Pendant un long moment, Tarna se contenta de la regarder. Un très long moment, sous ce regard glacial. « Bon », finit-elle par dire – et elle se remit debout si vite que Nynaeve faillit reculer, encore qu’il n’y eût pas de place où reculer dans la chambre minuscule. Ce sourire inquiétant était resté en place. « Quel drôle de groupe qui s’est rassemblé ici. Je n’ai vu ni l’une ni l’autre, mais je crois comprendre que Siuan Sanche et Leane Sharif honorent Salidar de leur présence. Pas le genre qu’une femme avisée voudrait fréquenter. Et peut-être aussi d’autres gens bizarres ? Vous feriez beaucoup mieux de m’accompagner. Je pars demain matin. Prévenez-moi ce soir si je dois compter vous retrouver sur la route.

— Je regrette, non…

— Réfléchissez-y, petite. Cela pourrait être la décision la plus importante que vous ayez jamais prise. Réfléchissez bien. » Le masque d’amabilité disparut et Tarna sortit majestueusement de la chambre.

Les genoux de Nynaeve cédèrent, la déposant sur le lit. Cette femme avait déclenché en elle une telle gamme d’émotions qu’elle ne savait plus s’y retrouver. L’inquiétude et la colère tourbillonnaient avec un sentiment d’euphorie. Elle souhaitait que la Sœur Rouge ait un moyen de communiquer avec les Aes Sedai de la Tour en quête de Rand. Oh, être une mouche sur le mur quand elles essaieraient d’utiliser l’appréciation qu’elle avait donnée de lui. Tenter de la soudoyer. Tenter de l’intimider. Et ne réussissant que trop bien sur ce dernier point. Tarna était tellement sûre que les Aes Sedai d’ici s’agenouilleraient devant Elaida ; c’était prévu, seul le moment était encore incertain. Et ça, est-ce que c’était une allusion concernant Logain ? Nynaeve avait l’intuition que Tarna en savait beaucoup plus sur Salidar que l’Assemblée ou Sheriam ne s’en doutaient. Peut-être Elaida avait-elle ici des partisans.

Nynaeve s’attendait à ce qu’Élayne revienne et, quand une bonne demi-heure se fut écoulée sans son retour, elle sortit à sa recherche, arpentant de bout en bout au pas gymnastique des rues poussiéreuses puis, d’une allure plus modérée, s’arrêtant ici pour escalader le timon d’une charrette, là pour monter sur un tonneau ou un perron de pierre afin de regarder par-dessus les têtes de la foule. Le soleil était descendu en partie derrière la cime des arbres avant qu’elle reprenne à grandes enjambées le chemin de leur chambre, en pestant entre ses dents. Et trouva Élayne qui, elle-même, venait manifestement d’arriver.

« Où étiez-vous ? Je pensais que peut-être Tarna vous avait attachée quelque part !

— J’étais allée chercher ça chez Siuan. » Élayne ouvrit la main. Deux des anneaux de pierre tordue reposaient sur sa paume.

« Y en a-t-il un qui est l’original ? C’est une bonne idée de les prendre, mais vous auriez dû essayer d’avoir le vrai.

— Je n’ai pas changé d’avis, Nynaeve. J’estime toujours que nous devons rester.

— Tarna…

— M’a seulement convaincue. Si nous partons, Sheriam et l’Assemblée choisiront la réunification de la Tour plutôt que Rand. Je le sais, voilà tout. » Elle posa les mains sur les épaules de Nynaeve et Nynaeve se laissa pousser en position assise sur le lit. Élayne s’installa sur l’autre lit et se pencha en avant d’un air résolu. « Vous vous souvenez de ce que vous m’avez dit à propos de l’utilisation du besoin pour trouver quelque chose dans le Tel’aran’rhiod ? Ce dont nous avons besoin, c’est d’un moyen de persuader l’Assemblée de ne pas se tourner vers Elaida.

— Comment ? Quoi ? Si Logain ne suffit pas…

— Nous le saurons quand nous le trouverons », répliqua Élayne d’un ton assuré.

Nynaeve tâta machinalement sa tresse épaisse comme son poignet. « Serez-vous d’accord de partir si nous ne découvrons rien ? Je n’aime pas beaucoup l’idée de rester plantées ici jusqu’à ce que ces dames décident de nous mettre sous surveillance.

— Je serai d’accord de partir à condition que vous soyez d’accord de rester si nous trouvons une chose utile. Nynaeve, quelque désir que j’aie de le voir, nous pouvons rendre plus de services en étant ici. »

Nynaeve hésita avant de finir par marmonner : « D’accord. » Cela ne semblait pas présenter de risques. Sans idée de ce qu’elles cherchaient, elle n’imaginait pas qu’elles découvrent quoi que ce soit.

Si, auparavant, la journée avait paru s’écouler lentement, à présent elle se traînait. Elles prirent la file à l’une des cuisines pour une assiettée de navets et de pois avec une tranche de jambon. Le soleil se reposait au sommet des arbres, aurait-on dit. La plupart des habitants de Salidar allaient au lit à l’heure où se couchait le soleil, mais quelques lumières brillaient à des fenêtres, notamment dans le bâtiment le plus imposant. L’Assemblée offrait un festin à Tarna, ce soir. Des bribes de musique jaillissaient de temps en temps de l’ancienne auberge ; les Aes Sedai avaient déniché parmi les soldats l’un d’eux qui jouait plus ou moins bien de la harpe, elles l’avaient fait se raser et revêtir une espèce de livrée. Les gens passant devant l’auberge y jetaient un rapide coup d’œil avant de continuer leur chemin en pressant le pas ou feignaient de ne pas la voir avec tant d’application qu’ils en tremblaient pratiquement sous l’effort. Une fois encore, Gareth Bryne était l’exception. Il mangeait son repas assis sur une caisse en bois au milieu de la rue ; n’importe quelle Députée regardant par une fenêtre était obligée de le voir. Lentement, infiniment lentement, le soleil glissa derrière les arbres. La nuit tomba brusquement, pour ainsi dire sans crépuscule, et les rues se vidèrent. La mélodie du harpiste résonna de nouveau. Gareth Bryne était encore assis sur sa caisse à la lisière d’une nappe de clarté en provenance du banquet de l’Assemblée. Nynaeve secoua la tête ; elle ne savait pas s’il était admirable ou ridicule. Un peu des deux, à son avis.

C’est seulement quand elle fut dans son lit avec le ter’angreal en pierre mouchetée sur le cordon entourant son cou, à côté de la lourde chevalière en or de Lan, et la chandelle éteinte qu’elle se rappela les recommandations de Theodrine. Ma foi, trop tard pour cela maintenant. Theodrine ne saurait jamais si elle avait dormi ou non, de toute façon. Où était donc Lan ?

Le bruit de la respiration d’Élayne se ralentit, Nynaeve se nicha dans son petit oreiller avec un léger soupir et… elle était debout au pied de son lit vide, regardant une Élayne floue dans cette clarté qui n’en était pas tout à fait une, caractéristique de la nuit dans le Tel’aran’rhiod. Personne pour les voir ici. Sheriam ou une de sa coterie se trouvait peut-être par là, ou Siuan et Leane. En vérité, elles deux avaient le droit de se rendre dans le Monde des Rêves mais, pour la quête de ce soir, aucune ne désirait avoir à répondre à des questions. Élayne voyait apparemment cette quête comme une chasse ; consciemment ou non, elle s’était attifée comme Birgitte, en tunique verte et chausses blanches. Elle cilla en constatant la présence de l’arc d’argent dans sa main, lequel disparut en même temps que le carquois.

Nynaeve examina ses propres vêtements et soupira. Une robe de bal en soie bleue, brodée de fleurs d’or autour du décolleté profond et en deux lignes parallèles jusqu’en bas de la jupe ample. Elle sentait à ses pieds des escarpins en velours pour danser. Ce que l’on porte dans le Tel’aran’rhiod n’a pas vraiment d’importance, mais qu’est-ce qui lui avait passé par la tête pour choisir cette tenue-là ? « Vous vous rendez compte que cela risque de ne rien donner », dit-elle en changeant pour du bon drap simple des Deux Rivières et des souliers solides. Élayne n’avait vraiment pas de quoi sourire comme ça. Un arc d’argent. Ha ! « Nous sommes censées avoir au moins une idée de ce que nous cherchons. Quelque chose à son sujet.

— Il faudra que cela suffise, Nynaeve. D’après vous, les Sagettes disent que la nécessité est la clef, plus grand le besoin mieux c’est – et nous avons sûrement besoin de quelque chose, ou l’aide que nous avons promise à Rand va disparaître à part ce qu’Elaida est désireuse d’accorder. Je ne voudrais pas que cela arrive, Nynaeve. Je ne le laisserai pas arriver.

— Rabaissez votre menton. Moi non plus, s’il y a quoi que ce soit que nous pouvons faire. Autant nous y mettre. » Unissant ses mains à celles d’Élayne, Nynaeve ferma les yeux. Besoin. Elle espérait qu’une part d’elle-même avait une notion quelconque de ce dont elles avaient besoin. Peut-être que rien n’allait se produire. Besoin. Soudain tout sembla glisser autour d’elle ; elle sentit le Tel’aran’rhiod s’incliner et s’abattre comme fond un oiseau de proie.

Ses yeux s’ouvrirent immédiatement. Chaque pas inspiré par le besoin est exécuté en aveugle, nécessairement, et alors que chaque pas vous rapproche de ce que vous cherchez un de ces pas vous précipiterait aussi bien dans un nid de vipères ou vers un lion qui, dérangé pendant qu’il dévore sa proie, vous arracherait une jambe.

Pas de lions et, pourtant, ce qu’il y avait était inquiétant. Il régnait une brillante clarté de soleil au zénith, mais ce n’est pas ce qui la tracassait ; le temps s’écoulait différemment ici. Elle et Élayne se tenaient les mains dans une rue pavée en cailloutis, cernée par des bâtiments de brique et de pierre. Des corniches et des frises raffinées décoraient tant les maisons que les magasins. Le haut des toits de tuile s’ornait de coupoles élégantes, et des ponts de pierre ou en bois s’arquaient au-dessus de la rue, parfois à trois ou quatre niveaux au-dessus. Des monceaux d’ordures, des vieux habits et du mobilier détérioré s’empilaient au coin des rues, et des rats trottinaient par vingtaines, s’arrêtant parfois pour leur couiner des défis intrépides. Des gens qui se rêvaient à la lisière du Tel’aran’rhiod apparaissaient et disparaissaient le temps d’un éclair. Un homme tomba en hurlant d’un des ponts et devint invisible avant de heurter les pavés. Une femme dont la robe était déchirée accourut vers elles en criant et disparut aussi au bout d’une douzaine de pas. Des cris et des appels interrompus subitement résonnaient dans les rues, et parfois des rires brutaux avec une pointe de folie.

« Cela ne me plaît pas », dit Élayne d’un ton soucieux.

Dans le lointain, une grande flèche d’un blanc d’os se dressait au-dessus de la cité, dépassant de beaucoup d’autres tours, dont bon nombre étaient reliées entre elles par des ponts qui donnaient l’air d’être bas à ceux où elles étaient. Elles se trouvaient à Tar Valon, dans le quartier où Nynaeve avait aperçu Leane la dernière fois. Leane n’avait pas été très explicite sur ce qu’elle y avait fait ; augmenter la crainte révérencielle envers les mystérieuses Aes Sedai et augmenter aussi leur légende, avait-elle prétendu en souriant.

« Peu importe, répliqua Nynaeve résolument. Personne à Tar Valon n’a même idée de ce qu’est le Monde des Rêves. Aucun risque de nous heurter à qui que ce soit. » Son estomac se retourna comme surgissait un homme au visage ensanglanté qui avançait en chancelant vers elles. Il n’avait pas de mains, seulement des moignons d’où giclait le sang.

« Ce n’était pas ce que je voulais dire, murmura Élayne.

— Continuons donc. » Nynaeve ferma les yeux. Le besoin.

Clic.

Elles étaient dans la Tour, dans un des couloirs circulaires tendus de tapisseries. Une jeune fille rondelette en costume de novice se matérialisa à moins de trois pas, ses grands yeux s’écarquillant quand elle les vit. « S’il vous plaît, gémit-elle. Je vous en prie. » Et s’estompa.

Soudain Élayne s’exclama d’une voix étranglée : « Egwene ! »

Nynaeve se retourna vivement, mais le couloir était désert.

« Je l’ai vue, insista Élayne. J’en ai la certitude.

— Je suppose qu’elle a la possibilité de faire une incursion brève dans le Tel’aran’rhiod au cours d’un rêve ordinaire comme tout le monde, lui répliqua Nynaeve. Occupons-nous de ce pour quoi nous sommes ici. » Elle commençait à se sentir plus que mal à l’aise. Elles joignirent de nouveau leurs mains. Le besoin.

Clic.

Ce n’était pas une réserve ordinaire. Des étagères s’alignaient le long des murs et formaient deux courtes rangées sur le plancher, où étaient soigneusement posées des boîtes de différentes sortes et formes, certaines en bois brut, certaines sculptées ou laquées, avec des objets enveloppés de toile, des statuettes et des figurines, et des formes bizarres apparemment en métal ou en verre, en cristal ou en pierre ou en porcelaine luisante. Nynaeve n’eut pas besoin de plus pour comprendre que ce devait être des objets du Pouvoir, des ter’angreals très probablement, peut-être quelques angreals et sa’angreals. Une collection aussi disparate, emmagasinée avec autant de soin ne pouvait être rien d’autre dans la Tour.

« À mon avis, cela ne sert à rien de continuer ici, commenta Élayne découragée. Je ne sais pas comment nous arriverions jamais à sortir quelque chose d’ici. »

Nynaeve imprima une brève secousse à sa tresse. S’il y avait là quelque chose d’utile pour elles – ce devait être à moins que les Sagettes n’aient menti – un moyen de l’atteindre dans le monde éveillé existait nécessairement. Les angreals et autres n’étaient pas sévèrement gardés ; d’ordinaire, quand elle avait séjourné à la Tour, seulement par une serrure et une novice. La porte d’ici était en planches épaisses, avec une serrure massive en fer noir encastrée dedans. Sans doute fermée, mais elle se la représenta ouverte en esprit et poussa.

La porte se rabattit sur une salle des gardes. D’étroites couchettes superposées étaient installées le long d’un mur, et des hallebardes dans des râteliers le long d’un autre. Au-delà d’une lourde table qui en avait vu de dures, entourée de tabourets, se dressait une seconde porte renforcée de ferrures avec un petit judas grillage.

Comme elle se retournait vers Élayne, elle constata soudain que la porte était refermée. « Si nous ne pouvons pas atteindre ici ce dont nous avons besoin, peut-être le pouvons-nous ailleurs. Ce que je veux dire, c’est que quelque chose d’autre ira. Du moins avons-nous une indication maintenant. Je pense que ceux-ci sont des ter’angreals dont personne n’a encore découvert comment les utiliser. C’est la seule raison pour laquelle ils sont gardés comme cela. Il serait même probablement dangereux de canaliser à proximité. » Élayne lui adressa un regard caustique. « Mais si nous essayons encore, est-ce que cela ne nous ramènera pas droit ici ? À moins… à moins que les Sagettes ne vous aient expliqué comment exclure un endroit de la recherche. »

Elles s’en étaient abstenues – elles ne s’étaient pas montrées empressées de lui enseigner quoi que ce soit – mais dans un endroit où l’on ouvrait une serrure en pensant qu’elle était ouverte, tout devait être possible. « C’est exactement ce que nous allons faire. Nous nous implantons dans l’esprit que ce que nous voulons n’est pas dans Tar Valon. » Fronçant les sourcils en direction des étagères, elle ajouta : « Et je parierai que c’est un ter’angreal dont personne ne sait se servir. » Toutefois, comment ledit ter’angreal persuaderait l’Assemblée de se ranger derrière Rand, elle était incapable de l’imaginer.

« Nous avons besoin d’un ter’angreal qui ne se trouve pas à Tar Valon », répéta Élayne comme pour s’en convaincre. « Très bien. Nous continuons. »

Elle tendit les mains et, après une hésitation, Nynaeve les prit. Nynaeve se demandait comment elle était devenue celle qui insistait pour continuer. Elle voulait quitter Salidar, pas découvrir une raison d’y rester. D’autre part, si cela assurait que les Aes Sedai de Salidar soutiennent Rand…

Le besoin. Un ter’angreal. Pas dans Tar Valon. Le besoin.

Clic.

Quel que soit le lieu où elles étaient, la ville éclairée par l’aube n’était certainement pas Tar Valon. À moins de vingt pas, la large rue pavée devenait un pont en pierre blanche avec des statues à chaque extrémité, enjambant un canal aux berges de pierre. À cinquante pas dans l’autre sens il y en avait encore un. Partout se dressaient des tours élancées ceintes de balcons, comme des lances qu’on a enfoncées à travers des tranches rondes de confiserie rococo. Chaque bâtiment était blanc, les portes et fenêtres de grandes arches pointues, des arches parfois doubles ou triples. Sur les constructions plus majestueuses, de longs balcons en fer forgé peint en blanc, avec des paravents en fer forgé au dessin compliqué pour masquer les occupants, donnaient sur les rues et les canaux, et des coupoles blanches cintrées de pourpre ou d’or se terminaient en pointes aussi aiguës que les tours.

Besoin. Clic.

Ç’aurait aussi bien pu être une cité différente. Les rues étaient étroites et revêtues de pavés inégaux, bloquées de chaque côté par des bâtisses de cinq ou six niveaux, leur plâtre blanc écaillé en de nombreux endroits qui permettaient de voir la brique en dessous. Il n’y avait pas de balcons ici. Des mouches bourdonnaient et c’était difficile de déterminer si c’était encore l’aube à cause des ombres sur le sol.

Elles échangèrent un coup d’œil. Qu’elles découvrent là un ter’angreal semblait peu probable, mais elles étaient allées désormais trop loin pour s’arrêter maintenant. Le besoin.

Clic.

Nynaeve éternua avant de pouvoir ouvrir les yeux et recommença dès qu’ils furent ouverts. Chaque mouvement de ses pieds soulevait des tourbillons de poussière. Cette réserve ne ressemblait pas du tout à celle de la Tour. Des coffres, des cageots et des tonneaux encombraient la petite pièce, empilés n’importe comment les uns par-dessus les autres, avec juste un passage libre entre, et tous sous une épaisse couche de poussière. Nynaeve éternua avec tant de force qu’elle crut en perdre ses souliers – et la poussière disparut. Jusqu’au moindre grain. Élayne arborait un petit sourire suffisant. Nynaeve ne dit rien, se contenta de fixer solidement dans son esprit l’image de la pièce sans poussière. Elle aurait dû y penser.

Inspectant le fouillis, elle soupira. La pièce n’était pas plus grande que celle où dormaient leurs corps dans Salidar, mais chercher dans ce fatras… « Cela prendra des semaines.

— Nous pourrions essayer encore une fois. Ce serait au moins une chance de voir quelles choses inspecter. » Élayne, d’après sa voix, était aussi dubitative que Nynaeve.

Toutefois la suggestion en valait bien une autre. Nynaeve ferma les yeux et le changement – clic – se produisit de nouveau.

Quand elle rouvrit les paupières, elle était au bout du passage opposé à la porte, face à un coffre carré en bois plus haut que sa taille. Le fer des feuillards cerclant le coffre semblait pure rouille, et le coffre lui-même avait l’air d’avoir reçu des coups de marteau pendant les vingt dernières années. Un endroit moins que vraisemblable pour quelque chose d’utile, un ter’angreal en particulier, Nynaeve ne l’imaginait pas. Pourtant Élayne était debout juste à côté d’elle, les yeux fixés sur ce même coffre.

Nynaeve posa une main sur le couvercle – les charnières joueraient sans peine – et le souleva. Il n’y eut même pas le plus minime grincement. À l’intérieur, deux épées grandement rongées par la rouille et une cuirasse également brun roux avec un trou creusé dedans gisaient sur un amas de paquets enveloppés d’étoffe et ce qui donnait l’impression d’être le rebut d’un fond d’armoire à vieux habits et de deux cuisines.

Élayne promena ses doigts sur une petite théière au bec cassé. « Pas des semaines, mais sûrement le reste de la nuit.

— Encore une fois ? suggéra Nynaeve. Cela ne peut pas faire de mal. » Élayne haussa les épaules. Paupières closes. Le besoin.

Nynaeve baissa la main et sa main se posa sur quelque chose de dur et de rond, couvert d’une étoffe qui s’effritait. Quand elle ouvrit les yeux, la main d’Élayne était juste à côté de la sienne. Le sourire de sa cadette fendait presque son visage en deux.

Dégager ce quelque chose ne fut pas commode. Il n’était pas de petite taille et elles durent déplacer des tuniques en lambeaux et des paquets dont l’emballage s’émiettait, révélant des figurines, des animaux sculptés et toutes sortes de vieilleries. Une fois qu’elles l’eurent extrait, elles furent obligées de le tenir ensemble, un large disque aplati enveloppé d’une étoffe pourrie. Dépouillé de l’étoffe, il se révéla être une coupe peu profonde en cristal épais, de plus de deux pieds de large et offrant à voir à l’intérieur ce qui apparaissait comme des tourbillons de nuages gravés en relief.

« Nynaeve, dit lentement Élayne, je pense que ceci est… »

Nynaeve sursauta et faillit lâcher son côté de la coupe comme celle-ci prenait une couleur bleu pâle voilée et que les nuages sculptés se déplaçaient peu à peu. Le temps d’un battement de cœur et le cristal redevint transparent, les nuages sculptés immobiles. Seulement elle était certaine que les nuages n’avaient plus la même forme qu’avant.

« C’en est un ! s’exclama Élayne. C’est un ter’angreal. Et je suis prête à parier n’importe quoi qu’il a un rapport avec les conditions atmosphériques. Par contre, je ne suis pas tout à fait assez forte pour m’en servir seule. »

Happant une bouffée d’air, Nynaeve tenta de forcer son cœur à cesser de battre comme un tambour. « Ne faites pas ça ! Vous ne vous rendez donc pas compte que vous risquez de vous désactiver en expérimentant avec un ter’angreal quand vous ne savez pas ce qu’il provoque ? »

Cette espèce d’écervelée eut le toupet de lui adresser un regard surpris. « C’est cela que nous sommes venues chercher, Nynaeve. Et croyez-vous qu’il existe quelqu’un qui en sache plus que moi sur les ter’angreals ?

Nynaeve eut un reniflement dédaigneux. Parce que cette demoiselle avait raison ne signifiait pas qu’elle ne méritait pas de recevoir une petite réprimande. « Je ne dis pas que ce n’est pas merveilleux si cela peut agir d’une manière ou d’une autre sur le temps – bien sûr que oui – mais je ne vois pas en quoi il peut être ce dont nous avons besoin. Il ne va pas influencer l’Assemblée pour ou contre Rand.

Ce dont on a besoin n’est pas toujours ce que l’on désire, cita Élayne. Lini avait l’habitude de dire cela quand elle refusait de me laisser me promener à cheval ou grimper dans les arbres, mais cette sentence est peut-être valable pour ça aussi. »

Nynaeve émit de nouveau cette aspiration dédaigneuse. C’était bien possible mais pour l’instant présent elle voulait ce qu’elle voulait. Était-ce tellement demander ?

La coupe disparut de leurs mains et ce fut le tour d’Élayne de sursauter, en murmurant qu’elle ne s’habituerait jamais à ça. Le coffre était fermé, lui aussi.

« Nynaeve, quand j’ai canalisé dans la coupe, j’ai senti… Nynaeve, ce n’est pas le seul ter’angreal dans cette pièce. Je crois qu’il y a des angreals aussi, peut-être même des sa’angreals.

— Ici ? » dit Nynaeve d’un ton incrédule, en regardant la petite pièce encombrée. Mais, s’il y en a un, pourquoi pas deux ? Ou dix, ou cent ? « Par la Lumière, ne canalisez plus ! Qu’est-ce qui se passera si vous en activez un par accident ? Vous risquez de…

— Je sais ce que je fais, Nynaeve. Si, vraiment. Ce que nous devons faire ensuite, c’est repérer exactement où se situe ce local. »

Cela se révéla ne pas être tache facile. Bien qu’ayant des gonds pareils à de solides masses de rouille, la porte n’était pas un obstacle, pas dans le Tel’aran’rhiod. Les problèmes commencèrent après. Le corridor étroit et sombre derrière elles n’avait qu’une petite fenêtre à son extrémité et celle-ci ne donnait que sur un mur au plâtre blanc écaillé de l’autre côté de la rue. Descendre d’étroites volées de marches à tablette de pierre ne servit pas à grand-chose. Dehors, la rue aurait pu être la première qu’elles avaient vue dans ce quartier de la ville, où qu’il fût, tous les bâtiments presque tellement semblables qu’ils ne se distinguaient pas les uns des autres. Les boutiques minuscules le long de la rue n’avaient pas d’enseigne, et ce qui indiquait les auberges était leur porte peinte en bleu. Le rouge semblait réservé aux tavernes.

Nynaeve s’éloigna à grands pas en quête d’un point de repère, quelque chose pour déterminer où elles étaient. Quelque chose qui dise quelle était cette ville. Chaque rue qu’elle atteignait était pareille à celle qu’elle avait quittée, mais elle découvrit vite un pont, un simple pont de pierre, à la différence des précédents, et sans statues. Le centre de son arche lui permit de voir seulement le canal, rejoignant d’autres canaux dans les deux directions, encore des ponts, encore des bâtiments au revêtement de plâtre blanc écaillé.

Subitement, elle se rendit compte qu’elle était seule. « Élayne. » Silence, à part l’écho de sa voix. « Élayne ? Élayne ! »

La jeune fille blonde surgit au détour d’une maison près du pied du pont. « Vous voilà, dit Élayne. À côté de cet endroit, un labyrinthe donnerait l’impression que s’y diriger est d’une facilité enfantine. J’ai tourné la tête une seconde et vous aviez disparu. Avez-vous trouvé quelque chose ?

— Rien. » Nynaeve jeta encore un coup d’œil au canal avant de rejoindre Élayne. « Rien d’utilisable.

— Du moins pouvons-nous être sûres du lieu où nous sommes. Ebou Dar. Ce doit être cela. » La courte tunique et les chausses bouffantes d’Élayne devinrent une robe de soie verte avec des flots de dentelle retombant sur ses mains, un col montant couvert de broderies compliquées et une échancrure étroite plongeant suffisamment pour laisser voir un long espace entre ses seins. « Je ne me rappelle pas d’autre ville avec autant de canaux excepté Illian, et celle-ci n’est certainement pas Illian.

— J’espère bien que non », dit Nynaeve d’une voix éteinte. Jamais au grand jamais il ne lui était venu une seconde à l’esprit qu’une recherche à l’aveuglette risque de les amener dans le repaire de Sammael. Sa propre robe s’était échangée, elle s’en rendit compte, contre une robe de soie bleu profond conçue pour voyager, complétée par un manteau cache-poussière en toile. Elle obligea le manteau à disparaître mais conserva le reste.

« Vous aimeriez Ebou Dar, Nynaeve. Les Sagettes d’Ebou Dar en connaissent plus sur les simples que n’importe qui. Elles sont capables de guérir n’importe quoi. Elles y sont bien obligées, parce que les Ebou-Daris se battent en duel pour un éternuement, nobles ou gens du commun, hommes ou femmes. » Élayne gloussa de rire. « Thom dit qu’il y avait eu des léopards ici, mais qu’ils étaient partis parce qu’ils jugeaient les Ebou-Daris trop irascibles pour vivre auprès d’eux.

— Voilà qui est bel et bon, riposta Nynaeve, mais qu’ils s’embrochent mutuellement autant que le cœur leur en dit m’indiffère. Élayne, nous aurions aussi bien pu poser les anneaux et dormir. Je suis incapable de retourner depuis ici jusqu’à cette resserre quand bien même je devrais recevoir le châle d’Aes Sedai quand j’arriverais là-bas. Si seulement il y avait un moyen de tracer une carte… » Elle eut une grimace. Autant demander des ailes dans le monde éveillé ; si elles pouvaient emporter une carte du Tel’aran’rhiod, elles pourraient emporter la coupe.

« Eh bien, nous n’aurons qu’à nous rendre à Ebou Dar et chercher, répliqua Élayne d’un ton ferme. Dans le monde réel. Du moins savons-nous dans quel quartier de la cité il faut chercher. »

Nynaeve se rasséréna. Ebou Dar n’était qu’à quelques quarantaines de lieues en aval de Salidar le long de l’Eldar. « Cela me paraît une très bonne idée.

Et cela nous éloignera avant que tout nous tombe sur la tête.

— Vraiment, Nynaeve. Est-ce toujours cela le plus important pour vous ?

— C’est une chose importante. Voyez-vous quoi que ce soit d’autre à faire ici ? » Élayne secoua la tête. « Alors mieux vaudrait rentrer. J’aimerais dormir un peu pour de bon ce soir. » Impossible de dire combien de temps s’est écoulé dans le monde réel pendant que l’on est dans le Tel’aran’rhiod ; parfois une heure là-bas est une heure ici, parfois une journée ou davantage. Par chance, cela ne fonctionne apparemment pas dans l’autre sens ; ou du moins pas autant, sinon on risquerait de mourir de faim en dormant.

Nynaeve sortit du rêve…

… et ses yeux s’ouvrirent d’un seul coup, fixés sur son oreiller, qui était aussi trempé de sueur qu’elle-même. Pas un souffle d’air n’entrait par la fenêtre ouverte. Le silence était tombé sur Salidar, le son le plus violent étant les légers croassements hoquetés des bihoreaux. Se redressant sur son séant, elle détacha le lien autour de son cou et en désenfila l’anneau de pierre tors, s’arrêtant un instant pour caresser l’épaisse chevalière d’or de Lan. Élayne remua, puis s’assit en bâillant et alluma un bout de chandelle en canalisant.

« Croyez-vous que cela servira à quelque chose ? questionna tout bas Nynaeve.

— Je ne sais pas. » Élayne s’interrompit pour étouffer un bâillement derrière sa main. Comment cette fille s’arrangeait-elle pour être jolie en bâillant, avec ses cheveux en bataille et un pli rouge imprimé par l’oreiller déparant une de ses joues ? Voilà un secret que les Aes Sedai devraient étudier. « Ce que je sais avec certitude, c’est que cette coupe est peut-être en mesure d’agir sur les conditions atmosphériques. Je sais qu’une cache de ter’angreals et angreals doit être déposée entre les mains qui conviennent. C’est notre devoir de la remettre à l’Assemblée. À Sheriam, en tout cas. Je sais que si cette coupe ne les incite pas à soutenir Rand, je continuerai à chercher jusqu’à ce que je trouve quelque chose qui les en persuade. Et je sais que je veux dormir. Pourrions-nous en parler demain matin ? » Sans attendre de réponse, elle éteignit la chandelle, se blottit de nouveau dans son lit et respira de ces souffles profonds et lents du sommeil dès que sa tête tomba sur l’oreiller.

Nynaeve s’étira de nouveau, contemplant le plafond dans l’obscurité. Du moins seraient-elles bientôt en route pour Ebou Dar. Demain, peut-être. Un jour ou deux, au maximum, pour se préparer au voyage et arrêter une gabare au passage. Du moins…

Brusquement, elle se rappela Theodrine. Si les préparatifs prenaient deux jours, Theodrine voudrait ses deux séances, aussi sûr qu’un canard a des plumes. Et elle comptait que Nynaeve ne dorme pas ce soir. La possibilité qu’elle sache était nulle, mais…

Avec un gros soupir, elle descendit de son lit. Il n’y avait pas beaucoup de place pour marcher, mais elle en usa totalement, sa colère augmentant de minute en minute. Tout ce qu’elle voulait, c’est s’en aller. Elle avait dit ne pas être très habile à se soumettre, mais peut-être le devenait-elle à fuir. Ce serait si merveilleux de canaliser chaque fois qu’elle le voudrait. Elle ne remarqua même pas les larmes qui commençaient à couler lentement sur ses joues.

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