37 Quand la bataille commence

Le silence était très singulier, et Egwene n’y comprenait rien. Elayne regarda Nynaeve, puis les deux regardèrent le mince bracelet d’argent de Nynaeve. Celle-ci reporta son regard sur Egwene, les yeux écarquillés, puis l’abaissa vivement vers le sol.

« J’ai une confession à faire », dit-elle presque dans un souffle. Sa voix ne devint jamais forte, mais les mots se ruèrent hors de sa bouche. « J’ai capturé Moghedien. » Sans détacher les yeux du sol, elle leva son poignet où était le bracelet. « Ceci est un a’dam. Nous la retenons prisonnière et personne n’est au courant. Excepté Siuan, Leane et Birgitte. Et toi maintenant.

— Nous y avons été obligées, dit à son tour Elayne qui se penchait en avant dans un mouvement pressant. Elles l’auraient exécutée, Egwene. Je sais qu’elle le mérite, mais sa tête est pleine de connaissances, de choses que nous n’imaginons même pas. C’est de là que viennent toutes nos découvertes. Excepté la Guérison par Nynaeve de Siuan, de Leane et de Logain et mon ter’angreal. Elles l’auraient tuée sans attendre d’apprendre quoi que ce soit ! »

Des questions tourbillonnaient vertigineusement dans l’esprit d’Egwene. Elles avaient capturé une des Réprouvés ? Comment ? Elayne avait fabriqué un a’dam ? Egwene frissonna, tout juste capable de regarder l’objet. Il ne ressemblait nullement à l’a’dam qu’elle ne connaissait que trop bien. Même avec cet objet, comment avaient-elles réussi à maintenir cachée une des Réprouvés au milieu de tant d’Aes Sedai ? Une des Réprouvés prisonnière. Pas jugée et exécutée. Soupçonneux comme Rand l’était devenu, si jamais il le découvrait, il n’aurait plus jamais confiance en Elayne.

« Amenez-la ici », réussit-elle à dire d’une voix sourde. Nynaeve quitta son siège d’un bond et sortit en courant. Les bruits de fête, de rires, de musique et de chansons s’amplifièrent un instant avant que la porte claque derrière elle. Egwene se massa les tempes. Une des Réprouvés. « C’est un rude secret à garder. »

Les joues d’Elayne s’empourprèrent. Pourquoi, par la Lumière… ? Évidemment.

« Elayne, je n’ai pas l’intention de poser des questions sur… quelqu’un que je ne suis pas censée connaître. »

La jeune fille blonde sursauta bel et bien. « Je… je serai peut-être en mesure de parler. Plus tard. Demain. Peut-être. Egwene, il faut que tu me promettes de ne pas en parler – à personne – à moins que je ne te le dise. Peu importe ce que tu… ce que tu vois.

— Si c’est ce que tu désires. » Egwene ne comprenait pas pourquoi Elayne était si agitée. Pas vraiment. Elayne avait un secret qu’Egwene partageait, seulement Egwene l’avait découvert par accident et depuis elles feignaient l’une et l’autre que c’était toujours un secret appartenant uniquement à Elayne ; elle avait rencontré Birgitte, l’héroïne légendaire, dans le Tel’aran’rhiod ; peut-être le faisait-elle encore. Hé, une minute, c’était ce que Nynaeve avait déclaré. Birgitte était au courant pour Moghedien. Entendait-elle par là cette femme qui attendait dans le Tel’aran’rhiod que le Cor de Valère la rappelle à la vie ? Nynaeve connaissait donc le secret qu’Elayne avait refusé d’avouer à Egwene même quand elle avait été prise sur le fait ? Non. Cela n’allait pas devenir un chapelet d’accusations et de démentis.

« Elayne, je suis l’Amyrlin – réellement l’Amyrlin – et j’ai déjà des projets. Les Sagettes qui canalisent organisent bon nombre de leurs tissages différemment des Aes Sedai. » Elayne connaissait déjà ce qu’il en était des Sagettes mais, à la réflexion, Egwene ne savait pas si c’était réciproque chez les Aes Sedai ; les autres Aes Sedai, à présent. « Parfois, ce qu’elles tissent est plus compliqué ou plus fruste, mais il y a des fois où c’est plus simple que ce qui nous était enseigné à la Tour et cela fonctionne aussi bien.

— Tu veux que les Aes Sedai étudient avec les Aielles ? » La bouche d’Elayne se plissa dans un sourire d’amusement. « Egwene, elles n’admettront jamais au grand jamais ça, vivrais-tu mille ans. Je suppose néanmoins qu’elles voudront tester les jeunes Aielles pour un éventuel noviciat quand elles le découvriront. »

Egwene se déplaça sur ses coussins, hésitante. Les Aes Sedai en stage auprès des Sagettes ? Comme apprenties ? Cela ne se produirait jamais, pourtant Romanda et Lelaine en particulier ne se trouveraient pas mal d’un peu de ji’e’toh. Ainsi que Sheriam et Myrelle et… Elle trouva une assise plus confortable et abandonna ses rêveries. « Je doute que les Sagettes acceptent que des Aielles deviennent des novices. » Elles l’auraient peut-être admis dans le temps passé, c’est possible, mais certainement plus à présent. Le maximum que pouvait attendre Egwene d’elles maintenant était qu’elles s’adressent avec civilité aux Aes Sedai. « J’avais pensé à une sorte d’association. Elayne, il y a moins d’un millier d’Aes Sedai. Si on inclut celles qui restent dans le désert, je crois que les Sagettes capables de canaliser sont plus nombreuses que les Aes Sedai. Peut-être beaucoup plus. En tout cas, elles ne ratent pas une qui a l’étincelle innée. » Combien de femmes étaient mortes de ce côté-ci du Rempart du Dragon parce qu’elles pouvaient subitement canaliser, peut-être sans se rendre aucunement compte de ce qu’elles faisaient, et n’avaient eu personne pour les guider ? « Je veux rassembler davantage de femmes, Elayne. Qu’en est-il des femmes capables d’apprendre mais que nulle Aes Sedai n’a découverte avant qu’elles soient jugées trop âgées pour être des novices ? Je dis, si elle veut apprendre, laissez-la essayer, même si elle a quarante ou cinquante ans ou si ses petits-enfants ont eux-mêmes des petits-enfants. »

Elayne se tint les côtes de rire. « Oh, Egwene, les Acceptées vont adorer enseigner à ces classes de novices-là.

— Elles auront à apprendre comment », répliqua fermement Egwene. Elle ne voyait pas où était le problème. Les Aes Sedai avaient toujours déclaré que l’on pouvait être trop âgée pour devenir novice, mais si on voulait apprendre… Elles avaient déjà en partie changé d’avis ; dans la foule, elle avait distingué des visages plus âgés que celui de Nynaeve au-dessus de la tenue blanche de novice. « La Tour a toujours été sévère quand il s’agit d’exclure les gens, Elayne. Si tu n’es pas assez forte, tu es écartée. Refuse un test et tu es renvoyée. Échoue à un test et dehors. On devrait être autorisée à rester si on le désire.

— Mais les tests servent à s’assurer que l’on est assez forte, protesta Elayne. Pas seulement pour le Pouvoir Unique ; en soi-même. Tu ne veux sûrement pas d’Aes Sedai qui s’effondrent la première fois qu’elles subissent une pression ? Ou des Aes Sedai qui peuvent à peine canaliser ? »

Egwene eut un reniflement ironique. Sorilea aurait été mise à la porte de la Tour sans même avoir subi les tests pour devenir Acceptée. « Peut-être n’ont-elles pas la capacité d’être Aes Sedai, mais cela ne signifie pas qu’elles ne sont bonnes à rien. Somme toute, elles ont déjà été jugées dignes de se servir du Pouvoir avec au moins une certaine liberté d’action, sinon elles n’auraient pas été dépêchées dans le monde. Mon rêve est que chaque femme sachant canaliser soit en quelque sorte reliée à la Tour. De la première jusqu’à la dernière.

— Les Pourvoyeuses-de-Vent ? » Elayne tiqua en voyant Egwene hocher affirmativement la tête.

« Tu ne les as pas trahies, Elayne. Je n’arrive pas à croire qu’elles aient gardé leur secret pendant aussi longtemps. »

Elayne poussa un profond soupir. « Bah, ce qui est fait est fait. On ne peut pas replacer le miel dans le gâteau de cire. Par contre, si tes Aielles bénéficient d’une protection spéciale, le Peuple de la Mer devrait en bénéficier aussi. Que les Pourvoyeuses-de-Vent forment leurs jeunes filles. Pas de femmes du Peuple de la Mer raflées par des Aes Sedai, quoi qu’elles veuillent.

— D’accord. » Egwene cracha sur sa paume et tendit la main ; un instant après, Elayne cracha sur sa propre paume et sourit tandis qu’elles se serraient la main pour sceller la convention.

Ce sourire s’effaça lentement. « Y a-t-il un rapport entre ceci et l’amnistie de Rand, Egwene ?

— En partie. Elayne, comment ce garçon peut-il être si… ? » Impossible de finir cette phrase, et pas de réponse, de toute façon. Elayne inclina la tête un peu tristement, marquant sa compréhension ou son acquiescement ou les deux.

La porte s’ouvrit et une femme robuste vêtue de drap de laine noir apparut, portant un plateau d’argent avec trois coupes en argent et un flacon à long col également en argent contenant du vin. Elle avait un visage fatigué, le visage d’une paysanne, mais ses yeux noirs étincelaient comme elle examinait Egwene et Elayne d’un regard furtif. Egwene n’eut qu’un bref instant pour éprouver de la surprise que cette femme arbore un collier d’argent entourant étroitement son cou en dépit de sa robe modeste, puis Nynaeve entra derrière elle et referma la porte. Elle avait dû courir comme le vent, parce qu’elle avait trouvé le temps d’échanger l’uniforme d’Acceptée pour une robe en soie bleu foncé brodée d’arabesques dorées autour de l’encolure et de l’ourlet du bas. Cette robe n’était pas échancrée autant que celle de Berelain, néanmoins ce décolleté était nettement plus profond que ce qu’Egwene s’attendait à voir sur Nynaeve.

« Voici Marigan », annonça Nynaeve en ramenant sa tresse par-dessus son épaule d’un geste témoignant d’une longue pratique. Son anneau au Grand Serpent luisait d’un éclat doré sur sa main droite.

Egwene s’apprêtait à demander pourquoi elle avait accentué le nom pareillement, puis elle se rendit compte brusquement que le collier de « Marigan » était assorti au bracelet sur le poignet de Nynaeve. Elle ne put s’empêcher d’ouvrir de grands yeux. Cette femme ne ressemblait certes pas à ce qu’elle pensait que ressemble une des Réprouvés. Ce fut son commentaire et Nynaeve rit.

« Regarde, Egwene. »

Elle fit plus que regarder ; c’est tout juste si elle ne jaillit pas hors de son fauteuil et elle embrassa la saidar. Dès que Nynaeve avait parlé, l’aura avait entouré « Marigan ». Rien que pour un instant seulement, avant qu’elle disparaisse, la femme en simple robe noire se transforma complètement. À la vérité, il s’agissait de changements plutôt minimes, cependant réunis ils offraient l’image d’une femme différente, de bonne mine plutôt que belle mais nullement usée par la vie, une femme altière, majestueuse même. Seuls les yeux demeuraient les mêmes, étincelants, n’empêche qu’en dépit de leur regard qui se dérobait sans cesse Egwene croyait volontiers que cette femme était Moghedien.

« Comment ? » fut tout ce qu’elle dit. Elle écouta attentivement Nynaeve et Elayne expliquer comment tisser des déguisements puis inverser les tissages, mais elle observait Moghedien. Celle-ci était fière et intimement persuadée de sa supériorité, enivrée de se retrouver elle-même.

« Remettez-la comme elle était », ordonna Egwene quand les explications furent terminées. De nouveau, l’aura de la saidar ne dura que quelques secondes et, une fois qu’elle avait disparu, il n’y avait pas de tissages qu’elle pouvait distinguer. Moghedien était de nouveau une femme sans beauté et usée par l’existence, une paysanne qui avait mené une vie pénible et paraissait plus âgée que son nombre d’années réel. Ces yeux noirs fixaient sur Egwene un regard étincelant, rempli de haine et peut-être aussi de dégoût pour elle-même.

Se rendant compte qu’elle retenait toujours la saidar, Egwene se sentit un instant ridicule. Ni Nynaeve ni Elayne n’avaient embrassé la Source. Mais, aussi bien, Nynaeve portait le bracelet. Egwene se leva, sans détourner le regard de Moghedien, et tendit la main. Nynaeve semblait, pour le moins, ravie d’ôter l’objet de son poignet, ce qu’Egwene comprenait fort bien.

En lui tendant le bracelet, Nynaeve dit : « Posez le plateau sur la table, Marigan. Et tenez-vous bien. Egwene a vécu avec des Aiels. »

Egwene tourna entre ses doigts la bande d’argent et s’efforça de ne pas frémir. Un travail ingénieux, formé de segments si adroitement ajustés qu’il semblait presque d’un seul morceau. Elle avait été naguère à l’autre extrémité d’un a’dam, un dispositif seanchan, avec une laisse d’argent reliant collier et bracelet, cependant le même. Son estomac se convulsa comme il ne l’avait pas fait quand elle avait affronté l’Assemblée ou la foule ; il bouillonnait comme s’il voulait compenser sa tranquillité précédente. Posément, elle referma la bande d’argent autour de son poignet. Elle avait une idée de ce à quoi s’attendre, pourtant elle faillit quand même sursauter. Les émotions de l’autre femme s’étalaient devant elle, son état physique, le tout rassemblé dans une portion enclose de l’esprit d’Egwene. Principalement des palpitations de peur, mais également et presque aussi violent le dégoût de soi qu’elle avait eu l’impression de discerner. Moghedien n’aimait pas son apparence présente. Peut-être l’aimait-elle d’autant moins après un bref retour à son aspect réel.

Egwene réfléchit à ce qu’était celle qu’elle regardait ; une des Réprouvés, une femme dont le nom avait été utilisé pendant des siècles pour faire peur aux enfants, une femme dont les crimes méritaient cent fois la mort. Elle réfléchit aux connaissances qu’il y avait dans cette tête. Elle s’obligea à sourire. Ce n’était pas un sourire séduisant ; elle ne l’avait pas voulu tel mais elle ne croyait pas qu’elle aurait pu y réussir si elle avait essayé. « Elles ont raison. J’ai vécu chez les Aiels. Donc si vous escomptez que je serai aussi indulgente que Nynaeve et Elayne, sortez-vous cela de la tête. Commettez la moindre erreur avec moi et je vous ferai réclamer instamment la mort. Seulement je ne vous tuerai pas. Je me contenterai de trouver un moyen de rendre permanente cette figure que vous avez. D’autre part, si vous commettez davantage qu’une erreur… » Elle agrandit son sourire jusqu’à ce qu’il se réduise à montrer les dents.

La peur s’élança si haut qu’elle noya le reste et se heurta comme une masse contre la barrière clôturant la portion d’esprit d’Egwene. Debout devant la table, Moghedien serra ses jupes à en avoir les jointures blanchies et trembla visiblement. Nynaeve et Elayne dévisageaient Egwene comme si elles ne l’avaient jamais vue auparavant. Par la Lumière, imaginaient-elles qu’elle userait de courtoisie envers une des Réprouvés ? Sorilea l’attacherait en plein soleil pour la mater, à moins qu’elle ne lui tranche la gorge sans autre forme de procès.

Egwene se rapprocha de Moghedien. L’autre était plus grande, mais elle recula contre la table en voûtant les épaules, renversant les coupes sur leur plateau et bousculant le flacon qui oscilla sur sa base. Egwene donna un ton froid à sa voix ; laquelle n’eut pas à se forcer beaucoup. « Le jour où je découvre un mensonge de votre part est le jour où je vous exécuterai de ma propre main. Passons. J’ai envisagé de voyager d’un endroit à un autre en forant un trou, pour ainsi dire, d’ici à là-bas. Un trou à travers le Dessin, de sorte qu’il n’y ait pas de distance entre l’un et l’autre. Est-ce que cela fonctionnerait bien ?

— Pas du tout, pour vous ou n’importe quelle autre femme », répondit Moghedien aussitôt, la respiration courte. La peur qui bouillonnait en elle était maintenant visible sur son visage. « C’est ainsi que les hommes Voyagent. » L’initiale en lettre majuscule se sentait nettement ; elle parlait de l’un des Talents oubliés. « Si vous essayez, vous serez aspirée dans… je ne sais pas ce que c’est, l’espace entre les fils du Dessin peut-être. Je ne crois pas que vous viviez très longtemps. Je sais que vous ne reviendriez jamais.

— Voyager, murmura Nynaeve d’un ton écœuré. Nous n’avons jamais pensé au Voyage !

— Non, nous n’y avons pas songé. » Elayne ne semblait pas plus contente d’elle-même. « Je me demande à quoi d’autre nous n’avons jamais songé. »

Egwene ne leur prêta pas attention. « Alors comment ? » questionna-t-elle d’un ton uni. Une voix calme vaut toujours mieux que des vociférations.

Quoi qu’il en soit, Moghedien tressaillit comme si elle avait forcé la voix avec colère. « Vous créez à l’identique les deux endroits dans le Dessin. Je peux vous montrer comment. Cela requiert un peu d’effort à cause de… du collier, mais je peux…

— Comme ceci ? », dit Egwene en embrassant la saidar et tissant des flots d’Esprit. Cette fois, elle ne tenta pas d’atteindre le Monde des Rêves, mais elle s’attendait à quelque chose y ressemblant beaucoup si cela marchait. Ce qu’elle obtint était tout à fait différent.

Le fin rideau qu’elle avait tissé ne produisit pas l’apparence miroitante et il ne persista qu’un instant avant de se replier brusquement sur lui-même en formant une ligne verticale qui se dressa soudain en une découpure de lumière bleu argenté. La lumière elle-même s’élargit vite – ou peut-être tourna ; c’est l’impression qu’eut Egwene – en… quelque chose. Là, en plein milieu de la pièce il y avait un… un portail, nullement la vue voilée qu’elle avait eue du Tel’aran’rhiod depuis sa tente, un seuil permettant d’accéder à un pays dévasté par le soleil qui donnait à la sécheresse régnant ici une apparence de luxuriance. Des pitons de pierre et des falaises abruptes dominaient une plaine poussiéreuse, jaune et argileuse, fissurée et parsemée de quelques arbustes chétifs qui semblaient épineux même de loin.

Peu s’en fallut qu’Egwene ouvre de grands yeux. C’était le Désert des Aiels à mi-chemin entre la forteresse des Rocs Froids et la vallée de Rhuidean, un endroit où il y avait très peu de chances que se trouve quelqu’un pour voir – ou être blessé ; les précautions de Rand avec sa salle spéciale dans le Palais du Soleil l’avaient incitée à en prendre aussi quelques-unes – mais elle avait seulement espéré y parvenir, et elle avait été sûre qu’il apparaîtrait à travers le miroitement d’un rideau.

« Ô Lumière ! murmura Elayne. Sais-tu ce que tu as fait, Egwene ? Oui ? Je pense que je peux le faire. Si tu recommences le tissage, je sais que je m’en souviendrai.

— Se souvenir de quoi ? gémit pratiquement Nynaeve. Comment s’y est-elle prise ? Oh, maudit soit ce maudit blocage ! Elayne, donne-moi un coup de pied dans la cheville. S’il te plaît ? »

Le visage de Moghedien s’était figé ; l’incertitude affluait par le bracelet presque aussi fort que la peur. Déchiffrer des émotions ne ressemble guère à lire les mots écrits sur une page, mais ces deux-là étaient évidentes. « Qui… ? » Moghedien s’humecta les lèvres. « Qui vous a enseigné cela ? »

Egwene sourit comme elle avait vu sourire les Aes Sedai ; du moins espéra-t-elle que son sourire était mystérieux. « Ne soyez jamais trop sûre que je ne connais pas déjà la réponse, dit-elle calmement. Souvenez-vous. Mentez-moi une seule fois. » Elle s’avisa soudain de l’effet que devait avoir sur Nynaeve et Elayne ce qu’elle disait. Se tournant vers elles, elle eut un petit rire de regret. « Je suis vraiment désolée. Je n’avais pas l’intention de m’imposer.

— Pourquoi serais-tu désolée ? » Elayne avait un sourire épanoui. « Tu es censée prendre la direction des opérations, Egwene. »

Nynaeve tira d’un coup sec sur sa natte, à qui elle décocha un regard furibond. « Rien ne semble marcher ! Pourquoi est-ce que je ne parviens pas à être en colère ? Oh, tu peux la garder éternellement, en ce qui me concerne. Nous ne pourrions pas l’emmener à Ebou Dar, de toute façon. Pourquoi, pourquoi donc ne puis-je me mettre en colère ? Oh, sang et sacrées cendres ! » Elle écarquilla les yeux en se rendant compte de l’exclamation qui lui avait échappé et elle plaqua la main sur sa bouche.

Egwene jeta un coup d’œil à Moghedien. Celle-ci s’affairait à redresser les coupes et à verser du vin d’où émanait un agréable arôme d’épices, mais quelque chose s’était manifesté à travers le bracelet quand Nynaeve parlait. Le choc, peut-être. Il se pouvait qu’elle préfère les maîtresses qu’elle connaissait à une qui menaçait de mort presque dans son premier souffle.

Un coup net retentit à la porte et Egwene relâcha précipitamment la saidar, le portail donnant sur le Désert des Aiels disparut. « Entrez. »

Siuan avança d’un pas dans le bureau et s’arrêta, embrassant du regard Moghedien, le bracelet sur le poignet d’Egwene, Nynaeve et Elayne. Elle referma la porte et esquissa une révérence aussi minime qu’une exécutée par Romanda ou Lelaine. « Ma Mère, je suis venue vous apprendre l’étiquette mais, si vous préférez que je revienne plus tard… ? » Ses sourcils se haussèrent, dans une calme interrogation.

« Allez », ordonna Egwene à Moghedien. Puisque Nynaeve et Elayne voulaient bien la laisser se déplacer à sa guise, l’a’dam devait limiter sa liberté d’action, en admettant que ce ne soit pas autant qu’un a’dam avec une laisse. Ses doigts jouant avec le bracelet – elle haïssait cet objet, mais elle avait l’intention de le porter jour et nuit – elle ajouta : « Mais restez à disposition. Je traiterai une tentative d’évasion de la même façon qu’un mensonge. » De la terreur afflua à travers l’a’dam tandis que Moghedien sortait précipitamment.

Voilà qui pouvait être un problème. Comment Nynaeve et Elayne avaient-elles vécu avec ces torrents de terreur ? Toutefois, c’était à considérer plus tard.

Faisant face à Siuan, elle croisa les bras sous ses seins. « Ceci ne doit pas se reproduire, Siuan. Je sais tout. Ma Fille. »

Siuan pencha la tête de côté. « Savoir ne donne quelquefois aucun avantage. Quelquefois, cela implique seulement de partager le danger.

— Siuan ! » s’exclama Elayne, moitié offusquée et moitié voulant donner un avertissement, et à la surprise d’Egwene Siuan réagit d’une manière qu’elle ne s’était jamais attendue à voir de la part de Siuan Sanche. Elle rougit.

« Vous ne pouvez pas croire que je vais devenir quelqu’un d’autre du jour au lendemain », murmura-t-elle avec humeur.

Egwene se doutait que Nynaeve et Elayne pouvaient la seconder dans sa tâche, mais, si elle devait être réellement Amyrlin, il fallait qu’elle l’accomplisse seule. « Elayne, je sais que tu as envie de poser cette robe d’Acceptée. Pourquoi ne le fais-tu pas ? Et ensuite vois ce que tu peux trouver comme Talents perdus. Nynaeve, faites de même. »

Un regard fut échangé entre elles, puis elles jetèrent un coup d’œil à Siuan et se levèrent pour plonger dans des révérences parfaites, en murmurant respectueusement : « Comme vous l’ordonnez, ma Mère. » Ce qui n’impressionna apparemment pas Siuan ; elle observait Egwene d’un air caustique pendant qu’elles sortaient.

Egwene embrassa de nouveau la saidar, brièvement, pour que son siège glisse en place derrière la table, puis elle rajusta son étole et s’assit. Elle contempla Siuan pendant un long moment en silence. « J’ai besoin de vous, finit-elle par dire. Vous savez ce que c’est que d’être Amyrlin, ce que l’Amyrlin peut et ne peut pas. Vous connaissez les Députées, comment elles pensent, ce qu’elles veulent. J’ai besoin de vous et j’ai bien l’intention de vous avoir. Sheriam, Romanda et Lelaine estiment peut-être que je porte toujours le costume blanc des novices sous cette étole – possible que toutes l’estiment – mais vous allez m’aider à leur démontrer qu’il en est autrement. Je ne vous le demande pas, Siuan. Je veux avoir votre aide. » Ne restait plus ensuite qu’à attendre.

Siuan la dévisagea, puis secoua légèrement la tête et rit tout bas. « Elles ont commis une très grave erreur, n’est-ce pas ? Certes, je l’ai commise la première. Le porcelet dodu pour la table se révèle un brochet argenté bien vivant long comme votre jambe. » Écartant largement ses jupes, elle plongea dans une profonde révérence, la tête inclinée. « Ma Mère, permettez-moi de servir, je vous prie, et de vous conseiller.

— Pour autant que vous comprenez que c’est seulement un conseil, Siuan. J’ai déjà trop de gens qui s’imaginent pouvoir attacher des ficelles à mes bras et à mes jambes. Je ne l’admettrai pas de vous.

— J’essaierais autant d’attacher des fils à moi-même, répliqua Siuan sèchement. Vous savez, je n’avais pas réellement de sympathie pour vous. Peut-être parce que je voyais en vous beaucoup trop de moi-même.

— Dans ce cas, dit Egwene d’un ton aussi sec, vous pouvez m’appeler Egwene. Quand nous serons seules. À présent, asseyez-vous et expliquez-moi pourquoi l’Assemblée des Députées siège toujours ici et comment je peux l’inciter à se mettre en route. »

Siuan commença à approcher un des fauteuils avant de se rappeler qu’elle pouvait le déplacer maintenant avec la saidar. « Elle siège parce qu’une fois qu’elle aura bougé, la Tour Blanche sera vraiment désunie. Quant au moyen de la pousser au départ, mon avis… » Son avis requit beaucoup de temps. Une partie s’alignait sur des plans auxquels Egwene avait déjà réfléchi, et la totalité en semblait bonne.


Dans sa chambre de la Petite Tour, Romanda versait du thé à la menthe pour trois autres Députées, une seule appartenant à l’Ajah Jaune. La chambre était située à l’arrière de la maison, mais les bruits de fête y pénétraient ; Romanda feignait avec application de ne pas les entendre. Ces trois avaient été prêtes à la soutenir pour obtenir le Trône d’Amyrlin ; voter pour la jeune fille avait été un moyen comme un autre pour empêcher Lelaine d’être élue. Lelaine flamberait de rage si jamais elle savait ça. Maintenant que Sheriam avait installé son Amyrlin enfant, ces trois étaient encore disposées à écouter. Surtout après ce coup d’éclat d’élever des Acceptées au port du châle par décret. Ce devait être le fait de Sheriam ; elle et sa petite clique les avaient dorlotées toutes les quatre ; ç’avait été une idée à elles d’élever Theodrine et Faolaine au-dessus des autres Acceptées, et à un moment donné elles l’avaient suggéré aussi pour Elayne et Nynaeve. Fronçant les sourcils, elle se demanda ce qui retenait Delana, mais elle commença néanmoins à parler, après avoir enveloppé la pièce d’une gaine de saidar pour se protéger des oreilles indiscrètes. Delana n’aurait qu’à se mettre au courant quand elle arriverait. L’important était que Sheriam allait apprendre qu’elle n’avait pas acquis autant de pouvoir qu’elle le croyait en s’emparant du poste de Gardienne des Chroniques.


Dans une maison à mi-chemin de l’autre côté de Salidar, Lelaine servait du vin rafraîchi à quatre Députées, dont une seulement pour sa propre Ajah Bleue. La saidar formait autour de la pièce un bouclier protecteur contre quiconque se posterait aux aguets pour entendre. Les bruits des festivités la firent sourire. Les quatre femmes qui se trouvaient là lui avaient suggéré de se présenter elle-même pour le Siège d’Amyrlin, et elle ne s’était pas montrée réticente, mais un échec aurait entraîné que Romanda soit élue à sa place, ce qui aurait peiné Lelaine autant que d’être exilée. Comme Romanda grincerait des dents si jamais elle apprenait qu’elles avaient toutes voté pour cette enfant rien que pour empêcher que l’étole soit drapée sur les épaules de Romanda. Toutefois, ce pour quoi elles s’étaient réunies afin d’en discuter était comment amoindrir l’influence de Sheriam maintenant qu’elle avait réussi à s’emparer de l’étole de Gardienne des Chroniques. Cette farce d’élever des Acceptées au rang d’Aes Sedai par le décret de cette petite ! La tête de Sheriam s’était sûrement enflée jusqu’à la démence. Tandis que la conversation se poursuivait, Lelaine commença à se demander où était Delana. Elle aurait dû être arrivée à présent.


Assise dans sa chambre, Delana regardait fixement Halima juchée au bord du lit de Delana. Le nom Arangar ne devait jamais être utilisé ; parfois, Delana redoutait qu’Halima s’en rende compte si seulement ce nom lui venait à l’esprit. La protection contre les indiscrétions était modeste, incluant juste elles deux. « C’est de la folie, réussit-elle finalement à dire. Ne le comprenez-vous pas ? Si je continue à essayer de soutenir toutes les factions, on finira par me démasquer tôt ou tard !

— Tout le monde doit prendre des risques. » La fermeté de voix de l’autre femme démentait le sourire sur cette bouche voluptueuse. « Et vous continuerez à insister pour neutraliser de nouveau Logain. Cela ou le tuer. » Une légère grimace rendit réellement cette femme en quelque sorte encore plus belle. « Si jamais elles le sortaient de cette maison, je m’en occuperais moi-même. »

Delana était incapable d’imaginer comment, mais elle ne douterait pas de cette femme avant qu’elle échoue. « Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi vous avez tellement peur d’un homme que six femmes entourent d’un bouclier d’un lever de soleil à l’autre. »

Les yeux verts d’Halima flamboyèrent comme elle se dressait d’un bond. « Je n’ai pas peur et jamais au grand jamais n’allez évoquer cette idée ! Je veux que Logain soit coupé du Pouvoir ou mort et c’est tout ce que vous avez à savoir. Nous sommes-nous bien comprises ? »

Pas pour la première fois, Delana envisagea de tuer l’autre femme mais, comme toujours, elle eut la certitude déprimante que ce serait elle qui mourrait. D’une manière ou d’une autre, Halima savait quand elle embrassait la saidar, même si Halima ne pouvait pas canaliser. Le pire était la possibilité que, parce qu’Halima avait besoin d’elle, elle ne la tue pas ; Delana était incapable d’imaginer ce qu’elle ferait à la place, mais l’imprécision même de la menace lui donnait le frisson. Il faudrait qu’elle parvienne à la tuer sur-le-champ, du premier coup.

« Oui, Halima », dit-elle avec soumission, et se détesta pour cette réponse.


« Si aimable de votre part », murmura Siuan en tendant sa tasse à Lelaine pour qu’elle ajoute une goutte de cognac dans son thé. Le soleil baissait vers l’horizon, donnant à la lumière une teinte rougeâtre, mais les rues au-dehors étaient encore bruyantes. « Vous n’avez pas idée à quel point c’est fatigant d’essayer d’enseigner l’étiquette à cette jeunesse. Elle semblait croire qu’autant qu’elle se conduirait comme une Sagesse de son village tout irait bien. L’Assemblée est censée être le Cercle des Femmes ou quelque chose d’approchant. »

Lelaine émit des sons compatissants par-dessus sa propre tasse de thé. « Vous dites qu’elle se plaignait de Romanda ? »

Siuan haussa les épaules. « Oh, c’était à propos de l’insistance de Romanda pour que nous restions ici au lieu de marcher sur Tar Valon, d’après ce que j’ai cru comprendre. Par la Lumière, cette petite a le caractère d’un martin-pêcheur à la saison de la pariade. J’avais presque envie de la saisir aux épaules et de la secouer mais, évidemment, elle porte l’étole à présent. Bah, une fois mes cours donnés, j’en aurai fini avec elle. Vous souvenez-vous… ? »

Souriant intérieurement, Siuan regarda Lelaine avaler le tout avec le thé. Seule la première phrase avait été réellement importante. La mention du mauvais caractère était de son cru, mais cela avait des chances d’inciter quelques-unes des Députées à se montrer un peu plus circonspectes à l’égard d’Egwene. Par ailleurs, elle soupçonnait que c’était peut-être exact. Elle-même ne serait plus jamais Amyrlin, et elle était bien certaine que tenter de manipuler Egwene serait aussi futile que ce genre de tentative l’avait été avec elle, et aussi pénible, cependant enseigner à une Amyrlin à être Amyrlin… Il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas autant réjouie à l’avance de quelque chose. Egwene al’Vere serait une Amyrlin à faire trembler les trônes.


« Mais mon blocage ? » dit Nynaeve, et Romanda la regarda d’un air sévère. Elles se trouvaient dans la chambre de Romanda à la Petite Tour, et c’était le moment où Romanda était censée l’avoir, d’après le programme établi par les Sœurs de l’Ajah Jaune. La musique et les rires au-dehors semblaient irriter la Sœur Jaune.

« Vous n’étiez pas si empressée auparavant. J’ai entendu dire que vous aviez déclaré à Dagdara que vous étiez aussi une Aes Sedai et qu’elle pouvait chercher un lac pour s’y asperger la tête. »

Le rouge monta au visage de Nynaeve. C’était bien de son caractère volcanique de jeter des bâtons dans les roues. « Je venais peut-être de me rendre compte qu’être Aes Sedai n’implique pas pour moi de canaliser plus facilement qu’avant. »

Romanda eut un reniflement de dédain. « Aes Sedai. Vous avez un long chemin à parcourir pour ça, quoi que… Très bien, donc. Un exercice que nous n’avons pas encore essayé. Sautez sur un pied. Et parlez. » Elle prit place dans un fauteuil sculpté près du lit, la mine toujours rembrunie. « De menus propos, je pense. Parlez de choses sans importance. Par exemple, qu’est-ce que c’était, ce dont l’Amyrlin a dit que Lelaine voulait l’entretenir ? »

Pendant un instant, Nynaeve la regarda à son tour d’un air indigné. Sauter sur un pied ? C’était ridicule ! Néanmoins, elle n’était pas là en réalité pour son blocage, de toute façon. Soulevant ses jupes, elle commença à sauter. « Egwene… l’Amyrlin… n’a pas été très explicite. Cela avait un rapport avec l’obligation de ne pas bouger de Salidar… » Mieux vaudrait que ceci donne des résultats, sinon Egwene allait entendre des mots bien choisis, Amyrlin ou pas.

* * *

« Je crois que celui-ci fonctionnera de façon plus satisfaisante », dit Elayne en offrant un anneau tordu aux mouchetures bleues et rouges de ce qui avait été de la pierre le matin même. À la vérité, il ne différait d’aucun de ceux qu’elle avait faits. Elles se tenaient à l’écart de la foule, à l’entrée d’une venelle étroite éclairée par le soleil rouge. Derrière elles, des violons émettaient des sons aigus et des flûtes chantaient.

« Merci, Elayne. » Sheriam rangea le ter’angreal dans son aumônière sans même le regarder. Elayne avait abordé Sheriam pendant une pause de la danse, la figure légèrement empourprée sous toute cette froide sérénité d’Aes Sedai, mais le clair regard vert qui avait fait trembler les genoux d’Elayne au temps de son noviciat était fixé sur son visage. « Pourquoi ai-je le sentiment que ce n’est pas votre unique raison pour venir me trouver ? »

Elayne tiqua, tournant nerveusement l’anneau au Grand Serpent passé à sa main droite. La main droite ; elle n’avait qu’à se rappeler qu’elle aussi était maintenant une Aes Sedai. « Il s’agit d’Egwene. L’Amyrlin, je suppose que je devrais dire. Elle est soucieuse, Sheriam, et j’espérais que vous pourriez l’aider. Vous êtes la Gardienne des Chroniques et je ne voyais vraiment pas à qui d’autre m’adresser. Je ne suis pas complètement au courant. Vous connaissez Egwene ; elle ne se plaindrait pas quand bien même on lui couperait le pied. C’est à cause de Romanda, je pense, mais elle a aussi mentionné Lelaine. L’une ou les deux l’ont entreprise, je crois, à propos du séjour ici à Salidar, de la nécessité de ne pas en partir encore parce que ce serait trop dangereux.

— Le conseil est bon, répliqua lentement Sheriam. Dangereux, je n’en suis pas certaine, cependant c’est le conseil que moi-même je lui donnerais. » Elayne haussa les épaules en écartant les mains dans un geste exprimant l’impuissance. « Oui. Elle me l’a dit, mais… Elle ne l’a pas formulé expressément, pourtant j’ai l’impression qu’elle a peur de ces deux-là. Je sais bien qu’elle est Amyrlin maintenant, toutefois je suppose qu’elles lui font l’effet d’être encore une novice. Je pense qu’elle redoute que si elle agit comme elles le veulent – même si l’avis est bon – les deux comptent qu’elle recommencera la fois d’après. Je pense… Sheriam, elle a peur de ne pas être capable de dire non la prochaine fois si elle dit oui à présent. Et… et je le crains aussi. Sheriam, elle est le Trône d’Amyrlin ; elle ne devrait pas être sous la coupe de Romanda, ou de Lelaine ou de n’importe qui. Vous êtes assurément la seule à pouvoir l’aider. J’ignore comment, mais vous êtes la seule. »

Sheriam garda tellement longtemps le silence qu’Elayne commença à croire qu’elle allait lui répondre que tous ces propos étaient risibles. « Je ferai ce que je peux », finit par répondre Sheriam.

Elayne réprima un soupir de soulagement avant de se rendre compte que cela n’aurait pas eu d’importance.


Egwene se pencha en avant, appuya les bras sur le bord de la baignoire de cuivre et laissa glisser sur elle le flot des propos de Chesa tandis que celle-ci lui lavait le dos. Elle avait rêvé d’un vrai bain, mais être assise pour de bon dans l’eau savonneuse, parfumée avec une essence florale, procurait une sensation bizarre après les tentes-étuves des Aiels. Elle avait accompli son premier pas en tant qu’Amyrlin, aligné ses maigres troupes numériquement inférieures et commencé son attaque. Elle se rappela avoir entendu Rhuarc dire un jour que, lorsque la bataille est engagée, un chef de guerre n’a plus le contrôle des événements. Maintenant, elle en était réduite à attendre. « N’empêche, murmura-t-elle, je pense que les Sagettes seraient contentes. »

Загрузка...