30 Guérir une seconde fois

Quelque chose appuya sur le bouclier-écran que Nynaeve avait fixé entre Logain et la Vraie Source, accentuant sa pression jusqu’à ce que cet écran commence à plier et que le tissage vibre, à deux doigts de se déchirer. Elle laissa la saidar affluer à travers elle, la douceur atteignant la limite même de la souffrance, canalisant chaque fil dans l’Esprit, dans l’écran. « Allez-y, Elayne. » Elle se moquait éperdument que ce soit dit d’une voix suraiguë.

Elayne, que la Lumière brille sur elle, ne perdit pas une seconde à poser des questions. Elle bondit hors de son siège et disparut en courant à perdre haleine.

Logain n’avait pas bougé un muscle. Ses yeux retenaient ceux de Nynaeve ; ils semblaient rayonner. Par la Lumière, il était immense. Elle tâtonna à la recherche du poignard qu’elle portait à la ceinture, se rendit compte à quel point c’était ridicule – il pouvait probablement le lui enlever sans suer une goutte de plus que n’en perlaient déjà sur lui ; ses épaules semblaient soudain aussi larges qu’elle-même était haute – et dévia une partie de son tissage vers l’Air, pour créer des liens qui l’attachèrent sur place, bras et jambes. Il était toujours massif, pourtant il paraissait soudain plus normal, entièrement maniable. Alors seulement elle s’avisa qu’elle avait affaibli la résistance de l’écran. Cependant elle était incapable de canaliser quoi que ce soit de plus ; déjà la… la pure joie de vivre qui était la saidar était si puissante en elle qu’elle en aurait pleuré. Logain lui sourit.

Un des Liges passa la tête par l’embrasure de la porte, un homme aux cheveux noirs avec un nez proéminent et une profonde balafre blanche le long de sa mâchoire maigre. « Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? L’autre Acceptée, elle courait comme si elle s’était assise dans le carré aux orties.

— Tout est bien en main », lui répliqua-t-elle calmement. Aussi calmement qu’elle en fut capable. Personne ne devait être au courant – personne ! – avant qu’elle ait une chance de parler à Sheriam, de la mettre de son côté. « Elayne vient juste de se rappeler quelque chose qu’elle avait oublié. » Quelle justification inepte. « Vous pouvez nous laisser. Je suis occupée. »

Tervail – c’était son nom ; Tervail Dura, Lige de Beonine ; et en quoi, par la Lumière, son nom importait-il ? – Tervail la gratifia d’un sourire caustique et d’un salut moqueur avant de se retirer. Les Liges laissaient rarement les Acceptées jouer aux Aes Sedai et s’en tirer.

Ne pas s’humecter les lèvres requit un gros effort. Elle examina Logain. Extérieurement, il était calme, comme si rien n’avait changé.

« Ceci est bien inutile, Nynaeve. Vous imaginez-vous que je vais décider d’attaquer un village qui renferme des centaines d’Aes Sedai ? Elles me tailleraient en pièces avant que j’aie avancé de deux pas.

— Taisez-vous », commanda-t-elle machinalement. Cherchant à tâtons derrière son dos, elle trouva un siège et s’assit, sans jamais le quitter des yeux. Ô Lumière, qu’est-ce qui retenait Sheriam ? Il fallait que Sheriam comprenne que c’était un accident. Il le fallait ! Sa colère contre elle-même était la seule chose qui la maintenait capable de canaliser. Comment avait-elle pu être si irréfléchie, agir comme une telle idiote aveugle ?

« N’ayez pas peur, reprit Logain. Je ne me tournerai pas contre elles à présent. Elles réussissent exactement ce qui est mon but, qu’elles s’en rendent compte ou pas. L’Ajah Rouge est finie. D’ici un an, il n’y aura pas une Aes Sedai qui osera admettre qu’elle est Rouge.

— J’ai dit de vous taire ! riposta Nynaeve. Vous imaginez-vous que je vais croire que c’est seulement les Rouges que vous haïssez ?

— Vous savez, j’ai vu une fois un homme qui provoquera plus de bouleversements que je n’en ai causé. Peut-être était-ce le Dragon Réincarné ; je l’ignore. Cela s’est passé quand elles m’ont fait traverser Caemlyn après ma capture. Il était loin, mais j’ai vu un… un halo lumineux et j’ai compris qu’il allait secouer le monde. Encagé comme je l’étais, je n’ai pu m’empêcher de rire. »

Déplaçant une menue portion de l’Air qui le retenait, elle le bâillonna en forçant cette portion entre ses mâchoires. Ses sourcils s’abaissèrent dans une expression de rage noire, disparue en un éclair, mais Nynaeve n’y attacha aucune importance. Elle l’avait complètement immobilisé maintenant. Du moins… Il n’avait nullement tenté de se débattre, mais ce pouvait être parce qu’il était conscient d’emblée qu’elle le réduirait aussitôt à merci. Possible. Toutefois, quelle force avait-il employée pour tenter de briser son écran ? Cette poussée, pas précisément lente à monter en puissance mais certainement pas rapide. Presque comme un homme qui étire des muscles longtemps inutilisés, exerçant une pression sur quelque chose sans l’intention de la déplacer mais juste par besoin de sentir de nouveau jouer ces muscles. Cette idée lui glaça l’estomac.

Irritant au plus haut point, les yeux de Logain se plissèrent d’amusement, presque comme s’il était au courant de tout ce qui lui passait par la tête. Il était assis là avec la bouche ouverte comme un idiot, ligoté et entouré d’un écran, et c’était lui qui était à l’aise. Comment avait-elle pu se conduire si bêtement ? Elle n’était pas apte à devenir Aes Sedai, son blocage s’effriterait-il à cet instant. Elle n’était pas en état de sortir seule. On devrait dire à Birgitte de s’assurer qu’elle ne tombe pas le nez dans la poussière en essayant de traverser la rue.

Ce n’était pas intentionnel, mais cette façon de se morigéner entretint un lent bouillonnement de sa colère jusqu’à ce que la porte s’ouvre subitement. Ce n’était pas Elayne.

Sheriam suivait Romanda qui entrait, avec Myrelle et Morvrine et Takima sur leurs talons, puis Lelaine et Janya, Delana et Bharatine et Beonine, et plus encore, s’entassant jusqu’à ce que la pièce soit bondée. Nynaeve en voyait d’autres par l’embrasure de la porte qui n’avait pas la place de se refermer. Celles qui étaient à l’intérieur l’examinaient, ainsi que son tissage, avec une telle attention qu’elle ravala sa salive et que toute sa belle colère se dissipa. Et, naturellement, aussi son écran et les liens retenant Logain.

Avant que Nynaeve ait eu le temps de demander à quelqu’un de replacer un écran autour de lui, Nisao se planta devant elle. Encore que de petite taille, Nisao réussissait à paraître la dominer de haut. « Alors, qu’est-ce que c’est que cette prétention ridicule que vous l’avez Guéri ?

— C’est ce qu’elle dit qu’elle a fait ? » Logain réussit bel et bien à paraître surpris.

Variline se poussa à côté de Nisao. La svelte Sœur Grise à la chevelure rousse regardait de haut de par sa taille qui égalait celle de Logain. « Je l’ai craint dès que tout le monde s’est mis à la chouchouter à la suite de ses découvertes. Une fois les découvertes épuisées, le chouchoutage a cessé et elle ne pouvait pas manquer de prétendre n’importe quelle absurdité pour qu’il recommence.

— Parce qu’on l’a laissée rêvasser sur le cas de Siuan et de Leane, déclara Romanda d’un ton ferme. Et de cet homme. On aurait dû lui dire qu’il y a des choses qui ne peuvent pas être Guéries, et voilà tout !

— Mais je l’ai Guéri ! protesta Nynaeve. Si ! Je vous en prie, placez-le derrière un écran. Je vous en prie, il le faut ! » Les Aes Sedai devant elle se tournèrent pour regarder Logain, s’écartant juste assez pour qu’elle le voie aussi. Il opposa à ces yeux scrutateurs un visage indifférent. Il haussa même les épaules !

« Le moins que nous pouvons faire, à mon avis, est de placer cet écran jusqu’à ce que nous ayons une certitude absolue », suggéra Sheriam. Romanda hocha la tête et un écran se forma avec assez de solidité pour retenir sur place un géant tandis que l’aura de la saidar environnait presque toutes les femmes présentes dans la salle. Romanda rétablit un peu d’ordre en en désignant six pour maintenir un écran plus petit mais suffisant.

La main de Myrelle se referma sur le bras de Nynaeve. « Si vous voulez bien nous excuser, Romanda, nous avons besoin de parler à Nynaeve en tête à tête. »

La main de Sheriam se referma sur l’autre bras. « Mieux vaut ne pas attendre trop longtemps. »

Romanda acquiesça d’un signe distraitement. Elle regardait Logain en fronçant les sourcils. De même la plupart des Aes Sedai ; aucune ne s’en allait.

Sheriam et Myrelle hissèrent Nynaeve sur ses pieds et la propulsèrent vers la porte.

« Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama-t-elle d’une voix étranglée. Où m’emmenez-vous ? » Au-dehors, elles jouèrent des coudes à travers la foule d’Aes Sedai, dont bon nombre la scrutaient d’un air sévère, voire accusateur. Elles passèrent juste à côté d’Elayne, qui eut une grimace d’excuse. Nynaeve regarda par-dessus son épaule tandis que les deux Aes Sedai l’entraînaient si vite qu’elle ne cessait de trébucher. Non pas qu’elle escomptait qu’Elayne l’aide, mais ce serait peut-être la dernière fois qu’elle la voyait. Beonine disait quelque chose à Elayne, qui s’enfonça comme une flèche dans la cohue. « Qu’est-ce que vous allez me faire ? gémit Nynaeve.

— Nous pourrions vous obliger à nettoyer des marmites pour le reste de vos jours », répondit Sheriam sur le ton de la conversation.

Myrelle hocha la tête. « Vous pourriez travailler toute la journée aux cuisines.

— Ou, à la place, nous pourrions vous fouetter tous les jours.

— Vous peler la peau par bandes.

— Vous clouer dans un tonneau et vous nourrir par la bonde.

— Mais seulement de panade. De panade surie. »

Les genoux de Nynaeve fléchirent. « C’était un accident ! Je le jure ! Je n’en avais pas l’intention ! »

Sheriam lui imprima une rude secousse sans ralentir le moins du monde. « Ne soyez pas stupide, petite. Vous avez peut-être réussi l’impossible.

— Vous me croyez ? Vous me croyez ! Pourquoi n’avez-vous rien dit quand Nisao, Variline et… Pourquoi n’avez-vous rien dit ?

— J’ai dit “peut-être”, mon petit. » La voix de Sheriam était d’une neutralité déprimante.

« Une autre possibilité, commenta Myrelle, c’est que la tension nerveuse vous a dilaté le cerveau. » Ses yeux masqués par les paupières considéraient Nynaeve. « Vous seriez surprise du nombre d’Acceptées, et même de novices, qui prétendent avoir redécouvert un Talent oublié, ou trouvé un nouveau. Quand j’étais novice, une Acceptée nommée Échiko était tellement convaincue de savoir comment voler qu’elle a sauté du haut de la Tour. »

L’esprit en déroute, Nynaeve regardait alternativement l’une et l’autre femmes. La croyaient-elles ou non ? Pensaient-elles vraiment que son cerveau avait flanché ? Par la Lumière, que vont-elles me faire ? Elle essaya de trouver les mots pour les convaincre – elle ne mentait pas, elle n’était pas folle ; elle avait pour de bon Guéri Logain – mais sa bouche formait encore des mots à la muette quand elles l’introduisirent précipitamment dans la Petite Tour.

C’est seulement quand elles entrèrent dans ce qui avait été une salle à manger particulière, une longue pièce où à présent une table étroite avec des chaises derrière se dressait près d’un des murs, que Nynaeve se rendit compte qu’elles avaient acquis un cortège d’accompagnatrices. Plus d’une douzaine d’Aes Sedai affluaient sur leurs talons, Nisao les bras étroitement croisés sous ses seins, Dagdara avec le menton pointé en avant comme si elle avait l’intention de passer à travers un mur, Shanelle et Therva et… Toutes de l’Ajah Jaune, à part Sheriam et Myrelle. Cette table évoquait le bureau d’un magistrat ; cet alignement de visages graves donnait à penser à un procès. Nynaeve avala péniblement sa salive.

Sheriam et Myrelle la laissèrent debout et s’approchèrent de la table pour conférer à voix basse, de dos par rapport à elle. Quand elles se retournèrent, leur expression était indéchiffrable.

« Vous prétendez que vous avez Guéri Logain. » Il y avait une nuance de mépris dans la voix de Sheriam. « Vous prétendez avoir Guéri un homme neutralisé.

— Vous devez me croire, protesta Nynaeve. Vous avez dit que vous me croyiez. » Elle sursauta comme quelque chose d’invisible la frappait rudement sur les hanches.

« Ressaisissez-vous, Acceptée, commenta froidement Sheriam. Soutenez-vous cette prétention ? »

Nynaeve la dévisagea avec surprise. C’était Sheriam qui avait le cerveau dérangé, à sauter comme ça d’une opinion à son contraire. N’empêche, elle réussit à proférer un respectueux « Oui, Aes Sedai ». Dagdara émit un rire sec, comme de la toile qui se déchire.

Sheriam eut un geste pour que se taise un murmure qui s’élevait parmi les Sœurs Jaunes. « Et vous l’avez fait par accident, dites-vous. Si c’est le cas, je suppose qu’il n’y a aucune chance d’en démontrer la preuve en recommençant.

— Comment le pourrait-elle ? » déclara Myrelle, l’air amusée. Amusée ! « Si elle a trouvé le moyen par hasard, comment pourrait-elle l’employer de nouveau ? Mais c’est sans importance à moins qu’elle n’ait d’abord vraiment accompli la chose.

— Répondez-moi ! » ordonna sèchement Sheriam, et cette baguette invisible s’abattit encore. Cette fois, Nynaeve parvint à ne pas sauter en l’air. « Y a-t-il une chance que vous vous rappeliez même partiellement comment vous vous y êtes prise ?

— Je m’en souviens, Aes Sedai », répliqua-t-elle d’un ton morose, se raidissant en prévision d’un autre coup. Lequel ne vint pas, mais elle voyait maintenant l’aura de la saidar autour de Sheriam. Cette aura semblait menaçante.

Une légère agitation à la porte, et Carlinya et Beonine se frayèrent un chemin à travers la rangée de Sœurs Jaunes, l’une poussant devant elle Siuan, l’autre Leane. « Elles ne voulaient pas venir, annonça Beonine d’un ton exaspéré. Vous vous rendez compte qu’elles ont essayé de nous prétendre qu’elles étaient occupées ? » Leane avait l’expression indéchiffrable des Aes Sedai, mais Siuan jetait à la ronde des coups d’œil maussades, coléreux, en particulier à Nynaeve.

Finalement, Nynaeve comprit. Finalement, tout se mit en place. La présence des Sœurs Jaunes. Sheriam et Myrelle croyant puis ne croyant plus, la menaçant, la rembarrant. Tout cela était délibéré, tout conçu afin d’attiser suffisamment sa colère pour qu’elle pratique son talent de Guérison sur Siuan et sur Leane, pour qu’elle en donne la preuve aux Sœurs Jaunes. Non, d’après leurs visages, elles étaient là pour la voir échouer, pas pour la voir réussir. Elle n’esquissa aucun effort pour masquer la ferme secousse qu’elle imprima à sa tresse. En fait, elle recommença, au cas où quelqu’un ne s’en serait pas aperçu la première fois. Elle avait envie de gifler tous leurs visages. Elle avait envie de leur administrer une mixtion d’herbes qui les ferait s’asseoir par terre et pleurer comme des bébés rien qu’à cause de l’odeur. Elle avait envie de leur arracher les cheveux et de les étrangler avec, de…

« Suis-je obligée de me plier à cette idiotie ? grommela Siuan. J’ai du travail important mais, ne serait-ce que d’étêter des poissons, cela aurait plus d’imp…

— Oh, taisez-vous », l’interrompit Nynaeve avec humeur. Un pas et elle saisit à deux mains la tête de Siuan comme si elle avait l’intention de lui rompre le cou. Elle avait cru à ces inepties, même au tonneau ! Elles l’avaient manipulée comme une marionnette !

La saidar l’emplit, et elle canalisa comme pour Logain, mêlant la totalité des Cinq Pouvoirs. Cette fois-ci, elle savait ce qu’elle cherchait, cette sensation presque imperceptible de quelque chose de tranché. L’Esprit et le Feu pour réparer la coupure et…

Pendant un instant, Siuan regarda simplement droit devant elle, sans expression. Puis le rayonnement de la saidar l’enveloppa. Des hoquets de surprise résonnèrent dans toute la pièce. D’un mouvement lent, Siuan se pencha en avant et embrassa Nynaeve sur les deux joues. Une larme glissa sur son visage, puis une autre, et brusquement Siuan pleurait, tremblante et repliée sur elle-même ; l’aura luisante disparut. Sheriam l’enveloppa vivement de bras réconfortants ; Sheriam avait l’air prête à pleurer aussi.

Les autres dans la pièce dévisageaient Nynaeve. Le choc manifeste à travers toute cette sérénité d’Aes Sedai était on ne peut plus satisfaisant, et la contrariété aussi. Les yeux de Shanelle, bleu clair dans un joli visage au teint foncé, semblaient prêts à lui sortir de la tête. La bouche de Nisao était béante – jusqu’à ce que Nisao voie Nynaeve la regarder, alors elle la ferma d’un coup sec.

« Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’utiliser le Feu ? questionna Dagdara d’une voix étranglée qui paraissait beaucoup trop aiguë pour une femme aussi massive. Et la Terre ? Vous avez utilisé la Terre. Guérir, c’est avec l’Esprit, l’Eau et l’Air. » Ce qui lâcha les écluses, des questions jaillies de toutes les gorges, mais toujours la même en réalité, seulement formulée différemment.

« Je ne sais pas pourquoi, répliqua Nynaeve quand elle trouva la possibilité de placer un mot. Cela m’a simplement semblé approprié. Je me suis presque toujours servie de chacun d’eux. » Ce qui déclencha une série de remontrances. Guérir se fait avec l’Esprit, l’Eau et l’Air. C’est dangereux d’expérimenter avec la Guérison ; une erreur peut tuer non seulement vous mais votre malade. Elle ne dit rien en réponse, mais les mises en garde laissèrent vite la place à des coups d’œil lugubres et des lissages de jupes ; elle n’avait tué personne et elle avait Guéri ce qu’elles déclaraient impossible à Guérir.

Leane avait un sourire tellement plein d’espoir que c’en était presque pénible. Nynaeve s’approcha d’elle avec un sourire aussi, masquant l’irritation qui couvait intérieurement. L’Ajah Jaune et sa science de Guérison tant vantée qu’elle avait été prête à mendier à genoux pour la partager. Elle en savait plus sur la Guérison que n’importe laquelle d’entre ces Jaunes ! « Observez attentivement à présent. Vous n’aurez pas de si tôt une chance de le voir faire. »

Elle ressentit nettement la jonction quand elle canalisa, bien que toujours incapable d’expliquer ce qu’était ce qu’elle avait rejoint. La sensation était différente d’avec Logain – il en avait été de même avec Siuan – mais, comme elle ne cessait de se le répéter, les hommes et les femmes sont différents. Ô Lumière, j’ai de la chance que ceci ait réussi avec elles aussi bien qu’avec lui ! En résultait l’ouverture d’une voie de conjecture inquiétante. Et si certaines choses devaient être Guéries chez les hommes différemment de chez les femmes ? Finalement, peut-être n’en savait-elle guère davantage que les Sœurs Jaunes.

La réaction de Leane fut différente de celle de Siuan. Pas de larmes. Elle embrassa la saidar et eut un sourire épanoui, puis elle la laissa aller, mais le sourire de béatitude demeura. Ensuite, elle jeta les bras autour de Nynaeve et la serra jusqu’à ce que ses côtes craquent en chuchotant : « Merci, merci, merci » à l’infini.

Un murmure s’éleva parmi les Sœurs Jaunes – et Nynaeve se prépara à jouir de leurs compliments. Elle accepterait avec grâce leurs excuses. Puis elle entendit ce qu’elles disaient.

« … s’est servie du Feu et de la Terre comme si elle essayait de creuser un trou dans de la pierre. » Ceci de Dagdara.

« Y aller plus en douceur aurait mieux valu, acquiesça Shanelle.

— … voir si le Feu pourrait être utile dans des problèmes concernant le cœur », commenta Therva en tapotant son long nez. Beldemaine, une Arafelline bien en chair avec des clochettes d’argent dans les cheveux, hocha la tête pensivement.

« … si la Terre était combinée avec l’Air en justes proportions, vous voyez…

— Le Feu tissé dans l’Eau…

— … la Terre mélangée avec l’Eau… »

Nynaeve fut effarée. Elles l’avaient complètement oubliée. Elles s’imaginaient qu’elles pouvaient réaliser mieux qu’elle-même ce qu’elle venait juste de leur montrer !

Myrelle lui tapota le bras. « Vous vous en êtes très bien tirée. Ne vous inquiétez pas ; elles seront tout compliments plus tard. Pour le moment, elles sont encore un peu décontenancées. »

Nynaeve renifla de façon audible, mais aucune des Sœurs Jaunes ne parut le remarquer. « J’espère que cela signifie au moins que je n’ai plus à récurer de marmites. »

La tête de Sheriam se retourna vivement avec une expression de surprise. « Voyons, mon petit, qu’est-ce qui vous a donné cette idée ? » Elle avait encore un bras enserrant Siuan, qui se tamponnait les yeux avec un mouchoir de dentelle, toute gênée. « Si les gens pouvaient enfreindre n’importe quelle règle à leur choix, faire ce qu’ils désirent et échapper à une punition simplement en accomplissant quelque chose de bien en contrepartie, le monde serait plongé dans le chaos. »

Nynaeve poussa un gros soupir. Elle aurait dû s’en douter.

S’écartant des autres Sœurs Jaunes, Nisao s’éclaircit la voix et, au passage, darda sur Nynaeve un regard qui ne pouvait être qualifié que d’accusateur.

« Je suppose que cela signifie que nous allons devoir neutraliser de nouveau Logain. »

Des têtes commencèrent à s’incliner en signe d’acquiescement et c’est alors que Carlinya prit la parole, comme une aiguille de glace plantée dans la pièce. « Le pouvons-nous ? » Tous les yeux se braquèrent sur elle, mais elle continua calmement, froidement. « Sur le plan éthique, pouvons-nous envisager de soutenir un homme qui est capable de canaliser, un homme s’efforçant de rassembler d’autres hommes qui en sont aussi capables, tandis que dans le même temps nous continuons comme auparavant à neutraliser ceux que nous découvrons ? Sur le plan pratique, quel effet cela aura-t-il sur lui quand il l’apprendra ? Si fâcheux que cela soit, dans la situation présente, il nous verra comme séparées de la Tour et, plus important, d’Elaida et de l’Ajah Rouge. Si nous neutralisons ne serait-ce qu’un homme, nous risquons de perdre cette différence et avec elle notre chance d’obtenir une prise sur lui avant qu’Elaida y parvienne. »

Le silence enveloppa la pièce quand elle s’arrêta. Les Aes Sedai échangèrent des regards troublés, et ceux dirigés sur Nynaeve rendaient celui de Nisao louangeur. Des Sœurs étaient mortes en capturant Logain et, même s’il était de nouveau placé en sécurité derrière un écran, elle le leur avait remis entre les mains pour qu’elles décident encore une fois de son sort, avec de surcroît un pétrin pire d’où se sortir.

« Je pense que vous devriez partir », dit Sheriam à voix basse.

Nynaeve n’avait pas l’intention de protester. Elle exécuta ses révérences aussi vite et aussi précautionneusement que possible et s’efforça de son mieux de ne pas prendre le pas de course en sortant.

Au-dehors, Elayne se leva de la marche de pierre. « Je suis désolée, Nynaeve, dit-elle en brossant sa jupe. J’étais tellement surexcitée que j’ai tout raconté à Sheriam avant de me rendre compte que Romanda et Delana étaient là.

— Peu importe, répliqua péniblement Nynaeve en commençant à descendre la rue encombrée. Cela se serait su tôt ou tard. » N’empêche, ce n’était pas juste. J’ai fait quelque chose qu’elles affirmaient impossible de faire et j’ai toujours à racler des marmites ! « Elayne, je me moque de ce que vous dites ; il faut que nous partions. Carlinya parlait d’acquérir une “prise” sur Rand. Cette bande-ci ne vaudra pas mieux qu’Elaida. Thom ou Juilin nous procureront des chevaux et Birgitte n’a qu’à se mordre le coude.

— Je crains qu’il ne soit trop tard, répondit Elayne piteusement. La nouvelle se répand déjà. »

Larissa Lyndel et Zenare Ghodar fondirent comme des faucons sur Nynaeve, venant de directions opposées. Larissa était une femme anguleuse dont l’absence de joliesse effaçait presque l’air d’éternelle jeunesse propre aux Aes Sedai, Zenare était légèrement plus en chair et assez altière pour suffire à deux reines, mais l’une et l’autre avaient une expression de joyeuse attente. Elles appartenaient à l’Ajah jaune, encore qu’aucune ne se soit trouvée dans la pièce quand elle avait Guéri Siuan et Leane.

« Je veux vous voir opérer étape par étape, Nynaeve, déclara Larissa, se saisissant d’un bras.

— Nynaeve, déclara Zenare, s’emparant de l’autre, je parie que je vais découvrir cent choses auxquelles vous n’avez jamais songé, si vous recommencez assez souvent le tissage. »

Salita Toranes, native de Tear et de teint presque aussi foncé qu’une femme du Peuple de la Mer, parut surgir du néant. « D’autres avant moi, je vois. Bah, que brûle mon âme si j’attends mon tour.

— J’étais ici la première, Salita », dit Zenare d’un ton ferme. Et resserra sa prise.

« C’est moi la première », dit Larissa, resserrant la sienne.

Nynaeve lança un coup d’œil empreint de pure horreur à Elayne, et reçut en retour de la commisération et un haussement d’épaules. C’est ce qu’Elayne avait voulu expliquer par ce “trop tard”. Après ceci, dès son réveil elle n’aurait plus un moment de liberté.

« … colère ? déclarait Zenare. Je connais cinquante moyens sans avoir besoin de réfléchir pour la rendre enragée au point de mâcher des cailloux.

— Moi, j’en imagine cent, rétorqua Larissa. Moi, j’ai l’intention de briser son blocage quand ce serait la dernière chose que je ferais de ma vie. »

Magla Daronos se fraya un passage dans le groupe à coups d’épaules, et elle avait la carrure appropriée. Elle donnait l’impression qu’elle avait comme métier de manier l’épée ou un marteau de forgeron. « Vous le briserez, Larissa ? Ah ! J’ai déjà plusieurs moyens en tête pour le lui extirper. »

Nynaeve aurait volontiers hurlé.


Siuan se retenait tout juste d’embrasser la saidar et de la conserver, mais elle pensait qu’elle risquait de recommencer à pleurer. Pas question de ça. Sans compter que cela semblerait une démonstration de sotte novice aux femmes pressées autour d’elle dans la salle d’attente. Chaque manifestation d’émerveillement et de plaisir, chaque accueil chaleureux comme si elle avait été absente pendant des années, avait l’effet d’un baume, surtout de la part de celles qui avaient été ses amies avant qu’elle devienne Amyrlin, avant que le temps et le devoir les séparent. Lelaine et Delana la pressaient dans leurs bras, ce qu’elles n’avaient pas fait depuis de longues années. Moiraine avait été la seule plus proche, la seule en dehors de Leane qu’elle avait réussi à conserver après avoir revêtu l’étole, et le devoir avait aidé à les maintenir unies.

« C’est si bon de vous avoir de retour, s’écria Lelaine en riant.

— Tellement bon », murmura Delana avec affection.

Siuan rit et eut à essuyer des larmes sur ses joues. Ô Lumière, qu’est-ce qu’elle avait donc ? Elle n’avait pas pleuré aussi facilement quand elle était enfant !

Peut-être était-ce simplement la joie – d’avoir récupéré la saidar, de cette cordialité qui l’entourait. La Lumière sait que cela suffisait amplement pour troubler n’importe qui. Elle n’avait jamais osé rêver que ce jour puisse venir et maintenant qu’il était venu elle ne gardait rancune à aucune de ces femmes, pour leur froideur distante précédente, ni leur insistance à ce qu’elle se rappelle quelle était sa place. La démarcation entre Aes Sedai et non-Aes Sedai était nette – elle avait insisté sur ce point avant d’être désactivée et il allait sans dire qu’elle insisterait de nouveau – et elle savait comment il faut traiter les femmes désactivées pour leur bien et pour le bien de celles qui peuvent toujours canaliser. Comment il avait fallu traiter. Comme c’était étrange que cela ne se reproduirait plus jamais.

Du coin de l’œil, elle vit Gareth Bryne qui gravissait d’un pas vif l’escalier sur le côté de la salle. « Excusez-moi un instant », dit-elle, et elle se hâta à sa suite.

Même se hâter impliquait de s’arrêter tous les deux pas pour accepter d’autres félicitations sur la totalité du trajet jusqu’à l’escalier, si bien qu’elle ne le rattrapa que lorsqu’il longeait un couloir au premier étage. Le dépassant précipitamment, elle se planta devant lui. Ses cheveux gris pour la plupart étaient ébouriffés, son visage carré et son pourpoint de cuir épais étaient couverts de poussière. Il avait l’air aussi solide qu’un roc.

Levant une liasse de papiers, il dit : « Je dois déposer ça, Siuan », et il essaya de passer à côté d’elle.

Elle se déplaça pour lui barrer le chemin. « J’ai été Guérie. Je peux canaliser de nouveau. »

Il hocha la tête ; juste un hochement de tête ! « J’en ai entendu parler. Je suppose que cela signifie que dorénavant vous canaliserez pour nettoyer mes chemises. Peut-être seront-elles propres maintenant. J’ai regretté d’avoir laissé Min s’en tirer si facilement. »

Siuan le considéra avec stupeur. Cet homme n’était pas un imbécile. Pourquoi feignait-il de ne pas comprendre ? « Je suis de nouveau Aes Sedai. Vous attendez-vous vraiment à ce qu’une Aes Sedai fasse votre lessive ? »

Juste pour le lui enfoncer dans le crâne, elle embrassa la saidar – cette douceur qui lui avait manqué était si merveilleuse qu’elle frissonna –, l’enveloppa dans des flots d’Air et le souleva. Essaya de le soulever. Effarée, elle attira en elle plus de saidar, essaya avec plus de concentration encore, jusqu’à ce que la douceur devienne aussi lancinante que la morsure de mille hameçons. Les bottes de Gareth Bryne ne quittèrent pas le sol.

C’était impossible. À la vérité, l’acte simple de ramasser quelque chose est l’un des plus difficiles dans le canalisage, mais elle avait été en mesure de soulever trois fois son propre poids.

« Est-ce censé m’impressionner, demanda calmement Gareth Bryne, ou me terroriser ? Sheriam et ses amies m’ont donné leur parole, l’Assemblée m’a donné sa parole et, plus important, vous m’avez donné la vôtre, Siuan. Je ne vous lâcherais pas, seriez-vous de nouveau l’Amyrlin. Maintenant, défaites ce que vous avez fait ou, quand j’en serai libéré, je vous retournerai sens dessus dessous et je vous donnerai la fessée pour vous être conduite de façon puérile. Vous vous montrez très rarement bête, alors inutile d’imaginer que je vais vous y autoriser à présent. »

Presque hébétée, elle relâcha la Source. Non pas à cause de sa menace – il en était capable ; il l’avait déjà démontré ; non, pas à cause de cette menace – et pas non plus à cause du choc de n’avoir pas pu le soulever. Des larmes semblaient monter en elle comme une fontaine ; elle espérait que d’avoir abandonné la saidar les arrêterait. Pourtant quelques-unes glissèrent sur ses joues, en dépit de la vigueur avec laquelle elle battait des paupières.

Gareth Bryne lui avait pris la tête dans ses mains avant qu’elle comprenne qu’il avait bougé. « Par la Lumière, femme, ne me dites pas que je vous ai effrayée. J’étais persuadé qu’être jetée dans un puits avec un couple de léopards ne vous effraierait pas.

— Je n’ai pas peur », dit-elle avec raideur. Bien ; elle pouvait encore mentir. Des larmes, qui s’amassaient intérieurement.

« Il faut que nous trouvions un moyen de ne pas nous sauter mutuellement à la gorge tout le temps, dit-il à mi-voix.

— Il n’y a aucune raison que nous trouvions quoi que ce soit. » Elles montaient. Elles montaient. Oh, par la Lumière, elle ne pouvait pas permettre qu’il les voie. « Laissez-moi donc seule, je vous en prie. Je vous en prie, partez donc. » Chose étonnante, il n’hésita qu’une seconde avant de faire ce qu’elle demandait.

Avec le son de ses bottes derrière elle, elle réussit à s’engager dans le couloir croisant celui où ils étaient avant que la digue cède et qu’elle s’effondre à genoux en pleurant misérablement. Elle savait de quoi il s’agissait, maintenant. Alric, son Lige. Son Lige mort, assassiné quand Elaida l’avait déposée. Elle pouvait mentir – les Trois Serments n’avaient toujours plus force de loi – mais une partie de son lien avec Alric, un lien de chair à chair et d’esprit à esprit avait été ressuscité. La souffrance de sa mort, la douleur masquée d’abord par le choc des intentions d’Elaida et enterrée par la désactivation, cette douleur l’emplissait à déborder. Blottie contre le mur, pleurant à chaudes larmes, elle était seulement contente que Gareth Bryne ne voie pas cela. Je n’ai pas le temps de tomber amoureuse, qu’il se réduise en cendres !

Cette pensée fut un seau d’eau froide en pleine figure. La douleur demeura, mais les larmes s’arrêtèrent et elle se releva péniblement. Aimer ? C’était aussi impossible que… que… Elle ne parvenait pas à imaginer quelque chose d’assez impossible. Cet homme était impossible.

Soudain, elle se rendit compte que Leane était debout à moins de trois pas et la regardait. Siuan esquissa un effort pour essuyer les larmes sur sa figure, puis renonça. Il n’y avait que de la sympathie dans l’expression de Leane. « Comment avez-vous surmonté la… mort d’Anjen, Leane ? » Quinze ans s’étaient écoulés depuis.

« J’ai pleuré, dit Leane. Pendant un mois, je me suis retenue pendant le jour et j’ai passé la nuit en boule secouée de sanglots au milieu de mon lit. Après que j’avais déchiré les draps en lambeaux. Pendant trois mois de plus, les larmes me montaient aux yeux à l’improviste. Il m’a fallu plus d’un an avant que je cesse de souffrir. C’est pourquoi je n’ai jamais pris d’autre Lige. Je ne me croyais pas capable de revivre pareille peine. Elle cesse, Siuan. » Elle trouva quelque part un sourire espiègle. « Maintenant, je me sens de force à me débrouiller avec deux ou trois Liges, sinon quatre. »

Siuan hocha la tête. Elle pouvait pleurer la nuit. Quant à ce sacré Gareth Bryne… Il n’y avait pas de “quant à”. Il n’y en avait pas ! « Pensez-vous qu’elles sont prêtes ? » Elles n’avaient eu que quelques instants pour s’entretenir au rez-de-chaussée. Cet hameçon devait être implanté vite ou il ne crocherait rien du tout.

« Peut-être. Je n’avais pas beaucoup de temps. Et je devais y aller prudemment. » Leane marqua un temps. « Êtes-vous sûre de vouloir tenter le coup, Siuan ? C’est changer tout ce à quoi nous avons travaillé, sans préparation aucune et… Je ne suis plus aussi forte que je l’étais, Siuan, et vous non plus. La plupart des femmes d’ici peuvent mieux canaliser que l’une de nous à présent. Par la Lumière, je pense que certaines des Acceptées en sont capables, même sans compter Elayne ou Nynaeve.

— Je sais », répliqua Siuan. Il fallait le risquer. L’autre plan n’avait été qu’un bouche-trou, parce qu’elle n’était plus Aes Sedai. Par contre, maintenant, elle était de nouveau Aes Sedai, et elle avait été déposée avec un respect réduit à sa plus simple expression envers la loi de la Tour. Si elle était de nouveau Aes Sedai, n’était-elle pas aussi de nouveau Amyrlin ?

Raidissant sa volonté, elle descendit pour livrer bataille à l’Assemblée.


Étendue en chemise sur son lit, Elayne étouffa un bâillement et recommença à masser ses mains avec la crème que lui avait donnée Leane. Apparemment, il en résultait quelque bien ; du moins ses mains donnaient l’impression d’être plus douces. Une brise nocturne pénétra par la fenêtre, faisant osciller la flamme de l’unique chandelle. Cet air ne rendait que plus étouffante l’atmosphère de la chambre.

Nynaeve entra en trébuchant, referma la porte en la claquant, se jeta en travers de son lit et resta couchée en dévisageant Elayne. « Magda est la femme la plus méprisable, la plus haïssable, la plus infecte du monde entier, marmonna-t-elle. Non, c’est Larissa. Non, c’est Romanda.

— J’en conclus qu’elles vous ont mise suffisamment en colère pour canaliser. » Nynaeve grogna avec une expression exécrable et Elayne se hâta de poursuivre. « Pour combien avez-vous exécuté une démonstration ? Je vous attendais depuis longtemps. Je vous ai cherchée à l’heure du dîner, mais j’ai été incapable de vous trouver.

— J’ai eu un petit pain pour dîner, marmotta Nynaeve. Un seul ! J’ai démontré pour toutes, jusqu’à la dernière Jaune de Salidar. Seulement elles ne sont pas satisfaites. Elles me veulent une à la fois. Elles ont établi un horaire à tour de rôle. Larissa m’a demain matin – avant le petit déjeuner ! – et Zenare juste après, puis… Elles discutaient de la façon de me mettre en colère comme si je n’étais pas là ! » Elle souleva la tête de dessus le couvre-lit, la mine harassée. « Elayne, elles rivalisent entre elles à qui va briser mon blocage. Elles sont comme des gamins qui essaient d’attraper un porcelet enduit de graisse un jour de fête, et c’est moi le porcelet ! »

Elayne lui tendit en bâillant le pot de crème pour les mains et, au bout d’un instant, Nynaeve roula sur le côté et commença à appliquer la crème. Nynaeve avait encore aussi à récurer les marmites.

« Je suis désolée de n’avoir pas fait ce que vous vouliez, il y a des jours, Nynaeve. Nous aurions pu tisser des déguisements comme celui de Moghedien et passer devant tout le monde. » Les mains de Nynaeve s’immobilisèrent. « Qu’est-ce qu’il y a, Nynaeve ?

— Je n’avais jamais pensé à ça. Je n’y ai jamais pensé !

— Vraiment ? J’en étais pourtant sûre. C’est vous qui l’avez appris la première, finalement.

— J’essayais de ne pas même penser à ce qu’il fallait taire aux Sœurs. » La voix de Nynaeve était plate comme une couche de glace, et à peu près aussi froide et dure. « Et maintenant il est trop tard. Je suis trop fatiguée pour canaliser, m’enflammeriez-vous les cheveux et, si elles agissent à leur guise, je serai à jamais trop fatiguée. La seule raison pour laquelle elles m’ont laissée partir ce soir c’est que je n’ai pu trouver la saidar y compris quand Nisao… » Elle frissonna et ses mains se remirent en mouvement pour faire pénétrer la crème.

Elayne relâcha légèrement son souffle. Elle avait bien failli gaffer. Elle était fatiguée, elle aussi. Admettre que vous aviez eu tort réconforte toujours l’autre personne, mais elle n’avait pas eu l’intention de mentionner l’utilisation de la saidar pour des déguisements. Dès le début, elle avait craint que justement Nynaeve s’en serve. Ici, à tout le moins, elles avaient la possibilité de surveiller les intentions des Aes Sedai de Salidar, et peut-être d’en prévenir Rand par l’intermédiaire d’Egwene, une fois qu’elle reviendrait dans le Tel’aran’rhiod. Au pire, elles auraient peut-être une petite influence, par l’entremise de Siuan et de Leane.

Comme si cette pensée avait été une convocation, la porte s’ouvrit pour admettre précisément ces deux-là. Leane portait un plateau en bois avec du pain et un bol de soupe, une tasse en faïence rouge et un pichet émaillé blanc. Il y avait même une brindille avec des feuilles vertes dans un minuscule vase bleu. « Siuan et moi, nous avons pensé que vous auriez peut-être faim, Nynaeve. J’ai entendu dire que les Sœurs Jaunes vous ont mené la vie dure. »

Elayne ne savait pas si elle devait se lever ou non. Ce n’était que Siuan et Leane, mais elles étaient de nouveau Aes Sedai. Du moins pensait-elle qu’elles l’étaient. Les deux résolurent le problème en s’asseyant, Siuan au pied du lit d’Elayne, Leane sur celui de Nynaeve. Nynaeve les examina l’une et l’autre d’un air soupçonneux avant de se redresser le dos contre le mur et d’installer le plateau sur ses genoux.

« J’ai entendu circuler le bruit que vous aviez pris la parole devant l’Assemblée, Siuan, demanda Elayne en choisissant ses mots. Devrions-nous exécuter une révérence ?

— Entendez-vous par là que nous sommes de nouveau Aes Sedai, jeune fille ? Exact. Elles se sont chamaillées comme des marchandes de poissons le dimanche, mais elles ont accordé au moins ça. » Siuan échangea un coup d’œil avec Leane, et les joues de Siuan se colorèrent légèrement. Elayne se douta qu’elle n’apprendrait jamais ce qui n’avait pas été concédé.

« Myrelle a eu la bonté de venir me trouver et de me mettre au courant, dit Leane dans le bref silence qui s’était établi. Je pense que je vais choisir la Verte. »

Nynaeve s’étrangla sur sa cuillère. « Qu’entendez-vous par là ? Est-ce qu’on peut changer d’Ajah ?

— Non, on ne peut pas, lui répondit Siuan. Seulement ce que l’Assemblée a conclu c’est que, bien qu’étant des Aes Sedai, pendant un temps nous ne l’étions pas. Et puisqu’elles persistent à prétendre que cette parodie de justice était légale, tous nos liens, engagements, associations et titres sont tombés à l’eau. » Sa voix était assez grinçante pour râper du bois. « Demain, je demande aux Bleues si elles veulent me reprendre. Je n’ai jamais entendu dire qu’une Ajah ait refusé qui que ce soit – quand vous êtes élevée au-dessus du rang d’Acceptée, vous avez été guidée vers l’Ajah qui convient, que vous vous en soyez rendu compte ou non – mais à la manière dont cela se passe, je ne serais pas complètement surprise qu’elles me claquent la porte au nez.

— Comment la situation se présente-t-elle ? » questionna Elayne. Il y avait anguille sous roche. Siuan usait d’intimidation, elle houspillait, elle contraignait ; elle n’apportait pas du potage, ne s’asseyait par sur votre lit et ne bavardait pas comme une amie. « Je croyais que tout allait aussi bien que possible dans ces circonstances. » Nynaeve lui adressa un regard qui réussissait à être à la fois incrédule et ahuri. Allons, Nynaeve devait bien savoir ce qu’elle voulait dire.

Siuan se tourna de côté pour être face à elle, mais elle s’adressait aussi à Nynaeve. « J’ai longé la maison de Logain. Six sœurs maintenaient son écran, le même que lorsqu’il a été capturé. Il a tenté de se libérer quand il a découvert que nous le savions Guéri et elles ont dit que si cinq seulement avaient soutenu l’écran il y serait parvenu. Il est donc aussi fort qu’il l’était, tellement ou peu s’en faut que cela ne fait pas de différence. Moi pas. Leane non plus. Je veux que vous essayiez encore, Nynaeve.

— Je m’en doutais ! » Nynaeve jeta sa cuillère sur le plateau. « Je me doutais qu’il y avait une raison derrière ça ! Eh bien, je suis trop fatiguée pour canaliser et si je ne l’étais pas cela reviendrait au même. On ne peut pas Guérir ce qui a été Guéri. Fichez le camp d’ici et emportez avec vous votre brouet au goût infect ! » Moins de la moitié de ce brouet infect restait, et le bol était grand.

« Je sais que cela ne marche pas ! riposta sèchement Siuan. Ce matin, je savais que la désactivation ne pouvait pas être Guérie !

— Une minute, Siuan, intervint Leane. Nynaeve, vous rendez-vous compte de ce que nous risquons, à venir ici ensemble ? Cette pièce n’est pas un coin d’allée où votre amie l’archer monte la garde ; il y a des femmes du haut en bas de cette maison, avec des yeux pour voir et des langues pour bavarder. Si l’on découvrait que Siuan et moi avons joué la comédie auprès de tout le monde – même y aurait-il dix ans de cela – ma foi, qu’il suffise de dire que les Aes Sedai peuvent être soumises à pénitence et que nous serions très probablement encore dans une ferme à biner des choux après que nos cheveux seront devenus blancs. Nous sommes venues à cause de ce que vous avez réalisé pour nous, pour repartir du bon pied.

— Pourquoi ne pas vous être adressées à une des Sœurs Jaunes ? demanda Elayne. La plupart doivent désormais en savoir autant que Nynaeve là-dessus. »

Nynaeve darda un regard fulgurant d’indignation par-dessus la cuillère. Un goût infect ?

Siuan et Leane échangèrent un coup d’œil et, finalement, Siuan déclara à contrecœur : « Si nous allons trouver une Sœur, tôt ou tard, tout le monde sera au courant. Si Nynaeve s’en charge, peut-être que celles qui ont trouvé moyen de nous jauger aujourd’hui penseront qu’elles se sont trompées. À priori, toutes les Sœurs sont égales, et il y a eu des Amyrlins qui ont réussi à canaliser juste assez pour obtenir le châle proclamant leur rang d’Aes Sedai mais, Amyrlins et chefs des Ajahs mises à part, si une autre est plus forte que vous en ce qui concerne le Pouvoir, vous êtes censée lui céder le pas.

— Je ne comprends pas », dit Elayne. Elle en tirait une véritable leçon ; la hiérarchie se justifiait en soi, mais elle supposait que c’est une de ces choses que l’on apprend seulement quand on devient Aes Sedai. Elle avait grappillé par-ci par-là assez d’allusions pour se douter que dans bien des cas l’éducation ne commence que lorsqu’on endosse le châle. « Si Nynaeve réussit à vous Guérir de nouveau, alors vous êtes plus fortes. »

Leane secoua la tête. « Aucune femme n’a jamais été Guérie jusqu’ici de la désactivation. Peut-être que les autres considéreront cela, mettons, comme étant des Irrégulières. Ce qui place un peu plus bas que la force que l’on a. Peut-être que d’avoir été plus faibles compte pour quelque chose. Si Nynaeve ne pouvait pas nous Guérir totalement la première fois, peut-être qu’elle obtiendra de nous ramener aux deux tiers de ce que nous étions, ou à la moitié. Même cela vaudrait mieux que notre état actuel, mais néanmoins la plupart de celles qui sont ici seraient aussi fortes et bon nombre plus fortes. » Elayne ouvrait de grands yeux, plus perplexe qu’avant. Nynaeve paraissait avoir reçu un coup de masse entre les yeux.

« Tous les éléments jouent un rôle, expliqua Siuan. Qui a appris le plus vite, qui a passé le moins de temps au rang de novice et d’Acceptée. Il y a toutes sortes de nuances. On ne sait pas dire avec précision de quelle force est Unetelle. Deux femmes pourraient sembler posséder la même force ; peut-être est-ce vrai et peut-être que non, mais la seule façon de le connaître avec certitude serait un duel et, que la Lumière en soit bénie, nous sommes au-dessus de cela. À moins que Nynaeve ne nous ramène à notre pleine force initiale, nous courons le risque de nous situer à un niveau des plus bas. »

Leane reprit le sujet. « La hiérarchie n’est censée régler que la vie quotidienne, néanmoins elle s’impose. On accorde davantage de poids à l’avis de quelqu’un d’un haut standing qu’à celui de quelqu’un d’un standing inférieur. Cela n’avait pas d’importance pendant que nous étions désactivées. Nous n’avions pas de standing du tout ; on jugeait ce que nous disions sur sa seule valeur. Cela ne se passera plus de cette façon, à présent.

— Je vois », acquiesça Elayne d’une voix éteinte. Pas étonnant que les gens s’imaginent que les Aes Sedai avaient inventé le Jeu des Maisons ! Elles donnaient l’air simple au Daes Dae’mar.

« Un vrai plaisir de constater que vous Guérir a causé à quelqu’un plus de tracas qu’à moi », commenta Nynaeve entre ses dents. Elle scruta le fond du bol, soupira, puis l’essuya avec la dernière bouchée de pain.

Le visage de Siuan s’assombrit, mais elle réussit à garder une voix égale. « Vous vous en rendez compte, nous avons dit toute la vérité sur nous. Et pas seulement pour vous convaincre d’essayer de nouveau une Guérison. Vous m’avez rendu… ma vie. Aussi simple que ça. Je m’étais persuadée que je n’étais pas morte, mais cela semble bien que je l’étais en comparaison de maintenant. Ainsi donc nous repartons à zéro comme le propose Leane. Amies, si vous voulez bien de moi en tant qu’amie. Sinon, alors membres de l’équipage dans le même bateau.

— Amies, répliqua Elayne. Amie me paraît beaucoup mieux. » Leane lui sourit, mais elle et Siuan observaient toujours Nynaeve.

Nynaeve les examina alternativement. « Elayne a posé une question, alors je devrais avoir droit aussi à en poser une. Qu’est-ce que Sheriam et les autres ont appris des Sagettes la nuit dernière ? Ne dites pas que vous l’ignorez, Siuan. À ma connaissance, vous savez ce qu’elles pensent une heure après qu’elles l’ont pensé. »

La mâchoire de Siuan se crispa dans une expression butée ; ces yeux bleu sombre se durcirent pour intimider. Soudain elle poussa un petit cri et se pencha pour masser sa cheville.

« Expliquez-leur, dit Leane en ramenant son pied à elle, ou je m’en chargerai. En totalité, Siuan. »

Adressant un regard furieux à Leane, Siuan gonfla ses joues au point qu’Elayne crut qu’elle allait éclater, mais alors ses yeux se tournèrent vers Nynaeve et elle laissa aller l’air. Les mots sortirent comme s’ils étaient arrachés, mais ils vinrent. « L’ambassade d’Elaida est arrivée à Cairhien. Rand l’a reçue, mais il semble essayer de mener ces femmes en bateau. Du moins espérons que c’est ce qu’il fait. Sheriam et les autres se rengorgent parce que, pour une fois, elles sont parvenues à ne pas se ridiculiser devant les Sagettes. Et Egwene sera présente au prochain rendez-vous. » Pour une raison quelconque, cette dernière information semblait donnée avec plus de réticence que le reste.

Nynaeve s’anima, se tint plus droite dans son lit. « Egwene ? Oh, c’est merveilleux ! Ainsi pour une fois, elles ne se sont pas conduites comme des idiotes. Je me demandais à moitié pourquoi elles n’étaient pas venues nous tirer d’ici pour une nouvelle leçon. » Elle regarda Siuan du coin de l’œil, mais même cette mimique était cordiale. « Un bateau, vous dites ? Qui est le capitaine ?

— Moi, espèce de pitoyable petite… » Leane s’éclaircit la gorge et Siuan respira à fond. « Un équipage quirataire, alors ; à parts égales. Mais quelqu’un doit tenir le gouvernail, ajouta-t-elle comme Nynaeve commençait à sourire, et ce sera moi.

— D’accord », acquiesça Nynaeve après un temps infini. Une autre hésitation, pendant qu’elle jouait avec sa cuillère, puis d’une voix si détachée qu’Elayne eut envie de lever les bras au ciel : « Y a-t-il une chance que vous puissiez m’aider… nous aider… à nous sortir des cuisines ? » Leurs visages n’étaient pas plus âgés que celui de Nynaeve, mais elles avaient été longtemps Aes Sedai ; leurs yeux se rappelaient ce fameux regard paralysant des Aes Sedai. Nynaeve le soutint plus fermement qu’Elayne l’en aurait crue capable – excepté juste un petit écart – mais à la fin ce ne fut pas une surprise quand elle dit entre ses dents : « Je suppose que non.

— Il faut que nous partions, déclara Siuan en se levant. Leane a pour le moins minimisé le prix d’être découvertes. Nous pourrions être les premières Aes Sedai écorchées vives publiquement et j’ai déjà été la seule première que je souhaite. »

À la surprise d’Elayne, Leane se pencha pour la serrer dans ses bras en murmurant « Amies ». Elayne rendit l’étreinte et répéta le mot avec chaleur.

Leane embrassa aussi Nynaeve, en murmurant quelque chose qu’Elayne ne réussit pas à entendre, puis Siuan en fit autant avec un « Merci » d’un ton apparemment revêche et réticent.

Du moins est-ce l’impression qu’elle en reçut mais, une fois qu’elles furent seules, Nynaeve remarqua : « Elle était sur le point de pleurer, Elayne. Peut-être pensait-elle sincèrement ce qu’elle a dit. Je suppose que je devrais essayer d’être plus aimable envers elle. » Elle poussa un soupir qui devint un bâillement, lequel rendit peu audible son « D’autant plus qu’elle est de nouveau une Aes Sedai ». Sur quoi elle s’endormit subitement, le plateau encore sur les genoux.

Étouffant derrière sa main un bâillement qui s’imposait aussi à elle, Elayne se leva et mit soigneusement de l’ordre, glissant le plateau sous le lit de Nynaeve. Il lui fallut un moment pour ôter sa robe à Nynaeve et l’installer plus confortablement dans son lit, mais même cela ne la réveilla pas. Quant à elle, après avoir soufflé la chandelle et s’être calée sur son oreiller, Elayne resta éveillée, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, réfléchissant. Rand s’efforçait de se mesurer aux Aes Sedai envoyées par Elaida ? Elles le dévoreraient tout vif. Elle regrettait presque de n’avoir pas pu trouver les arguments pour se décider à accepter la suggestion de Nynaeve quand cette suggestion avait des chances de succès. Elle se sentait capable de le guider à travers n’importe quelles chausse-trapes qu’elles lui tendraient, elle en était certaine – Thom avait ajouté beaucoup à ce que sa mère lui avait enseigné – et il l’écouterait. D’autre part, de cette façon, elle pouvait le lier à elle. En somme, elle n’avait pas attendu d’avoir le châle pour faire de Birgitte son Lige ; pourquoi attendre pour Rand ?

Changeant de position, elle s’enfonça plus commodément dans son oreiller. Rand, ce serait pour plus tard. Il était à Caemlyn, pas à Salidar. Halte. Siuan avait dit qu’il se trouvait à Cairhien. Comment… ? Elle était trop fatiguée ; sa pensée lui échappa. Siuan. Siuan cachait encore quelque chose ; elle en était sûre.

Le sommeil s’infiltra et avec lui un rêve, un bateau avec Leane assise à l’avant en train de flirter avec un homme dont le visage était différent chaque fois qu’Elayne regardait. À l’arrière, Siuan et Nynaeve bataillaient, l’une et l’autre essayant de gouverner dans une direction différente – jusqu’à ce qu’Elayne se lève et prenne les choses en main. Un capitaine qui garde des secrets peut représenter un mobile suffisant pour une mutinerie si besoin est.

Au matin, Siuan et Leane revinrent avant même que Nynaeve ait ouvert les yeux, ce qui était plus qu’assez pour attiser sa mauvaise humeur et la mettre à même de canaliser. Cela ne servit à rien, cependant. Ce qui est déjà Guéri ne peut pas être Guéri de nouveau.


« Je ferai mon possible, Siuan », dit Delana en se penchant en avant pour tapoter amicalement le bras de son vis-à-vis. Elles étaient seules dans le salon et les tasses de thé sur la petite table entre elles étaient intactes.

Siuan soupira, l’air abattue, et pourtant que pouvait-elle espérer après son éclat en présence de l’Assemblée, Delana l’ignorait. La clarté de l’aube pénétrait à flots par les fenêtres et elle songeait au petit déjeuner qu’elle n’avait pas encore mangé, mais c’est Siuan qui était là. La situation était déconcertante et Delana n’aimait pas être déconcertée. Elle s’était astreinte à ne pas voir sa vieille amie dans le visage de cette femme – pas difficile, puisqu’elle ne ressemblait nullement à la Siuan Sanche dont Delana se souvenait, à n’importe quel âge – pourtant revoir Siuan, une Siuan jeune et jolie, n’avait été que le premier choc. Le deuxième était que Siuan apparaisse sur le seuil de sa porte alors que le soleil n’était pas encore levé pour lui demander son aide ; Siuan ne quémandait jamais d’appui. Ensuite était venu le choc le plus stupéfiant, celui qui se renouvelait chaque fois qu’elle se trouvait face à face avec Siuan depuis que la jeune al’Meara avait réalisé son miracle impossible. Elle était plus forte que Siuan, beaucoup plus forte ; l’écart avait toujours été de l’autre côté ; c’est Siuan qui prenait l’initiative quand elles étaient novices, même avant d’être des Acceptées. Toutefois, elle était Siuan, et bouleversée, ce que Delana n’avait jamais constaté chez elle auparavant. Siuan était peut-être bouleversée mais elle ne vous le laissait jamais deviner. Delana s’affligeait de ne pas être en mesure de faire davantage pour la femme qui avait chapardé des gâteaux au miel avec elle et avait plus d’une fois assumé le blâme pour des espiègleries dans lesquelles toutes les deux étaient impliquées.

« Siuan, je peux au moins faire ceci. Romanda ne demandera pas mieux que ces ter’angreals du rêve soient confiés à l’Assemblée. Elle n’a pas assez de Députées pour l’obtenir mais, si Sheriam pense qu’elle le peut, si elle pense que vous avez usé de votre influence sur Lelaine et moi pour l’empêcher, alors elle ne pourra pas vous opposer un refus. Je sais que Lelaine sera d’accord. Quoique je n’imagine pas pourquoi vous avez envie de rencontrer ces Aielles. Romanda a la mine satisfaite d’un chat dans le garde-manger quand elle regarde Sheriam marcher avec fureur comme un lion en cage après une de ces rencontres. Avec votre caractère, vous risquez fort d’avoir une attaque. » Quel changement. Naguère, elle n’aurait jamais eu l’idée de mentionner le caractère de Siuan ; maintenant, elle le faisait sans réfléchir.

Le visage déprimé de Siuan s’épanouit dans un sourire. « J’espérais que vous trouveriez une solution de ce genre. Je vais parler à Lelaine. Et à Janya ; je pense que Janya donnera son appui. Il faut toutefois vous assurer que Romanda ne s’en servira pas pour de bon. D’après le peu que je sais, Sheriam a réussi à établir au moins un semblant de protocole pour s’entendre avec ces Aielles. Je crains que Romanda n’ait besoin de commencer à zéro. Naturellement, cela n’est peut-être pas important pour l’Assemblée, mais j’aimerais mieux ne pas les affronter pour la première fois alors que toutes ont un hameçon fiché dans les ouïes. »

Delana s’abstint de sourire ouvertement quand elle raccompagna Siuan jusqu’au perron et l’embrassa. Oui, ce serait très important pour l’Assemblée de maintenir les Aielles en paix, bien que Siuan n’eût aucun moyen de le savoir. Elle regarda Siuan s’éloigner en hâte dans la rue avant de rentrer. Apparemment, elle allait être maintenant celle qui protégeait. Elle espérait y parvenir aussi bien que son amie y avait réussi.

Le thé était encore chaud et elle décida d’envoyer Miesa, sa servante, chercher des petits pains et des fruits mais, quand un coup timide retentit à la porte du salon, c’était non pas Miesa mais Lucilde, une des novices qu’elles avaient amenées de la Tour.

La jeune fille grande et mince s’inclina nerveusement dans une révérence, mais Lucilde était toujours nerveuse. « Delana Sedai ? Une femme est arrivée ce matin et Anaiya Sedai a donné l’ordre que je la conduise à vous ? Son nom est Halima Saranov ? Elle dit qu’elle vous connaît ? »

Delana ouvrit la bouche pour répliquer qu’elle n’avait jamais entendu parler d’une Halima Saranov quand une femme apparut dans l’embrasure de la porte. Malgré elle, Delana ouvrit de grands yeux. Cette femme trouvait moyen d’être à la fois svelte et voluptueuse, et elle portait une tenue pour monter à cheval gris foncé au décolleté ridiculement profond ; de longs cheveux noirs brillants encadraient un visage aux yeux verts qui frappait probablement d’admiration tout homme qui l’apercevait. Bien sûr, ce n’était pas pour cette raison que Delana était stupéfaite. Cette femme avait ses mains pendant le long de son corps mais avec les pouces dressés entre les deux premiers doigts. Delana ne s’était jamais attendue à voir cela d’aucune femme qui ne portait pas le châle – et cette Halima Saranov ne pouvait même pas canaliser. Elle en était assez près pour le savoir avec certitude.

« Oui, déclara Delana, il me semble que je me souviens d’elle. Laissez-nous, Lucilde. Et, mon enfant, essayez donc de vous rappeler que chaque phrase n’est pas une question. » Lucilde plongea dans une révérence si vive et si profonde qu’elle faillit tomber. Dans d’autres circonstances, Delana aurait soupiré ; elle n’avait jamais obtenu de grands résultats avec les novices, encore qu’elle n’ait pas compris pourquoi.

La novice n’était pas encore sortie tout à fait de la pièce que Halima s’avança d’une démarche ondulante jusqu’au siège qu’avait utilisé Siuan et s’y installa sans un mot d’invitation. Prenant une des tasses laissées intactes, elle croisa les jambes et but à petites gorgées, observant Delana par-dessus le bord de la tasse.

Delana fixa sur elle un regard dépourvu d’aménité. « Qui vous croyez-vous donc, femme ? Quelque élevé que soit le rang que vous pensez avoir, nul ne dépasse celui des Aes Sedai. Et où avez-vous appris ce signe de reconnaissance ? » Peut-être pour la première fois de sa vie, ce regard n’eut pas d’effet.

Halima lui adressa un sourire moqueur. « Vous imaginez-vous vraiment que les secrets de… l’Ajah, disons, plus sombre, sont secrets à ce point-là ? Quant au rang élevé que vous occupez, vous savez parfaitement que si un mendiant exécute les signes convenus, vous vous précipiterez pour lui obéir. Ma justification est que j’ai été pendant un temps la compagne de voyage d’une certaine Cabriana Mecandes, une Sœur Bleue. Par malheur, Cabriana est morte d’une chute de cheval, et son Lige a tout bonnement refusé de quitter ses couvertures ou de manger après cela. Il est mort aussi. » Halima sourit comme pour demander si Delana suivait son histoire. « Cabriana et moi, nous avons beaucoup conversé avant son décès, et elle m’a parlé de Salidar. Elle m’a raconté aussi un certain nombre de choses qu’elle avait apprises concernant les plans de la Tour Blanche pour vous ici. Et pour le Dragon Réincarné. » Un autre sourire, une brève apparition de dents blanches, et elle se consacra de nouveau à déguster son thé et à observer.

Delana n’avait jamais été femme à renoncer facilement. Elle avait contraint des rois quasiment à coups de matraque à faire la paix quand ils voulaient la guerre, traîné des reines par la peau du cou pour signer des traités qui devaient être signés. C’est exact, elle aurait obéi à cet hypothétique mendiant s’il avait exécuté les signaux convenus et dit les mots qu’il fallait, mais les mains de Halima l’avaient identifiée comme étant de l’Ajah Noire, ce qu’elle n’était manifestement pas. Peut-être pensait-elle que c’était l’unique moyen d’obliger Delana à la reconnaître et peut-être désirait-elle se vanter de sa science interdite. Delana n’éprouvait aucune sympathie pour cette Halima. « Et je suppose que je suis censée assurer que l’Assemblée acceptera vos informations, répliqua-t-elle d’un ton peu amène. Cela ne devrait pas présenter de problème pour autant que vous en savez sur Cabriana suffisamment pour conforter vos dires. Sur ce point, je ne puis vous aider ; je ne l’ai jamais rencontrée plus de deux fois. J’imagine qu’il n’y a pas de risque qu’elle survienne pour démentir votre histoire ?

— Absolument aucun risque. » De nouveau ce bref sourire moqueur. « Et je pourrais réciter l’existence de Cabriana. Je sais des choses qu’elle-même a oubliées. »

Delana se borna à répondre à cela par un signe de tête. Tuer une Sœur était toujours regrettable, mais ce qui devait être devait l’être. « Alors, il n’y a aucun problème. L’Assemblée vous recevra en tant qu’invitée et je peux veiller à ce qu’elle écoute.

— Une invitée n’est pas exactement ce que j’avais dans l’esprit. Quelque chose d’un peu plus permanent, je pense. Votre secrétaire, ou mieux encore, votre dame de compagnie. J’ai besoin d’assurer que votre Assemblée est guidée avec soin. En dehors de cette histoire concernant le sort de Cabriana, j’aurai des instructions pour vous.

— Écoutez-moi donc ! Je… ! »

Halima lui coupa la parole sans élever la voix. « On m’a dit de vous citer un nom. Un nom que j’utilise, parfois. Aran’gar. »

Delana s’assit lourdement. Ce nom avait été mentionné dans ses rêves. Pour la première fois depuis des années, Delana Mosalaine avait peur.

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