49 Le Miroir de brumes

En manches de chemise, le dos appuyé contre une des sveltes colonnes blanches qui entouraient la petite cour ovale, Rand tirait sur sa pipe, le cœur content, et regardait l’eau s’élever en fines gouttelettes dans la fontaine de marbre, étincelant au soleil comme des pierres précieuses. Le matin laissait encore dans une ombre agréable cette partie de la cour. Même Lews Therin se tenait tranquille. « Es-tu sûr que tu ne veux pas repenser à Tear ? »

Assis contre la colonne suivante et également sans tunique, Perrin souffla deux ronds de fumée avant de remettre dans sa bouche sa pipe, un objet assez ouvragé sculpté de têtes de loup. « Et ce que Min a vu ? »

L’essai de Rand pour souffler son propre rond de fumée se heurta à un grognement amer et aboutit juste à une bouffée. Min n’avait pas le droit de parler de cela à portée des oreilles de Perrin. « Tiens-tu réellement à être attaché à ma ceinture, Perrin ?

— Ce que je veux n’a pas semblé compter pour grand-chose depuis la première fois où nous avons vu Moiraine chez nous, au Champ d’Emond », répliqua sèchement Perrin. Il soupira. « Tu es ce que tu es, Rand. Si tu échoues, tout échoue. » Soudain, il pencha le buste en avant, fronçant les sourcils en direction d’une vaste entrée derrière les colonnes sur leur gauche.

Un long moment passa avant que Rand perçoive un bruit de pas dans cette direction, trop lourds pour n’importe quel être humain. La forme massive qui courba la tête en franchissant le seuil et avança à amples foulées dans la cour était deux fois plus haute que la servante qui courait presque pour ne pas se laisser distancer par les grandes jambes de l’Ogier.

« Loial ! » s’exclama Rand en se redressant. Lui et Perrin arrivèrent ensemble auprès de l’Ogier. Le sourire épanoui sur la vaste bouche de Loial coupait presque son énorme figure en deux, mais sa tunique qui s’élargissait au-dessus de bottes à revers lui montant aux genoux, portait encore la poussière du voyage. Les grosses poches étaient gonflées par des formes plutôt carrées, aussi ; Loial ne se tenait jamais loin de livres. « Allez-vous bien, Loial ?

— Vous avez l’air fatigué, dit Perrin en entraînant l’Ogier vers la fontaine. Venez vous asseoir sur le rebord. »

Loial se laissa conduire, mais ses longs sourcils pendants se haussèrent et ses oreilles terminées par une huppe frémirent de perplexité tandis qu’il les dévisageait l’un après l’autre. Assis, il était aussi grand que Perrin debout. « Si je vais bien ? Fatigué ? » Sa voix était un grondement comme quand la terre tremble. « Naturellement que je vais bien. Et si je suis fatigué, c’est que j’ai parcouru à pied beaucoup de chemin. Je dois avouer que c’était bon de me retrouver sur mes propres pieds. Vous savez toujours où vos pieds vous mènent, mais avec un cheval vous ne pouvez pas en être sûr. En tout cas, mes pieds sont plus rapides. » Il éclata brusquement d’un rire tonnant. « Vous me devez une couronne d’or, Perrin. Vous et vos dix jours. Je suis prêt à parier une autre couronne que vous n’êtes pas ici depuis plus de cinq jours avant moi.

— Vous aurez votre couronne. » Perrin rit. Dans un aparté à l’adresse de Rand qui fît vibrer d’indignation les oreilles de Loial, il ajouta : « Gaul l’a corrompu. Il joue maintenant aux dés et parie sur les courses de chevaux alors qu’il distingue à peine un cheval d’un autre. »

Rand sourit. Loial avait toujours considéré les chevaux d’un air assez dubitatif, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque ses jambes étaient plus longues que les leurs. « Êtes-vous sûr que vous vous sentez d’attaque, Loial ?

— Avez-vous trouvé ce stedding abandonné ? questionna Perrin sans ôter sa pipe de sa bouche.

— Y avez-vous séjourné assez longtemps ?

— De quoi parlez-vous, tous les deux ? » L’extrémité des sourcils de Loial balaya ses joues comme il les fronçait avec perplexité. « Je voulais juste revoir un stedding, en sentir un. Je suis prêt pour encore dix ans.

— Ce n’est pas ce que dit votre mère », répliqua gravement Rand.

Loial fut debout avant que Rand termine sa phrase, regardant avec effroi dans toutes les directions, les oreilles rabattues en arrière et tremblantes. « Ma mère ? Ici ? Elle est ici ?

— Non, elle n’y est pas », le rassura Perrin, et les oreilles de Loial devinrent presque flasques de soulagement. « Elle est apparemment dans les Deux Rivières. Ou s’y trouvait il y a un mois. Rand s’est servi d’une manière de sauter qu’il a pour l’emmener, avec Haman l’Ancien… Qu’est-ce qui se passe ? »

Loial qui était en train de se rasseoir se figea les genoux pliés au nom de Haman l’Ancien. Les yeux clos, il finit de se baisser avec lenteur. « Haman l’Ancien », murmura-t-il en se frottant la figure avec une main aux doigts massifs. « Haman l’Ancien et ma mère. » Il examina Perrin avec attention. Il examina Rand. D’une voix basse et beaucoup trop détachée, il questionna : « Y avait-il quelqu’un d’autre avec eux ? » C’est-à-dire qu’elle était basse pour un Ogier ; un bourdon géant bourdonnant dans une énorme cruche à eau.

« Une jeune Ogière nommée Erith, lui répondit Rand. Vous… » C’est tout ce qu’il eut le temps de dire.

De nouveau, Loial se leva d’un bond avec un gémissement. Des serviteurs passèrent la tête à des fenêtres et des portes pour voir ce qu’était cet ample bruit et disparurent quand ils virent Rand. Loial se mit à marcher de long en large, ses oreilles et sourcils pendant à tel point qu’il avait l’air de fondre.

« Une épouse, marmonna-t-il. Cela ne peut pas signifier autre chose, pas avec ma mère et Haman l’Ancien. Une épouse. Je suis trop jeune pour me marier ! » Rand dissimula un sourire derrière sa main ; Loial était peut-être jeune pour un Ogier mais, dans son cas, cela voulait dire plus de quatre-vingt-dix ans. « Elle me ramènera de force au Stedding Shangtai. Je sais qu’elle ne me laissera pas voyager avec vous et je suis encore loin d’avoir assez de notes pour mon livre. Oh, vous pouvez sourire, Perrin. Faile vous obéit au doigt et à l’œil. » Perrin s’étouffa avec sa pipe, ne retrouvant sa respiration que lorsque Rand lui tapa dans le dos. « C’est différent, chez nous, poursuivit Loial. On considère comme très mal élevé de ne pas agir comme l’entend votre épouse. Très grossier. Je sais qu’elle m’obligera à me fixer sur quelque chose de sérieux comme le chant-pour-les-arbres ou… » Brusquement, il fronça les sourcils et cessa de marcher. « Avez-vous dit “Erith” ? » Rand acquiesça d’un signe de tête ; Perrin semblait en train de récupérer son souffle, mais il dardait sur Loial un regard peu amène où se lisait une sorte d’amusement malveillant. « Erith, fille d’Iva fille d’Alar ? » Rand inclina de nouveau la tête et Loial se laissa retomber sur le rebord de la fontaine à l’endroit où il avait été assis. « Mais je la connais. Vous vous en souvenez, Rand. Nous l’avons rencontrée au Stedding Tsofu.

— C’est ce que je m’apprêtais à vous dire », répliqua Rand avec patience. Et avec pas peu d’amusement non plus. « C’est elle qui a déclaré que vous étiez beau. Et vous a donné une fleur, si ma mémoire est bonne.

— Elle l’a peut-être dit, murmura Loial sur la défensive. Elle l’a peut-être fait ; je ne peux pas me rappeler. » Mais une main se dirigea vers une poche de tunique pleine de livres, où Rand aurait parié n’importe quoi que cette fleur avait été soigneusement mise à sécher. L’Ogier s’éclaircit la gorge, un grondement sourd. « Erith est très belle. Et intelligente. Elle a écouté très attentivement quand j’ai expliqué la théorie de Serden – il s’agit de Serden, fils de Kolom fils de Radlin ; il a écrit il y a environ six cents ans – quand j’ai expliqué sa théorie sur la façon dont les Voies… » Il laissa sa phrase inachevée comme s’il venait à l’instant de remarquer leurs larges sourires. « Eh bien, elle a vraiment écouté. Attentivement. Elle était très intéressée.

— Je n’en doute pas », concéda Rand diplomatiquement. La mention des Voies lui avait donné à réfléchir. La plupart des entrées des Voies étaient près d’un stedding et, s’il fallait en croire la mère de Loial et Haman l’Ancien, les steddings étaient ce dont Loial avait besoin. Naturellement, il ne pouvait amener Loial plus près que de la lisière d’un stedding ; on ne peut pas davantage canaliser des flots pour entrer dans un stedding que canaliser à l’intérieur. « Écoutez, Loial, je désire mettre des gardes à toutes les portes des Voies et j’ai besoin de quelqu’un qui non seulement est capable de les trouver mais aussi de parler aux Anciens et obtenir leur permission.

— Par la Lumière », grommela Perrin d’un ton écœuré. Il débourra sa pipe et écrasa avec le talon de sa botte les résidus sur une des dalles de la cour. « Par la Lumière ! Tu envoies Mat dompter des Aes Sedai, tu veux me planter au milieu d’une bataille avec Sammael, en même temps que quelques centaines d’hommes des Deux Rivières, dont tu connais certains, et maintenant tu veux expédier au loin Loial alors qu’il vient juste d’arriver. Que tu te réduises en braises, Rand, regarde-le ! Il a besoin de repos. Y a-t-il quelqu’un dont tu ne te serviras pas ? Peut-être veux-tu que Faile aille à la recherche de Moghedien ou de Semirhage. Par la Lumière ! »

La colère envahit Rand, en tempête qui le secoua. Ces yeux jaunes le dévisageaient avec un air farouche mais il leur rendit un regard chargé d’orage. « J’utiliserai n’importe qui me sera nécessaire. Tu l’as dit toi-même ; je suis ce que je suis. Et je me sers de moi-même, Perrin, parce que j’y suis obligé. Exactement comme je me sers de n’importe qui dont j’ai besoin. Nous n’avons plus le choix. Ni moi, ni toi, ni personne !

— Rand, Perrin, murmura Loial d’un ton soucieux. Restez en paix, soyez calmes. Ne vous disputez pas. Pas vous. » Une main de la taille d’un jambon leur tapota gauchement l’épaule. « Vous devriez tous les deux vous reposer dans un stedding. Les steddings sont très tranquilles, très apaisants. »

Rand regardait fixement Perrin qui le regardait fixement. La colère flambait encore en lui, les éclairs d’un orage qui ne voulait pas en finir. Les marmottements de Lews Therin grondaient par à-coups, dans le lointain. « Je suis désolé », murmura-t-il, le disant pour eux deux.

Perrin fit un geste désinvolte, peut-être signifiant qu’il n’y avait pas de raison de s’excuser, peut-être acceptant l’excuse, mais lui-même n’en présenta pas. À la place, sa tête se tourna vivement de nouveau vers les colonnes, vers la porte par laquelle Loial était arrivé. Une fois de plus, des moments passèrent avant que Rand entende des pas qui accouraient.

Min se précipita dans la cour à fond de train. Sans tenir compte de Loial et de Perrin, elle empoigna Rand par les bras. « Elles viennent, dit-elle d’une voix haletante. Elles sont en route en ce moment même.

— Doucement, Min, recommanda Rand. Détends-toi. Je commençais à penser qu’elles s’étaient toutes mises au lit comme – quel nom as-tu dit qu’elle a ? Demira ? » À la vérité, il ressentait un profond soulagement, bien que les grommellements et le rire asthmatique de Lews Therin aient acquis de la force à la mention d’Aes Sedai. Pendant trois jours, Merana s’était présentée accompagnée de deux Sœurs chaque après-midi avec la régularité du chef-d’œuvre du meilleur des horlogers, mais les visites avaient soudain cessé cinq jours auparavant sans un mot d’explication. Min n’avait aucune idée pourquoi. Il avait craint qu’elles ne se soient assez formalisées de ses restrictions pour s’en aller.

Mais Min levait vers lui un visage angoissé. Elle tremblait, il s’en rendit compte. « Écoute-moi ! Elles sont sept, pas trois, et elles ne m’ont pas envoyée pour demander la permission ou te prévenir ou quoi que ce soit. Je me suis esquivée avant elles et j’ai fait galoper Églantine tout le long du chemin. Elles ont l’intention de se trouver dans le Palais avant que tu saches qu’elles sont ici. J’ai entendu Merana parler à Demira quand elles ignoraient ma présence. Elles ont l’intention d’arriver à la Salle d’Audience avant toi, pour que tu sois obligé d’aller à elles.

— Est-ce là ta vision, tu crois ? » questionna-t-il calmement. Des femmes capables de canaliser lui infligeraient un traitement barbare, avait-elle dit. Sept ! chuchota Lews Therin d’une voix rauque. Non ! Non ! Non ! Rand ne tint pas compte de lui ; il ne pouvait guère faire autre chose.

« Je l’ignore », répondit Min d’une voix angoissée. Rand fut surpris en s’apercevant que l’éclat brillant de ses yeux noirs venait de larmes retenues. « Crois-tu que je ne te préviendrais pas si je le savais ? Tout ce que je sais, c’est qu’elles viennent et…

— Et il n’y a pas de quoi avoir peur », interposa-t-il d’un ton ferme. Les Aes Sedai devaient vraiment l’avoir effrayée pour que Min soit sur le point de pleurer. Sept, se lamenta Lews Therin. Je ne peux pas en maîtriser sept, pas en même temps. Pas sept. Rand songea au ter’angreal en forme de petit homme rondelet, et la voix baissa jusqu’à être un murmure ; toutefois, elle semblait encore tourmentée. Du moins Alanna n’était pas l’une d’elles ; Rand la sentait à quelque distance, ne se déplaçant pas, certainement pas vers lui. Il n’était pas sûr d’oser se retrouver de nouveau face à face avec elle. « Il n’y a pas de temps à perdre, non plus, Jalani ? »

La jeune Vierge de la Lance aux joues rondes surgit de derrière une colonne si subitement que les oreilles de Loial se dressèrent à la verticale. Min parut voir pour la première fois l’Ogier, et Perrin ; elle aussi sursauta.

« Jalani, dit Rand, prévenez Nandera que je me rends à la Grande Salle, où j’attends d’ici peu des Aes Sedai. »

Elle s’efforça de garder un visage impassible, mais l’esquisse d’un sourire content de soi donna à ses joues un aspect encore plus rond. « Beralna est déjà partie informer Nandera, Car’a’carn. » Les oreilles de Loial oscillèrent sous le coup de l’étonnement en entendant ce titre.

« Alors voulez-vous avertir Suline de me rejoindre dans les vestiaires derrière la Grande Salle avec ma tunique ? Et le Sceptre du Dragon. »

Le sourire de Jalani s’épanouit ouvertement. « Suline s’est déjà élancée en courant dans sa robe des Terres Humides aussi vite qu’un lièvre au nez gris qui s’est assis sur des épines de segade.

— Dans ce cas, répliqua Rand, vous pouvez amener mon cheval dans la Grande Salle. » La jeune Vierge en resta bouche bée, d’autant plus que Perrin et Loial se pliaient en deux à force de rire.

Le poing de Min dans ses côtes flottantes arracha un grognement à Rand. « Il n’y a pas de quoi plaisanter, espèce d’idiot de berger ! Merana et les autres se drapaient dans leurs châles comme si elles endossaient une armure. Alors écoute-moi. Je vais me tenir d’un côté, derrière les colonnes, de façon que tu me voies et pas elles et, au cas où je remarquerai quoi que ce soit, je te le signalerai d’une manière quelconque.

— Tu resteras ici avec Loial et Perrin, lui répliqua-t-il. Je ne sais pas quel genre de signal tu peux faire que je comprendrais et, t’apercevraient-elles ne serait-ce qu’une seconde, elles devineraient que tu m’as averti. » Elle lui décocha à travers ses cils un de ces regards flamboyants maussades et obstinés qui vont de pair avec les poings sur les hanches. « Min ? »

À sa surprise, elle soupira et dit : « Oui, Rand », juste aussi douce que du petit-lait. Cette réaction de la part de Min éveilla sa suspicion autant que s’agissant d’Elayne ou d’Aviendha, mais il n’avait pas le temps d’approfondir s’il voulait être dans la Salle du Trône avant Merana. Hochant la tête. Il espéra ne pas avoir l’air aussi inquiet qu’il se sentait.

Songeant qu’il aurait peut-être dû demander à Perrin et Loial de la garder là-bas – elle aurait adoré ça – il se rendit au pas de course tout le long du chemin jusqu’aux vestiaires derrière la Salle du Trône, avec sur ses talons Jalani marmonnant à propos du cheval dont elle ne parvenait pas à déterminer si c’était une plaisanterie ou non. Suline était déjà là avec une tunique rouge brodée d’or et le Sceptre du dragon ; le fer de lance avait suscité un grognement approbateur, mais elle l’aurait certainement jugé plus acceptable sans le pompon vert et blanc et avec une longueur de hampe correcte et pas de sculptures. Rand tâta pour s’assurer que l’angreal était dans la poche. Il y était et Rand respira plus à l’aise, bien que Lews Therin parût encore avoir le souffle oppressé par l’anxiété.

Quand Rand se hâta à travers l’un des vestiaires aux lambris ornés de lions pour entrer dans la Grande Salle, il découvrit que tous avaient été aussi rapides que Suline. Bael dressait sa haute silhouette d’un côté de l’estrade du trône, les bras croisés, tandis que Mélaine se tenait de l’autre côté, rajustant avec calme son châle sombre. Ce qui devait représenter une centaine de Vierges de la Lance ou davantage était aligné depuis les portes, un genou en terre, sous le regard vigilant de Nadera, chacune armée de pied en cap avec lance et bouclier, arc de corne dans l’étui sur le dos et carquois plein sur la hanche. Seuls leurs yeux apparaissaient au-dessus des voiles noirs. Jalani courut rejoindre une de ces lignes. Derrière elles, d’autres Aiels s’entassaient derrière les colonnes massives, hommes et Vierges, bien qu’aucun apparemment armé autrement qu’avec leur poignard à lourde lame. Toutefois, il y avait un certain nombre de visages graves. Ils ne pouvaient pas accepter avec plaisir l’idée d’une confrontation avec des Aes Sedai, et pas par crainte du Pouvoir. De quelque façon que Mélaine et les autres Sagettes en soient venues à parler des femmes de la Tour Blanche à présent, la plupart des Aiels avaient solidement ancré dans leur mémoire d’avoir dans les temps très anciens manqué à leur devoir envers les Aes Sedai.

Bashere n’était pas présent, bien sûr – lui et son épouse étaient partis pour un de leurs camps d’entraînement – et il n’y avait pas un seul des nobles d’Andor qui hantaient le Palais. Rand était sûr que Naean, Elenia et Lir et la bande entière avaient été au courant de ce rassemblement dès qu’il avait commencé. Ils ne manquaient jamais une audience du trône à moins qu’il ne les renvoie. Leur absence ne pouvait que signifier qu’en se rendant à la Grande Salle ils avaient aussi appris pour quelle raison, et cela voulait dire que les Aes Sedai étaient déjà dans le Palais.

Effectivement, à peine Rand s’était-il installé sur le Trône du Dragon avec le Sceptre du Dragon sur son genou que Maîtresse Harfor entra en toute hâte dans la Grande Salle avec un air agité, fort inhabituel chez elle. Le regardant lui ainsi que tous les Aiels avec une égale stupéfaction, elle s’exclama : « J’ai envoyé des serviteurs partout à votre recherche. Il y a des Aes Sedai… » C’est jusque-là qu’elle parvint avant que sept Aes Sedai se profilent sur le vaste seuil.

Rand sentit que Lews Therin cherchait à atteindre le saidin, à entrer en contact avec l’angreal, mais Rand s’en empara, assurant sa prise sur ce torrent déchaîné de feu et de glace, de pourriture puante et de fraîcheur plaisante, aussi puissamment qu’il étreignait le fragment de lance seanchane.

Sept, marmotta Lews Therin d’un ton menaçant. Je leur avais dit trois et sept viennent. Il faut que je sois prudent. Oui, prudent.

J’ai dit trois, lança Rand sèchement à l’adresse de la voix. Moi ! Rand al’Thor ! Lews Therin devint silencieux, mais ensuite le murmure lointain recommença.

Ses yeux allant de Rand aux sept femmes drapées dans leurs châles à franges, Maîtresse Harfor conclut apparemment que se trouver au milieu n’était pas l’endroit rêvé. Les Aes Sedai reçurent sa première révérence, Rand la seconde, et elle se dirigea avec un calme bien joué vers un côté de l’entrée de la Salle. Toutefois, quand les Aes Sedai s’avancèrent sur une seule ligne, elle se glissa derrière elles avec juste un soupçon de hâte.

Lors de chacune de ses trois visites, Merana avait amené des Aes Sedai différentes et Rand les reconnut toutes sauf une, de Faeldrine Harella sur la droite, ses cheveux noirs rassemblés en une multitude de fines tresses entremêlées de perles aux couleurs vives, jusqu’à la corpulente Valinde Nathenos à gauche dans sa robe blanche et son châle à franges blanches. Elles étaient toutes vêtues aux couleurs de leurs Ajahs. Il comprit qui devait être celle qu’il ne reconnaissait pas. Ce teint cuivré faisait de la femme à la beauté pleine de grâce habillée de soie bronze foncé Demira Eriff, la Sœur Brune dont Min avait signalé qu’elle s’était mise au lit. Mais elle se tenait au centre de la ligne, un pas en avant des autres, tandis que Merana était entre Faeldrine et Rafela Cindal, potelée et au visage rond, qui avait aujourd’hui une mine encore plus grave que lorsqu’il l’avait vue six jours auparavant avec Merana. Toutes paraissaient très graves.

Pendant un instant, elles restèrent immobiles, le fixant d’un regard impassible, sans s’occuper des Aiels ; ensuite elles avancèrent d’une démarche glissante, d’abord Demira, puis Seonide et Rafela, puis Merana et Masuri, formant une tête de flèche pointée droit sur Rand. Il n’eut pas besoin du léger fourmillement sur sa peau pour l’avertir qu’elles avaient embrassé la saidar. À chaque pas, chaque femme apparaissait sensiblement plus grande qu’avant.

Elles croient m’impressionner en formant le Miroir de brumes ? Le rire incrédule de Lews Therin se fondit en une crise démente de ricanements. Rand n’avait pas besoin de son explication ; il avait vu Moiraine faire un jour quelque chose comme ça. Asmodean l’avait appelé le Miroir de brumes, et aussi Illusion.

Mélaine rajustait son châle avec irritation et reniflait de façon audible, mais Bael avait soudain l’air d’affronter, absolument seul, une charge menée par des centaines. Il avait l’intention de l’affronter, mais il ne s’attendait pas à un dénouement favorable. Aussi bien, quelques-unes des Vierges s’agitèrent jusqu’à ce que Nandera leur darde un regard impérieux par-dessus son voile, et cela n’interrompit pas le bruit léger de pieds changeant d’appui provenant des Aiels au milieu des colonnes.

Demira Eriff prit la parole et manifestement canaliser était utilisé là aussi. Elle ne criait pas, mais sa voix emplissait la Salle du Trône, semblant venir de partout. « Étant donné les circonstances, il a été décidé que je parlerai au nom de toutes. Nous n’entreprendrons rien contre vous aujourd’hui, mais les restrictions que nous avions acceptées auparavant, afin que vous vous sentiez en sécurité, nous devons maintenant les refuser. Visiblement vous n’avez jamais appris le respect dû à des Aes Sedai. Vous devez l’apprendre à présent. Désormais, nous nous déplacerons à notre fantaisie, à part qu’à notre choix nous vous informerons d’abord à l’avenir quand nous désirons nous entretenir avec vous. Il faut supprimer vos observateurs aiels postés autour de notre auberge et personne ne doit nous surveiller ou nous suivre. Toute insulte future à notre dignité sera punie, bien que ceux que nous devrons punir soient comme des enfants, et vous serez responsable de leur souffrance. Voici ce qui doit être. Voici ce qui sera. Sachez que nous sommes Aes Sedai. »

Tandis que cette longue tête de flèche s’immobilisait devant le trône, Rand remarqua le coup d’œil que lui lançait Mélaine, les sourcils froncés, se demandant sans doute s’il était impressionné. N’aurait-il pas eu une idée de ce qui se passait, il le serait ; il n’était pas sûr de ne pas l’être de toute façon. Les sept Aes Sedai étaient deux fois plus grandes que Loial, peut-être davantage, leurs têtes presque à mi-chemin du plafond en dôme avec ses vitraux. Demira le regardait de son haut, calme et froide, comme si elle envisageait de le saisir d’une seule main, ce qu’elle paraissait assez géante pour réussir.

Rand se força à s’appuyer à son dossier avec détachement, sa bouche se crispant quand il se rendit compte que cela lui avait demandé un effort, même si ce n’en était pas un énorme. Lews Therin babillait nerveusement et criait, mais de loin, quelque chose comme ne pas attendre, frapper maintenant. Elle avait souligné certains mots, comme s’il devrait comprendre ce que cela signifiait. Quelles circonstances ? Elles avaient accepté ces restrictions avant ; pourquoi ces restrictions étaient-elles soudain un manque de respect ? Pourquoi les Aes Sedai avaient-elles soudain décidé que loin d’éprouver le besoin de lui donner le sentiment d’être en sécurité elles pouvaient menacer ? « Les émissaires de la Tour à Cairhien acceptent les mêmes contraintes que les vôtres et ne semblent pas offensées. » Bon, pas très offensées. « Au lieu de vagues menaces, elles offrent des présents.

— Elles ne sont pas nous. Elles ne sont pas ici. Nous ne voulons pas vous acheter. »

Le mépris dans le ton de Demira piquait au vif. Rand serrait dans sa main le Sceptre du Dragon au point d’en avoir mal aux jointures. Sa colère éveillait un écho chez Lews Therin et subitement il se rendit compte que l’autre s’efforçait encore une fois d’atteindre la Source.

Allez vous réduire en braises ! pensa Rand. Il avait l’intention de les mettre derrière un écran, mais Lews Therin parla d’une voix haletante, proche de la panique.

Pas assez fort. Même avec l’angreal, peut-être pas assez fort, pas pour en bloquer sept. Imbécile ! Vous avez attendu trop longtemps ! Trop dangereux !

Mettre n’importe qui sous écran requérait une bonne quantité de force. Avec l’angreal, Rand était certain de pouvoir créer sept écrans, même alors qu’elles embrassaient déjà la saidar, mais si même une seule pouvait annihiler cet écran… Ou plus d’une. Il voulait leur en imposer par sa force, pas leur donner une chance de la vaincre. Seulement un autre moyen existait. Tissant avec doigté les flots d’Esprit, de Feu et de Terre, il frappa presque comme s’il avait l’intention de placer un écran.

Leur Miroir de brumes explosa. Soudain, il y avait seulement devant lui sept femmes normales aux traits figés par la stupeur. Toutefois le choc disparut en un instant derrière la sérénité propre aux Aes Sedai.

« Vous avez entendu nos conditions », déclara Demira d’une voix ordinaire mais au ton impérieux, exactement comme si rien ne s’était passé. « Nous nous attendons à ce qu’elles soient respectées. »

Rand ne put s’empêcher de la regarder avec stupeur. Que devait-il faire pour leur montrer qu’il ne se laisserait pas intimider ? Le saidin se déchaînait en lui, une fureur bouillonnante. Il n’osait pas le relâcher. Lews Therin hurlait maintenant comme un fou, en s’efforçant de lui arracher la Source. Il usait de toutes ses forces pour tenir bon. Il se leva avec lenteur. Avec la hauteur supplémentaire de l’estrade, il les dominait. Sept visages imperturbables d’Aes Sedai se redressèrent pour le regarder. « Les restrictions sont maintenues, dit-il d’une voix calme. Avec une condition supplémentaire de ma part. À partir de maintenant, je m’attends à voir de votre part le respect qui m’est dû. Je suis le Dragon Réincarné. Vous pouvez vous retirer. L’audience est terminée. »

Pendant peut-être dix battements de cœur, elles restèrent plantées là, sans même cligner des yeux, comme pour montrer qu’elles ne remueraient pas un seul escarpin sur son ordre. Puis Demira tourna les talons pas même avec un hochement de tête. Quand elle passa à la hauteur de Seonide et de Rafela, celles-ci lui emboîtèrent le pas, puis les autres à leur tour, toutes avançant avec aisance, sans hâte, sur les dalles rouges et blanches et hors de la Grande Salle. Rand descendit de l’estrade lorsqu’elles disparurent dans le couloir.

« Le Car’a’carn les a traitées comme il fallait, déclara Mélaine assez fort pour être entendue dans tous les coins de la salle. On doit les empoigner par la peau du cou et leur enseigner l’honneur quand bien même elles en pleureraient. » Bael ne parvint pas à masquer entièrement sa gêne d’entendre parler d’Aes Sedai de pareille manière.

« Peut-être est-ce aussi la façon de traiter les Sagettes ? » questionna Rand en réussissant à sourire.

Mélaine baissa la voix, réajustant son châle dans un mouvement expressif. « Ne soyez pas complètement idiot, Rand al’Thor. »

Bael émit un petit rire étouffé, en dépit du regard fulminant de son épouse. Du moins avait-il eu un gloussement de rire. Par contre, Rand ne ressentit pas l’humour de cette petite plaisanterie, et pas parce que le Vide agissait comme un amortisseur. Il souhaitait presque avoir laissé venir Min. Il y avait ici trop de courants sous-jacents qu’il ne comprenait pas et il craignait qu’il y en ait quelques-uns qu’il ne voyait même pas. Quel but avaient-elles au fond ?


Refermant la petite porte du vestiaire, Min s’adossa contre un lambris mural sombre où était sculpté un lion et poussa un très profond soupir. Faile était venue chercher Perrin et, en dépit de toutes les protestations de Loial que Rand voulait qu’elle ne bouge pas de là, il avait tourné casaque devant la simple vérité que Rand n’avait aucun droit à l’obliger de rester quelque part. Évidemment, si Loial avait eu une idée de ce qu’elle avait en tête, il l’aurait fourrée sous son bras – avec une grande douceur, bien sûr – et se serait assis dans la cour en lui faisant la lecture.

L’ennui c’est que, tandis qu’elle avait tout entendu, elle n’avait pas vu grand-chose, à part les Aes Sedai dominant de leur haut trône et estrade. Elles devaient avoir canalisé, ce qui tendait à obscurcir les images et auras, mais elle avait été tellement abasourdie qu’elle n’aurait rien remarqué s’il y en avait eu. Quand elle s’était ressaisie, les Aes Sedai ne dominaient plus rien et la voix de Demira ne retentissait pas de tous les angles de la Salle.

Mâchonnant sa lèvre inférieure, elle réfléchit à folle allure. Deux problèmes se présentaient, à ses yeux. D’abord, Rand et ses exigences de respect, quoi qu’il entende par là. S’il comptait que Merana incline la tête jusqu’à terre dans une révérence, il devrait se préparer à une longue attente et, entre-temps, il les avait sûrement hérissées. Si seulement elle pouvait voir comment, un moyen d’arranger la situation devait exister. Le second problème était les Aes Sedai. Rand avait l’air de croire que c’était une sorte de crise de mauvaise humeur à laquelle il pouvait mettre fin en se montrant ferme. Min n’était pas certaine que les Aes Sedai avaient des crises mais, si elles en avaient, elle était convaincue qu’il s’agissait de quelque chose de plus sérieux. Toutefois, le seul endroit où s’en assurer était La Couronne de Roses.

Elle récupéra Églantine dans l’écurie de l’avant-cour, revint au trot de sa jument baie jusqu’à l’auberge et confia sa monture à un palefrenier aux grandes oreilles avec la requête que la jument soit bien pansée et reçoive un picotin d’avoine. Sa galopade jusqu’au Palais avait été exactement cela – une course au galop, et Églantine méritait une récompense pour avoir aidé à contrecarrer le dessein de Merana et des autres. D’après la colère froide dans la voix de Rand, elle ne savait pas trop ce qui se serait passé s’il avait subitement appris sans que rien le laisse prévoir que sept Aes Sedai l’attendaient dans la Salle du Trône.

La salle commune de La Couronne de Roses paraissait presque la même que lorsqu’elle s’était faufilée au-dehors en passant par les cuisines plus tôt dans la journée. Des Liges étaient assis aux tables, les uns jouant aux dominos ou aux mérelles, d’autres secouant des cornets à dés. Presque comme un seul homme, ils levèrent les yeux à son entrée et, la reconnaissant, reprirent leurs occupations. Maîtresse Cinchonine se tenait devant la porte du cellier – pas de barils d’ale et de vin alignés contre le mur de la salle à La Couronne de Roses – les bras croisés et une expression morose sur le visage. Les Liges étaient les seuls clients attablés et, en général, les Liges buvaient peu et rarement. Un certain nombre de chopes et de coupes en étain étaient posés sur les tables, mais Min ne voyait aucun d’eux y toucher. Par contre elle vit un homme qui pourrait volontiers la renseigner un peu.

Mahiro Shukosa était installé seul à une table et reconstituait des puzzles fournis par la taverne, les deux épées qu’il portait habituellement sur le dos accotées contre le mur à portée de la main. Avec ses tempes grises et un nez aristocratique, Mahiro était beau d’une manière en quelque sorte anguleuse, bien qu’à coup sûr seule une femme amoureuse lui aurait attribué ce qualificatif. Dans le Kandor, il était un seigneur. Il s’était rendu dans les cours souveraines de presque tous les pays, il voyageait avec une petite bibliothèque et gagnait ou perdait au jeu avec le même sourire aimable. Il pouvait réciter de la poésie, jouer de la harpe et danser comme un rêve. Bref, à part qu’il était le Lige de Rafela, il était exactement le genre d’homme qui avait sa préférence avant de rencontrer Rand. Qui l’avait encore, à la vérité, quand penser à Rand ne l’empêchait pas de voir les autres hommes. Par chance ou par malheur, Mahiro la considérait d’une façon que Min soupçonnait d’être peut-être particulière au Kandor, comme une sœur cadette qui avait besoin de temps en temps d’avoir quelqu’un à qui parler et quelques conseils pour qu’elle ne se rompe pas le cou en jetant sa gourme. Il lui disait qu’elle avait de jolies jambes, ne songerait jamais à les toucher et casserait la tête de l’homme qui y songerait sans qu’elle le lui permette.

Emboîtant avec dextérité les complexes pièces en fer, il plaça le puzzle terminé sur un tas de ceux qui l’étaient déjà et en prit un sur un autre tas tandis qu’elle s’asseyait en face de lui. « Alors, mon chou, dit-il avec un sourire, de retour avec la nuque intacte, ni kidnappée ni mariée. » Un de ces jours, elle allait lui demander ce que cela signifiait ; c’était sa formule rituelle.

« Est-ce que quelque chose s’est produit depuis que je suis sortie, Mahiro ?

— Vous voulez parler du retour du Palais des Sœurs avec une mine d’orage dans les montagnes. » Comme d’habitude, le puzzle se dissocia dans ses mains comme par canalisage.

« Qu’est-ce qui les a bouleversées ?

— Al’Thor, je suppose. » Le puzzle se reconstitua aussi aisément et rejoignit la pile des éliminés ; aussitôt un de l’autre pile la rejoignit également. « J’ai fait celui-là il y a des années, confia-t-il.

— Mais comment, Mahiro ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Des yeux sombres l’examinèrent ; les yeux d’un léopard auraient ressemblé à ceux de Mahiro s’ils avaient été presque noirs. « Min, un jeune d’un an qui met son nez dans la tanière qui n’est pas la sienne risque d’y perdre ses oreilles d’un coup de dent. »

Min eut une grimace. Que trop vrai. Les bêtises que commet une femme parce qu’elle est amoureuse. « Voilà ce que j’aimerais éviter, Mahiro. L’unique raison de ma présence ici est de porter des messages de Merana au Palais et vice versa, mais je vais là-bas sans aucune idée de ce dans quoi j’entre. Je ne sais pas pourquoi les Sœurs ont cessé de le rencontrer tous les jours, ou pourquoi elles ont recommencé, ou pourquoi une pleine poignée s’y est rendue aujourd’hui au lieu de trois seulement. Je risque d’avoir plus que mes oreilles mordues à ne pas savoir. Merana ne me renseignera pas. Elle ne me dit rien à part : “allez là, faites ça”. Juste une indication, Mahiro ? S’il vous plaît ? »

Il commença à étudier le puzzle, pourtant elle comprit qu’il réfléchissait, parce que les pièces ajustées remuaient dans ses longs doigts mais aucune ne se déboîtait.

Un mouvement au fond de la salle attira son attention et elle tourna à demi la tête avant que son cou se fige. Deux Aes Sedai revenaient du bain, d’après leur apparence lavée de frais. La dernière fois qu’elle avait vu ces deux-là remontait à des mois, avant qu’elles soient envoyées de Salidar parce que Sheriam avait eu l’intuition que Rand se trouvait quelque part dans le Désert des Aiels. C’est dans cette direction qu’étaient parties Bera Harkin et Kiruna Nachiman ; le Désert, pas Caemlyn.

Son visage d’une éternelle jeunesse mis à part, Bera ressemblait à une paysanne avec ses cheveux bruns coupés au ras d’une face carrée, mais pour le moment les traits de cette face exprimaient une sévère détermination. Kiruna, élégante et sculpturale, paraissait jusqu’au bout des ongles exactement ce qu’elle était, la sœur du Roi d’Arafel et une noble dame puissante de son propre chef. Ses grands yeux sombres luisaient comme si elle allait ordonner une exécution et s’y complaire. Des images et des auras papillotaient autour d’elles comme toujours autour des Aes Sedai et des Liges. Une aura capta l’attention de Min quand elle surgit à la vitesse de l’éclair et entoura au même instant les deux femmes à la fois, jaune brunâtre et rouge foncé. Les couleurs proprement dites ne signifiaient rien, n’empêche que cette aura coupa le souffle de Min.

La table n’était pas éloignée du pied de l’escalier, mais les deux femmes ne jetèrent pas un coup d’œil à Min quand elles tournèrent pour monter. Ni l’une ni l’autre ne l’avait jamais regardée deux fois dans Salidar et, à présent, elles étaient absorbées par leur conversation.

« Alanna aurait dû le mettre au pas depuis longtemps. » La voix de Kiruna était basse, toutefois proche de la colère déclarée. « Je l’aurais fait. Quand elle arrivera, je le lui dirai, et que les convenances aillent au Ténébreux.

— On devrait lui passer une laisse au cou, acquiesça Bera d’un ton froid, et avant qu’il puisse causer plus de dommages à l’Andor. » Elle était andorane. « Le plus tôt sera le mieux, voilà mon avis. »

Comme les deux montaient majestueusement l’escalier, Min se rendit compte que Mahiro la regardait. « Comment se trouvent-elles ici ? » demanda-t-elle, et fut surprise d’avoir un ton parfaitement normal. Kiruna et Bera faisaient treize. Treize Aes Sedai. Et il y avait cette aura.

« Elles ont suivi les nouvelles d’al’Thor. Elles étaient à mi-chemin de Cairhien quand elles ont appris qu’il était ici. Pour ma part, je les éviterais autant que possible, Min. Ses Gaidins me disent que ni l’une ni l’autre n’est de bonne humeur. » Kiruna avait quatre Liges, et Bera trois.

Min réussit à sourire. Elle avait envie de partir au plus vite de l’auberge, mais cela susciterait toutes sortes de soupçons, même chez Mahiro. « Cela me paraît un bon conseil. Et ma suggestion ? »

Il hésita encore un instant, puis posa le puzzle. « Je ne dirai pas ce qui est ou n’est pas, mais un mot dans le creux d’une oreille attentive… Peut-être devriez-vous vous attendre à ce qu’al’Thor soit bouleversé. Peut-être même devriez-vous envisager de demander si quelqu’un d’autre peut délivrer des messages, peut-être l’un de nous. » Il faisait allusion aux Liges. « Peut-être les Sœurs ont-elles décidé de donner à al’Thor une petite leçon d’humilité. Et cela, mon chou, est peut-être plus que je ne devrais avoir dit. Vous y réfléchirez ? »

Min ignorait si la « petite leçon » était ce qui s’était passé au Palais ou serait donnée plus tard, mais tout concordait. Et cette aura. « Cela semble aussi un bon conseil. Mahiro, au cas où Merana viendrait me chercher pour porter un message, voulez-vous lui expliquer que pendant les prochains jours je visiterai les curiosités de la Cité Intérieure ?

— Un long voyage », commenta-t-il avec un petit rire, gentiment moqueur. « Attention, sinon vous kidnapperez un mari. »

Le palefrenier aux grandes oreilles fut surpris quand Min insista pour qu’il extirpe Églantine de sa stalle et la selle de nouveau. Elle sortit au pas de l’écurie mais, dès que le premier tournant masqua La Couronne de Roses, Min joua des talons et força les gens à reculer d’un bond hors de son chemin tandis qu’elle galopait vers le Palais aussi vite qu’Églantine pouvait la porter.


« Treize », dit froidement Rand, et rien que le dire suffit pour que Lews Therin tente de lui arracher de nouveau la maîtrise du saidin. Ce fut une lutte muette avec une bête sauvage hargneuse. La première fois, quand Min avait annoncé que treize Aes Sedai se trouvaient à Caemlyn, Rand était parvenu à se saisir du Pouvoir juste avant Lews Therin. La sueur ruisselait sur le visage de Rand ; des taches sombres apparaissaient sur sa tunique. Il n’était en mesure de se concentrer que sur une seule chose. Ne pas laisser le saidin à la portée de Lews Therin. Sous l’effet de la tension, un muscle tressauta dans sa joue. Sa main droite trembla.

Min cessa d’arpenter le tapis de son salon et se dressa de toute sa taille. « Ce n’est pas seulement cela, Rand, s’écria-t-elle d’une voix fébrile. C’est l’aura. Du sang, la mort, le Pouvoir Unique, ces deux femmes et toi, tous au même endroit en même temps. » Ses yeux étaient redevenus luisants mais, cette fois, des larmes glissèrent silencieusement sur ses joues. « Kiruna et Bera ne t’aiment pas, pas du tout ! Te rappelles-tu ce que j’ai vu autour de toi ? Des femmes qui canalisaient, te faisant du mal. Il y a les auras et les treize et tout, Rand. C’est trop ! »

Elle disait toujours que ses visions se matérialisaient immanquablement, mais elle ne pouvait jamais spécifier si ce serait dans un jour ou un an ou dans dix ans et, s’il restait à Caemlyn, il songea que ce serait peut-être dans un jour. Même avec seulement un grondement dans sa tête pour en juger, il savait que Lews Therin voulait frapper Merana et les autres avant qu’elles aient la possibilité de le frapper, lui. Aussi bien, l’idée séduisait désagréablement Rand. Peut-être était-ce seulement un hasard, peut-être son don de ta’veren pour modifier la chance avait-il joué contre lui, mais le fait demeurait. Merana avait décidé de le défier le jour même où le nombre des Aes Sedai atteignait treize.

Il se leva et se rendit à grandes enjambées dans sa chambre juste le temps de prendre son épée au fond de l’armoire et attacher la boucle en forme de Dragon. « Tu viens avec moi, Min », lui dit-il en saisissant le Sceptre du Dragon et il se dirigea vers la porte.

« Je viens où ? » protesta Min, en essuyant ses joues avec un mouchoir, mais elle suivit, et il était déjà dans le couloir. Jalani se leva d’un bond, un soupçon plus vite que Beralna, une rouquine osseuse aux yeux bleus et au sourire sauvage.

Avec rien que des Vierges de la Lance dans les parages, Beralna ne manqua pas de le toiser comme si elle soupesait l’idée de lui accorder ou non la grande faveur de faire ce qu’il demandait, mais il lui adressa un regard tout aussi tranchant. Le Vide rendait sa voix distante et froide. Lews Therin s’était rabattu à des gémissements sourds, mais Rand n’osait pas se détendre. Pas à Caemlyn ; nulle part à proximité de Caemlyn. « Beralna, trouvez Nandera et dites-lui de me rejoindre dans l’appartement de Perrin avec autant de Vierges qu’elle veut emmener. » Il ne pouvait pas laisser Perrin derrière, et pas à cause d’une vision ; quand Merana découvrirait que Rand était parti, l’une d’elles était certainement capable de lier à elle Perrin comme Alanna l’avait fait avec lui. « Je ne reviendrai peut-être pas ici. Si quelqu’un voit Perrin ou Faile ou Loial, demandez-leur de me rejoindre aussi là-bas. Jalani, trouvez Maîtresse Harfor. Dites-lui que j’ai besoin d’une plume, d’encre et de papier. » Il avait des lettres à écrire avant de partir. Sa main trembla derechef et il ajouta : « Beaucoup de papier. Eh bien ? Allez ! Allez ! » Elles échangèrent un coup d’œil et s’éloignèrent en courant. Il se mit en route dans la direction opposée, avec Min adoptant presque le pas de course pour rester à sa hauteur.

« Rand, où allons-nous ?

— À Cairhien. » Avec le Vide autour de lui, cela sortit froid comme une gifle en pleine figure. « Aie confiance en moi, Min. Je ne te ferai pas de mal. Je me couperai le bras avant de t’en faire. » Elle restait silencieuse et il finit par baisser les yeux vers elle qu’il découvrit en train de le regarder avec un air étrange.

« Voilà qui est bien agréable à entendre, berger. » Sa voix était aussi bizarre que son expression. La pensée de treize Aes Sedai à sa recherche devait avoir vraiment affolé Min, ce qui n’était guère étonnant.

« Min, si cela en vient à les affronter, je promets de t’envoyer hors de danger d’une manière ou d’une autre. » Comment un homme pouvait-il tenir tête à treize ? À cette pensée, Lews Therin ressurgit en hurlant.

Rand eut la surprise de voir Min sortir des manches de sa tunique ces poignards avec un geste large et ouvrir la bouche, mais alors elle les remit en place avec autant de dextérité – elle avait dû s’exercer – avant de parler. « Tu peux me mener par le bout du nez à Cairhien ou ailleurs, berger, mais mieux vaudra te camper solidement et mettre en œuvre toutes tes forces si tu as l’intention de m’expédier où que ce soit. » Pour il ne savait quelle raison, il fut sûr que ce n’était pas ce qu’elle s’était apprêtée à dire.

Quand ils arrivèrent à l’appartement de Perrin, Rand découvrit un vrai rassemblement. D’un côté du salon, Perrin et Loial étaient en manches de chemise, assis en tailleur sur le tapis bleu, et fumaient la pipe dans la compagnie de Gaul, un Chien de Pierre que Rand se rappelait avoir connu lors de la chute de la Pierre – la forteresse de la ville de Tear. De l’autre côté de la pièce était assise Faile, aussi sur le sol, avec Baine et Khiad, qui s’étaient trouvées également à la Pierre. Par la porte ouverte sur l’autre pièce, Rand pouvait voir Suline qui changeait les draps du lit, les faisant voltiger comme si elle aurait préféré les déchirer en lanières. Tous levèrent les yeux quand il entra avec Min, et Suline s’approcha de la porte de la chambre.

Un grand remue-ménage se déclencha une fois qu’il eut parlé de la présence des treize Aes Sedai et du fragment de conversation que Min avait surpris. Pas des visions, toutefois ; certains dans la pièce étaient au courant, d’autres peut-être que non et il n’allait pas le révéler publiquement à moins qu’elle ne le fasse. Ce qu’elle ne fît pas. Et pas de Lews Therin, naturellement ; pas non plus qu’il craignait ce qui pouvait lui arriver dans une ville avec treize Aes Sedai seraient-elles même assises sur leurs mains. Qu’ils le croient pris de panique s’ils le voulaient ; il n’était pas sûr de ne pas l’être. Lews Therin était devenu silencieux, mais Rand le sentait là, comme des yeux ardents qui guettaient dans la nuit. La colère et la peur, et peut-être la panique aussi, grouillaient autour du Vide comme de grosses araignées.

Perrin et Faile commencèrent aussitôt à emballer vivement leurs affaires et Baine et Khiad échangèrent des signes des doigts avant d’annoncer qu’elles avaient l’intention d’accompagner Faile, sur quoi Gaul annonça qu’il accompagnait Perrin. Rand ne comprenait pas ce qui se passait là, mais cela impliquait pas mal de regards de Gaul qui ne se tournaient pas vers Baine ou Khiad et de regards d’elles deux qui évitaient Gaul. Loial sortit en courant, murmurant pour lui-même – à ce qu’il croyait – que Cairhien était beaucoup plus loin des Deux Rivières que Caemlyn et que sa mère était célèbre pour son endurance à marcher. Quand il revint, il avait sous un bras un ballot à moitié bouclé et sur l’épaule d’énormes sacoches de selle, d’où pendaient des chemises. Loial était prêt à partir sur-le-champ. Suline s’était esquivée aussi, rentrant avec un baluchon dans les bras qui semblait une masse de robes rouges et blanches. Avec cette expression bénigne tellement inattendue chez elle figée sur son visage, elle grommela à l’adresse de Rand qu’elle avait reçu l’ordre de le servir ainsi que Perrin et Faile, et que seul un lézard rendu fou par le soleil imaginerait qu’elle pouvait s’en acquitter à Caemlyn quand ils étaient tous à Cairhien. Elle ajouta même un « mon Seigneur Dragon » qui ressemblait à un juron et une révérence, chose surprenante sans un seul flageolement. Ce qui parut la surprendre aussi.

Nandera arriva presque au même instant que Maîtresse Harfor, qui apportait une écritoire avec plusieurs plumes à bec d’acier et suffisamment de papier, d’encre et de cire à cacheter pour cinquante lettres. Ce qui se révéla bienvenu.

Perrin voulait envoyer un mot à Dannil Lewin pour lui dire de suivre avec les autres hommes des Deux Rivières – il n’avait pas l’intention non plus d’en laisser un seul aux Aes Sedai – et il s’abstint seulement de demander à Dannil d’emmener Bode et les autres jeunes filles logées au Limier de Culain quand tant Rand que Faile soulignèrent que d’abord les Aes Sedai n’allaient pas les laisser partir et, ensuite, qu’il n’y avait guère de chance que les jeunes filles le veuillent. Perrin et elle s’étaient rendus à l’auberge plus d’une fois et même Perrin dut reconnaître que les jeunes filles semblaient surtout impatientes de se mettre à devenir Aes Sedai.

Quant à Faile, elle avait deux lettres urgentes à écrire, à sa mère et à son père, pour qu’ils ne s’inquiètent pas, dit-elle. Rand ignorait laquelle était pour qui, mais elles étaient très différentes de ton, l’une commencée une demi-douzaine de fois puis déchirée, et chaque mot étudié avec un froncement de sourcils, l’autre écrite d’un seul jet avec des sourires et des rires étouffés. Il pensa celle-ci destinée à sa mère. Min écrivit à un ami nommé Mahiro à La Couronne de Roses et, pour il ne savait quelle raison, précisa que c’était un vieil homme, bien que rougissant en le disant. Même Loial prit la plume en main après avoir un peu hésité. Sa propre plume ; une plume pour humain aurait disparu dans ses énormes mains. Il scella sa note et la confia à Maîtresse Harfor avec une timide requête de la donner en personne si l’occasion se présentait. Un pouce de la dimension d’une grosse saucisse couvrait la majeure partie du nom du destinataire, en écriture tant humaine qu’ogière mais, avec le Pouvoir intensifiant sa vue, Rand remarqua le nom « Erith ». N’empêche, Loial ne présentait aucun signe de vouloir attendre pour la donner lui-même.

Les propres lettres de Rand étaient aussi difficiles que celles de Faile, mais pour des raisons différentes. La sueur coulant de sa figure diluait l’encre et sa main tremblait tellement qu’il fut obligé de recommencer plus d’une fois à cause des taches d’encre. Néanmoins, il avait bien en tête ce qu’il voulait dire. À Taim un avertissement concernant treize Aes Sedai et une réitération de ses ordres de se tenir à l’écart d’elles. Et à Merana, une différente sorte d’avertissement et ce qui équivalait à une invitation ; tenter de se cacher ne lui servait de rien ; Alanna pouvait finir par le découvrir n’importe où dans le monde. Il fallait que ce soit soumis à ses conditions à lui, cependant, s’il arrivait à les imposer.

Quand il les eut scellées – la présence d’un sceau en jade où était gravé un Dragon valut à Maîtresse Harfor un regard appuyé, qu’elle rendit avec une parfaite affabilité – Rand se tourna vers Nandera. « Avez-vous vos vingt Vierges au-dehors ? »

Les sourcils de Nandera se haussèrent. « Vingt ? Votre message disait autant que je voulais, et que vous ne reviendriez peut-être pas. J’en ai cinq cents, et j’en aurais eu davantage si je n’y avais pas mis le holà. »

Il se contenta d’un hochement de tête. Dans son crâne régnait le silence à part ses propres pensées, mais il sentait Lews Therin, à l’intérieur du Vide avec lui, qui attendait comme un ressort prêt à se détendre. Ce n’est que lorsqu’il eut fait passer tout le monde par le portail dans la chambre à Cairhien et refermé l’ouverture, réduisant sa conscience de la présence d’Alanna à cette vague impression de quelque part dans l’ouest, ce n’est qu’à ce moment-là que Lews Therin parut s’en aller. Comme si, fatigué d’avoir été aux prises avec Rand, il s’était endormi. Rand se débarrassa enfin du saidin et, alors, il se rendit compte à quel point il avait été épuisé par cette lutte. Loial dut le porter jusqu’à son appartement dans le Palais du Soleil.


Merana était assise en silence près de la fenêtre du salon, le dos tourné à la vue sur la rue et la lettre de Rand al’Thor dans son giron. Elle en connaissait le contenu par cœur.

Merana, ainsi commençait-elle. Pas Merana Aes Sedai, pas même Merana Sedai.

Merana,

Un ami à moi m’a dit un jour que dans la plupart des jeux de hasard le nombre treize est considéré comme presque aussi funeste que de voir les Yeux du Ténébreux sortir du cornet à dés. Je pense aussi que treize est un chiffre de malheur : Je me rends à Cairhien. Vous pouvez me suivre à votre gré avec pas plus de cinq autres sœurs. De cette façon, vous serez sur un pied d’égalité avec les émissaires de la Tour Blanche. Je serai mécontent si vous essayez d’en amener davantage. Ne recommencez pas à faire pression sur moi. Il ne me reste plus grande confiance.

Rand al’Thor

Le Dragon Réincarné

À la fin, sa plume s’était appuyée si fortement qu’elle avait été près de transpercer le feuillet ; les deux dernières lignes semblaient presque d’une écriture différente du début.

Merana était assise, très silencieuse. Elle n’était pas seule. Les autres membres de l’ambassade, si elle pouvait encore être appelée ainsi, étaient installées dans des fauteuils le long des murs, dans divers états d’esprit. Chose fort agaçante, Berenicia se montrait aussi discrète que Merana, ses mains potelées jointes dans son giron, la tête légèrement baissée et son regard grave attentif ; elle ne prononçait pas un mot sauf quand on lui adressait la parole.

Faeldrine était assise très à l’aise et parlait quand elle le désirait, et de même Masuri et Rafela. Aussi bien, Seonide donnait l’impression de n’être guère moins vibrante, perchée au bord de son siège et souriant souvent avec assurance. Les autres étaient plutôt comme Valinde, presque placides. Elles étaient toutes là à l’exception de Vérine et d’Alanna, et des Gaidins avaient été envoyés à leur recherche. Kiruna et Bera, debout au milieu du salon, affirmaient indubitablement leur présence.

« Que quelqu’un puisse envoyer une lettre pareille à des Aes Sedai m’écœure. » Kiruna ne tonnait pas ; sa voix réussissait à être à la fois froide, calme et virulente. Par contre, ses yeux noirs fournissaient bien les éclairs d’orage. « Demira, votre source de renseignements est-elle en mesure de confirmer qu’al’Thor s’est rendu à Cairhien ?

Voyager, murmura Bera d’un ton incrédule. Penser qu’il redécouvrirait ça. »

Les perles brillantes dans les tresses de Faeldrine cliquetèrent comme elle hochait la tête. « Nous ne voyons pas de quoi d’autre il s’agirait. Ce sera sage de garder en mémoire qu’al’Thor est peut-être plus fort même que Logain, ou Mazrim Taim, non ?

— N’y a-t-il rien à faire en ce qui concerne Taim ? » Le visage rond de Rafela, d’ordinaire paisible et gracieux, était empreint d’une réelle sévérité et sa voix habituellement douce était sèche. « Il y a au moins cent hommes capables de canaliser – cent ! – à pas même huit lieues d’où nous sommes assises. » Kairene lui apporta son soutien d’un hochement de tête résolu mais sans piper mot.

« Ils doivent attendre, répliqua Kiruna avec fermeté. Par la Lumière et l’honneur, je ne sais pas combien il faudra de Sœurs pour venir à bout d’un si grand nombre. Al’Thor est ce qui est important, et quelqu’un que nous pouvons maîtriser. Demira ? »

Demira, naturellement, avait attendu que les autres finissent. Après une légère inclination, elle répondit : « Je sais seulement qu’il est parti, apparemment avec un grand nombre d’Aiels et, c’est possible, avec aussi Perrin Aybara. »

Vérine était entrée silencieusement dans la pièce quand Demira avait commencé à parler, et elle ajouta : « Il n’y a aucun doute concernant Perrin. J’ai envoyé Tomas jeter un coup d’œil au camp des hommes des Deux Rivières. Il semble qu’ils aient dépêché deux des leurs au Palais pour ramener la monture de Perrin et celle de sa femme. Les autres ont laissé sur place les chariots et les serviteurs et galopent déjà vers l’est de toute la vitesse de leurs chevaux. Derrière la tête de loup de Perrin et l’Aigle Rouge de Manetheren. » Un léger sourire incurva ses lèvres, comme si elle trouvait cela amusant. Ce qui ne fut visiblement pas le cas de Kairene ; elle eut un hoquet de surprise, puis pinça la bouche en un trait dur.

Merana ne jugea pas non plus cela amusant, mais c’était un tellement petit détail en comparaison du reste. Une faible bouffée de quelque chose de gâté quand vous êtes déjà assise sur un tas de fumier ; un chien qui vous montre les dents alors que des loups vous tiennent déjà par les jupes. Dire qu’elle s’était tellement tracassée à cause de Vérine, qu’elle avait tant lutté. Vérine n’avait guère influé sur ses plans à elle, en réalité, excepté quand elle avait incité Demira à suggérer la malheureuse confrontation d’aujourd’hui. Cela avait été exécuté fort adroitement ; Merana ne pensait pas que quiconque sauf une Sœur Grise s’en serait aperçu. Pourtant elle-même avait acquiescé néanmoins à cela. Remettre al’Thor à sa place – essayer de lui en imposer – était le moins qu’elles pouvaient faire. Elle s’était rongée à cause de Vérine, puis Kiruna et Bera étaient apparues, ni l’une ni l’autre soumise à son autorité, les deux au moins aussi fortes que Masuri ou Faeldrine ou Rafela.

« Voilà bien un navet pourri jeté dans le pot-au-feu », marmotta Bera d’un ton lugubre. Kairene et un certain nombre d’autres acquiescèrent d’un signe de tête.

« Un petit navet », lui rétorqua Kiruna sèchement. Presque toutes acquiescèrent, sauf Merana et Vérine. Merana se contenta de soupirer légèrement ; Vérine observait Kiruna de ce regard d’oiseau, la tête penchée de côté. « Qu’est-ce qui retient Alanna ? demanda impérieusement Kiruna à personne en particulier. Je ne veux pas répéter deux fois la même chose. »

Merana supposa que c’est elle-même qui l’avait déclenché, en cédant le pas à Vérine. Elle était restée le chef de la délégation, toutes obéissaient encore à ses ordres, même Masuri et Rafela et Faeldrine. Mais toutes le savaient. Elle n’était pas certaine qui de Kiruna ou de Bera s’était emparée de la direction des opérations – que l’une soit née dans une ferme et l’autre dans un palais ne comptait absolument pas ; cela n’avait rien à voir avec le fait d’être Aes Sedai – mais ce dont Merana était sûre, c’est que l’ambassade se désintégrait entre ses mains. Jamais cela ne se serait produit quand la Tour Blanche était unie, quand une ambassadrice avait derrière elle la pleine puissance de la Tour et du Trône d’Amyrlin, et peu importait qu’elle ait mis trente ans à parvenir au rang permettant de porter le châle et qu’elle ait juste assez de force pour empêcher qu’on la renvoie. À présent, elles n’étaient plus qu’un rassemblement d’Aes Sedai, se glissant sans réfléchir à leur place respective.

Comme si prononcer son nom avait été une convocation, Alanna surgit à l’instant où Bera ouvrait la bouche. Elle et Kiruna s’en prirent à Alanna aussitôt. « Al’Thor prétend être allé à Cairhien, dit Bera sèchement. Avez-vous quelque chose à ajouter ? »

Alanna les affronta fièrement, une lueur grosse de menace dans ses yeux noirs. Elles parlaient de son Lige, somme toute. « Il se trouve quelque part à l’est. Je n’en sais pas plus. Ce pourrait être Cairhien.

— Si vous aviez à lier à vous un homme sans le consulter, s’exclama Kiruna de cette voix impérieuse, pourquoi, par la Lumière très sainte, n’avez-vous pas utilisé le lien pour le plier à votre volonté ? Comparé à l’autre, celui-ci équivaut seulement à lui taper sur le poignet. »

Alanna n’avait encore pas grande maîtrise de ses émotions. Ses joues s’enflammèrent, en partie sous l’effet de la colère à en juger par les éclairs de ses yeux et sûrement en partie de la honte. « Personne ne vous l’a dit ? demanda-t-elle d’un ton trop léger. Je suppose que nulle n’a envie d’y penser. Moi pas, en tout cas. » Faeldrine et Seonide contemplaient le sol, et elles n’étaient pas les seules. « J’ai voulu le contraindre quelques secondes après l’avoir lié, poursuivit Alanna comme si elle ne remarquait rien. Avez-vous jamais essayé de déraciner un chêne avec vos mains nues, Kiruna ? C’est pratiquement pareil. »

L’unique réaction de Kiruna fut un lent écarquillement des yeux, une lente respiration profonde. Bera, quant à elle, dit entre ses dents : « C’est impossible. Impossible. »

Alanna rejeta la tête en arrière et rit. Ses mains sur les hanches donnaient à ce rire une connotation méprisante qui provoqua un pincement de lèvres chez Bera et un éclat glacial dans les yeux de Kiruna. Vérine les observait, d’une façon qui évoquait désagréablement pour Merana un rouge-gorge guettant des vers. Vérine semblait en quelque sorte s’incliner sans céder, bien que Merana fut incapable de comprendre comment.

« Personne encore n’a jamais lié comme Lige un homme qui sait canaliser, dit Alanna quand son accès de gaieté fut passé. Peut-être cela a-t-il un rapport.

— Quoi qu’il en soit », conclut Bera avec fermeté. Son regard était tout aussi ferme. « Quoi qu’il en soit, vous pouvez toujours le localiser.

— Oui, dit Kiruna. Vous nous accompagnerez, Alanna. » Alanna cligna des paupières comme si elle reprenait ses esprits. Sa tête s’inclina légèrement en signe d’acquiescement.

C’était temps, décida Merana. Si elle devait maintenir unie la délégation, ceci était sa dernière chance. Elle se leva, repliant la lettre d’al’Thor pour donner à ses mains de l’occupation. « Quand j’ai amené cette ambassade à Caemlyn », commença-t-elle pour leur rappeler à toutes qu’elle en était le chef ; grâces en soient rendues à la Lumière, sa voix était assurée, « une grande liberté d’action m’avait été laissée, cependant la conduite à tenir était évidente et nous » – pour leur rappeler qu’elles étaient une délégation –, « nous sommes mises à la tâche avec une bonne probabilité de succès. Al’Thor devait être incité à quitter Caemlyn de façon que nous puissions faire revenir Elayne et la voir couronnée, plaçant solidement l’Andor sous notre coupe. Peu à peu al’Thor aurait été conduit à se fier à nous, à croire que nous ne lui ferions pas de mal. Et il aurait été également conduit à témoigner le respect qui nous est dû. Deux ou trois d’entre nous, choisies avec soin, auraient pris la place de Moiraine pour le conseiller et le guider. Y compris Alanna, bien entendu.

— Comment êtes-vous sûre qu’il n’a pas tué Moiraine, l’interrompit Bera, comme il passe pour avoir tué Morgase ?

— Nous avons entendu toutes sortes de rumeurs concernant sa mort, ajouta Kiruna. Il y en a même qui disent qu’elle est morte en se battant avec Lanfear. La plupart disent qu’elle était seule avec al’Thor quand elle est morte. »

Avec un effort, Merana s’empêcha de répondre. Si elle permettait à ces instincts enracinés de lâcher un mot, ils lâcheraient les autres jusqu’au dernier. « Tout était en main quand vous deux êtes arrivées, reprit-elle. Seulement par hasard, je le sais, et seulement en vous conformant à vos instructions de le trouver[12], cependant vous avez porté notre nombre à treize. Quel homme de la sorte d’al’Thor ne fuirait-il pas aussi vite qu’il apprend la présence de treize Aes Sedai réunies ? C’est un fait indéniable que les dommages causés à nos plans doivent vous être attribués, Kiruna, et à vous, Bera. » Elle n’avait plus qu’à attendre. Si elle avait réussi à conquérir le moindre ascendant moral…

« En avez-vous fini ? » dit froidement Bera.

Kiruna fut encore plus brutale. Elle se tourna vers les autres. « Faeldrine, vous nous accompagnerez à Cairhien, si vous voulez bien. Et vous aussi, Masuri, Rafela. »

Merana tremblait, la lettre pliée froissée dans son poing. « Ne le voyez-vous pas ? cria-t-elle. Vous parlez comme si nous pouvions continuer comme devant, comme si rien n’avait changé. À Cairhien, il y a une ambassade envoyée par Elaida, par la Tour Blanche. Voilà comment al’Thor doit prendre la chose. Nous avons besoin de lui davantage qu’il n’a besoin de nous, et je crains qu’il ne l’ait compris ! »

Pendant un instant, la stupeur se peignit sur tous les visages sauf celui de Vérine. Vérine se contenta de hocher pensivement la tête, souriant d’un petit sourire furtif. Pendant un instant, toutes les autres figures avaient des yeux écarquillés, abasourdis. Ces paroles semblaient résonner dans l’air. Nous avons besoin de lui davantage qu’il na besoin de nous. Les Trois Serments ne leur étaient pas nécessaires pour se rendre compte que c’était la vérité.

Puis Bera dit d’un ton on ne peut plus ferme : « Asseyez-vous, Merana, et calmez-vous. » Merana se retrouva assise avant de s’en rendre compte ; toujours tremblante, toujours voulant crier, mais assise ses mains crispées ensemble autour de la missive d’al’Thor.

Kiruna lui tourna ostensiblement le dos. « Seonide, vous viendrez, naturellement. Deux Gaidins supplémentaires sont toujours utiles. Et Vérine, je pense. » Vérine acquiesça d’un signe de tête comme si c’était une requête. « Demira, continua Kiruna, je sais que vous avez un grief contre lui, mais nous ne tenons pas à l’affoler de nouveau, et quelqu’un doit escorter cet extraordinaire assemblage de jeunes filles des Deux Rivières à Salidar. Vous, Valinde, Kairene et Berenicia devez seconder Merana dans cette tâche. »

Les quatre autres nommées murmurèrent leur acceptation sans la moindre hésitation, mais Merana se sentit glacée. La délégation ne se désintégrait pas ; elle était anéantie.

« Je… » Sa voix s’étouffa comme le regard de Bera se tournait vers elle. Et aussi celui de Masuri, de Faeldrine et de Rafela. Anéantie et toute son autorité avec. « Vous pourriez avoir besoin d’une Grise, reprit-elle faiblement. Il y aura certainement des négociations et… » Les mots lui manquèrent encore une fois. Ceci ne se serait jamais produit quand la Tour était unie.

« Très bien », dit finalement Bera, d’un ton tel que toute la maîtrise de Merana suffit juste à empêcher ses joues de rougir d’humiliation.

« Demira, vous accompagnerez les jeunes filles à Salidar », dit Kiruna.

Merana était assise dans une profonde immobilité. Elle priait pour que l’Assemblée ait maintenant choisi une Amyrlin. Quelqu’un possédant une très grande force, dans le Pouvoir et dans son cœur. Il faudrait une autre Deane, une autre Rashima, pour qu’elles redeviennent ce qu’elles avaient été. Elle pria pour qu’Alanna les conduise à al’Thor avant qu’il ne décide de reconnaître la légitimité d’Elaida. À ce moment-là, même une autre Rashima ne les sauverait pas.

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