DOUZE

1

S’il buvait encore un verre, peut-être qu’ils le laisseraient tranquille. Ainsi Gerry Fegan se mentait-il à lui-même à chaque gorgée. Après avoir chassé la brûlure du whisky avec une longue rasade de Guinness, il reposa le verre sur la table. Lève les yeux et ils seront partis, se dit-il.

Mais non. Ils n’avaient pas bougé et le fixaient toujours. Douze, ils étaient, en comptant le bébé dans les bras de sa mère.

Voilà qu’il était fin saoul maintenant. Quand son estomac ne pourrait absorber une goutte de plus, Fegan accepterait de se laisser raccompagner à la porte par Tom, le barman. Les douze Suiveurs, comme il les appelait, le talonneraient dans les rues de Belfast, jusque chez lui, puis grimperaient l’escalier à sa suite et entreraient dans sa chambre. Avec un peu de chance, et s’il était suffisamment assommé par l’alcool, il sombrerait avant que leurs cris ne deviennent insupportables. Ils n’émettaient jamais aucun son, sauf à ce moment-là, quand Fegan se retrouvait seul dans son lit et que le sommeil alors s’enfuyait. Le pire, c’était lorsque le bébé se mettait à pleurer.

Il leva son verre vide pour attirer l’attention de Tom.

« Tu ne crois pas que ça suffit, Gerry ? demanda Tom. Il vaudrait peut-être mieux que tu rentres chez toi, maintenant… Tout le monde est parti.

— Un dernier », dit Fegan en essayant de ne pas bafouiller. Il savait que Tom ne refuserait pas. Fegan était encore un homme qu’on respectait dans West Belfast, malgré sa consommation d’alcool.

Tom soupira. Il remplit un verre au doseur de whisky, l’apporta à Fegan et ramassa la monnaie sur la vieille table en bois. La bière imprégnée dans le sol crasseux collait à ses semelles quand il repartit.

Fegan brandit son verre pour porter un toast à ses douze compagnons. L’un des cinq soldats lui répondit par un sourire et hocha la tête. Les autres restèrent immobiles, sans cesser de le dévisager.

« Allez vous faire foutre, dit Fegan. Allez tous vous faire foutre. »

Aucun ne réagit parmi le groupe, mais Tom jeta un regard par-dessus son épaule et regagna le comptoir avec un air accablé.

Fegan considéra tour à tour ces fantômes qui ne le lâchaient pas. Sur les cinq soldats, trois appartenaient à l’armée britannique, et deux, à l’Ulster Defence Regiment[1]. Il y avait aussi un policier impeccable dans son uniforme de la Royal Ulster Constabulary[2], et deux loyalistes, membres des Ulster Freedom Fighters[3]. Restaient ensuite quatre civils qui avaient eu le malheur de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Fegan se rappelait les avoir tués tous les douze, mais c’étaient ceux-là qui hurlaient le plus fort dans sa mémoire.

Puis le boucher, avec son visage rondouillard et son tablier taché de sang. Fegan avait déposé le paquet dans la boutique et tenu la porte pour la femme qui entrait en poussant son bébé dans un landau. Il lui avait même rendu son sourire. Mais à l’instant où il sautait dans la voiture qui démarrait déjà, il avait senti le souffle de l’explosion dans son dos, cinq minutes plus tôt que prévu.

Et enfin le garçon. Fegan se souvenait encore de ses yeux quand il avait aperçu l’arme. Maintenant, assis en face de lui, il le fixait avec la même expression.

Incapable de soutenir ce regard, Fegan contempla la table. Des larmes formaient de grosses gouttes sur le bois. Il porta les doigts à son visage et s’aperçut qu’il pleurait.

« Bon sang », dit-il.

Il essuya la table avec sa manche et ravala ses larmes d’un reniflement. L’air vicié du pub, aussi épais que la peinture d’un brun grisâtre sur les murs, lui irritait l’arrière-gorge. Il se sermonna : la pitié ne servait à rien et il ne la méritait pas, surtout pas la sienne à son propre égard. Des hommes plus faibles que lui réussissaient bien à s’arranger avec leur conscience. Il n’avait qu’à en faire autant.

Une main posée sur son épaule le fit sursauter.

« Il faut que tu y ailles maintenant, Gerry », dit Michael McKenna.

Tom s’éclipsa dans la réserve, derrière le bar. McKenna le payait, en échange de quoi il ne voyait ni n’entendait rien.

Fegan savait que le politicien viendrait à sa recherche. Très élégant, avec son veston de marque et ses lunettes à fine monture qui lui donnaient l’apparence d’un homme de bonne éducation. Nulle trace de l’adolescent avec qui Fegan courait les rues trente ans auparavant. L’opulence lui allait bien.

« Je finis mon verre.

— Alors, dépêche-toi, je te ramène », dit McKenna en souriant. Dents blanches, parfaitement alignées. Il les avait fait rectifier pour être présentable devant les caméras, à l’instigation du parti qui lui proposait un siège à l’Assemblée. Autrefois, à une époque pas si lointaine, ce même parti refusait tout mandat politique. Mais les temps changent, même si les gens, eux, ne changent pas.

« Je vais rentrer à pied, dit Fegan. Ce n’est qu’à deux minutes.

— Non, j’insiste, répliqua McKenna. De toute façon, je voulais te parler. »

Fegan hocha la tête et but une gorgée de bière. Tandis qu’il la gardait en bouche, il remarqua que le garçon en face de lui s’était levé. Il mit un moment à le repérer, maigre et torse nu comme le jour de sa mort, debout derrière McKenna.

Le garçon braqua la tête du politicien de l’index et du majeur et fit mine de tirer, la main projetée en l’air par le recul de l’arme. Sa bouche mima un bruit d’explosion, mais aucun son n’en sortit.

Fegan avala la Guinness sans le quitter des yeux. Les souvenirs se bousculaient dans son esprit en effervescence, tandis qu’un grand froid se répandait en lui et battait dans ses veines.

« Tu te souviens du gamin ? demanda-t-il.

— Arrête, Gerry. » Il y avait une menace dans la voix de McKenna.

« J’ai croisé sa mère aujourd’hui. Au cimetière. Elle est venue me voir.

— Je sais. » McKenna lui prit son verre.

« Elle a dit qu’elle savait qui j’étais. Ce que j’avais fait. Et aussi que…

— Je ne veux pas savoir ce qu’elle pense, Gerry. Ce qui m’intéresse, c’est ce que, toi, tu lui as dit. Il faut qu’on discute, tous les deux. Mais pas ici. » McKenna pressa plus fort l’épaule de Fegan. « Allez, viens.

— Il n’avait rien fait. Enfin, presque rien. Ce qu’il a raconté, les flics le savaient déjà. Il ne méritait pas ça. Bon sang, il avait dix-sept ans. On n’était pas obligés de… »

Une main lui attrapa brutalement le visage, l’autre le saisit par ses cheveux qui commençaient à se dégarnir, et la bête tapie en McKenna sortit au grand jour.

« Ferme-la, connard, siffla-t-il. N’oublie pas à qui tu parles ! »

Fegan ne s’en souvenait que trop. Il se rappelait chaque détail, renvoyé à présent par la lueur sauvage de ces yeux bleus fixés sur lui. C’était ce visage-là qu’il connaissait, non pas tel qu’on le voyait à la télévison, mais échauffé par le plaisir pendant que McKenna s’attaquait au garçon avec un marteau arrache-clou, puis marbré de rouge lorsqu’il avait tendu le pistolet à Fegan pour en finir.

Agrippant McKenna par les poignets, Fegan l’obligea à lâcher prise. Il ravala sa colère. La repoussa tout au fond.

Le sourire revint sur les lèvres de McKenna mais se figea aussitôt.

« Viens, dit-il. J’ai ma voiture dehors. Je te raccompagne. »

Quand ils sortirent dans la rue, les Suiveurs leur emboîtèrent le pas. Le garçon marchait juste derrière McKenna. Bien que celui-ci eût grimpé les échelons du parti, il n’était pas devenu une figure importante au point de nécessiter un garde du corps, mais Fegan savait que sa Mercedes luisant dans la lumière orangée des lampadaires était blindée afin de lui assurer une protection contre les balles — et contre les bombes. Sans doute McKenna se sentait-il en sécurité lorsqu’il s’asseyait au volant, comme maintenant.

« C’était un grand jour aujourd’hui, dit-il en démarrant, sous les yeux des Suiveurs demeurés sur le trottoir. Je me suis installé à Stormont[4], avec mon bureau personnel et tout… Qui aurait imaginé ça, hein ? Des types comme nous, logés comme des rois. J’ai même dégoté un boulot de secrétaire pour ma femme. Les Anglais nous donnent tellement de pognon que je me suis presque senti coupable de le prendre. Presque. »

McKenna se fendit d’un bref sourire. Fegan n’y répondit pas. Dans la mesure du possible, il évitait de lire la presse ou de regarder les informations, mais tant de choses avaient changé au cours des deux derniers mois qu’on ne pouvait s’abriter d’un tel ouragan. À peine cinq mois auparavant, au tournant de l’année, la situation semblait désespérée ; on disait le processus politique irréparable. Puis des montagnes avaient été déplacées, des accords conclus, une nouvelle élection validée, tandis qu’autour de lui, les ombres se resserraient. Des ombres qui, peu à peu, étaient devenues visages, corps, bras et jambes, jusqu’à s’installer en une présence constante, de sorte qu’il ne se souvenait plus du temps où il pouvait encore s’endormir sans les avoir d’abord noyées dans le whisky.

Ces ombres, elles lui étaient apparues pendant les dernières semaines de son séjour à la prison de Maze, il y avait un peu plus de sept ans. On venait de lui communiquer sa date de sortie et, ce jour-là, il avait la bouche sèche en ouvrant l’enveloppe cachetée qui contenait l’imprimé. À l’extérieur, les politiciens luttaient pour obtenir la libération de centaines d’hommes et de femmes comme lui qu’ils appelaient « prisonniers politiques ». Pas meurtriers, escrocs ou maîtres chanteurs, non… Ce n’étaient pas des criminels, mais seulement les victimes des circonstances. Quand Fegan avait terminé de lire la lettre et relevé les yeux, les Suiveurs le regardaient.

Il en avait parlé à l’un des psychologues de la prison. Une « manifestation » de la culpabilité, avait répondu le docteur Brady. Fegan se demandait pourquoi les gens refusaient si souvent de désigner les choses par leur nom.

McKenna gara la Mercedes le long du trottoir, devant la petite maison que Fegan occupait dans Calcutta Street. Une boîte en brique rouge au milieu des autres, toutes identiques, ternes et proprettes. Les Suiveurs attendaient près de la porte.

« Je peux entrer une minute ? » demanda McKenna, les dents étincelantes, plissant les paupières en une expression affable. « On sera mieux pour parler, pas vrai ? »

Fegan haussa les épaules et descendit de voiture.

Les douze silhouettes s’écartèrent sur son passage. Il déverrouilla la porte et pénétra dans la maison, ainsi que McKenna et les ombres furtives qui se pressaient entre eux. Une fois entré, il se dirigea droit vers un buffet où l’attendaient une bouteille de Jameson et un pichet d’eau. Il attrapa la bouteille qu’il leva à l’intention de McKenna.

« Non, merci, dit McKenna. Toi aussi, d’ailleurs, tu ferais mieux de t’abstenir. »

Sans prêter attention à la remarque, Fegan se versa deux doigts de whisky dans un verre et ajouta la même quantité d’eau. Il but une grande gorgée, puis indiqua un fauteuil d’un geste de la main.

« Je n’ai pas besoin de m’asseoir », répondit McKenna. Il était bien coiffé, bronzé, rasé de près ; seule une cicatrice sous l’œil rappelait l’homme d’antan.

Les douze ombres erraient dans la pièce sobrement meublée, sans quitter les deux hommes des yeux. Flanqué du garçon, McKenna s’approcha d’une guitare dépourvue de cordes, posée dans un coin de la pièce. Il la prit et l’examina à la lumière.

« Depuis quand tu joues de la guitare ? demanda-t-il.

— Je ne joue pas, répondit Fegan. Repose-la. »

McKenna lut l’étiquette collée à l’intérieur de la caisse.

« C’est une Martin. Et elle ne date pas d’hier… D’où est-ce que tu tiens ça ?

— Elle appartenait à un ami. Pose-la.

— Quel ami ?

— Quelqu’un que j’ai connu en taule. Pose-la, s’il te plaît. »

McKenna replaça la guitare contre le mur. « C’est bien d’avoir des amis, Gerry. Les amis sont précieux. Écoute-les.

— De quoi veux-tu me parler ? » demanda Fegan en se laissant tomber dans un fauteuil.

Du menton, McKenna indiqua le verre qu’il tenait à la main. « De ça, entre autres choses. Il faut que tu arrêtes, Gerry. »

Fegan soutint le regard du politicien et vida son verre.

« Les gens ici t’admirent. Tu es un héros républicain. Les jeunes ont besoin d’avoir un modèle, une figure qu’ils respectent.

— Qu’ils respectent ? Qu’est-ce que tu racontes ? »

Fegan posa le verre sur la table basse. La condensation lui avait rafraîchi la paume. Il fit glisser ses mains l’une contre l’autre pour étendre la sensation à ses doigts, autour des articulations. « Ce que j’ai fait n’a rien de respectable. »

McKenna devint rouge de colère. « Tu as tiré ta peine. Tu es resté douze ans en prison pour raisons politiques. Douze années de ta vie données à la cause. N’importe quel républicain doit respecter ça. » Puis, se radoucissant : « Mais tu te laisses aller, Gerry. On commence à jaser sur toi. Tous les soirs, tu te bourres la gueule au pub et tu parles tout seul.

— Je ne parle pas tout seul. » Fegan faillit montrer du doigt les Suiveurs mais se ravisa.

« Alors, à qui tu parles ? demanda McKenna avec un rire exaspéré.

— À ceux que j’ai tués. Que nous avons tués.

— Attention à ce que tu dis, Gerry. Je n’ai jamais tué personne. »

Fegan plongea son regard dans les yeux bleus de McKenna. « Non. Toi et McGinty, vous étiez bien trop malins pour ça. Vous preniez des crétins comme moi pour faire le boulot à votre place. »

McKenna croisa les bras sur sa forte poitrine. « Personne n’a les mains propres.

— De quoi d’autre veux-tu me parler ? demanda Fegan. Tu as dit “entre autres choses”… »

McKenna fit le tour de la pièce, le garçon dans son sillage, et Fegan dut pivoter sur son assise pour le regarder. « Je veux savoir ce que tu as raconté à cette femme, dit McKenna.

— Rien. Je ne suis pas très causant, tu le sais.

— C’est vrai. Mais je me fie à ma source, et il paraît que les flics vont fouiller les tourbières du côté de Dungannon dans les jours qui viennent. Tout près de là où on a enterré le gamin. Sa mère leur a indiqué l’endroit. » McKenna revint se positionner devant le fauteuil d’un air menaçant. « Comment elle l’a su, Gerry ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Bon sang, il n’en reste plus rien. C’était il y a plus de vingt ans.

— Et alors ? Si tu parles, tu es quand même une balance. Et tu sais ce qui arrive aux balances. »

Fegan crispa les doigts sur les accoudoirs du fauteuil.

McKenna se pencha en avant, les mains sur les cuisses. « Pourquoi, Gerry ? Pourquoi tu lui as dit ? Quel bien pouvait en ressortir, à ton avis ? »

Fegan chercha un mensonge, n’importe lequel, mais ne trouva rien. « Je me suis dit qu’il me laisserait peut-être tranquille, répondit-il enfin.

— Pardon ? » McKenna se redressa.

« J’ai pensé qu’il s’en irait. » Fegan regarda le garçon qui visait la tête de McKenna avec ses doigts. « Qu’il me lâcherait… Qu’il me laisserait en paix. »

McKenna recula d’un pas. « Qui ? Le garçon ?

— Mais ce n’est pas ce qu’il voulait.

— Bon sang, Gerry, fit McKenna, accablé. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu devrais peut-être voir un médecin. Tu sais, pour te remettre les idées en place. Partir quelque part. »

Tête basse, Fegan contemplait ses mains. « Peut-être.

— Écoute… » McKenna le saisit par l’épaule. « Ma source ne rend de comptes qu’à moi, à personne d’autre. Tu es resté mon ami pendant toutes ces années, c’est la seule raison pour laquelle je n’ai pas mentionné l’affaire à McGinty. S’il savait que tu as cafté à cette bonne femme, c’est ton cadavre que les flics chercheraient. »

Fegan avait envie de s’arracher à la main de McKenna posée sur son épaule. Il demeura assis, sans bouger.

« Évidemment, reprit McKenna, je te demanderai peut-être de me renvoyer l’ascenseur. Je pourrais te mettre sur un ou deux coups qui ne regardent pas McGinty. Si tu arrêtais de boire et que tu repartais d’un bon pied, tu serais sûrement en mesure de m’aider. Et personne n’irait informer McGinty de ce que tu as raconté à la mère du gamin. »

Fegan regarda le garçon, son visage douloureusement tordu, pendant que les autres ombres se rassemblaient autour de lui.

« Tu me comprends, Gerry ?

— Oui.

— Bien ! » McKenna sourit.

Fegan se leva. « Il faut que j’aille pisser.

— Fais vite », dit McKenna en reculant d’un pas.

Fegan monta l’escalier et entra dans la salle de bains. Il ferma la porte à clé, mais comme toujours, les Suiveurs le rejoignirent. Sauf le garçon. Il ne s’en soucia pas, tout à ses efforts pour rester debout sans vaciller pendant qu’il vidait sa vessie. Depuis le temps, il s’était résigné à se montrer dans ses activités les plus intimes.

Fegan tira la chasse, se rinça les mains au robinet et ouvrit la porte. Le jeune garçon l’attendait sur le palier. Il tourna les yeux vers la chambre plongée dans l’obscurité.

Fegan demeura immobile, perplexe, les tempes bourdonnantes. Un sang glacé battait dans ses veines.

L’adolescent désigna la chambre du doigt.

« Quoi ? » demanda Fegan.

Le garçon fit une grimace et tendit un bras maigre en direction de la porte.

« D’accord », dit Fegan. Il franchit le seuil de la chambre en jetant un regard en arrière.

Le garçon le suivit dans la pénombre et s’agenouilla au pied du lit. Il indiqua l’espace sous le sommier.

Fegan se mit à quatre pattes. Dans la faible lueur qui filtrait du palier, il aperçut la vieille boîte à chaussures.

Il se redressa d’un air interrogateur. Le jeune garçon hocha la tête.

Fegan n’avait qu’à tendre le bras pour atteindre la boîte. Elle était lourde. Son cœur s’accéléra. Dès qu’il ôta le couvercle, il sentit l’odeur grasse de l’argent. Les billets étaient répartis en rouleaux de vingt, cinquante et cent livres. Fegan ignorait le montant exact de la somme. Il n’avait jamais compté.

Mais la boîte contenait autre chose, un objet froid et noir à demi dissimulé entre les billets. Un objet que Fegan ne voulait pas tenir à la main. Dans l’ombre, ses yeux cherchèrent ceux du garçon.

« Non », dit-il.

L’adolescent pointa l’index sur l’objet avec insistance.

« Non », répéta Fegan, d’une voix déjà plus faible.

La bouche du garçon s’ouvrit tout grand et il se prit les cheveux à deux mains. Avant que le cri ne sorte, Fegan saisit le Walther P 99.

Un sourire grimaçant s’épanouit sur le visage du jeune garçon. Ses dents brillaient dans l’obscurité. Il fit mine d’armer le pistolet pour introduire la première cartouche.

Fegan baissa les yeux sur l’arme, regarda à nouveau son compagnon. Celui-ci hocha la tête. Quand Fegan fit glisser la culasse, il éprouva le contact du pistolet, ferme et solide, comme la poignée de main d’un vieil ami.

Le garçon sourit, se releva et regagna le palier.

Fegan contemplait toujours le Walther. Il l’avait acheté quelques semaines après sa sortie de Maze, uniquement dans le but de se protéger, et ne le sortait jamais de sa boîte sauf pour le nettoyer. Ses doigts trouvèrent la détente au centre de la garde.

Le jeune garçon attendait à la porte.

Fegan se releva à son tour et le suivit. Mince et gracile, l’adolescent s’engagea dans l’escalier, filant vers la lumière au bas des marches.

Fegan amorça la descente à son tour, lentement. Pris d’une poussée d’adrénaline, il retrouva de lugubres souvenirs, des voix depuis longtemps réduites au silence, des visages sanguinolents. Les onze autres fantômes venaient derrière en échangeant des regards éloquents. Une fois parvenu au pied de l’escalier, il vit McKenna qui lui tournait le dos. Le politicien examinait une photo de la mère de Fegan, du temps où elle était jeune et jolie, debout sur le seuil d’une porte.

Le garçon traversa la pièce et mima l’exécution de l’homme qui l’avait démoli avec un marteau, plus de vingt ans auparavant.

Le cœur de Fegan cognait dans sa poitrine, il respirait avec force. McKenna allait sûrement l’entendre.

Le garçon le regarda et sourit.

« Tu me laisseras tranquille après ? » demanda Fegan.

Le garçon hocha la tête.

« Pardon ? » McKenna posa la photo, se retourna, et demeura figé en voyant l’arme pointée sur son front.

« Ce n’est pas possible ici », dit Fegan.

Le sourire du garçon s’évanouit.

« Pas chez moi. Ailleurs. »

Le sourire réapparut.

« Bon sang, Gerry. » McKenna eut un petit rire nerveux en levant les mains. « Qu’est-ce qui te prend ?

— Désolé, Michael. Je suis obligé. »

McKenna ne riait plus. « Je ne comprends pas, Gerry. Toi et moi, on est amis.

— On va monter dans ta voiture. » Une clarté nouvelle s’installait dans l’esprit de Fegan. Pour la première fois depuis des mois, sa main ne tremblait pas.

McKenna grimaça. « Attends, tu plaisantes ?

— On va monter dans ta voiture, répéta Fegan. Toi à l’avant, moi à l’arrière.

— Gerry, tu n’as plus ta tête. Pose ce flingue avant de faire quelque chose que tu regretterais. »

Fegan s’approcha. « Dans la voiture. »

McKenna tendit une main. « Arrête, Gerry. On se calme un peu, d’accord ? Donne-moi ce pistolet, je vais le ranger. Et ensuite on boira un coup.

— Je ne te le redirai pas.

— Sans rire, Gerry, dit McKenna en s’avançant pour prendre l’arme. Donne-moi ça. »

Fegan braqua le canon sur son front.

« Tu as toujours été barge ! » McKenna se dirigea vers la porte sans le quitter des yeux. Il ouvrit le battant et sortit dans la rue. Là, il regarda de gauche à droite, de droite à gauche, avec l’espoir de trouver un témoin. En voyant ses épaules s’affaisser, Fegan comprit qu’il n’y avait personne. Ce n’était pas le genre de rue où les gens vous épient derrière un rideau.

Le déverrouillage automatique de la Mercedes se fit entendre.

« Ouvre la portière arrière », ordonna Fegan.

McKenna obéit.

« Assieds-toi à l’avant et laisse la portière ouverte jusqu’à ce que je monte. » Fegan maintint le Walther collé contre la tête de McKenna tandis que celui-ci prenait place au volant.

Puis il s’installa à l’arrière en veillant à ne pas poser les mains sur le cuir de la banquette. Il se servit d’un mouchoir pour refermer la portière. Inutile d’effacer les empreintes sur le siège avant, puisque Tom l’avait vu partir avec McKenna. Celui-ci ne bougeait pas, cramponné au volant.

« Ferme la portière et démarre. »

Le gros moteur de la Mercedes ronronna et la voiture s’écarta du trottoir. Par la lunette arrière, Fegan vit les Suiveurs qui observaient la scène. Le garçon s’avança sur la chaussée en agitant la main.

Aplati à l’arrière parmi les ombres mouvantes, Fegan pressa le canon de l’arme contre le siège du conducteur, à l’endroit précis où se situait le cœur de McKenna, si tant est qu’il en eût un.

2

Fegan savait que les rues autour des quais seraient désertes. Une fois la Mercedes arrêtée, on n’entendit plus que le cliquetis du moteur qui refroidissait, avec pour toile de fond la faible rumeur de la bretelle d’autoroute à l’endroit où la Motorway 3 devenait la M2. Devant eux, la River Lagan se jetait dans le Belfast Lough, et les lumières du complexe de loisirs Odyssey, en face, miroitaient à la surface de l’eau. Une jeunesse dorée se pressait dans les boîtes de nuit ; assez jeune pour n’avoir aucun souvenir d’hommes comme Fegan, assez aisée pour ne pas s’en soucier.

Au-delà de l’Odyssey s’élevaient Samson et Goliath, les immenses grues sur portiques qui gardaient l’ancien chantier naval. Derrière Queen’s Island, un petit avion contournait le City Airport, à présent rebaptisé le George Best, en l’honneur du footballeur qui sombra dans l’alcool. Fegan percevait le bruit de l’appareil, lointain et régulier. Les épaules de McKenna se soulevaient et s’abaissaient à chaque respiration.

Fegan se redressa sur la banquette arrière, appuyant toujours l’arme contre le dossier du siège. Sa chemise mouillée de sueur lui collait aux omoplates. Il examina le terrain vague tout autour. Pas de vidéosurveillance, personne. Seuls les rats étaient là pour témoigner.

Et les Suiveurs.

Ils attendaient entre les ombres en observant la scène. Tous, sauf le garçon. Lui était penché sur la vitre du conducteur, les mains en visière au-dessus de ses yeux. Il fixait McKenna.

« Regarde-moi ça, dit McKenna en montrant l’espace dominé par les grues. Le “quartier du Titanic”, on l’appelle. Tu le crois, toi ? »

Fegan ne répondit pas.

« Il y en a qui s’en mettent plein les poches ici, Gerry. Les affaires marchent. On signe des contrats, on touche des subventions, on construit, et tout le monde espère avoir sa part du gâteau. Mais bon sang, ils te choisissent le nom d’un putain de bateau qui a coulé à sa première sortie. C’est quand même fou, non ? La pire catastrophe maritime de tous les temps a été construite ici, et nous, on en est fiers. Y a qu’à Belfast qu’on peut voir ça, hein ? »

Après s’être tu pendant un moment, McKenna reprit :

« Qu’est-ce que tu veux, Gerry ?

— Passe un coup de fil.

— À qui ?

— À Tom. Dis-lui de fermer le pub. Raconte-lui que tu m’as déposé chez moi et que tu es allé voir quelqu’un sur les quais. S’il te demande qui, réponds que tu es sur un coup. »

McKenna partit d’un rire qui trahissait sa peur. « Pour quoi faire ? Pourquoi j’irais téléphoner à quelqu’un ?

— Parce que sinon, je te tue.

— Tu me tueras de toute façon. »

Fegan distinguait les yeux de McKenna dans le rétroviseur, ses lunettes design sur lesquelles brillaient les lumières renvoyées par le plan d’eau.

« Il y a mourir et mourir, Michael. Ce sont deux choses très différentes. Tu le sais. »

Les épaules de McKenna se mirent à trembler. « Putain, Gerry. Je peux pas. »

Fegan lui pressa le canon du Walther contre la nuque. « Téléphone. »

McKenna inclina la tête en avant et soupira. L’écran de son portable répandit une clarté bleuâtre dans la voiture. L’appareil émit un bip, suivi d’un grésillement quand il le porta à son oreille d’une main hésitante.

« Oui… Tom, écoute. Ferme tout et emporte la caisse chez toi… Ça va, je l’ai mis au lit. Je suis sur les quais… J’ai rendez-vous avec quelqu’un… Une affaire à régler. Bon, je te laisse. Je récupérerai l’argent demain… D’accord… Allez, salut. »

Le téléphone bipa à nouveau, et la lueur s’éteignit dans l’habitacle.

McKenna tourna la tête. « Tu te souviens quand on était gosses, Gerry ? »

Fegan sentit l’odeur de la sueur, de la peur ; celle de MacKenna et la sienne. Il y avait déjà assez de souvenirs. Inutile d’en rajouter.

« Tu te rappelles quand on a lancé des briques aux Anglais et qu’on s’est fait choper ? poursuivit McKenna. Quel âge on avait ? Seize, dix-sept ans ? Tu te souviens, j’ai jeté la première et je me suis taillé en courant. Le petit Patsy Toner avait trop la frousse, il s’est enfui tout de suite. »

Il se dévissait le cou pour essayer de voir Fegan. Fegan lui appliqua durement l’arme contre la tête, l’obligeant à regarder droit devant. Où les Suiveurs attendaient. Sauf le garçon, qui pressait toujours son visage contre la vitre du conducteur.

McKenna eut un rire bref. « Mais pas toi. Toi, tu n’avais jamais peur de personne. Tu n’as pas reculé d’un pouce. Tu as attendu jusqu’à la dernière minute pour lancer ta brique. Tu te rappelles comment tu en as touché un ? Ils avaient sorti la tête par le toit de la Land Rover et il s’est pris la brique en plein dans le nez. Ça pissait le sang partout.

— Arrête, coupa Fegan en maudissant sa mémoire.

— Après, ils nous ont coursés dans Falls Road. Tu te souviens ? Toi et moi, on rigolait, et le petit Patsy hurlait en appelant sa maman. »

Fegan appuya l’arme plus fort contre le crâne de McKenna.

« Arrête, j’ai dit.

— Ils nous ont rattrapés dans Brighton Street. Bon sang, quelle raclée ils nous ont mise. Ça, c’était une dérouillée, pas vrai ? Et tu te rappelles… » Le rire faisait tressauter les épaules de McKenna. « Tu te souviens comment ils ont gaulé le petit Patsy ? Il s’est tellement pissé dessus que celui qui le tenait était trempé. »

Un sourire se fraya un chemin sur les lèvres de Fegan. Il l’effaça de sa main libre. « Ils lui ont cassé le bras.

— Oui…, dit McKenna dont le rire s’éteignit brusquement. Et on s’est engagés le lendemain. Ta mère en a eu le cœur brisé, hein ?

— Ça suffit », interrompit Fegan, les yeux brûlants.

La voix de McKenna se fit grinçante. « C’est moi qui t’ai fait rentrer, Gerry. Moi. Je t’ai présenté à McGinty et aux autres. Ils ne t’auraient pas accepté sinon. N’oublie jamais ça. Sans moi, tu ne serais rien devenu. Tu serais juste resté un petit catholique de plus au chômage.

— C’est vrai, répondit Fegan. Je ne serais rien devenu. Je n’aurais rien fait. Et ces gens seraient encore en vie. Ce garçon serait en vie. Il aurait une femme, des enfants, une maison. Tout ça, on le lui a pris. Toi et moi.

— Putain, c’était une balance ! tonna McKenna. Il a cafté aux flics. À la seconde même où il a ouvert la bouche, il était mort.

— Ça suffit, répéta Fegan, le ventre serré.

— Réfléchis, Gerry. Les gars ne laisseront pas passer ça, malgré le cessez-le-feu. Malgré Stormont. Ils te tomberont dessus. »

Une larme chaude roula sur la joue de Fegan. Il sentit le goût du sel dans sa bouche. « Bon sang, je m’étais promis de ne plus jamais faire ça.

— Alors, ne le fais pas, Gerry. Ce n’est pas trop tard. Tu es saoul, tu es déprimé. Je le sais. Tu n’es plus toi-même. Il n’y aura aucune conséquence si tu t’arrêtes là. »

Fegan secoua la tête. « Désolé.

— Trente ans, Gerry. On se connaît depuis trente…

La détonation jaillit de la gueule noire du Walther, éclaboussant le pare-brise de fragments rouges et gris. McKenna s’affaissa sur le volant et le klaxon de la Mercedes déchira la nuit. Le temps que Fegan se penche en avant pour le redresser, le silence s’était refermé.

Il descendit de voiture et ouvrit la portière du conducteur, la main enveloppée dans son mouchoir. Dans le faible rayonnement qui montait de l’eau, il vit les yeux ternes de McKenna fixés sur lui, ses lunettes brisées, suspendues à une oreille. Il lui tira une autre balle dans le cœur, par prudence. Le jappement rauque du pistolet roula à la surface de la rivière jusqu’à rejoindre les lumières scintillantes au fond.

Après avoir essuyé ses yeux humides et brûlants, Fegan jeta un regard tout autour. Les Suiveurs émergeaient de l’ombre et se disputaient la meilleure place près de la portière ouverte pour observer tour à tour Fegan et le corps inerte. Il les détailla un par un, s’arrêtant sur chaque silhouette avant de passer à sa voisine. À mesure qu’ils reculaient dans l’obscurité, il les compta.

Le garçon avait disparu.

Un de moins.

Ce qui en laissait onze.

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