NEUF

12

Les yeux au plafond, le cœur battant à tout rompre, Campbell se demanda ce qui l’avait réveillé. Il avait le sommeil léger — par nécessité — et réagissait au moindre mouvement. En entendant la sonnerie de son portable, il comprit ce qui l’avait alerté. Il tendit le bras vers la table de nuit, attrapa l’appareil et scruta le cadran. Numéro masqué. Son cœur cognait dans sa poitrine.

Il appuya sur la touche verte et approcha le téléphone de son oreille. « Oui ?

— Ramène-toi, dit un homme qui parlait avec un accent anglais.

— Tout de suite ? demanda Campbell sans laisser percer l’espoir dans sa voix. Je viens à peine d’arriver.

— Changement de programme. C’est urgent… Top priorité.

— Où je vais ?

— À Armagh. Il y a un parking devant une église, en face de la mairie. Tu vois ?

— Oui, je connais. » Campbell s’assit sur le bord du lit en frottant ses joues à la barbe rugueuse. « C’est bourré de caméras, là-bas.

— Elles seront détournées.

— Y a intérêt. Quand ?

— Dans une heure.

— Je suis à Dundalk. Faut que je fasse mes bagages, que je récupère ma bagnole, et il y a des travaux partout sur les routes…

— Dans une heure. » La communication fut coupée.

« Merde », dit Campbell.

Ses vêtements étaient éparpillés par terre, à l’endroit où il les avait laissés la veille. Il s’habilla rapidement, sans faire de bruit. Dans l’armoire dont les portes déglinguées restaient à demi ouvertes, il prit un sac fourre-tout et y jeta ses maigres effets personnels. Sauf son portable et ses clés, qu’il glissa dans sa poche avant de sortir sur le palier.

Des ronflements sonores lui parvenaient de la chambre voisine. Il poussa la porte et regarda à l’intérieur. Eugene McSorley était étendu sur son lit, tout habillé, tenant encore une cannette de bière à la main.

Campbell se demanda s’il reviendrait un jour finir ce qu’il avait commencé ici. Il lui avait fallu des mois de ruses et de manigances pour se faire accepter dans le gang. Rien à signaler, jusqu’à présent. Mais McSorley pourrait bien devenir un problème si on ne le tenait pas à l’œil.

L’idée lui vint qu’il serait facile de l’éliminer. Il suffisait d’entrer, de poser un genou sur sa poitrine et de lui appliquer une pression suffisante sur la gorge. Campbell prit quelques secondes pour réfléchir.

« Et merde », dit-il en se détournant. Il descendit l’escalier et sortit dans la rue. Le soleil s’élevait à peine au-dessus des maisons quand il s’assit au volant de la Ford Fiesta, dont le moteur fatigué démarra en toussotant. Il prit la direction du port, où sa propre voiture, la vraie, était garée en sécurité.


Cinquante-deux minutes après avoir reçu l’appel, Campbell entrait dans le parking de l’église au volant de sa BMW Z4 Coupé. Il éteignit le moteur en s’arrêtant à côté d’une Ford Mondeo dont les passagers, comme lui, s’abritaient des regards indiscrets derrière des vitres teintées. Il distingua vaguement les silhouettes de deux hommes, assis à l’avant. Son ombre projetée par le soleil s’étirait sur le sol quand il descendit de voiture, et en levant les yeux, il aperçut la cathédrale qui dominait la ville. Le conducteur de la Mondeo se retourna pour ouvrir la portière arrière.

Campbell prit place sur la banquette. « C’est à propos de McKenna, hein ? »

Après avoir échangé un coup d’œil avec son collègue, le conducteur — l’agent — lui tendit un ordinateur de poche affichant une photo de deux hommes, debout au coin d’une rue. Campbell les identifia malgré la qualité médiocre de l’image.

« Tu les connais ? demanda l’agent.

— Oui. » Campbell examina la photo sans trahir aucune émotion. « Gerry Fegan et Vincie Caffola.

— Qu’est-ce que tu peux nous en dire ? »

Campbell réfléchit avant de donner sa réponse. « Gerry Fegan est un héros d’une autre époque, mais tout le monde parlait de lui quand j’étais à Belfast. C’est un sale type. Il a fait douze ans de taule. À ce qu’on raconte, il s’est mis à picoler et parle tout seul quand il est bourré. »

L’agent jeta un regard par-dessus son épaule. « Et Caffola ?

— C’est une brute. Con comme une bite, mais dangereux.

— Plus maintenant. Il est mort. On l’a retrouvé au fond d’une impasse hier soir. Il avait le poignet cassé et une blessure à la tempe, mais ce n’est pas ça qui l’a tué. Apparemment, il se serait étouffé dans son propre vomi. On attend les résultats de l’autopsie aujourd’hui.

— Putain. » Campbell sentit que son calme apparent risquait de se fissurer. Il se ressaisit, respira en pressant ses lèvres l’une contre l’autre.

« Donc, tu es au courant pour Michael McKenna. »

Campbell sourit. « Un si brave gars, c’est terrible. »

L’homme assis à la place du passager prit enfin la parole. « Ce n’est pas à traiter à la légère, dit-il. Nous pourrions en subir les conséquences. »

Un diplômé d’une grande école, pensa Campbell. Représentant du gouvernement, sans doute membre du cabinet ministériel (à la différence de l’agent, qui lui, était un militaire, peut-être même un ancien SAS[9], à en juger par sa coupe de cheveux et par les cicatrices qu’il portait au visage). Un bureaucrate mis là en guise de gestionnaire parce que les autres étaient trop occupés à se battre pour se gérer eux-mêmes. Tous ces fonctionnaires minables, tenant la barre d’un pays qui se noyait dans son propre sang… Mais il n’y en a plus pour longtemps, songea Campbell.

« Inutile de vous dire que nous sommes dans une situation délicate, continua le Diplômé. Le processus politique suit son cours mais il est encore extrêmement fragile. Compte tenu de l’investissement considérable en matière de temps et d’argent, nous ne pouvons tolérer le moindre dérapage. Les relations entre les factions de McGinty et la direction du parti sont déjà très tendues, il faut absolument éviter le conflit. Vous avez regardé les infos ce matin ?

— Non. » Campbell n’avait même pas allumé la radio sur la route, en traversant la frontière.

« Ce n’est pas très encourageant. Dès l’annonce de la mort de Caffola, ce qui avait commencé comme une simple bagarre de rue est devenu une véritable émeute. Les choses se sont calmées il y a quelques heures à peine. La direction souhaite minimiser l’événement, mais McGinty veut dénoncer une action volontaire de la police, même s’il est prouvé que c’était un accident. Il va en faire toute une histoire à l’enterrement de McKenna aujourd’hui, en racontant que Caffola a été battu à mort par des policiers, et il menace de retirer son soutien à la PSNI contre l’avis du parti. Tout cela pour renforcer son image dans la presse et montrer qu’on ne peut pas le maintenir à l’écart. Le problème, c’est que ce genre de discours risque d’effrayer les unionistes. S’ils craignent que le parti se désolidarise de la police, ils pourraient rappeler leurs représentants à Stormont et il faudra dissoudre l’assemblée. Une fois de plus.

— Et vous êtes sûrs que les flics ne sont pas responsables ? demanda Campbell, qui jugeait la question pertinente.

— Nous ne sommes sûrs de rien, répondit le Diplômé.

— Qu’est-ce que Gerry Fegan a à voir là-dedans ? » Campbell revit en esprit l’homme grand et mince qu’il avait rencontré, une seule fois, dans un quartier industriel au nord-ouest de Belfast, au cours d’un épisode sanglant auquel il essayait de penser le moins possible.

« C’est ce que vous allez chercher, répondit l’agent. Fegan est le dernier à avoir vu McKenna en vie. Il semblerait aussi qu’il était avec Caffola juste avant sa mort. Un peu bizarre comme coïncidence, non ?

— Vous n’avez qu’à le cueillir pour savoir.

— Il a été interrogé hier soir. Il a expliqué que Caffola était parti de son côté pendant que tous deux s’enfuyaient devant la police.

— Et il ne ment jamais ? ricana Campbell.

— D’après notre contact, McGinty le croit. Fegan fait profil bas depuis des années. Pourquoi se retournerait-il contre ses amis maintenant ? D’ailleurs, rien ne permet de l’accuser du meurtre de McKenna. Il était chez lui à ce moment-là, soûl comme une bourrique.

— Alors, qui a tué McKenna ? » Campbell se pencha en avant, tel un chien flairant l’odeur du sang.

« McKenna se livrait à un trafic de prostituées avec un Lituanien. Petras Adamkus. Un gars du milieu… La direction du parti l’a appris et a chargé McGinty d’y mettre le holà. Juste avant qu’on lui explose la cervelle sur le pare-brise de sa voiture, McKenna a téléphoné à un barman pour expliquer qu’il avait rendez-vous avec quelqu’un sur les quais, et depuis, Mr. Adamkus est introuvable.

— Mais ça ne vous suffit pas, dit Campbell.

— Non. Parce qu’au vu des apparences, on pourrait croire que le parti a fait le ménage en ce qui concerne McKenna et Adamkus, et qu’il est tout à son avantage de tenir la police pour responsable de la mort de Caffola. On sait que Caffola n’était pas partisan de l’option politique, surtout à cause du soutien accordé à la police. Le parti ne tolère pas les dissidents, et il lui est déjà arrivé d’éliminer un des siens en rejetant la faute sur les forces de sécurité ou sur les loyalistes. Donc, c’est une hypothèse envisageable. Mais il y a quelque chose qui cloche.

— Et vous voulez que je mette un peu de lumière dans tout ça ? » Campbell se laissa aller en arrière contre le dossier de la banquette en s’efforçant de contenir la joyeuse impatience qu’il sentait monter en lui.

Le Diplômé se tourna vers l’agent avec un sourire condescendant et déclara d’une voix onctueuse : « Vous disiez qu’il était intelligent… » Il pivota contre l’appuie-tête pour regarder Campbell. « Retournez à Belfast. Vous raconterez que vous avez quitté les dissidents et que vous voulez réintégrer le mouvement. Renseignez-vous sur Fegan. S’il est derrière tout ça, réglez l’affaire. Ou bien donnez le tuyau au parti et laissez-lui l’honneur.

— Je vais me faire jeter, dit Campbell. Ils savent que je me suis rapproché de McSorley, à Dundalk. Ça ne plaira pas à McGinty. Vous ne pouvez pas trouver quelqu’un d’autre ? »

Il connaissait déjà la réponse.

« Nous n’avons personne qui soit aussi proche que vous de McGinty. Notre contact vous ouvrira la voie. Du reste, si je ne me trompe pas, McGinty vous doit un sacré renvoi d’ascenseur. Vous serez accueilli les bras ouverts. Faites-moi confiance.

— Sûrement pas », dit Campbell.

Le Diplômé le regarda sans ciller. « Vous serez largement récompensé, bien sûr. Quinze mille à l’acceptation. Et quinze mille supplémentaires si vous parvenez à une issue satisfaisante. »

Campbell regarda tour à tour l’agent et le Diplômé. « Vingt-cinq mille d’avance, vingt-cinq mille de solde. Plus ce qu’on me doit pour Dundalk. Ce n’est pas moi qui ai choisi d’y aller. »

Le Diplômé sourit. « Vous ne pensez qu’à l’argent, hein ? Très bien. Je ne doute pas que vous agirez à la hauteur de votre salaire.

— Au penny près », répondit Campbell. Il chassa de son esprit le visage de Gerry Fegan, le sang, et les cadavres à ses pieds.

13

Debout entre les tombes, Fegan sentait les coulées de sa sueur qui lui rafraîchissaient le dos. Il ne se rappelait pas avoir connu un mois de mai aussi chaud. Les flancs rocheux de la Black Mountain se découpaient dans la lumière éclatante. Outre les paroles que le père Coulter marmonnait devant la fosse, on entendait des toussotements polis et quelques pleurs étouffés.

Fegan examina la foule rassemblée dans le cimetière. Une centaine de personnes. Suffisamment pour rendre un hommage approprié au défunt, mais il s’était attendu à trouver plus de monde. Certains avaient préféré s’abstenir, provoquant murmures et chuchotements parmi ceux qui prenaient leur défection comme une insulte. Les politiciens n’étaient pas venus présenter leurs visages solennels auprès du cercueil, et cette absence ravivait les blessures.

Fegan chercha une chevelure blonde, une silhouette longue et mince. Elle était là, quelque part, mais se tenait à l’écart. Et qu’en avait-il donc à faire ?

« Va savoir », murmura-t-il.

Il sortit un mouchoir de sa poche pour s’essuyer le front et la nuque. Il avait les yeux secs, les paupières lourdes. La tête comme emplie de coton. Les flics l’avaient retenu jusqu’à neuf heures du matin et il n’avait dormi que deux heures. En paix. Mais ce soulagement fut de courte durée.

Déjà, la douleur s’accrochait à ses tempes. Des ombres passèrent dans le brouillard qui lui envahissait les yeux. Il les chassa. Bien sûr, parmi tous les vivants regroupés ici, les spectres viendraient désigner quelqu’un. Combien de temps réussirait-il à les refouler ?

Jusque-là, il avait eu de la chance. Comme toujours, d’ailleurs, quand il s’agissait de tuer. C’était un talent naturel chez lui. L’émeute de la veille lui avait fourni une occasion en or, au point qu’on pourrait même croire à un accident. Après avoir caché la brique au fond d’une poubelle, à quelques rues de là, il tomba sur le stock de cocktails Molotov et vida une bouteille pour brûler ses gants.

Puis il regagna Springfield Road. Il voulait être vu, loin du corps de Caffola. McGinty entamait déjà les pourparlers avec un officier de police, devant les caméras, en se présentant une fois de plus comme l’homme qui ramenait la paix. Mais pas pour longtemps. Quand les flics qui cherchaient la réserve de munitions eurent retrouvé le cadavre de Caffola, ce fut la panique.

Fegan passa le reste de la nuit au commissariat. On le soumit à un interrogatoire de pure forme, sans excès de zèle. La mort de Caffola ne dérangeait personne et l’enquête serait sans doute menée au plus vite. Il partit le matin, lavé de tout soupçon.

À cet instant, dans le cimetière balayé par le vent, il se couvrit la bouche pour réprimer un bâillement. Sa tête lui faisait de plus en plus mal. Sentant son équilibre instable, il se déplaça d’un pied sur l’autre et serra les bras sur son ventre.

Une fois les oraisons du père Coulter terminées, vint l’heure de la politique. Sur une estrade dressée à côté de la tombe, deux hommes brandirent une bannière sur laquelle était écrit Construire la paix, Construire l’avenir. Quelqu’un d’autre apporta un ampli relié à un micro. Devinant ce qui allait suivre, Fegan fut pris d’une nausée.

Paul McGinty, cinquante-cinq ans, grand et séduisant, monta sur le podium. Des chuchotements se répandirent dans la foule endeuillée ; pourquoi n’y avait-il aucun chef du parti pour faire l’éloge du défunt ? McGinty se tint face à l’assemblée, arborant une mine sombre, les cheveux ébouriffés par la brise tandis qu’il attendait la fin des applaudissements. On approcha un micro.

Il parla en irlandais, comme le voulait la coutume. Certains le comprenaient, d’autres non. Fegan, lui, n’attachait guère d’importance aux mots, qu’ils fussent en irlandais ou en anglais.

Après une introduction en bonne et due forme, McGinty commença son discours.

« Camarades, dit-il, en adoptant volontairement l’accent des quartiers ouest de Belfast. En ce jour de tristesse, nous sommes d’autant plus accablés par la nouvelle qui nous est parvenue hier soir. Vincent Caffola, fervent défenseur de la cause et membre du parti, est mort. Mais malgré tout ce que j’aimerais lui exprimer, je me dois d’abord de rendre hommage à l’homme que nous enterrons aujourd’hui.

« Michael McKenna était un homme remarquable. » McGinty marqua une pause en parcourant de ses yeux bleus les gens qui applaudissaient et lâchaient quelques acclamations çà et là. « Parce qu’il croyait à la lutte pour la justice et pour l’égalité sur notre île, et parce qu’il se battait chaque jour pour la justice et pour l’égalité. Tous ceux qui le connaissaient éprouvent durement cette tragédie, sachant qu’il était près d’atteindre son but quand on lui a ôté la vie. »

Une douleur fulgurante explosa sous le crâne de Fegan. « Non », lâcha-t-il entre ses dents.

Des têtes se tournèrent vers lui. Il n’y prêta pas attention.

Les ombres envahissaient son champ de vision. À nouveau, la douleur, plus intense encore.

« Non. Pas maintenant. »

Un robuste gaillard d’une trentaine d’années à peine se tourna vers lui en manifestant sa désapprobation. Fegan le dévisagea sans ciller et l’obligea à détourner le regard.

Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration pour repousser la douleur et les formes mouvantes. Quand il rouvrit les yeux, il faillit laisser échapper une exclamation en surprenant un éclair de cheveux blonds. Il scruta la foule. Là… Elle lui apparut enfin, au milieu de tous ces costumes sombres. Son visage si clair dans la lumière éclatante du printemps, ses cheveux soulevés par la brise qu’elle retenait d’une main fine et délicate. À ce moment-là, remarquant que Fegan l’observait, elle se figea.

Le cœur de Fegan fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il croisa le regard de Marie McKenna. Il eut envie de lui adresser un signe, mais impossible de lever la main. Son bras demeurait inerte. Le temps s’arrêta, réduit à une notion abstraite, impossible à mesurer, puis reprit son cours quand elle détourna les yeux et se perdit à nouveau dans la foule.

C’est seulement lorsqu’elle eut disparu que Fegan se rendit compte de la présence des neuf Suiveurs autour de lui. La douleur s’évanouit, laissant place derrière ses paupières à une sensation de fraîcheur et de légèreté. La femme berçait son bébé dans ses bras et lui souriait.

« Qu’est-ce qui m’arrive ? » lui demanda-t-il.

L’homme qui l’avait déjà réprimandé du regard se tourna vers lui. « Taisez-vous, et écoutez le discours. »

Son compagnon le prit par le coude et lui chuchota à l’oreille : « C’est Gerry Fegan. »

L’homme pâlit. « Pardon », dit-il. Et il reporta son attention sur l’estrade.

Les Suiveurs se déplaçaient parmi les vivants, les examinant, les touchant parfois comme des créatures sorties d’un zoo. La femme demeurait auprès de Fegan. La lumière qui inondait le cimetière ne lui éclairait pas la peau, la brise ne jouait pas dans ses cheveux. Elle lui sourit encore, sans que son beau visage ne trahisse la haine qu’elle devait sûrement éprouver.

N’écoute pas, ne dis rien, songea Fegan en évitant de la regarder. Il se concentra sur le discours de McGinty.

« Vincent Caffola a été assassiné, lança McGinty d’une voix chargée de menaces. Car il s’agit bien de cela. Ce meurtre nous renvoie en arrière, à l’époque où nous vivions dans la peur de la RUC. Une époque d’intolérance. Une époque de fanatisme, de terreur, pour les nationalistes et pour les républicains. »

Un murmure d’approbations se répandit parmi les fidèles. McGinty attendit que le silence revienne.

La femme le fixa de ses yeux noirs. Dans ses bras, le bébé s’agitait.

« Mais je n’en dirai pas plus, continua McGinty. Sinon que nous ne pouvons tolérer d’être encore victimes de telles brutalités. Hier soir, un honnête homme, ardent défenseur de la cause, a été agressé par les forces soi-disant chargées de maintenir l’ordre et de faire régner la loi. Il a été battu jusqu’à perdre connaissance, blessé à la tête, avec une fracture du poignet. On l’a laissé s’étouffer pendant qu’il vomissait. Et malgré cela, on nous demande de soutenir un système qui s’enracine dans cette tradition d’oppression et de fascisme. »

À nouveau, un brouhaha parcourut l’assemblée, plus fort cette fois. McGinty se taisait, le regard pénétrant.

« Mais je n’en dirai pas plus, reprit-il. Je ne serai pas en paix, ni mon parti, ni vous tous ici, tant que les responsables n’auront pas comparu devant la justice. C’est ce que nous exigeons, camarades. Quand les témoins à qui j’ai parlé ce matin, des témoins qui ont vu les prétendues forces de l’ordre entraîner Vincent Caffola au fond de cette impasse… Quand ils iront rapporter ce qu’ils savent aux services de l’Ombudsman[10], est-ce que justice sera faite ? »

La foule retint son souffle. McGinty gardait le menton levé. Il mentait avec une telle audace que Fegan en fut surpris malgré lui.

« Et si nous n’obtenons pas satisfaction… » McGinty inspira en gonflant la poitrine. « JE N’EN DIRAI PAS PLUS ! »

Des exclamations de colère fusèrent. Quelques hommes brandirent le poing.

« Je n’en dirai pas plus. Si nous sommes déçus, je n’hésiterai pas à demander que le parti retire son soutien à la PSNI. Nous n’ignorons pas les conséquences qu’entraînerait une telle action, et croyez-moi, camarades, la décision sera mûrement réfléchie. Mais tel est le choix que nous devons soumettre aux autorités britanniques, à l’Ombudsman et aux services de police qui prétendent représenter nos intérêts à tous. »

Fegan n’en revenait pas de voir l’esprit manipulateur de McGinty à l’œuvre sous ses yeux, la témérité avec laquelle il proférait ses menaces. La direction du parti n’aurait jamais soutenu un tel discours, il en était certain. Mais il ne se sentait pas concerné par la politique. Plus maintenant. La cause pour laquelle il avait tué autrefois n’existait plus depuis longtemps, depuis qu’elle était récupérée par des hommes comme McGinty et leur soif de pouvoir.

Il lui arrivait parfois de se demander s’il y avait vraiment cru. Enfant, il voyait les cicatrices des blessures infligées autour de lui. Il se rappelait les raids, la police et les Anglais qui enfonçaient les portes des maisons, arrachant à leur lit des hommes qu’ils jetaient sans s’embarrasser de procès à Long Kesh, dans l’ancienne base de la RAF qui deviendrait plus tard le centre de détention de Maze, ou bien dans le navire-prison amarré sur les quais de Belfast. Il se souvenait de la colère, de la haine, de la pauvreté et du chômage. On n’obtiendrait rien, sinon en se battant. En chassant les Anglais, en prenant le pouvoir aux unionistes, en se libérant par la force. Voilà ce qu’on racontait tout autour de lui, et il y adhérait.

Sauf que l’histoire avait commencé autrement. Fegan était un enfant solitaire, prompt à utiliser ses poings, mais timide et peu bavard. L’amitié de McKenna, trente ans auparavant, lui ouvrit la porte d’un univers plus vaste. Un monde dans lequel il pouvait jouer un rôle. McKenna réussit à le faire accepter par le groupe de gamins qui partait camper de l’autre côté de la frontière, dans les bois et les lacs de Castleblaney, où ils se prenaient pour des soldats et tiraient sur des cibles en papier avec des fusils à air comprimé.

« Un club de jeunes », disait McKenna. « De l’endoctrinement », répondait la mère de Fegan.

La première fois, c’est McGinty qui ramassa tout le monde, au volant de son vieux camping-car Volkswagen. Il avait à peine vingt-cinq ans, mais chacun connaissait son nom. Incarcéré quelques années auparavant, ce n’était qu’un petit morveux quand il entra à Long Kesh, et à sa sortie, six mois plus tard, il citait Karl Marx et Che Guevara. Autour du feu de camp, il lisait à voix haute des passages du Capital pendant que les autres mangeaient des haricots en boîte et faisaient tourner les cigarettes.

À présent, dans son élégant costume, McGinty n’avait plus rien du jeune révolutionnaire que Fegan conservait dans sa mémoire.

Au cours des douze années qu’il passa en prison, condamné pour le meurtre de trois innocents dans la boucherie de Shankill, le monde avait changé. Au sud de la frontière, dans la République d’Irlande, les modes de vie évoluaient à mesure que l’accès à la prospérité devenait possible et que le pays se forgeait une nouvelle identité. La lutte pour la réunification avait perdu son sens, le Nord incarnant maintenant le parent pauvre, les enfants bâtards qu’on n’avait pas le cœur de renvoyer.

Mais l’autre Irlande ne voulait plus d’eux.

C’est pourquoi le désir de liberté, si l’on pouvait appeler ça ainsi, avait fait place à la cupidité et à la recherche du pouvoir. Formations paramilitaires, républicains et loyalistes maintenaient en façade leurs idéaux politiques, mais Fegan n’était pas dupe. Peut-être même avait-il toujours soupçonné dans le secret de sa conscience les véritables motifs qui animaient des hommes comme Michael McKenna et Paul McGinty.

Fegan considéra les neufs Suiveurs qui erraient autour de lui. Les trois Anglais, les deux loyalistes, le flic, le boucher, la femme avec son bébé. À quoi cela servirait-il ? À remplir les poches de McGinty ?

La femme et le boucher, qui avaient trouvé la mort en même temps, ne détachaient pas leurs yeux du politicien. Lentement, ils levèrent une main comme pour braquer un pistolet. La femme se tourna vers Fegan. Le doux sourire qui lui étirait les lèvres ressemblait à une blessure, l’entaille d’un couteau.

Elle fit un signe affirmatif.

Fegan secoua la tête, haletant, la bouche ouverte.

La femme insista. Fegan avait envie de s’enfuir. Il ferma très fort les yeux et tenta de repousser les Suiveurs aux limites de sa conscience. Un éblouissement le saisit entre les tempes. Résistant encore, il serra les dents, mais les ombres ne reculaient pas. Il exhala l’air qu’il retenait dans ses poumons et ouvrit les yeux, résigné à accepter leur présence.

Mais ils avaient encore autre chose à lui dire.

Le père Coulter s’approcha.

Les trois Anglais le regardèrent serrer des mains et se frayer un chemin à travers la foule. C’était un petit homme corpulent, avec d’épais cheveux grisonnants. Fegan le savait originaire de Sligo. Les Anglais le mirent en joue. Mais pourquoi donc voulaient-ils sa peau ?

Fegan plongea dans ses souvenirs. Le soleil lui brûlait la nuque. Il ferma les yeux et comprit soudain, en revoyant les images.


Les trois filles et leurs parents poussèrent un cri unanime quand l’explosion fit vibrer les fenêtres de la maison. Ils étaient tous rassemblés à l’étage, à l’abri des éclats de verre. Fegan et Coyle avaient veillé à les mettre en sécurité. L’écho de la détonation s’éloigna par-dessus les toits, puis le silence retomba. On entendit alors des gémissements dans la rue. Des gémissements qui se muèrent en pleurs, suivis de hurlements.

Fegan entrouvrit la porte pour regarder au-dehors. Il se tourna vers Coyle. « Tu ne les as pas tous eus.

— Merde, dit Coyle. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Je te pose la question. C’est toi qui as placé la charge et qui l’as allumée.

— On doit les achever ? » demanda Coyle, pris de panique.

Fegan sortit un pistolet de sa poche et le lui tendit en présentant l’arme par la crosse.

« Putain, non ! dit Coyle. Je ne peux pas. Vas-y, toi.

— C’est ça. À vingt mètres, tu crânes, mais il n’y a plus personne quand il faut s’approcher.

— J’ai assuré mon boulot.

— Pas vraiment. » Du menton, Fegan indiqua la porte. « Écoute-les.

— Ils ne se sont pas pointés tous ensemble. Comment je pouvais le savoir ?

— Ils vont toujours par trois. Tu aurais dû attendre que les trois premiers passent. Vu que les autres arrivent juste derrière, tu les aurais eus en même temps.

— Qu’est-ce qu’on fait ? » répéta Coyle, une supplique dans la voix.

Fegan soupira, rabattit sur son visage la cagoule qui ne laissait entrevoir que ses yeux et sa bouche. Coyle l’imita et lui emboîta le pas. Ils s’approchèrent furtivement du coin de la rue encore envahie par la fumée. Les débris d’une poubelle gisaient sur la chaussée, la vitrine du magasin avait explosé. À la lumière des lampadaires, on distinguait à l’intérieur des éclats de verre et des papiers de bonbons.

Indifférent aux dégâts matériels, Fegan considéra les six cadavres couchés par terre. Trois des soldats anglais étaient morts, mais les trois autres s’agitaient encore. Deux des survivants s’en tiraient même avec les membres indemnes. Ils auraient eu de la chance, sans Fegan… Le troisième avait perdu son bras droit — c’est lui qui hurlait — mais il se taisait maintenant, en état de choc. La bombe, de faible puissance, était conçue pour faire le maximum de victimes dans un périmètre restreint tout en épargnant les maisons tout autour.

Pourtant, une voisine accourut en désignant les fenêtres soufflées de son salon. « Regardez-moi ça ! J’en ai pour combien de temps à passer l’aspirateur, hein ? » À ce moment-là, elle remarqua les hommes étendus à terre et se signa. « Pauvres garçons… Que Dieu les garde. »

Fegan la visa au front. « Rentrez chez vous », ordonna-t-il.

La femme obéit sans demander son reste. Alors qu’il se préparait à accomplir le plus dur, Fegan entendit des pas précipités qui passaient la porte. Il fit volte-face en même temps que Coyle.

« Oh mon Dieu », murmura le père Coulter. Il s’immobilisa. « Oh non, non… Mon Dieu.

— On n’a pas terminé, mon père, dit Fegan en repoussant du pied les armes des soldats.

— Laissez-moi leur administrer les derniers sacrements, pour l’amour du Ciel.

— Vous ferez ça après. »

Le père Coulter s’avança. Ses yeux s’emplirent de terreur. « Ces hommes sont vivants, dit-il.

— Partez, mon père. Revenez dans quelques minutes.

— Non. Ils ont encore une chance de s’en sortir. Quelle que soit leur identité, je ne peux pas les laisser mourir.

— Allons donc, dit Coyle. Vous aussi, mon père, vous détestez les Anglais. Vous avez caché des gars et vous leur fournissiez des alibis… »

Le père Coulter ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

« Non, parvint-il à articuler enfin. Ce n’est pas vrai. »

Fegan fit taire Coyle d’un coup d’œil. Puis il se tourna vers le prêtre. « Nous pouvons leur laisser la vie sauve, mon père, si c’est ce que vous voulez. Ils n’ont pas vu nos visages… Mais vous serez obligé de donner vos raisons, quand on vous interrogera. »

Il s’approcha pour ajouter à voix basse. « Vous devrez vous expliquer avec McGinty quand il vous posera la question. Et croyez-moi, il vous la posera. Vous êtes un homme courageux, père Coulter. Mais êtes-vous courageux à ce point-là ?

— Je… je… » bredouilla le père Coulter. Il se tut, le regard rivé au sol. « Oh, mon Dieu.

— S’il vous plaît », gémit l’un des Anglais en tirant le prêtre par la jambe de son pantalon. Il avait perdu son casque, du sang lui coulait des oreilles. Un mumure s’échappa de ses lèvres exsangues : « Aidez-moi. »

Le père Coulter recula vivement. Fegan arma le pistolet et appuya le canon contre la tête du soldat. « À vous de décider, mon père.

— Gerry…, souffla Coyle. Arrête.

— Tais-toi ! Quand on juge les autres, il faut être prêt à assumer les conséquences. »

Fegan se tourna de nouveau vers le prêtre. « Pas vrai, mon père ? Tous les samedis soir, tous les dimanches matin, à l’église, vous nous recommandez de ne pas tomber dans le péché. Entre-temps, vous êtes payé par McGinty pour ne rien voir, ne rien entendre et la boucler. Et le samedi suivant, le dimanche suivant, vous nous conseillez de choisir une autre voie. Parce qu’il y a toujours une autre voie, c’est ça ? Alors, maintenant, vous allez me le prouver. Montrez-moi le chemin, je vous suivrai. Mais c’est à vous d’en prendre la responsabilité. Et vous devrez rendre des comptes aux gars qui tiennent les rênes par ici. »

Le père Coulter le regardait d’un air affolé, les yeux papillotants. « Je vous en prie, ce n’est pas… il ne s’agit pas de… »

Fegan appuya plus fort le canon de son arme contre la tête du soldat. « Alors, mon père ? Qu’est-ce que vous décidez ? Vous avez le courage de mettre en pratique ce que vous prêchez ? Ou est-ce que vous préférez fermer les yeux et ne rien dire, comme d’habitude ? »

Alors que l’Anglais tendait la main en gémissant, le visage du prêtre se liquéfia. Il regarda Fegan, baissa les yeux. Puis tourna les talons.

« Non ! » Le soldat tenta de se traîner vers lui. « Non ! Non, non, s’il vous plaît. Aidez-moi ! »

Le père Coulter marqua à peine une hésitation, au moment où le premier coup de feu retentissait dans la rue.


Fegan avait gardé les yeux fermés pendant le discours de McGinty. Quand il les ouvrit, elle était là, debout devant lui.

« Bonjour », dit Marie McKenna.

Fegan battit des paupières, incapable de répondre. Les Suiveurs se mêlèrent à la foule qui s’éparpillait.

« Pardon. Je vous ai fait peur…

— Non, non. » Il chercha quelque chose à dire mais ne trouva rien.

« Vous allez au repas ? demanda-t-elle.

— Oui. Mais pas longtemps.

— Vous voulez profiter de ma voiture ?

— Non, merci, je préfère marcher, mentit-il.

— Ah. Bon… Alors, peut-être à tout à l’heure. » Marie sourit et se détourna.

Debout au milieu des tombes, dans la chaleur du mois de mai, Fegan demeura en retrait pendant que l’assemblée se dispersait. Lorsqu’il fut certain que Marie était partie, il se dirigea à son tour vers la sortie du cimetière.

Fegan ne s’était jamais trouvé en manque de femmes durant sa jeunesse. Contrairement à certains, comme McKenna, il n’usait jamais de belles paroles pour les séduire et se glisser dans leur lit ; sa réputation suffisait. Elles étaient excitées par le danger et lui prenait son plaisir, voilà tout. Depuis sa sortie de Maze, il avait eu quelques rares relations sans importance. L’occasion de se soulager de temps à autre, rien de plus.

Marie McKenna le troublait. C’était évidemment quelqu’un qui ne se laissait pas utiliser, mais il ne savait pas s’y prendre autrement avec les femmes.

« Qu’est-ce qui m’arrive ? » se demanda-t-il tout haut. Sa voix rendit un son étrangement creux parmi les tombes. Ravalant ses interrogations, il baissa la tête pour gagner la sortie, et là, se figea. Une luxueuse voiture grise aux vitres teintées l’attendait, moteur ronronnant.

La vitre arrière s’abaissa. « Monte, Gerry », dit Paul McGinty, détendu et souriant.

14

Lorsqu’ils unissaient leurs efforts, le Secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord et les forces de sécurité se montraient parfois d’une efficacité impressionnante. Dommage qu’ils ne s’accordent pas plus souvent, pensa Campbell en jetant son sac sur le lit de l’appartement qu’on lui avait attribué à Holylands[11], quartier ainsi nommé à cause de ses rues — rue de Palestine, rue de Jérusalem, rue de Damas — et non pas en hommage à ses habitants. L’endroit était particulièrement bien choisi, entre Malone Road et l’université de Queen’s, au cœur d’un fouillis de constructions victoriennes et de bâtiments modernes abritant une population étudiante qui allait et venait à toute heure du jour et de la nuit. Au milieu du bruit et de l’insouciance générale, Campbell pourrait agir en toute liberté sans attirer l’attention.

Il s’approcha de la fenêtre du petit salon. L’appartement était situé au dernier étage d’une maison de University Street, à proximité de Botanic Avenue, avec vue sur une église. En bas, sur les trottoirs, se pressait une foule diverse, hommes et femmes en route vers leur travail, chalands attirés par les vitrines des boutiques, groupes d’étudiants. La vieille Ford Focus acquise chez un concessionnaire au sud de la ville était garée de l’autre côté de la rue. Dans la boîte à gants, on lui avait laissé un Glock 23 et un deuxième téléphone portable avec lequel il ne devait appeler qu’un seul numéro.

La mort dans l’âme, il avait troqué sa BMW contre la Focus après être remonté de Dundalk jusqu’à Armagh, puis en direction du nord par l’autoroute. Il n’avait pas conduit la Z4 depuis un mois. Bien sûr, c’était son boulot qui lui permettait de s’offrir une voiture pareille. Mais s’il ne profitait jamais des avantages acquis, à quoi bon ?

Telle était la question qu’il se posait constamment. Âgé de trente-huit ans, imposteur depuis quinze ans… Bien sûr, il prenait un plaisir pervers à mener cette vie de tromperie, avec le risque permanent d’être découvert, et l’étrange frisson, agréable et inquiétant à la fois, qu’il éprouvait en voyant les autres retenus dans les filets de son mensonge. Mais était-ce là toute l’explication ?

Il avait passé bien des nuits à fixer le plafond, où qu’il se trouvât, et à retourner la question dans sa tête, mais chaque fois qu’il se sentait proche de la réponse, il l’esquivait. Un jour, peut-être aurait-il la force de regarder cette part de lui-même.

Lorsqu’il s’engagea dans le Black Watch Royal Highland Regiment, à l’âge de vingt ans, David Campbell n’avait pas la moindre idée de ce que la vie lui réserverait. Il savait seulement, comme tant d’autres gars de Glasgow, qu’il aboutirait inévitablement dans les rues de Belfast, à patrouiller sous les jets de briques et de bouteilles. La première fois qu’une femme cracha sur ses bottes, il demeura muet et paralysé.

« Rentrez chez vous, connards ! dit-elle.

— Laisse tomber », conseilla le sergent.

Belfast avait changé. Une heure plus tôt, en approchant de la ville, Campbell s’était étonné de voir le nombre de grues qui se dressaient à l’horizon. Partout s’élevaient ces hautes silhouettes de métal, signes d’une prospérité nouvelle ; à l’ouest, où les républicains avaient établi leur fief ; à l’est, dans les quartiers tenus par les loyalistes ; au sud, que les riches occupaient depuis toujours ; au nord, où les protestants et les catholiques se disputaient chaque centimètre carré de terrain.

Les frontières invisibles de la ville restaient identiques, dessinant une carte que Campbell avait découverte dix-huit ans auparavant en arpentant les rues, armé de son fusil. Les mêmes bandits continuaient à entretenir le malheur pour nourrir leurs propres intérêts. Les mêmes haines bouillonnaient encore sous la surface. Mais la ville, en prenant de l’embonpoint, avait appris à masquer ses cicatrices lorsqu’il le fallait ou à les montrer pour en tirer avantage.

Il se détourna de la fenêtre et alla vider le contenu de son sac dans un tiroir. Un éclair de couleur accrocha son regard parmi les vêtements froissés, le pistolet et les cartouches en vrac : son vieux Red Hackle[12]. Attrapant le plumet, il le fit tourner entre ses doigts. Il n’avait pas porté longtemps l’insigne traditionnel du Black Watch.

Cinq jours après son vingt-troisième anniversaire, alors qu’il n’avait pas encore achevé sa troisième année de service, Campbell fut appelé par l’officier en chef. Le lieutenant-colonel Hanson était un homme dur, au visage creusé de rides, qui inspirait la peur à tous les hommes placés sous ses ordres. Campbell frappa à la porte, le cœur battant.

« Entrez », aboya une voix marquée par un fort accent écossais.

Campbell ouvrit la porte, entra, referma le battant en veillant à ne pas tourner le dos au colonel, avança de cinq pas, claqua des talons et salua. Assis derrière le bureau, le colonel lui rendit négligemment son salut. Campbell regardait droit devant lui, sans se laisser distraire par le troisième homme présent dans la pièce.

« Vous pouvez vous asseoir. » Le colonel désigna la chaise vide en face de lui. Campbell obéit.

« Je vous félicite pour votre promotion, caporal, dit le colonel Hanson.

— Merci, mon colonel.

— Inutile de tourner autour du pot. Connaissez-vous la 14 Intelligence Company[13] ?

— J’en ai entendu parler, mon colonel », répondit Campbell avec une inquiétude grandissante. La 14 INT, section clandestine affiliée au SAS et sans existence officielle, ne constituait pourtant un secret pour personne. Elle était chargée de faire le sale boulot, des actes inavouables pour lesquels les gens ordinaires allaient en prison, eux.

« Alors, vous savez que la 14 INT est une unité de renseignement qui joue un rôle essentiel dans nos opérations en Irlande du Nord. Bien que possédant un statut indépendant, elle travaille en collaboration avec la Royal Ulster Constabulary, la Branche Spéciale, le MI5, la Force Research Unit et l’armée régulière. Ses agents spéciaux et ses informateurs infiltrés dans tous les groupes paramilitaires de la Province[14] ont sauvé un nombre considérable de vies. »

Le colonel Hanson désigna l’homme assis à sa droite. « Je vous présente le commandant Ross.

— Bonjour, caporal », dit le commandant Ross, qui ne portait pas l’uniforme. Vêtu en civil, plutôt décontracté, il semblait d’après son accent originaire de Birmingham, ou peut-être de Dudley.

« Bonjour, mon commandant. » Campbell sentait la sueur couler sur son torse.

Le commandant Ross saisit un dossier sur le bureau et l’ouvrit. « David Patrick Campbell. Né en 1969, de parents appartenant à deux confessions différentes, ce qui est rare à Glasgow. Vous avez reçu une éducation catholique. Votre religion ?

— Pardon ?

— Êtes-vous pratiquant ? Allez-vous à la messe ?

— Pas depuis que j’ai quitté l’école, mon commandant. » Campbell se tenait raide contre le dossier de sa chaise, les mains à plat sur les genoux.

« Vous avez arrêté vos études à seize ans, sans diplôme, malgré une intelligence au-dessus de la moyenne. Après quelques petits boulots entrecoupés de périodes de chômage, vous vous êtes engagé dans le Black Watch. Pourquoi ? »

Campbell se crispa. « C’était la seule chose à faire, commandant. Je n’avais pas de métier. Pas d’avenir. »

Le commandant Ross sourit. « Je vois. Et vos parents ? Qu’est-ce qu’ils en ont pensé ? »

Campbell chercha un mensonge plausible.

« Répondez au commandant », ordonna le colonel Hanson.

Puisque aucune idée ne lui venait, Campbell n’avait plus qu’à dire la vérité. « À l’époque, j’étais en froid avec eux.

— Et pour quelle raison ? demanda le commandant Ross.

— On s’était disputés.

— À propos de quoi ?

— Je préfère ne pas en parler, mon commandant. »

Le visage du colonel Hanson vira au cramoisi. « Répondez à la question, caporal.

— J’ai eu des démêlés avec la justice. Mes parents n’étaient pas contents. » Campbell fixa ses mains.

« Des démêlés avec la justice, répéta le commandant Ross en esquissant un sourire. Voilà une formulation intéressante pour dire que vous avez rossé un vigile à la porte d’une boîte de nuit. »

Campbell regarda l’officier droit dans les yeux. « Il n’y a pas eu d’inculpation, mon commandant.

— Oui… Fort heureusement pour vous, plusieurs témoins sont revenus sur leur déclaration. Mais sans aucune intervention de votre part, n’est-ce pas, caporal ?

— Non, mon commandant. »

Le commandant Ross considéra à nouveau le dossier. « Depuis que vous vous êtes engagé dans le Black Watch, votre comportement a été jugé satisfaisant, mais pas exceptionnel. Compte tenu de votre intelligence, vous auriez dû être nommé caporal il y a un an déjà. Vous êtes vif d’esprit, doté d’une bonne résistance physique, mais peu enclin à la discipline. On me dit que vous êtes bagarreur. Voire franchement violent. Vous avez failli passer en cour martiale l’année dernière pour agression perpétrée sur un manifestant loyaliste.

— C’était une situation de légitime défense. Il n’y a pas eu d’inculpation.

— Fort heureusement pour vous, encore une fois. » Le commandant Ross sourit et reposa le dossier sur le bureau. « Vous n’êtes en contact avec aucun membre de votre famille, ni avec aucun ami en dehors de vos collègues ici, n’est-ce pas ?

— Non, mon commandant. » Campbell surprit le regard que les deux officiers échangeaient. « Je peux savoir de quoi il s’agit ? » demanda-t-il.

Le commandant Ross leva une main pour faire taire le colonel Hanson qui s’apprêtait à réprimander Campbell. « J’ai besoin de vous dans mon équipe », répondit-il.

Et c’est ainsi que pour servir son pays, Campbell fut soumis pendant les mois qui suivirent à de multiples sévices et brutalités, d’abord à la base de la RAF Cosford puis au centre d’entraînement des Commandos de Lympstone. Lorsqu’il retourna à Belfast, il fréquenta les pubs qu’on lui recommandait autrefois d’éviter. Là, vêtu du maillot des Glasgow Celtic, il regardait les matchs à la télé en acclamant plus fort que les autres chaque but marqué contre les Glasgow Rangers. Un agent de la 14 INT le présenta à des hommes qui l’interrogèrent à propos de son régiment, des actions du Black Watch auxquelles il avait participé. Quand les questions se faisaient trop précises concernant la date et l’heure exacte de l’opération, il jouait le secret militaire. Libéré du Black Watch par une prétendue mesure disciplinaire quelques mois plus tard, il commença à livrer davantage de détails. Peu à peu, il infiltrait les rangs ennemis, s’avançait de plus en plus loin, et, une fois par semaine, fournissait son compte rendu à un agent dans un parking ou sur une route déserte. De temps à autre, il s’assurait que son compte en banque, ouvert sous un autre nom, était toujours généreusement approvisionné.

Il se rappelait la première fois qu’il dut tuer quelqu’un pour protéger sa clandestinité. Un geste difficile pour lequel on l’avait préparé, et pourtant, quinze ans plus tard, il se réveillait encore la nuit en revoyant le vieux sergent Hendry, son ancien collègue. L’espoir fou dans ses yeux, voilà ce qui le hantait. Pas l’homme qui suppliait, qui pleurait, mais le moment où Hendry l’avait reconnu et s’était cru sauvé. Un espoir de courte durée, le temps que le doigt de Campbell presse la détente.

Campbell frissonna, malgré le soleil qui entrait par la fenêtre de la chambre. La cloche de l’église sonna deux heures. Il fallait bouger… Son contact l’attendait au pub de McKenna.

15

La Lincoln Town Car de McGinty glissait sur Falls Road comme un tapis volant. On racontait que la faire venir des États-Unis avait coûté une fortune, et que la direction du parti désapprouvait ce vulgaire étalage d’un luxe choquant compte tenu de la situation. Une vitre séparait Fegan et McGinty du chauffeur, Declan Quigley.

« Toi non plus, tu n’as pas le permis de conduire, hein, Gerry ? demanda McGinty.

— Non.

— Mais moi, je ne peux plus prendre le risque d’être en infraction. » D’une main aux ongles soigneusement entretenus, McGinty désigna l’intérieur en cuir noir de la voiture. « Nécessité oblige. »

Fegan se sentait comme enfermé dans un cocon d’acier. De l’extérieur, les vitres teintées paraissaient noires. La voiture était sans doute équipée pour résister aux balles et aux charges d’explosif.

« Tu voulais me voir, dit-il.

— Nous y viendrons. » Du coin de l’œil, Fegan entrevit le rictus de McGinty. « Si on parlait un peu de nous, avant ?

— D’accord. »

McGinty lui tapota le genou. « Alors, comment va ? Qu’est-ce que tu deviens ?

— Pas grand-chose.

— Le boulot aux services municipaux, ça se passe bien ?

— Je suis tranquille.

— Tu le mérites, Gerry. Tu nous as donné douze ans. On ne l’oubliera pas. Ton salaire t’est assuré aussi longtemps que tu le voudras, quoi qu’il advienne. »

Fegan lui accorda un regard de biais. « Merci.

— C’est dur, ce qui est arrivé à McKenna, hein ?

— Oui.

— Et maintenant, Vincie Caffola aussi… »

Fegan gardait les yeux fixés sur la route, à travers la vitre qui les isolait du chauffeur. Au carrefour avec Fallswater Parade, la rue où habitait la mère de McKenna, la voiture continua tout droit. Sur les maisons, peintures murales et messages de propagande prenaient des allures d’œuvres d’art. « Tu crois vraiment que les flics l’ont tué ? demanda Fegan.

— Peut-être. En tout cas, c’est ce que je soutiens officiellement.

— Mais il y a des témoins, d’après toi.

— Évidemment qu’il y en a, Gerry. » McGinty émit un petit rire. « Évidemment. »

Il posa une main sur le genou de Fegan. « En vérité… Regarde-moi, Gerry. »

Fegan ferma les yeux un bref instant, puis les rouvrit et se tourna vers McGinty.

« Tout bien considéré… Il se peut que ça m’arrange.

— Comment ça ? » demanda Fegan.

McGinty sourit. « Il se trouve que Michael, Dieu ait son âme, trempait dans un sale business. Les temps ont changé, vois-tu. Certains d’entre nous souhaitent que le processus politique engagé à Stormont réussisse… Pas tout le monde, mais un grand nombre de gens, issus de tous les bords. Nous, les Anglais, même les unionistes. Les bombes, ça ne marche plus aujourd’hui. Les dissidents d’Omagh sont la goutte qui a fait déborder le vase. Notre monde n’accepte plus la violence comme autrefois. Et puis, il y a eu le 11 Septembre. Le regard des Américains s’est modifié en ce qui concerne la lutte armée. Avant, on leur apparaissait comme des idéalistes, des combattants de la liberté. L’argent coulait à flots pour venir en aide au bon vieux pays. Mais ils ne veulent plus jouer à ce jeu-là maintenant. La paix est la seule solution qui nous reste, que ça nous plaise ou non. »

Fegan contemplait les fresques murales par la vitre. Images et slogans, portraits de héros républicains avoisinant diverses expressions de solidarité avec la Palestine et Cuba. Une proclamation selon laquelle la Catalogne ne faisait pas partie de l’Espagne. Sur ce dernier point, Fegan eût été incapable de trancher, mais il se demanda en quoi la question pouvait bien concerner les habitants des Falls. Puis vint un dessin de George Bush, aspirant du pétrole avec un tuyau dans un champ de bataille jonché de squelettes et de crânes d’Irakiens, titré Le plus gros échec de l’Amérique.

« On marche sur une corde raide, continuait McGinty. Il ne faut surtout pas perturber l’équilibre. D’accord, les Anglais nous donnent un peu de mou — ils ferment les yeux, tant que la situation reste stable —, mais les tractations et les affaires louches, c’est terminé. On peut toujours rentrer un peu d’argent, à condition de se montrer prudents. Et discrets. Mais là, je me trouve dans une position difficile. Depuis des années, comme les autres, je bosse pour faire avancer les choses et, moi aussi, je tiens à avoir ma part du gâteau. Si je veux me placer à Stormont, je suis obligé d’avoir les mains propres. Une ligne d’action irréprochable, tu comprends. »

Le sourire de McGinty s’évanouit. « Michael me posait un problème. J’ai eu beau lui expliquer qu’en cas d’agissement frauduleux de sa part, c’était moi qui paierais les pots cassés, il n’en a pas tenu compte. Du trafic de clandestins, bon sang ! Il était en cheville avec des Lituaniens qui faisaient entrer des filles par le Sud. Je veux bien reconnaître que ça rapportait de l’argent, mais des gamines de quinze, seize ans, tu imagines ? Même les Anglais ne laissent pas passer ça. Il aurait dû refiler le tuyau aux loyalistes. Eux, ils sont assez cons pour se fourrer dans des histoires pareilles. S’il s’était fait prendre, j’en aurais subi les conséquences. La direction du parti était inquiète et en a parlé au vieux. »

Fegan se raidit et pressa son talon contre le plancher de la Lincoln pendant que McGinty lui serrait le genou.

« Et maintenant, Vincie. Comprends-moi bien… Vincie débordait de bonnes intentions. Il n’y avait pas meilleur que lui à Belfast pour conduire les interrogatoires. Mais il nous tirait dans les pattes en racontant partout qu’il désapprouvait notre représentation politique à Stormont ; il nous accusait de collaborer avec la police et d’être des vendus. Tu connais le vieux, Gerry… Bull O’Kane n’aime pas les dissidents. Ça dérange les gens. Il m’a fait venir à la ferme pas plus tard que la semaine dernière et m’a demandé de remettre de l’ordre dans tout ça. Tu piges ? En gros, il a menacé de me dégager si je ne faisais pas le ménage. »

Fegan connaissait la ferme. Quelques hectares de terrain et une maison modeste, à cheval sur la frontière qui séparait l’Irlande du Nord et la République, à la jonction des comtés d’Armagh et de Monaghan. O’Kane gérait son empire du fond de ce repaire, et le bruit courait qu’il avait amassé une fortune. Des millions, selon certains, peut-être même des centaines de millions, investis dans des opérations immobilières à l’échelon international — en Angleterre, en Espagne, au Portugal et en Amérique —, tout en dissimulant son identité derrière un rempart de paperasses.

À présent, il augmentait encore son magot grâce aux besoins croissants du marché du carburant. Le Bull[15] avait installé des dizaines de raffineries dans des fermes le long de la frontière, chacune produisant des millions de litres de gasoil obtenu à partir du diesel agricole — fourni à bas prix par l’État aux exploitants en difficulté. Une fois débarrassé de son colorant, le mazout était revendu aux stations-service, automobilistes, camionneurs en quête de carburant bon marché. Bull O’Kane se battait maintenant pour l’Irlande en inondant ses campagnes de déchets chimiques.

« Comment il va, le Bull ? demanda Fegan.

— Oh, tu le connais… Il approche les soixante-dix balais, mais il t’en mettrait encore plus d’un à terre. Toujours rusé comme un renard. Tu ne l’as pas vu tellement souvent, toi, hein ?

— Deux fois. » À ce souvenir, Fegan se sentit la bouche sèche. « Il y a longtemps.

— En tout cas, reprit McGinty, si quelqu’un avait un grief personnel contre McKenna et Vincie Caffola, il m’a rendu service. Il a fait le boulot à ma place. Tu comprends, Gerry ? »

Fegan garda le silence, tandis que McGinty lui pressait à nouveau le genou.

« Parce qu’ils devenaient dangereux, tous les deux. Le parti ne les regrettera pas. En plus, j’ai maintenant une excuse pour virer des étrangers qui mettaient un peu trop le pied dans mes affaires, sans compter que ça me fournit une arme contre la police. Qui sait, si j’arrive à convaincre les médias que les flics ont tué Vincie, on pourra peut-être s’en servir pour faire pression sur les Anglais.

— Je vois », dit Fegan. Leurs deux reflets lui étaient renvoyés par la vitre du chauffeur. À côté de celui de McGinty, son propre visage lui parut squelettique.

« Tu as toujours été plus futé que tu ne le laissais croire, continua McGinty. Tu aurais pu aller loin, si tu l’avais voulu. Mais bref. Voici ce que je voulais te dire : si quelqu’un que nous ne connaissons pas, un homme qui agit seul, avait un compte à régler avec Michael McKenna ou avec Vincie Caffola, je suis prêt à fermer les yeux. Pour cette fois. Puisque j’y trouve mon avantage, je le répète, on peut passer l’éponge. »

McGinty ôta la main du genou de Fegan et jeta un bras autour de ses épaules. « Ce n’est pas grave. Mais il faut que ça s’arrête là, sinon je serai peut-être obligé d’intervenir. Juste une chose encore… » McGinty s’approcha. Fegan sentit son haleine tiède contre son oreille. « Celui qui a fait ça n’a pas intérêt à me prendre pour un con. »

Fegan s’éclaircit la gorge. « Il n’osera pas.

— Si ce n’est pas quelqu’un de ta trempe, non, répliqua McGinty en retirant son bras. Bon… Venons-en à ce qui nous intéresse. J’aimerais te voir plus souvent, Gerry. On a toujours besoin de quelqu’un comme toi, et par ces temps difficiles, je veux savoir qui sont mes amis. En qui je peux avoir confiance. Tu me suis ?

— Je mène une vie plutôt solitaire, dit Fegan.

— C’est ton choix, mais ne reste pas trop à l’écart quand même. Ça te ferait du bien de reprendre un peu d’activité. Histoire d’ôter les vieilles toiles d’araignées.

— Oui, peut-être.

— Et la boisson, Gerry. Faut que tu en finisses avec ça. On raconte des choses sur ton compte… Il paraît que tu te bourres la gueule au pub de McKenna. Que tu parles tout seul.

— Je bois moins depuis quelques jours, répondit Fegan — ce qui était vrai.

— Tant mieux. L’alcool a tué mon père. Le tien aussi, si mes souvenirs sont exacts. »

Fegan regarda par la vitre. Des gamins faisaient du vélo au soleil. La Lincoln tourna à droite, puis encore à droite, pour reprendre le chemin de Fallswater Parade. « C’est vrai.

— D’ailleurs, j’ai un petit boulot à te confier. »

Fegan se tourna vers lui.

« Rien de compliqué, dit McGinty en souriant. Ne t’inquiète pas. Dieu merci, on est sortis de tout ça. Je voudrais juste que tu transmettes un message. »

Fegan réfléchit. « D’accord, dit-il enfin.

— À Marie McKenna. La nièce de Michael. »

Fegan serra le poing en rentrant les ongles dans sa paume. « Oui…

— Il paraît que tu es en bons termes avec elle. Elle t’a raccompagné en voiture hier.

— Je ne la connais pas. Pas vraiment. Je ne lui avais jamais parlé avant.

— Elle s’est mis à dos un certain nombre de personnes, à cause de son histoire avec le flic. » McGinty contempla les drapeaux et les fresques sur les murs des maisons. « Elle a eu un bébé et tout… Et certains aimeraient bien lui faire savoir ce qu’ils en pensent. Michael a veillé à ce qu’on la laisse tranquille, par respect pour sa mère, mais à présent qu’il n’est plus là, elle pourrait bien avoir des embêtements.

— Ils ne sont plus ensemble depuis des années, dit Fegan. Qu’est-ce que ça peut faire, maintenant ?

— Les gens ont la mémoire tenace, Gerry. Surtout quand il s’agit des fautes de quelqu’un d’autre. On se rappelle le Bloody Sunday, on en parle comme si c’était hier. Mais on oublie tous ceux qui sont morts juste avant, ou juste après. C’est la nature humaine. »

Moi, je me rappelle mes fautes, songea Fegan. Elles me suivent partout. Il se demanda si McGinty se souvenait des siennes.

« J’aimerais que tu lui en touches un mot, dit McGinty. Sans la menacer. Juste une allusion. Tu pourrais lui conseiller de déménager… De s’installer en Angleterre, par exemple.

— Tu veux que je lui parle tout de suite ?

— Non, non. Pas chez la mère de Michael. Elle habite du côté de Lisburn Road, sur Eglantine Avenue. Va la voir plus tard et discute avec elle. Mais gentiment. Hein ? »

Fegan fut incapable de sourire à McGinty en retour. « D’accord », dit-il.

16

Chez la mère de McKenna se pressaient amis et membres de la famille en habits de deuil, mais la foule n’était pas aussi dense que la veille. Cette fois, Fegan parvenait à respirer. Afin de ne pas avoir à s’entretenir du passé avec quelqu’un qui ne le lâcherait plus, il attrapa une cannette de bière sur la table du salon et s’éclipsa dans le couloir.

Quelque part dans la maison, McGinty et le père Coulter échangeaient poignées de main et claques amicales en mangeant des friands à la saucisse. Fegan les évita. Il redoutait de voir surgir les ombres.

Pour ménager les apparences, il se devait de rester un moment, mais où pouvait-il boire sa bière en paix ? À l’étage, dans l’une des chambres ? Non, ce serait inconvenant. Quant à la cour, tous les fumeurs y étaient attroupés. Alors, où ?

Il se rappela l’espace sous l’escalier, où était installé le téléphone. L’endroit, peu éclairé, comportait une table et un petit banc. Il décida de se glisser là. Si on l’interrogeait, il prétexterait qu’il avait besoin de s’asseoir.

Il se faufila derrière un groupe d’hommes en grande conversation, se pencha pour passer la tête sous les marches. Quand il comprit que Marie McKenna avait eu la même idée et occupait déjà le siège, il ne put que la dévisager, muet, les épaules voûtées.

« Bonjour », dit-elle. Il n’aurait su interpréter la lueur qui brillait dans ses yeux. Malice ? Crainte ? Peut-être les deux.

« Bonjour. Je voulais juste… euh…

— Vous vouliez vous cacher. » De fines rides s’esquissèrent autour de ses yeux gris bleu tandis qu’elle lui souriait. « Moi aussi. »

Elle buvait du vin blanc. Remarquant la trace de rouge à lèvres sur le bord du verre, Fegan se demanda quel pouvait en être le goût.

« Je vais trouver un autre endroit, dit-il en reculant.

— Non, non. Vous n’êtes pas très gros. » Elle se déplaça sur le banc. Après avoir hésité une seconde, il se pencha en avant pour prendre place à côté d’elle.

« Ça tombe bien, dit-elle. Je voulais vous parler… Pour m’excuser.

— De quoi ? » Fegan ouvrit la cannette de Harp Lager. Il avala une gorgée qui lui brûla la langue.

« J’ai dû vous paraître bizarre, hier… Je regrette ce que j’ai dit. » Le vin s’agita dans le verre. La main de la jeune femme tremblait.

« Ce n’est pas grave, dit Fegan. On fait tous des choses qu’on regrette ensuite.

— C’est vrai », dit-elle. Son bref sourire s’enfuyait déjà quand Fegan se tourna pour la regarder.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? » demanda-t-il. La question avait franchi ses lèvres avant qu’il n’ait pu la retenir. Il ramena les yeux sur sa cannette de bière.

Marie se raidit. « Pardon ? »

Non, rien. Voilà ce que Fegan aurait dit s’il n’était pas en train de perdre la raison. Au lieu de quoi, il ajouta : « Ils ne veulent pas de vous, mais vous êtes venue quand même. Pourquoi ? »

Elle prit plusieurs inspirations avant de répondre : « Parce que ces gens sont ma famille. Pour le meilleur ou pour le pire. Ils auront beau essayer, je ne les laisserai pas me rejeter.

— Je ne comprends pas. S’ils ne veulent pas de vous, pourquoi vous acharner ?

— Vous aimez lire ? » demanda-t-elle.

Il la regarda à nouveau. « Non. Pourquoi ?

— J’ai lu un livre qui s’appelle Yosl Rakover parle à Dieu. En fait, c’est un faux, mais peu importe. On le croyait écrit par un Juif qui se cachait dans le ghetto de Varsovie pour échapper aux nazis. Le personnage traverse des épreuves horribles, et à la fin, il se tourne vers Dieu et lui dit : “Tu peux m’infliger tout ce que tu veux. Tu peux m’humilier au plus haut point, tu peux tuer mes amis, tu peux tuer ma famille, mais tu ne réussiras pas à me faire te haïr.” »

Elle poussa un profond soupir. « La haine est un sentiment terrible. C’est bête et ça ne sert à rien. On peut détester quelqu’un de toutes ses forces, il n’en souffrira pas pour autant et continuera à vivre de la même manière. La seule personne à qui cela fait mal, c’est soi-même. Alors, à quoi bon ? Je refuse de les détester. C’est ma famille, et elle le restera. »

Fegan observait ses mains, le fin tracé bleu de ses veines sous le grain serré de la peau, les os délicats. « J’aimerais bien lire ce livre, dit-il.

— Vous pouvez le trouver à la bibliothèque, je ne l’ai plus. Quand j’avais dix-sept ans, oncle Michael m’a obligée à le déchirer. Il m’a dit que c’était de la propagande juive. Et que j’oubliais ce que les Juifs faisaient subir aux Palestiniens. Je me souviens, ça m’avait étonnée. Il ne disait pas “les Israéliens”, mais “les Juifs”. Lui qui n’a sûrement jamais connu de Juifs dans sa vie, il les détestait quand même. Je ne comprenais pas. C’est drôle, je n’avais pas repensé à ce livre depuis des années, mais il m’est revenu en tête après la mort d’oncle Michael. »

Une minute s’écoula. Ils burent tous les deux en silence. Puis Marie reprit : « Puisqu’on en est à se poser des questions délicates… Et vous ? Pourquoi venez-vous vous cacher ici ?

— Il y a trop de vieilles connaissances. Je ne peux plus écouter leurs histoires.

— Tous ces gens vous respectent.

— Ils ne me respectent pas. Ils ont peur de moi.

— Moi, je n’ai pas peur de vous. »

Fegan tripota la languette de sa cannette. « Vous savez ce que j’ai fait ?

— J’ai entendu certaines choses. » Il frissonna au contact de son épaule contre la sienne. « J’ai fréquenté des hommes comme vous toute ma vie. Mes oncles, mon père, mes frères. Je connais l’autre côté aussi, les flics et les loyalistes. Dans mon métier, je parle avec tout le monde. Vous n’êtes pas le seul à porter une culpabilité. »

Elle avait prononcé ces paroles avec douceur.

« C’est vrai », souffla-t-il. Et il s’aperçut que cette idée lui plaisait.

« D’ailleurs, je crois que vous n’êtes plus le même. Les gens changent. Heureusement, sinon on ne pourrait plus rien espérer de ce pays. Vous regrettez ce que vous avez fait ?

— Oui.

— Ça se voit. Sur votre visage. Dans vos yeux. C’est impossible à cacher. »

Fegan avait envie de la regarder, mais il en fut incapable. Il effleura de son doigt le métal coupant de la cannette. Les mots glissaient de son esprit et lui échappaient.

« Il faut que j’y aille, maintenant », dit-il en se levant. Une fois sorti du réduit, il se pencha pour demander : « Vous me permettez de passer vous voir plus tard ? »

Marie ouvrit la bouche, interdite. « Je ne sais pas… Je voulais emmener ma fille faire une promenade après dîner, s’il ne pleut pas.

— Je pourrais vous accompagner. »

Elle ferma les yeux en prenant une profonde inspiration. Au bout d’un temps infiniment long, elle rouvrit les yeux. « D’accord, dit-elle. Venez avec nous. J’habite dans Eglantine Avenue. »

Elle lui donna l’adresse. Fegan sourit, brièvement, et l’abandonna à son refuge sous l’escalier.

17

En vingt minutes, la voiture du ministre d’État pour l’Irlande du Nord avait parcouru moins de deux cents mètres. Le chauffeur et Compton, assis à l’avant, contemplaient un autobus à l’arrêt. Parmi les coups de klaxon incessants et le tumulte de la circulation londonienne, Edward Hargreaves sentit que son mal de tête empirait. Son portable qui vibrait ne fit qu’accroître sa mauvaise humeur.

La voix lui annonça que le chef de la police était en ligne.

« Geoff…, dit Hargreaves.

— Bonjour, Monsieur le ministre, répondit Pilkington.

— J’espère que vous m’apportez de bonnes nouvelles.

— Du nouveau, en tout cas. Nos collègues ont envoyé quelqu’un sur place à Belfast.

— Et alors ? » demanda Hargreaves, impatient. La voiture avança encore d’un mètre, en direction de Downing Street. « J’ai rendez-vous avec le secrétaire d’État et le Premier ministre dans quelques minutes. Il faut que j’aie quelque chose à leur dire. C’est ce dénommé Fegan qui a fait le coup ?

— Nous n’en savons rien, Monsieur le ministre. Les circonstances tendraient à l’incriminer, mais McGinty prétend que ce n’est pas lui. Il affirme que McKenna a été tué par les Lituaniens, et Caffola par mes hommes.

— Et c’est vrai ? » Hargreaves connaissait la réponse, mais il prenait plaisir à provoquer le chef de la police.

« Certainement pas, Monsieur le ministre. Il se sert de l’événement pour faire parler de lui dans la presse afin de s’assurer une dimension politique. Il y a deux heures, il a menacé de demander au parti de retirer son soutien à la PSNI si certains de mes hommes n’étaient pas inculpés. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne manque pas de culot. »

Hargreaves ne put réprimer un sourire en songeant que Pilkington se trouvait là dans une fort mauvaise passe. « Oui, j’ai le texte de son discours devant moi. C’est un malin, McGinty. Les unionistes parlent déjà de quitter Stormont. Cette affaire doit être étouffée au plus vite. Si notre homme n’en vient pas à bout sans tarder, c’est vous qui en paierez le prix. »

Après un silence, Pilkington demanda : « Vous voudriez qu’on accuse mes hommes du meurtre de Caffola, alors que je sais qu’ils sont innocents ? Que ce soit clair, Monsieur le ministre : je ne jetterai pas de bons officiers de police en pâture pour satisfaire des exigences politiques. Si vous croyez que…

— Cette grandeur d’âme vous honore, interrompit Hargreaves. Mais les exigences politiques sont notre lot à tous, Geoff. Vous êtes bien placé pour le savoir. Sur combien de petits méfaits avez-vous fermé les yeux pour que la mécanique ne s’enraye pas, hein ? Combien de cambriolages sont restés impunis par manque de zèle ? Combien de mauvais traitements ont été passés sous silence au nom de la tranquillité publique ?

— Monsieur le ministre, je ne vois vraiment…

— Vous n’avez pas de leçon à me donner, Geoff. » Hargreaves avait la bouche sèche, mais il souriait. « Combien de vos hommes auraient été mis en examen si on ne sacrifiait pas à certaines exigences ? »

Pilkington s’éclaircit la gorge. « Je ne m’abaisserai pas à débattre du sujet, Monsieur le ministre.

— Tout le monde doit faire des sacrifices. Tenez-moi au courant. »

Il raccrocha sans attendre la réponse.

18

Debout au comptoir, Davy Campbell avait conscience d’être le seul homme à ne pas porter le deuil. À peine était-il entré dans le pub de McKenna que les coups d’œil en coin avaient commencé, les chuchotements, les mentons pointés dans sa direction. On le reconnaissait ; on savait qu’il était passé dans le camp des dissidents à Dundalk. Il attendit que quelqu’un le provoque, l’interroge sur les raisons de son retour à Belfast. Personne n’éleva la voix, peut-être par respect pour le défunt. Un étranger eût été assailli sitôt le seuil franchi. Ce n’était pas le genre d’endroit où l’on venait juste boire un verre. La paix n’avait pas changé les habitudes à ce point-là.

Le pub de feu McKenna était un bar mal famé où de minables voyous éclusaient leur bière, mais nul ne pouvait nier que celle qu’on y servait était bonne. Campbell porta le verre de Smithwick’s à sa bouche et goûta le liquide frais, onctueux, qui lui coulait dans la gorge.

« T’es sacrément gonflé, toi. »

Campbell ne tourna pas la tête. Dans le miroir du bar, Eddie Coyle le dévisageait. Plus petit, crâne dégarni et cheveux blonds auréolant une face joufflue. Campbell essuya la mousse qui perlait sur sa barbe.

« Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda Coyle. T’en as eu marre de jouer à la guerre avec les petits connards de Dundalk ?

— On peut le dire comme ça. »

Coyle s’approcha. « Tu crois que tu peux te ramener, tranquille, juste parce que Michael n’est plus là ?

— Je suis venu boire une bière, Eddie, d’accord ? » Campbell se tourna vers Coyle. « Si tu me cherches, tu vas me trouver. Sinon, dégage. »

Coyle plissa les paupières. « Je vais quoi ?

— Tu as entendu. » Campbell posa son verre sur le comptoir.

Le visage rougeaud de Coyle se fendit d’un mince sourire. « Tu m’as dit de dégager ?

— En gros, oui. » Campbell sourit. « Sauf si tu as envie de boire un verre avec moi. C’est clair ? »

Avant même que son adversaire ne frappe, Campbell devança le coup. Il avait appris depuis longtemps que la meilleure tactique pour prendre le dessus, dans une confrontation physique, consistait à déséquilibrer l’autre. Au moment où Coyle commettait l’erreur de s’élancer de tout son poids, il lui suffit de lever le bras gauche et d’esquiver.

Coyle renversa plusieurs tabourets dans sa chute et atterrit à plat dos. Il se releva, furieux, et revint à la charge. À nouveau, Campbell se déroba. Coyle s’écrasa de plein fouet, la poitrine contre le comptoir. Il se retourna, prêt à relancer l’offensive, mais Campbell fut plus rapide. De sa main gauche, il l’attrapa par les cheveux, lui renversa la tête en arrière, serra le poing droit et fit pleuvoir sur son visage une série de coups jusqu’à en avoir les phalanges rouges de sang. Quand il relâcha sa prise, le menton de Coyle heurta le comptoir avec un bruit mat.

C’est alors que les autres donnèrent l’assaut. Campbell ne put les dénombrer, mais un mur d’hommes en costumes noirs s’abattit sur lui. Des mains lui agrippèrent les cheveux, l’oreille, le col de son blouson en jean. Il leva les bras pour se protéger, tandis que les coups de poing trop nombreux se gênaient mutuellement et se révélaient plutôt inoffensifs.

« Hé là ! » Une silhouette frêle se glissa entre Campbell et les attaquants en colère. « Laissez-le tranquille ! Il est avec moi.

— Mais regarde ce qu’il a fait à Eddie, protesta quelqu’un.

— C’est Eddie qui a commencé, répliqua Patsy Toner. Fichez-lui la paix, compris ?

— Mais…

— Ça suffit ! » Toner pointa un doigt impérieux sur son interlocuteur le plus proche. Les hommes reculèrent, avec force jurons et grognements. Toner saisit Campbell par le coude. « Allez, viens. »

Campbell se laissa entraîner dehors, souriant, tous ses sens en éveil.

« Tu es malade ou quoi ? » dit Toner, les yeux fous, bouche bée sous son épaisse moustache.

« Il a eu ce qu’il cherchait », répondit Campbell.

Toner rajusta sa cravate noire. « Bon sang, Davy. Eddie Coyle est un connard, tout le monde le sait, mais ce n’est pas en lui cassant la gueule en public que tu vas te faire des amis. » Il agita un doigt en direction de Campbell. « Je te signale que j’ai pris un risque, là. Ne l’oublie pas. »

Campbell désigna du menton la Jaguar garée le long du trottoir. « C’est à toi, ça ?

— Oui », dit Toner, qui se redressa et parut soudain gagner plusieurs centimètres.

Campbell essuya le sang sur ses mains avec un mouchoir.

« Alors, arrête de jacasser et emmène-moi voir McGinty. »


McGinty avait jeté son veston sur le dossier d’une chaise, desserré sa cravate, remonté ses manches. Debout dans le salon de la mère du défunt, portable à l’oreille, il se comportait comme le maître des lieux en poursuivant une conversation qui se traduisait sur son visage tour à tour durci et détendu. Il tira une dernière bouffée de sa cigarette et la jeta dans la cheminée.

Campbell et Toner attendaient sur le seuil de la pièce. « On dirait qu’il y a un souci, murmura Toner. Je crois que la hiérarchie n’a pas apprécié son discours, à l’enterrement. »

Avant que Campbell n’ait le temps de répondre, McGinty referma son téléphone d’un air sombre, fit signe à Toner d’approcher, et tous deux entamèrent un échange en lançant des regards appuyés à Campbell. Leurs yeux n’étaient pas les seuls braqués sur l’Écossais prodigue. Les rares hommes demeurés dans la pièce — dont le désordre trahissait un rassemblement plus important — le surveillaient comme s’il risquait de partir en emportant quelque objet de valeur laissé sans surveillance. Toner l’invita à approcher d’un geste théâtral.

McGinty tendit la main à Campbell qui s’avançait vers lui. « Content de te voir, Davy.

— Pareillement, Mr. McGinty », répondit Campbell en lui retournant sa puissante poignée de main.

« Tu en as eu assez de McSorley et de sa clique de bouseux ? » McGinty avait un bon sourire, mais des yeux de glace.

« Ils font n’importe quoi, dit Campbell. Je n’aurais jamais dû fréquenter ces gars-là. »

McGinty lui serra plus fort la main. « C’est vrai, Davy. Tu as commis une erreur. Et ça a dérangé beaucoup de gens ici, surtout le cher défunt. »

Campbell s’arracha à son étreinte. « Justement. Quand j’ai appris, pour Michael, j’ai réfléchi… Je me suis trompé. Mr. McGinty, je le regrette vraiment. Je ferai tout ce que je peux pour me rattraper. »

McGinty hocha la tête. « Je te comprends, Davy. Tu es un homme d’action. Tu veux avoir les mains dans la pâte. J’étais comme ça moi aussi, autrefois. Il ne se passait plus rien ici, alors tu es allé voir du côté des dissidents. Je parie que tu es déçu, hein ?

— Et pas qu’un peu ! » répondit Campbell en rendant à McGinty son large sourire. « Ils se contentaient de se bourrer la gueule en parlant de ce qu’ils allaient faire. »

McGinty attrapa sa veste et l’enfila. Passant un bras sur les épaules de Campbell, il l’entraîna vers la cuisine. « Viens, on va prendre l’air. »

Une femme blonde et mince s’écarta sur leur chemin. Campbell reconnut la nièce de McKenna. Elle garda les yeux baissés alors qu’ils la dévisageaient ouvertement. Les autres femmes assuraient le service, comme des ouvriers à la chaîne, se passant de main en main verres et assiettes entre l’évier et les placards. Elles jetèrent des regards curieux à Campbell tandis que McGinty l’entraînait vers la porte donnant sur la cour.

Deux hommes, jeunes, étaient en train de fumer. En voyant McGinty, ils écrasèrent leurs cigarettes d’un coup de talon.

« Ne polluez pas la cour de Mrs. McKenna, dit McGinty. Un peu de respect, tout de même. Allez-me mettre ça à la poubelle. »

Les hommes obéirent en silence et se penchèrent pour ramasser les mégots. Au moment où ils croisaient McGinty, celui-ci attrapa le plus jeune par la manche.

« Quand j’aurai terminé de parler avec mon ami, toi et ton pote, vous reviendrez tout nettoyer. D’accord ?

— D’accord, répondit le jeune, gardant les yeux rivés au sol.

— C’est bien, mon gars. Maintenant tu peux dégager. » McGinty se tourna vers Campbell et sourit. « Te voilà de retour parmi nous, Davy. Si ma mémoire est bonne, je ne t’ai pas demandé de revenir. Je ne t’ai pas dit non plus que ton boulot était terminé à Dundalk. » Il s’approcha en baissant la voix. « Et si je ne me trompe pas, il y a toujours de l’argent qui rentre, sur le petit compte que je t’ai ouvert… Alors, qu’est-ce que tu fous ici ? C’est toi qui as voulu copiner avec la bande de McSorley !

— Je vous le répète, Mr. McGinty. J’ai perdu mon temps là-bas. Ces gars-là ne sont pas une menace pour vous. »

McGinty ricana. « Bon Dieu ! T’avais pas besoin de coucher avec eux pour comprendre ça. Écoute-moi bien. Quand je t’envoie sur un plan, tu fais ce qu’on te demande. Point barre. » Il appuya son index contre la poitrine de Campbell. « Je me fiche de savoir ce que tu en penses. C’est moi qui décide. »

Campbell baissa les yeux pour témoigner de la déférence qu’on attendait de lui.

« C’est bon, soupira McGinty. Mais souviens-toi que ceci reste entre toi et moi. Je ne veux pas qu’on croie que j’avais peur de McSorley. Pas en ce moment.

— Je comprends, dit Campbell en relevant la tête.

— Alors ? Tu as des projets, ici ?

— Rien de particulier. En fait, j’espérais que vous me proposeriez quelque chose.

— C’est possible, répondit McGinty. Tu bosses bien, en général. Sauf que tu te laisses un peu trop emporter. J’ai reçu un texto de Tom, au pub. Eddie Coyle est parti à l’hosto pour se faire recoudre.

— Il cherchait la bagarre. Il l’a trouvée.

— Eddie Coyle a beau être un sale con, ça ne veut pas dire qu’il mérite une dérouillée. »

Campbell savait à quel moment reculer. « C’est vrai. J’aurais pas dû. »

McGinty sourit. « Tu lui demanderas pardon la prochaine fois que tu le croiseras. On lui dira de tendre l’autre joue… Mais bref. J’ai peut-être un petit boulot pour toi. C’est un peu délicat.

— Oh ?

— Tu as toujours été doué pour repérer les perturbateurs. On vient de perdre un bon élément à la sécurité intérieure. Vincie Caffola touchait sa bille dans la chasse aux balances, mais je crois me rappeler que tu te débrouillais pas mal non plus. »

Campbell leva les yeux en entendant un hélicoptère. « J’ai fait quelques belles prises, oui. »

McGinty se colla contre le mur de la cour pour échapper à la surveillance aérienne. « Tu as coincé ce salaud de Delaney quand il m’a vendu aux loyalistes. » McGinty eut un petit rire méprisant. « Les Ulster Freedom Fighters… Ces crétins se prennent pour Al Capone, et il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Qu’est-ce qu’il s’imaginait, Delaney ? Son plan était foireux. Enfin, on ne sait jamais. Avec de la chance, il aurait pu réussir son coup si tu n’avais pas mis ton nez là-dedans. C’est toi qui l’as obligé à avouer. Je n’ai pas oublié ça, Davy. »

Campbell l’observait attentivement. « Delaney, c’était facile. C’est Gerry Fegan qui a rectifié les gars de l’UFF.

— Mais tu les avais démasqués. Sinon, Gerry n’aurait pas su à qui s’en prendre et je ne serais pas là aujourd’hui. J’ai une sacrée dette envers vous deux. C’est la seule raison pour laquelle Gerry Fegan est encore en vie cet après-midi.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

McGinty plissa les paupières. « À ton avis, qui d’autre que lui aurait les couilles de buter Michael McKenna et Vincie Caffola ?

— Ah bon ? Ce n’est pas…

— Laisse tomber les racontars. » McGinty fit signe à Campbell de venir plus près. « Je te passe les détails. Mais si je te dis que c’était Fegan, tu peux me faire confiance. »

Campbell joua les sceptiques. « Je croyais qu’il avait perdu la boule. Et qu’il s’était mis à picoler.

— Possible. » McGinty esquissa un sourire. « Sauf qu’on ne doit jamais sous-estimer Gerry Fegan. Il y a plus fort que lui et ce n’est pas un génie, d’accord. Mais il est plus malin qu’il ne le laisse paraître… Tu veux savoir ce qui le rend si dangereux ? »

Campbell ne put réfréner sa curiosité. « Quoi ? »

McGinty prit ses cigarettes dans sa poche, en glissa une entre ses lèvres et rangea aussitôt le paquet. « Il n’a pas peur. Gerry Fegan n’a peur de personne. Jamais.

— La peur empêche parfois de faire des erreurs.

— C’est sans doute vrai pour certains. Mais pas pour Gerry. » McGinty alluma sa cigarette et rempocha le briquet. Il aspira une bouffée. « Je vais te raconter une petite histoire à propos de Gerry Fegan. C’était il y a des années de ça, en 1978 ou 1979. McKenna et lui devaient avoir dans les quinze, seize ans, pas plus. Avec Gusty Devlin, Dieu ait son âme, on emmenait souvent un groupe de jeunes camper dans la forêt de Carnagh, juste de l’autre côté de la frontière. Michael m’a tanné pour que Gerry vienne aussi. Moi, je ne voulais pas. Je ne l’aimais pas. Il ne disait jamais rien, avec son air timide, mais il observait tout. J’ai quand même fini par céder et il est parti avec nous dans le vieux camping-car Volkswagen que j’avais à l’époque. »

McGinty sourit et rajusta son élégant veston en exhalant la fumée par le nez. « Je n’étais pas sapé comme maintenant, note bien. Vu que je me prenais pour un héros de la classe ouvrière, tu vois le genre ? Bref. On s’est fait contrôler juste avant de passer la frontière. Les flics avaient entendu parler de nous, ils croyaient qu’on était armés. Les autres gamins n’en menaient pas large pendant la fouille, quand ils se sont retrouvés en caleçon et chaussettes sur le bord de la route. Sauf Gerry. Lui, devant les flics, il n’a pas baissé une seule fois les yeux.

« Après ça, on arrive dans la forêt, on installe le campement. Gusty emmène les jeunes se balader autour du lac, et ensuite, comme tout le monde est claqué, on se couche. Vers deux ou trois heures du matin, ramdam général ! Gerry se met à hurler parce qu’il a vu des gens dans les arbres en train de nous épier. Tu imagines ? Le môme tient tête à des flics qui pourraient l’étendre raide mort, mais il a peur la nuit ? »

Campbell réprima un mouvement de recul tandis que McGinty, en riant, lui envoyait sa fumée au visage. « Je croyais qu’il n’avait jamais peur.

— Il n’a peur de personne, j’ai dit. Les chocottes dans le noir, c’est un autre sujet… Passons. Le lendemain matin, Bull O’Kane débarque avec les armes que les flics cherchaient sur nous. Rien de bien méchant. Juste deux carabines à air comprimé et un vieux.303 datant de la guerre. Gusty installe des cibles en papier pour que les jeunes puissent s’entraîner, et là, mince, Gerry n’en touche pas une seule. Dans un face-à-face, il est capable de faire fuir le diable, mais à vingt mètres, il te raterait le cul d’une vache avec une pelle. »

Campbell hocha la tête, sourit, et enregistra l’information dans un coin de son esprit.

« L’un des gamins — je ne me rappelle plus son nom, mais ce n’était pas une lumière ; d’ailleurs, il s’est explosé en fabriquant une bombe tuyau… Donc, il commence à mettre Gerry en boîte. “T’es nul”, il lui fait. “T’as peur des flingues, tu vois des ombres dans les arbres la nuit, appelle donc ta mère pour qu’elle vienne te chercher”, etc. Ni une ni deux, Gerry lui saute dessus et lui flanque une putain de raclée. L’autre a le nez éclaté, du sang partout, pendant que nous, on les regarde en riant.

« Brusquement, Bull dit : “Ça suffit.” Il les sépare et attrape Gerry qui continue à se débattre. Bull le retient à bras-le-corps, puis il le lâche. À ce moment-là, Gerry se tourne vers lui et BOUM ! »

McGinty fit claquer son poing dans sa paume. Campbell cligna des yeux.

« Il a envoyé un pain à Bull O’Kane, l’homme devant qui tout le monde tremble. En plein dans la bouche.

— Sans blague », souffla Campbell. Existait-il quelqu’un qui était sorti indemne après avoir provoqué la colère de Bull O’Kane ? « Qu’est-ce qu’il a fait, le Bull ? » demanda-t-il avec une curiosité non feinte.

« Il lui a mis une de ces pâtées ! » McGinty riait. « Bull a des mains comme des battoirs. À la fin, Gerry ne remuait pas plus qu’un sac de pommes de terre. Je n’avais jamais vu personne lever la main sur Bull O’Kane, et je me suis dit : Bon sang, il va le tuer. Je me voyais déjà enterrer le gamin dans la forêt. »

Le sourire de McGinty s’évanouit. « Ensuite, Bull est allé chercher une des carabines à air comprimé, il l’a chargée et il est revenu. Gerry le regardait, sans bouger, mais on a tous entendu qu’il respirait très fort. Bull l’a mis en joue et a dit : “Tu ne manques pas de couilles, mon gars.” “Bull…, j’ai fait. C’est qu’un gamin, il n’a pas réfléchi.” “Un gamin ? m’a répondu Bull. Des gamins qui me collent une beigne, y en a pas beaucoup. Je vous conseille de ne pas le lâcher, celui-là. Il a un bel avenir devant lui.” »

Campbell s’aperçut qu’il avait la bouche ouverte en attendant la suite. « Et après ? demanda-t-il.

— Bull lui a tiré dans la cuisse. Le môme Gerry n’a même pas gémi. Pas une plainte, rien. Pendant tout le trajet pour rentrer à Belfast, alors qu’il avait un plomb dans la guibole, il a transpiré et saigné en silence, jusqu’à ce qu’on le dépose chez sa mère.

— Incroyable, dit Campbell. Et maintenant, tu crois qu’il a buté McKenna et Caffola ? »

McGinty haussa les épaules et écrasa sa cigarette sur le sol de la cour. « Qui d’autre ? C’est ce que je suis en train de t’expliquer.

— Dans ce cas, pourquoi on ne l’a pas descendu ?

— Parce que je deviens plus souple, en vieillissant. » McGinty sourit et donna à Campbell une tape amicale sur l’épaule. « Enfin, je lui ai quand même confié un petit boulot, histoire de voir s’il suit les ordres. » McGinty se pencha pour ajouter à voix basse : « Et toi, ce que je te demande de faire… »

19

Fegan se tenait devant le muret qui séparait le jardin de la rue. Debout sur le perron de la maison, la fillette le dévisagea.

« Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle.

— Gerry.

— J’ai des nouvelles chaussures. » Elle tendit le pied pour appuyer sa déclaration. « C’est maman qui me les a achetées.

— Elles sont jolies.

— Montre-lui comment elles s’allument, Ellen », dit Marie en fermant la porte.

Ellen sauta d’un bond au bas des marches. Des lumières rouges clignotèrent à l’arrière de ses chaussures. Elle se redressa et sourit à Fegan.

« Tu sautes bien, dit-il.

— En plus, je sais sauter très haut, reprit la fillette en levant les bras au-dessus de la tête afin d’illustrer ses paroles.

— Fais voir. »

Ellen s’accroupit, puis s’élança de toutes ses forces et retomba sur ses deux pieds. « C’était haut, ça, hein ?

— Oui.

— Tu peux sauter jusqu’à où, toi ?

— Pas très haut.

— Montre.

— Non, je suis trop fatigué.

— Mais moi, je t’ai montré ! » Il y avait une supplique dans les yeux bleus de l’enfant.

« C’est vrai, ce n’est pas juste, dit Marie. Vous devez sauter, vous aussi. »

Fegan inspecta les environs. Pendant ce temps, Marie et Ellen descendirent la minuscule allée qui reliait la maison à la rue.

« Allez-y, personne ne vous regarde », dit Marie en se retenant de rire.

Fegan soupira. Depuis combien de temps n’avait-il pas sauté, pour rien, juste pour sauter ? Il plia les jambes, décolla du sol, vacilla un peu à l’atterrissage au moment où ses semelles en cuir claquaient sur le trottoir. Pendant que Marie et Ellen applaudissaient, il rajusta sa veste. Il portait toujours son costume noir mais avait rangé la cravate dans sa poche.

« J’ai sauté bien plus haut que ça », fit remarquer Ellen.

Fegan ne pouvait lui donner tort. « Oui. Tu as gagné. »

La petite fille rayonna, sourit à sa mère, puis pivota et partit en direction de Malone Road. Quand Marie lui recommanda de ne pas trop s’éloigner, elle se retourna pour signaler qu’elle avait entendu. Fegan et Marie la suivirent.

« Il fait tellement bon, ce soir », dit Marie. Le soleil couchant dansait sur sa peau, filtré par les arbres de l’avenue. « On oublie parfois que Belfast est une ville magnifique. Il suffit d’un petit rayon de soleil. »

Les maisons anciennes qui bordaient Eglantine Avenue, certaines en meilleur état que leur voisine, rougeoyaient dans la lumière. Les unes, comme celle de Marie, avaient été divisées en plusieurs appartements, d’autres étaient occupées par des étudiants ou des travailleurs immigrés, ou bien aménagées pour abriter cabinets de dentistes ou d’avocats. Le bruit de la circulation qui s’élevait dans Lisburn et Malone Road, à chaque extrémité de l’avenue, semblait comme étouffé par la douceur de ce mois de mai.

« Ellen vous ressemble, déclara Fegan.

— C’est ce que tout le monde dit. En tout cas, vous l’avez conquise.

— Vous croyez ?

— Oh oui. » Marie sourit. « Ellen adore, ou bien elle déteste. Rien entre les deux. Elle adore les chiens, elle déteste les chats. Elle adore les petits pois, elle déteste les carottes. Avec les gens aussi, c’est l’un ou l’autre. Vous êtes déjà dans ses petits papiers. C’était très malin de votre part, de lui dire qu’elle saute bien. Vous vous êtes fait une amie pour la vie.

— Où est son père ? demanda Fegan.

— Je ne sais pas trop. Il lui envoie de l’argent pour Noël, mais à part ça, il ne nous a jamais contactées.

— Ça ne doit pas être facile de vous débrouiller toute seule. »

Ellen attendait les adultes pour traverser devant Eglantine Gardens. Fegan sentit un frémissement dans sa poitrine lorsque la fillette lui prit la main au lieu de celle de sa mère.

« Parfois, c’est sûr, dit Marie. Mais on est mieux sans lui. »

Une fois sur l’autre trottoir, Ellen garda l’index et le majeur de Fegan serrés dans son petit poing. Il aurait souhaité qu’elle le lâche ; elle ignorait dans quoi ses mains avaient trempé. Si elle le tenait trop longtemps, les vieilles traces de sang iraient se loger dans les minuscules replis de ses doigts. Sûrement.

« J’ai un boulot assuré avec le journal, continua Marie. Comme je travaille à la maison la plupart du temps, je ne dépense presque rien en frais de garde, surtout maintenant qu’Ellen a commencé l’école. Jack savait ce que je sacrifiais pour lui, mais il m’a quand même laissée tomber. Ma fille peut très bien se passer d’un homme capable de faire une chose pareille. Et moi aussi. »

J’ai fait bien pire, songea Fegan. Marie dut lire ce qu’il pensait sur son visage. Elle cessa de sourire et regarda droit devant.

Ils marchèrent en silence jusqu’à Malone Road et remontèrent vers le nord, en direction de l’université de Queen’s. Fegan était rarement venu dans cette partie de la ville, à des milliers de kilomètres du Belfast qu’il connaissait. De chaque côté de la rue s’alignaient résidences luxueuses et cliniques privées, abritées derrière de hauts murs et des portails électriques.

« Vous avez fait vos études à Queen’s ? demanda-t-il.

— Non. À Jordanstown. Mais j’appartenais au syndicat étudiant, ici. C’était il y a longtemps, mais ça n’a pas beaucoup changé. Et vous ? Vous êtes allé à la fac ? »

Immédiatement, elle se trouva stupide d’avoir posé cette question.

Fegan haussa les épaules. « Je n’ai pas franchement eu l’occasion », dit-il.

Elle hocha la tête. « Et à Maze ? Vous avez étudié, pendant ces années-là ?

— Oui, l’ébénisterie. Les autres ont passé des diplômes. Enfin, un certain nombre. En sciences politiques, en histoire… Ils ont bien plus appris là-bas que chez les Frères chrétiens. Moi, je n’ai jamais été bon élève. Je suis plutôt manuel. Vu que mon père était charpentier, j’ai voulu essayer.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça a donné ?

— Je me débrouille. J’ai eu un bon professeur. »

Elle inclina la tête pour le regarder. « Parlez-moi de lui. »

Fegan vit passer sur ses traits la même expression que la veille, dans la voiture. C’était le visage que prenaient aussi les psychologues de la prison, comme le Dr. Brady, pour lui faire déballer ses tripes. Dans Malone Road, les camions et les autobus roulaient à grand bruit. Ils approchèrent du grillage qui entourait le Methodist College. Les fenêtres de l’établissement flambaient dans le soleil rasant. Fegan se battait avec les deux hommes en lui, l’un qui voulait rester caché, l’autre qui désirait se montrer.

Il finit par rendre les armes.

« Il s’appelait Ronnie Lennox, raconta-t-il. Un protestant, loyaliste. Ce n’était pas vraiment un professeur, juste un vieux bonhomme qui n’avait rien de mieux à faire. Ma mère venait de mourir, quelque temps après l’Accord de 98. J’en avais marre de tout le monde, des disputes et des beuglements, alors je restais à l’écart dans l’atelier. Maze n’était pas une prison comme les autres. On pouvait faire ce qu’on voulait.

« Un jour, je me suis trouvé seul avec lui. Le gardien dormait dans un coin. J’étais en train de construire un meuble pour ma cellule et j’essayais d’assembler les pièces en queue d’aronde. » Fegan regarda la cicatrice qu’il portait au pouce gauche. « Je me suis coupé. Ronnie m’a aidé à nettoyer la blessure et à mettre un pansement. Ensuite, il m’a montré comment se servir d’une scie à chantourner. On a parlé un peu. Il avait travaillé sur les chantiers navals et toussait sans arrêt, à cause de l’amiante. La sciure de bois dans l’atelier n’arrangeait rien, mais il ne supportait plus la bande des loyalistes. Il adorait expliquer. Si on l’interrogeait sur les goujons d’assemblage, par exemple, il ne s’arrêtait plus. »

Fegan surprit l’air amusé de Marie. « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

— Rien, répondit-elle, les yeux brillants. C’est la première fois que je vous vois sourire, c’est tout. »

Fegan toussota pour dissimuler sa gêne. « Ronnie aimait surtout les guitares. C’était un musicien formidable. Rien à voir avec les gars qui grattent toujours les mêmes vieilles chansons dans les pubs. Lui, quand il jouait, c’était comme s’il vous parlait. »

Prenant brusquement conscience qu’il battait l’air de sa main libre — celle que ne tenait pas Ellen —, il retint son geste. « Les gardiens lui apportaient les guitares de leurs fils à réparer. Avec n’importe quel bout de bois, il vous obtenait un son extraordinaire.

— Qu’est-il devenu ?

— Il est mort. L’asbestose a fini par l’avoir. Épanchement pulmonaire… Il devait sortir deux semaines plus tard.

— Ah, pardon. »

Fegan haussa les épaules. « Il me parlait toujours de sa guitare qui l’attendait chez lui. Une Martin D-28 des années trente — une “herringbone”, il l’appelait. Il voulait la remettre en état après sa libération. C’était ce qui le faisait tenir.

« Il y a un an et demi, une femme a frappé à ma porte et s’est présentée comme étant la fille de Ronnie. Elle m’avait cherché pendant toutes ces années et m’apportait une guitare dans un vieil étui cabossé. Son père me l’avait léguée juste avant de mourir. C’était la Martin. Je suis en train de la restaurer. J’ai presque fini. »

Ils avaient atteint le carrefour de Malone Road avec University Road et Stranmillis.

« Et qu’est-ce que vous comptez en faire ? » demanda Marie pendant qu’ils attendaient de traverser.

Fegan sentit une chaleur lui monter aux joues. « Je vais apprendre à jouer. »

Marie hocha la tête. « C’est bien. Mais dites-moi… Pourquoi Ronnie était-il à Maze ? »

De l’autre côté de l’intersection, l’Ulster Museum obstruait la vue du ciel bleu. « Il avait tranché la gorge d’un homme dans un bar, répondit Fegan. Un catholique qui n’aurait pas dû entrer là. Ronnie pleurait quand il me l’a raconté. »

Marie se tut. En silence, ils attendirent que le feu passe au rouge pour se remettre en mouvement.

Un peu plus loin, sur la droite, l’université de Queen’s dressait ses hautes tours de brique au milieu de vertes pelouses. On n’aurait pu imaginer contraste plus saisissant avec le bâtiment gris et terne du syndicat étudiant, en face.

Partout étaient éparpillés des groupes d’étudiants, sur l’herbe ou sur les marches en béton. Des garçons et des filles, jeunes, beaux, que Fegan ne connaîtrait jamais. Il lui vint à l’esprit que ces enfants-là n’avaient jamais été tirés du sommeil par une bombe qui explosait en pleine nuit, avec le cœur qui s’arrêtait dans la poitrine au son d’un millier de poings martelant la fenêtre. Il faillit en éprouver du ressentiment à leur égard, mais à ce moment-là il sentit les doigts d’Ellen se resserrer autour des siens, et il en fut heureux. Il pensa qu’une fois adulte, elle n’aurait jamais à subir la peur, terrible, incessante, qui avait étouffé cette ville pendant plus de trente ans.

Le feu changea de couleur. Sans lâcher Fegan, Ellen prit la main de sa mère et ils avancèrent vers l’Ulster Museum. L’ombre des arbres les engloutit à l’entrée des Botanic Gardens. Fegan eut brusquement envie de s’enfuir au fond du parc, de s’arracher à Marie et à son enfant ; pourtant, il aimait sentir la main de la petite dans la sienne. Sa peau lui semblait plus propre à ce contact. Voilà ce que font les gens normaux, se dit-il. Voilà ce que les gens normaux ressentent. Jamais il n’avait pensé qu’on pût éprouver terreur et paix en même temps, mais telles étaient les deux émotions qui se bousculaient en lui tandis qu’ils déambulaient entre les pelouses et les fleurs nouvellement écloses.

Parvenus devant la grande serre de la Palm House, Fegan et Marie s’assirent sur un banc. Ellen partit examiner la végétation à travers les vitres.

« Merci pour cette promenade, dit Fegan.

— Il n’y a pas de quoi.

— Je peux vous poser une question ?

— Allez-y. » Marie repoussa une mèche de ses cheveux blonds et se renversa contre le dossier du banc. « Mais je n’y répondrai peut-être pas. »

Fegan se pencha en avant, bras posés sur les genoux, doigts croisés.

« Pourquoi acceptez-vous de vous promener avec quelqu’un comme moi ? Pourquoi m’avez-vous ramené en voiture hier ?

— Je ne sais pas exactement », répondit-elle. Puis, après quelques secondes de réflexion : « Vous avez entendu ce que j’ai dit devant le cercueil d’oncle Michael, mais vous ne m’avez pas jugée. Je suis toujours exposée au jugement des autres. Dans mon travail, on sait de quel milieu je viens, de quelle famille, et on me juge. Mon milieu et ma famille ne me pardonnent pas ce que j’ai fait, comme si tomber amoureuse d’un flic était un acte de trahison, et vous avez vu comment tout le monde me regardait, hier et aujourd’hui. Où que j’aille, on sait qui je suis, d’où je viens, ce que j’ai fait, et on me juge à cause de ça. Alors, voilà pourquoi. Parce que vous ne m’avez pas jugée.

— Je ne suis pas en position de juger qui que ce soit, dit Fegan.

— Mais vous savez ce qu’on éprouve.

— Oui. Sauf que vous, vous ne le méritez pas. Vous n’avez rien fait de mal. Pas comme moi.

— Comment pouvez-vous vivre avec ça ? »

Fegan regardait Ellen se déplacer le long de l’immense serre, s’arrêtant tous les cinq ou six mètres, debout sur la pointe des pieds pour mieux voir à l’intérieur. Malgré la douceur de la température, il sentit un frisson le gagner. Les ombres s’allongeaient à l’approche du crépuscule. « Je ne vis pas, répondit-il. En tout cas, la plupart des gens n’appelleraient pas ça vivre.

— Vous respirez, non ?

— Sans doute… » Il avait envie de lui raconter : les Suiveurs, les hurlements, le bébé qui pleurait la nuit. « Je veux essayer de me racheter, dit-il en se tournant vers elle. Je vais réparer. »

Marie se pencha en avant pour saisir son regard. « Comment ?

— Je ne sais pas encore. » Ce n’était qu’un demi-mensonge. Il savait très bien ce qu’il avait à faire, il ignorait seulement comment il s’y prendrait. « Mais je trouverai un moyen. Je trouve toujours.

— Vous êtes un homme intéressant, Gerry Fegan. » Elle avait vraiment un très beau sourire. Fegan sentit quelque chose tressaillir en lui. « J’aimerais vous connaître mieux, si vous voulez bien. »

Il baissa les yeux. Le sol était jonché de mégots, de chewing-gums. « Je ne suis pas quelqu’un de très recommandable.

— Ça, c’est à moi de décider », dit-elle.

Fixant les détritus à ses pieds pour ne pas la regarder, Fegan voyait encore son sourire, la lueur malicieuse dans son regard. Dis-lui, maintenant.

« Paul McGinty m’a demandé de vous faire passer un message », commença-t-il.

Elle se recula sur le banc. « Oh ?

— Il veut que vous partiez, continua-t-il sans relever la tête. Parce que vous n’êtes plus en sécurité ici, maintenant que votre oncle est mort. »

Déjà, Marie était debout. Elle fit signe à sa fille. « Ellen ! Viens. C’est l’heure de rentrer. »

Ellen pivota, fronçant les sourcils pour manifester son désaccord. « Non, maman !

— Ne discute pas, dit Marie. Dépêche-toi.

— Attendez », dit Fegan en se levant.

Marie se tourna vers lui, le visage dur. « Dites à McGinty qu’il peut aller se faire foutre. Je n’ai pas eu peur d’eux avant. Ça ne marchera pas non plus maintenant. » Des larmes brillaient dans ses yeux. « Comment pouvez-vous faire ça ? Vous donnez la main à ma fille, et une minute après, vous me transmettez les menaces de McGinty !

— Vous ne comprenez pas.

— Ah non ? Il me semble au contraire que c’est très clair. » Elle appela de nouveau Ellen qui s’attardait près de la serre. « Ellen, viens ici tout de suite.

— Je ne veux pas que vous partiez, dit Fegan. Vous n’avez rien à vous reprocher. Je ne laisserai pas McGinty vous faire du mal. Ni à Ellen. S’il vous envoie ses gars, je m’en occuperai. »

Ellen s’approchait en traînant des pieds, la mine renfrognée. Marie la prit par la main. « Je me débrouille très bien avec ma fille depuis cinq ans. Nous n’avons pas besoin de votre protection.

— Peut-être pas, mais j’aimerais vous aider quand même. »

Marie donna libre cours à sa colère. « Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Si vous êtes son larbin, il vous trouvera sûrement des tas de petits boulots ! Vous n’avez qu’à collecter l’argent qu’il réclame en échange de sa protection, ou cambrioler un bureau de poste, ou voler des cigarettes pour les revendre sous le manteau. Pourquoi perdre votre temps avec quelqu’un comme moi qui a trahi la cause ? »

Une centaine de raisons se bousculèrent dans l’esprit de Fegan ; certaines qu’il n’osait dire, d’autres qu’il n’osait penser. Il regarda la fillette qui se pressait contre la jambe de sa mère. « Parce que Ellen m’a donné la main », répondit-il.

Marie soupira et plaqua une main sur ses yeux. « C’est infernal ! Parfois, j’imagine qu’il y a un avenir possible ici, pour moi et pour Ellen. Et puis je vois que tout est encore contrôlé par des hommes comme McGinty. J’aurais dû saisir ma chance et partir il y a des années.

— Je ne veux pas que vous partiez, répéta Fegan.

— Oui, vous l’avez déjà dit. » Elle le gratifia d’un vague sourire.

« Si quelqu’un vient vous voir, appelez-moi.

— Quel est votre numéro de portable ?

— Je n’ai pas… Je vais en acheter un. Demain matin. »

Elle eut un petit rire agacé. « Qui n’a pas de portable, de nos jours ?

— Moi, dit Fegan.

— Moi non plus, claironna Ellen. Maman ne veut pas m’en acheter. »

Marie regarda sa fille. « Tu as cinq ans, Ellen. À qui téléphonerais-tu ? »

Ellen réfléchit. « Au Père Noël », répondit-elle.

Marie fouilla dans son sac et en sortit un stylo. Elle attrapa la main de Fegan et la tint fermement pendant qu’elle écrivait sur sa paume. Elle avait la peau douce et chaude. « Appelez-moi quand vous aurez votre téléphone. Je ne vous promets pas que je répondrai, mais on ne sait jamais.

— Merci », dit Fegan. Il sourit à Ellen. « Entraîne-toi bien à sauter. La prochaine fois, peut-être que je te battrai.

— Ça m’étonnerait », répliqua la fillette que sa mère tirait par la main.

Fegan les suivit des yeux jusqu’à ce qu’elles aient disparu entre les arbres. Il se sentait les membres glacés. Le froid brusquement le saisit tout entier et le sang se mit à cogner à ses tempes. Ils étaient là, pensa-t-il. Ils l’attendaient.

En se retournant, il vit la femme aux cheveux bruns qui tenait son bébé dans les bras. Elle désigna du menton deux autres Suiveurs, les loyalistes de l’UFF. Ils pointaient le doigt sur les arbres à l’entrée du parc, côté Botanic Avenue, regardant tour à tour Fegan et les ombres mouvantes sous les branches.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Fegan. Il s’approcha pour adopter le même angle de vue mais ne distingua rien, hormis des étudiants qui entraient et sortaient, chargés de sacs en plastique pleins de bière et de cidre, afin de passer la soirée à boire en profitant de la douceur de l’air.

Lentement, les deux UFF laissèrent retomber leurs bras tatoués. Ce qu’ils voulaient montrer à Fegan avait disparu.

20

« Il ne m’a pas vu », dit Campbell tout en mangeant des haricots froids en boîte, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille. Dès que Fegan avait regardé dans sa direction, il s’était éclipsé pour regagner l’appartement de University Street.

« Tu as eu McGinty ? demanda l’agent.

— Non. Je l’appelle après.

— Qu’est-ce que tu vas lui raconter ?

— La vérité. Je ne crois pas que Fegan lui ait dit de partir. Elle s’est un peu énervée, mais ils ont eu l’air de se séparer en bon termes. Ça ne ressemblait pas trop à une menace. »

Campbell posa la boîte de conserve sur le rebord de la fenêtre, prit un verre de lait et but une longue gorgée. En bas, dans la rue, les étudiants ouvraient des cannettes de bière. Ils rejoindraient bientôt leurs divers lieux de ralliement, des pubs comme The Bot ou Lavery’s, dont ils reviendraient tard dans la nuit en chantant et en criant, sans se soucier du sommeil des bonnes gens.

« À ton avis, que va faire McGinty ? Éliminer Fegan ? » Il y avait de l’espoir dans la voix de l’agent.

« J’en doute, répondit Campbell. Pas tout de suite, en tout cas. Il tient à mettre la mort de Caffola sur le dos des flics. Ce n’est pas le moment de fournir une autre piste aux médias.

— Quoi, alors ?

— Il enverra probablement un de ses gros bras pour descendre la fille.

— Non, elle, je m’en fiche… Comment réagira-t-il pour Fegan ?

— Je ne sais pas. Il laissera peut-être couler, pour l’instant, mais ce n’est qu’une question de temps. McGinty ne lâche jamais le morceau. Tôt ou tard, Fegan devra payer.

— À toi de jouer pour accélérer les choses, dit l’agent. On a tout le monde sur le dos. Le Secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord, le chef de la police, le ministre d’État… Ils veulent classer le dossier avant que ça ne fasse trop de dégâts. Si on réussit à prouver que c’est Fegan qui a buté Caffola, et pas la police, on aura déjà marqué un point.

— Je vais voir ce que je peux faire. » Campbell raccrocha, jeta le téléphone sur le canapé, puis sortit l’autre portable de sa poche et composa le numéro personnel de McGinty à qui il rendit son rapport.

« Il va falloir s’occuper de Gerry, dit McGinty. Mais pas maintenant. On attend que l’enterrement de Vincie soit passé.

— Et la femme ? demanda Campbell.

— Ça, c’est mon affaire. »

21

Assis devant une pinte de Guinness, seul à une table dans le pub de McKenna, Fegan regardait le père Coulter avaler son brandy au comptoir, un verre chassant l’autre. Il s’était attendu à trouver le prêtre fidèle au poste. Tout le monde savait que le père Eammon Coulter ne buvait qu’après les mariages, les baptêmes, les premières communions et les enterrements, mais qu’une fois lancé, il ne s’arrêtait plus tant qu’il tenait encore debout.

En quittant les Botanic Gardens, Fegan était allé récupérer son Walther dans le jardin de la vieille maison près de chez lui. Il le portait à présent au creux du dos, glissé dans sa ceinture, et avait pris place contre le mur afin que l’arme passe inaperçue.

Les Suiveurs tournaient dans le pub. Ils ne l’avaient pas quitté de la soirée. La conscience aiguë que Fegan avait de leur présence se combinait au bourdonnement de ses tempes, au froid qui le saisissait au plus profond de son être. Les trois Anglais serraient de près le père Coulter, tandis que les deux unionistes combattants de l’UFF faisaient les cent pas en ouvrant et en fermant les poings.

Une acclamation salua l’entrée d’Eddie Coyle, escorté par Patsy Toner, toujours en costume noir ; il ne s’était pas changé depuis l’enterrement de McKenna. Coyle avait l’œil gauche enflé et un bandage au front. « Allez vous faire foutre ! lança-t-il.

— Assieds-toi, je vais te chercher à boire », dit Toner.

Coyle obéit et s’installa à deux tables de Fegan, tête baissée. Il jura dans sa barbe pendant une bonne minute avant de lever les yeux.

« Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il.

— Toi, répondit Fegan.

— Va te faire foutre. » Coyle se remit à fixer la table, incapable de soutenir le regard de Fegan.

« C’est bon, Eddie, calme-toi », dit Toner en apportant deux pintes de bière. Il prit un air accablé à l’intention de Fegan.

« Que je me calme ? » Coyle pointa un doigt sur son visage tuméfié. « Regarde comment il m’a amoché, ce connard. Je t’assure, Patsy. Je vais lui régler son compte. Ce que dit McGinty, je m’en tape. »

Toner désigna la porte. « Vas-y, ne te gêne pas. Bute-le. Ensuite, tu raconteras ça à McGinty et tu verras bien ce qu’il en pense.

— Putain, lâche-moi, dit Coyle en attrapant sa bière.

— Tu veux buter qui ? » demanda Fegan.

Coyle posa brusquement le verre sur la table en se renversant de la bière sur les doigts. « Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Eddie, relax… » Toner se tourna pour répondre à Fegan. « Davy Campbell est de retour. Eddie et lui se sont castagnés cet après-midi. »

Les deux UFF s’approchèrent. La conversation semblait soudain les intéresser. Fegan sentit les poils de ses avant-bras se hérisser sous ses manches. « Je croyais qu’il s’était branché avec les gars de McSorley.

— Apparemment, il a changé d’avis, répliqua Toner. Il m’a appelé hier soir en annonçant qu’il voulait revenir à Belfast. Vu que c’est plutôt un bon élément, j’ai arrangé le coup avec McGinty ce matin.

— C’est un sale con, dit Coyle.

— Arrête avec ça… Si tu apprenais à t’écraser devant ceux qui sont plus forts que toi, tu aurais moins d’ennuis. Alors maintenant, ferme-la. »

Coyle marmonna quelques mots inintelligibles puis siffla sa bière en silence. Au comptoir, le père Coulter se préparait à partir.

« Allez, mon père, vous en prendrez bien encore un petit ! lança l’un des hommes qui buvaient avec lui.

— Non, non, non, dit le père Coulter en repoussant le verre qu’on lui offrait. J’ai assez bu comme ça, et il se fait tard. Que Dieu vous garde… Je vais me coucher. »

Il vacilla en s’écartant du comptoir, fit plusieurs tours sur lui-même sans parvenir à enfiler le bras dans la manche de son manteau. Après lui avoir prêté main-forte, les autres l’accompagnèrent jusqu’à la porte. Les ombres suivaient derrière.

Fegan regarda la pendule au-dessus du bar et but une gorgée de Guinness. Il attendrait cinq minutes avant de sortir. Que ferait-il lorsqu’il aurait rattrapé le prêtre ? Il l’ignorait.

Contemplant les cercles humides laissés par son verre sur la table, Fegan demeura immobile, malgré le pistolet qu’il sentait contre son dos.


Il ne lui fallut pas longtemps pour rattraper le prêtre. Le père Coulter marchant lentement, il lef trouva appuyé contre une Lexus quelques minutes après avoir quitté le pub. Il se souvenait d’une époque où les voitures restaient le privilège des gens aisés. À présent, on les voyait garées pare-chocs contre pare-chocs le long des trottoirs. Le prêtre avait choisi pour faire halte celle qui lui paraissait la plus confortable.

Le père Coulter agita la main en l’apercevant.

« Gerry Fegan. Tu es plus rapide que moi. J’avais besoin de me reposer un peu. Veux-tu m’accompagner ?

— Bien sûr, mon père. » Fegan ralentit l’allure et le prêtre lui emboîta le pas.

« Je ne t’ai pas vu à la messe depuis un bout de temps, Gerry, dit le père Coulter.

— J’y étais aujourd’hui.

— Mis à part les enterrements, je veux dire. Depuis quand n’y es-tu pas allé ? »

Fegan essaya de se rappeler. Il avait assisté à une ou deux messes depuis sa sortie de Maze, mais à quel moment était-ce ? « Ça remonte à plusieurs années », répondit-il.

Le prêtre secoua la tête pour exprimer sa désapprobation. « Ce n’est pas bien, Gerry. Ne penses-tu pas à ton âme ? Qu’aurait dit ta mère ?

— Ma mère avait honte de moi.

— Pas du tout ! » Le père Coulter posa une main sur le bras de Fegan.

« Elle me l’a dit. Elle avait honte de ce que j’ai fait. »

Le prêtre le tança du doigt. « Tu es un héros de la cause, Gerry Fegan, ne l’oublie pas. Tu n’as pas choisi la guerre ; on te l’a imposée. Le Seigneur sait pourquoi tu as fait ce que tu as fait. Dieu pardonne à tous les soldats. C’est John Hewitt qui a écrit ça. Le poète. Il a écrit… »

Fegan l’interrompit. « On est arrivés. »

Tournant la tête, le père Coulter reconnut la porte de sa maison. « Ah oui, tiens. Tu veux entrer boire un petit verre ? »

Fegan jeta un regard tout autour. La rue était déserte. « D’accord. »

Le prêtre sortit une clé de sa poche et voulut l’insérer dans la serrure. Il manqua sa cible, la clé buta contre le bois. Il essaya à nouveau, sans succès, deux fois.

« Donnez. » Fegan lui prit la clé des mains, déverrouilla la porte, l’ouvrit. « Voilà.

— Merci, Gerry. » Le père Coulter lui tapota l’épaule et entra. Fegan le suivit en empochant la clé.

La maison était petite, propre et meublée avec parcimonie. Le père Coulter entraîna Fegan au salon, où un feu de cheminée dégageait une chaleur intense. Malgré la sueur qui lui venait au front et dans le dos, Fegan sentait toujours le froid dans ses veines. Le prêtre alluma la lumière et un oiseau en cage, une perruche, se mit à siffler.

Le père Coulter s’approcha de la cage en faisant claquer sa langue. « Ne t’inquiète pas, Joe-Joe. Ce n’est que moi. » Il jeta son manteau sur le dossier d’un fauteuil et se tourna vers Fegan. « Assieds-toi, Gerry. »

Attrapant ensuite une bouteille de brandy sur une étagère, le prêtre remplit deux verres sans lésiner sur la quantité. Il en tendit un à Gerry et prit place en face de lui.

« Dis-moi…, commença-t-il en fixant Gerry de son regard vitreux. Est-ce que tu rêves beaucoup ?

— Non, répondit Fegan. Je ne dors pas très bien.

— Moi, je rêve », dit le père Coulter. Il but une gorgée de brandy, toussa. « Des rêves affreux. J’ai vu des choses terribles, Gerry. Il y en a certaines que j’aurais pu changer. Que j’aurais pu empêcher. Que je n’aurais jamais dû accepter. Je me suis toujours répété que je n’avais pas le choix, mais c’était faux. J’ai toujours eu le choix. Tu sais à quoi je fais allusion… »

Fegan fit tourner le brandy dans son verre. À la lueur des flammes, la chaude couleur de l’alcool se teintait d’éclats mordorés. « Oui, mon père.

— J’aurais pu parler, prévenir quelqu’un. Avec des hommes comme toi qui se confessent, qui me racontent ce qu’ils ont fait… Mais je leur accorde mon pardon, ils s’en vont et ils recommencent. »

Le père Coulter tourna la tête vers la cheminée. Le feu rougeoyant se reflétait dans ses yeux humides. « Ailleurs, peut-être, j’aurais pu être un bon prêtre. J’aurais mieux servi Dieu. Ou peut-être que je me suis trompé, je n’étais pas fait pour ça. » Il se pencha pour agripper Gerry par la main. « Je rêve beaucoup, Gerry.

— Vous êtes ivre, mon père. »

Le prêtre lâcha la main de Fegan. Il sourit. « Oui, je sais. Je suis ivre, et je suis fatigué. Je me fais du souci pour toi, Gerry. »

Gerry leva les yeux de son brandy. « Pourquoi ?

— Parce que tu traînes un tel poids sur tes épaules. Quand t’es-tu confessé pour la dernière fois ?

— À Maze. » C’était juste après l’enterrement de sa mère, et il en revenait avec le sang de deux loyalistes sur les mains.

Le père Coulter lui fit signe d’approcher. « Viens près de moi, mon fils. »

Fegan fixa son verre. « Non. »

À nouveau, le prêtre lui prit la main et le tira, doucement. « Allez… Ne serait-ce que pour apaiser la conscience d’un vieux prêtre.

— Non », répéta Fegan en résistant, mais sans se dérober. Il posa le verre par terre.

« Pour ta mère, Gerry… »

Fegan finit par céder. Il se leva, puis, tombant à genoux à côté du fauteuil, posa les avant-bras sur les accoudoirs et joignit les mains. Une minute passa. Le tic-tac de l’horloge au-dessus de la cheminée lui cognait aux tempes.

Le père Coulter tourna imperceptiblement la tête. « Tu ne sais plus comment on fait ?

— J’ai peur, mon père. »

Le prêtre prit les mains de Fegan dans les siennes. « N’aie pas peur. Essaie seulement de…

— Bénissez-moi mon père car j’ai péché. » Le père Coulter retira ses mains. « Je ne me suis pas confessé depuis neuf ans. »

Le prêtre laissa passer quelques secondes. « Continue.

— Je suis resté dans mon coin sans bouger. Je n’ai pas écouté, je n’ai rien dit. Mais ils ne me laissent pas en paix.

— Qui ?

— Les gens que j’ai tués. »

Le père Coulter hocha la tête. « La culpabilité est la plus pénible des émotions. Elle te rongera jusqu’à la mort si tu ne luttes pas. As-tu déjà confessé ces péchés ?

— Oui, mon père. À Maze.

— Alors, tu as reçu l’absolution. Mais la culpabilité demeure, bien sûr. Tu dois en porter le fardeau. Telle est la seule manière de faire pénitence. Pas en priant. En la portant et en continuant à vivre, même si c’est douloureux.

— Mon père… » Fegan hésita. Il ferma très fort les yeux, puis les rouvrit après avoir expiré longuement. « Mon père, j’ai encore tué deux hommes. »

Le prêtre se repositionna dans son fauteuil. « Quand ?

— Cette semaine.

— Cette… cette semaine ?

— Oui.

— Mon Dieu, Gerry. Oh, Seigneur.

— Je ne voulais pas les tuer. Je le jure devant Dieu. Je ne voulais pas.

— Doux Jésus ! Michael McKenna ? Vincent Caffola ?

— Oui, mon père. »

Fegan pressa le front contre ses mains jointes.

« Mon Dieu. Mon Dieu, pourquoi ? »

Fegan releva la tête. Le père Coulter le regardait fixement. « Parce que je devais le faire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda le prêtre, accablé.

— J’ai raconté à la mère du garçon où il était enterré. Je pensais que ça suffirait, et qu’après il me laisserait tranquille. Michael l’a appris. Il est venu me voir et a menacé de me dénoncer à McGinty si je ne me soumettais pas à ses ordres. À ce moment-là, le garçon m’a montré ce que je devais faire et je l’ai fait.

— Quel garçon ? De quoi parles-tu ? Dieu du Ciel, Gerry, tu es complètement fou.

— Ensuite, Vincie m’a interrogé. Et les soldats de l’UDR… ils me demandaient de le tuer, et j’ai…

— Arrête.

— J’étais obligé…

— Non.

— J’étais obligé de leur obéir.

— Assez ! » Le père Coulter frappa des deux poings sur ses cuisses. « Assez. Tais-toi. »

Fegan ferma les yeux. « Je suis désolé, mon père. »

Un long silence tomba. Fegan était glacé jusqu’au sang. Chaque seconde marquée par le balancier de la pendule lui envoyait une décharge électrique dans les tempes.

Au bout d’une éternité, le père Coulter murmura : « Le Sacrement de la Pénitence est ma punition. J’ai dû porter tellement de choses pour des hommes comme toi… Une malédiction, voilà ce que c’est. »

Il baissa la tête et fit le signe de la croix. « Que Dieu notre Père te montre sa miséricorde. Par la mort et la résurrection de son Fils, il a réconcilé le monde avec Lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission des péchés ; par le ministère de l’Église, qu’il te donne le pardon et la paix. Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je te pardonne tous tes péchés.

— Et ma pénitence, mon père ? demanda Fegan.

— Ta pénitence ? » Le père Coulter sourit tristement. « C’est toujours la même. Ce sera toujours la même. Ton fardeau, Gerry. Voilà ta pénitence. »

Le prêtre détourna les yeux. « Va-t’en maintenant. »

Fegan le considéra un moment. Puis il se leva. Sans un regard en arrière, il gagna le vestibule où l’attendaient les ombres. Les formes mouvantes, après s’être écartées sur son chemin, se regroupèrent tandis qu’il ouvrait la porte et sortirent à sa suite.

Dehors, les trois Anglais se plantèrent devant lui, fixant la porte de leurs yeux pleins de haine.

« Non », dit Fegan. Il traversa la rue et s’engagea dans une ruelle, en face de la maison du prêtre. Là, englouti par l’obscurité en compagnie des neuf Suiveurs, il appuya son front brûlant contre le mur.

« Il ne le mérite pas », dit-il.

Les trois Anglais montrèrent la porte.

« Mais enfin, il n’a rien fait ! »

À l’étage de la maison, la lumière s’alluma un bref instant puis s’éteignit. Les Anglais allèrent se poster sous la fenêtre en la désignant du doigt.

« Je ne lui ai pas laissé le choix. Pas vraiment. »

L’un des Anglais colla son oreille contre la porte. Dans la lueur orangée des lampadaires, la femme s’avança et tendit elle aussi la main vers la fenêtre. Vinrent ensuite le boucher, puis le flic, puis les deux membres de l’UFF.

Fegan les rejoignit.

« Il avait peur, plaida-t-il. D’accord, il aurait pu l’empêcher, mais je l’ai menacé. Il regrette… Vous l’avez entendu. »

La femme s’approcha de lui, les yeux lançant des éclairs. La bouche édentée du bébé qu’elle tenait dans ses bras se tordit en une grimace haineuse.

« Fichez-moi la paix ! » Fegan se réfugia dans les ténèbres de la ruelle et se cacha les yeux. « Je ne peux pas ! »

Il attrapa le Walther dans son dos, inséra une cartouche et glissa le canon de l’arme entre ses dents. Le métal était froid et lisse. Il eut le temps de se représenter l’explosion de son crâne en se demandant ce qu’il ressentirait, puis une autre image surgit dans son esprit.

Il pensa à la petite main d’Ellen qui lui serrait les doigts. Par la grâce de ce contact, sa peau lui avait semblé si propre. Il revit les éclats dorés que le soleil allumait dans les cheveux de Marie. Et il se rappela qu’il lui avait promis de la protéger de McGinty et de sa menace.

Lentement, Fegan retira le pistolet de sa bouche. Il ôta la cartouche et la fourra dans sa poche avec les clés du prêtre. Sous les regards insistants des neuf Suiveurs, il ressortit de la ruelle, glissa le Walther dans sa ceinture et partit à pied. Les Anglais le rattrapèrent, bras tendus pour désigner la maison du prêtre.

« Non, dit-il. Pas lui. »

Ils hurlaient déjà avant qu’il n’arrive chez lui. Poursuivi dans les rues par l’écho strident de leur souffrance, il se demanda comment la ville pouvait dormir avec un tel tapage. Une fois à l’intérieur, sans allumer la lumière, il marcha droit vers le buffet et la bouteille de Jameson, dévissa le bouchon et porta le goulot à ses lèvres pour boire à longs traits. Il en était à sa cinquième gorgée, l’estomac soulevé par l’atroce brûlure, quand le bébé se mit à pleurer.

22

Fegan s’éveilla tard le lendemain matin et se précipita aux toilettes pour vomir. La bouteille de whisky qu’il avait bue presque tout entière la veille réclamait son dû. Il serait bien retourné sous les couvertures pour attendre que les vagues de nausée s’apaisent, mais il avait un téléphone portable à acheter.

Il partit au supermarché, les jambes flageolantes, fuyant les ombres entre les flaques de lumière. À chaque pas, il sentait un regard dans son dos et se retournait de temps à autre, cherchant à surprendre celui qui le suivait. Mais une part de lui savait.

Campbell, envoyé par McGinty probablement.

Au moment où il réglait l’achat de son téléphone, il leva les yeux et entrevit un blouson en jean qui disparaissait derrière un présentoir de magazines. Sur le chemin du retour, il envisagea de s’arrêter et de revenir en arrière pour coincer Campbell. Non, ce serait une folie. Il garda la tête baissée et continua. Dans Calcutta Street, il ne remarqua rien à proximité de sa maison, mais le sentiment d’être observé ne le quitta qu’une fois à l’intérieur.

En attendant que le téléphone soit chargé, Fegan se consacra à la restauration de la guitare pour calmer son mal de tête. La table sous la fenêtre jouissait d’un bel éclairage à cette heure de la journée. Il abrasa les frettes à la laine de verre. Après leur avoir redonné forme avec une lime arrondie, il les passa au papier de verre, puis vérifia à l’aide d’une ligne repère sur la touche qu’elle étaient toutes au même niveau. Maintenant, il les polissait une par une pour obtenir une finition d’un brillant immaculé.

Tout en travaillant, il pensait à Ronnie Lennox. Tous deux avaient reçu leur avis de libération à peu près en même temps, ce qui leur valut, à l’un comme à l’autre, bien des nuits sans sommeil, mais pour des raisons différentes.

Ils parlaient beaucoup, les derniers jours. Pendant que Fegan balayait les copeaux de bois dans l’atelier et que Ronnie se reposait, assis sur un tabouret, ils discutaient des changements qui avaient eu lieu depuis leur emprisonnement, de l’Accord de paix qui devait régler la situation une fois pour toutes, du référendum. Deux ans après que l’Irlande, par les votes du Nord et du Sud confondus, se fut prononcée en faveur de l’Accord, la prison de Maze s’était vidée. Les derniers détenus allaient et venaient à leur gré, comptant les jours sans troubler la tranquillité des gardiens.

« Si ça dure, dit Ronnie en regardant Fegan de ses yeux larmoyants, si cet accord tient le coup, on va devoir se poser une question. »

Fegan cala le balai contre l’établi et poussa les copeaux dans une pelle. « Laquelle ?

— S’il y a la paix, si c’est vraiment fini, alors nous, on sert à quoi ? »

Fegan n’avait pas de réponse.

Ronnie considéra une guitare acoustique qu’un garde venait de laisser en réparation. Son fils le rendait fou, avait-il expliqué, à croire qu’il aimait cette guitare plus que sa propre mère… En guise de paiement, Ronnie recevrait plusieurs jeux de cordes. Il approcha la guitare de son oreille, et, figé dans une intense concentration, pressa le bout de ses doigts sur le bois.

« Ah, dit-il en grimaçant. Il manque une barre. »

Il posa la guitare sur un tapis de feutre pour ne pas la rayer au contact de l’établi. Courbant le dos, il l’examina longuement puis déclara : « Tu vois ? Elle commence à gondoler. »

De l’autre côté de l’établi, Fegan se pencha lui aussi. Ronnie sentait la menthe et l’huile de lin. Et en effet : une légère déformation apparaissait sur la table d’harmonie. « Oui, je vois », dit-il en promenant ses doigts sur la finition en bois de cèdre, lisse et satinée.

Fegan glissa la main dans la rosace et sentit la barre défectueuse à l’intérieur. « On met de la colle et on presse ? demanda-t-il.

— Ça devrait marcher. » Ronnie toussa, cracha dans un mouchoir. Le sang lui monta au visage. « Va nous chercher la résine aliphatique. »

Fegan alla prendre le flacon dans un placard et le lui tendit. Mais Ronnie secoua la tête en reprenant place sur son tabouret.

« Je te laisse faire, dit-il. Prends une spatule et mets-en une bonne couche. »

Fegan hésita. « Tu es sûr ? »

Ronnie acquiesça. Fegan appliqua la colle, sous la surveillance du vieil homme qui fredonnait un air de jazz de sa voix essoufflée. Il reconnut Misty, que Ronnie lui avait joué un jour à la guitare en racontant que Clint Eastwood en avait fait le thème d’un film.

Fegan posa un serre-joint sur la pièce recollée.

« Tu dors mieux maintenant ? demanda Ronnie.

— Non.

— Toujours les mêmes rêves ? »

Fegan essuya l’excédent de colle avec un chiffon. Il ne répondit pas.

« Si tu ne veux pas en parler, tant pis, dit Ronnie d’un air maussade. Après tout, je m’en fiche.

— Non, c’est juste que… » Fegan jeta le chiffon sur l’établi. « Je ne suis pas sûr que ce soient des rêves. »

Ronnie frotta son menton à la barbe rugueuse. « Pourquoi ?

— Parce que je suis éveillé quand ils me viennent. Je sais que je ne dors pas. Et parfois… »

Silence. « Parfois… ? relança Ronnie

— Ça m’arrive aussi pendant la journée. » Fegan reboucha le flacon de colle en évitant le regard de son compagnon.

« Et le docteur Brady ? Qu’est-ce qu’il en dit ? »

Fegan haussa les épaules. « Il appelle ça une “manifestation” de culpabilité. »

Ronnie s’essuya la bouche avec son mouchoir en haussant les sourcils. « Ben dis donc. Ça doit être grave. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? »

Fegan alla ranger la colle. Debout face au placard, dos tourné, il répondit : « Quand j’étais môme, juste avant que mon père meure, je voyais des choses. Des gens. Je leur parlais. » Il attendit une réaction, une rebuffade dictée par la raison. Voyant que rien ne venait, il ajouta : « Je n’en ai jamais parlé à personne. Même pas au docteur Brady. »

Une minute s’écoula. Le vieil homme ne bougeait pas, assis sur son tabouret, les épaules voûtées. Il fixait le mouchoir qu’il tenait dans les mains.

Fegan revint vers lui. « Ronnie ?

— Les morts, dit le vieux. C’est ça que tu vois. » Il toussa et cracha. Le rouge sur son visage vira au cramoisi. Une fois la quinte passée, il s’essuya les lèvres et aspira une bouffée d’air qui entra en sifflant dans ses poumons. « Ne me parle pas des morts. Je suis rongé de l’intérieur par cette foutue poussière d’amiante… Toi, tu vas sortir bientôt, mais je ne tiendrai peut-être même pas jusque-là. Le toubib dit que je peux y passer d’un jour à l’autre, dans mon sommeil. Comme quelqu’un qui se noie, la tête sous l’eau… Chaque soir en me couchant, je prie pour me réveiller le lendemain matin. Et je prie aussi, si jamais je ne me réveillais pas, pour qu’Il veille sur moi. » Ronnie eut un hoquet, ses yeux s’emplirent de larmes. « Tu sais ce que j’ai fait. »

Fegan hocha la tête.

Ronnie renifla, toussa encore. « Ne me parle pas des morts, Gerry. » Il se leva du tabouret et partit vers la porte d’un pas lourd. « Je les rejoindrai bien assez vite. »

Il s’arrêta sur le seuil pendant que le gardien le fouillait, puis jeta un regard par-dessus son épaule. « Prends soin de toi, Gerry. » Et avec un clin d’œil, il ajouta : « Personne d’autre ne le fera pour toi. »

Fegan ne le revit jamais. Le jour où la fille de Ronnie lui apporta la guitare, il pleura.

Le soleil entrant par la fenêtre baignait la Martin D-28 de sa lumière. Fegan rangea la guitare à sa place et admira le grain du bois. La laque jaunie par les ans n’en était que plus admirable. Il avait acheté un jeu de cordes bronze tirant 11 qu’il monterait lorsque le travail serait terminé. Quant à accorder ensuite l’instrument, il apprendrait.

Il consulta sa montre. Le téléphone était en charge depuis deux heures, le temps requis. Les mains tremblantes, les yeux douloureux, il réussit malgré tout à insérer la petite carte en plastique dans l’appareil, sous la batterie, et à refermer le volet. Suivant du doigt les instructions données par le mode d’emploi, il appuya sur le bouton vert et maintint la pression. Quand l’appareil vibra dans sa main, il le posa sur la table basse devant lui et regarda l’écran s’animer.

Les chiffres écrits sur sa paume avaient pâli mais restaient lisibles. Il composa le numéro de Marie, ferma les yeux en écoutant la sonnerie. Elle n’avait pas promis de prendre son appel, se rappela-t-il. Quand elle décrocha, il faillit laisser échapper le téléphone.

« C’est Gerry », dit-il.

Il y eut un long soupir au bout du fil. « Je suis content de vous entendre, répondit-elle.

— C’est vrai ?

— Oui. » Il perçut l’agitation dans sa voix. « Quelqu’un est venu me voir ce matin.

— Qui ?

— Vous n’allez pas le croire… Le père Coulter. »

Fegan marqua un bref silence. Puis : « Que voulait-il ?

— Il m’a conseillé de partir. Il a expliqué que ce serait préférable pour Ellen et pour moi. Plus exactement, il a dit que cela m’épargnerait de vivre des “moments désagréables”. »

Fegan pensa au Walther, sous son lit, enfoui parmi les billets dans la boîte à chaussures.

« Il a dit qu’il ne voulait pas qu’il arrive quelque chose à ma petite fille, poursuivit Marie. Que je devais penser à Ellen au lieu de m’obstiner. Qu’il y avait des gens qui cherchaient à nous nuire et qu’on ne pourrait rien contre eux si je restais. Pendant toute la conversation, il m’a regardée d’un air dégoûté comme si ma personne lui était insupportable. »

Fegan ouvrit la main. Il se représenta le pistolet, lourd et froid dans sa paume.

« C’est dingue, non ? dit Marie. McGinty fait passer ses messages par des prêtres ! Le père Coulter a prétendu qu’il agissait uniquement pour me rendre service.

— Qu’est-ce que vous avez répondu ?

— Au début, rien. J’étais estomaquée. Après, je l’ai foutu dehors. » Fegan l’entendait respirer tout contre son oreille. « Ils vont me harceler maintenant, hein ?

— Oui. Ils attaqueront pendant la nuit. D’abord, ils casseront une vitre. La fois suivante, ce sera un cocktail Molotov ou un coup de fusil.

— Je ne veux pas qu’Ellen vive ça ! Je n’ai personne chez qui l’envoyer.

— Je viendrai chez vous ce soir. Ils ne feront rien sachant que je suis là.

— S’il vous plaît, dit Marie. Je vous en prie, venez. »

Fegan serra le poing. « N’ayez pas peur. Je m’en occupe. »

Après avoir raccroché, il passa dans l’entrée, grimpa l’escalier et se rendit droit dans sa chambre où il tira la boîte de sous le lit. Les ombres firent cercle pour l’observer. Il ôta le couvercle, sentit l’odeur de l’argent. À nouveau, il se demanda à combien se montait la somme. Il n’avait jamais compté. Dix mille, peut-être davantage. Tout ce qu’il économisait grâce au boulot bidon que McGinty lui avait procuré aux services municipaux.

Immobile, il contempla l’arme. Sinistre, luisante. Les balles éparses se nichaient entre les billets comme une famille de souris.

« Non », dit-il.

Les trois Anglais s’avancèrent, poussés par les six autres. La femme vint s’agenouiller à côté de Fegan. Elle sourit en le voyant prendre le pistolet.

« Non », répéta Fegan, la main glacée au contact de l’arme. Il reposa le Walther entre les billets et les cartouches. « Pas le père Coulter. »

Mais ils allaient continuer à hanter son sommeil. S’il leur donnait ce qu’ils réclamaient, ils le laisseraient en paix. Dormir, enfin.

L’espace d’un instant, il se vit fermant les yeux, dans le bien-être de n’entendre rien d’autre que sa propre respiration. Puis une autre image lui vint, plus douce encore, à laquelle il n’avait jamais pensé : s’endormir contre le sein de Marie McKenna, dans la chaleur de son corps, apaisé par les battements de son cœur qui lui feraient tout oublier.

Fegan se ressaisit.

« Non », dit-il. Il ferma le couvercle et rangea la boîte sous le lit.


La petite amie de Vincie Caffola avait le visage bouffi et les yeux gonflés quand elle serra la main de Fegan. Quant aux deux fils de Caffola, ils semblaient sonnés par toute l’attention qui se portait sur eux. L’aîné — aussi grand que Fegan — refoulait ses larmes. Le plus jeune pleurait sans se retenir. Ils ressemblaient à leur père.

Fegan sentit son ventre se contracter en présentant ses condoléances. Les garçons gardaient la tête baissée, heureusement. Quelque part, au fond de lui, il avait envie de leur demander pardon. Caffola avait beau être un voyou mal dégrossi, ces enfants perdaient leur père. Le cadet avait à peu près l’âge de Fegan quand son propre père était tombé dans l’escalier, ivre.

Fegan se détourna, soulagé d’échapper à ces yeux rougis par le chagrin, mais la petite amie de Caffola lui agrippa le poignet.

« Personne ne fait rien, dit-elle. Le parti, les flics… Personne. »

Fegan essaya de se dégager, mais elle le retenait fermement.

« C’est une honte, Gerry, souffla-t-elle. On va l’enterrer, mais le coupable, tout le monde s’en fout. »

S’arrachant à son étreinte, il fit un pas en arrière. « Je suis désolé, dit-il.

— C’est une honte », répéta-t-elle. Fegan lui tourna le dos et s’éloigna.

Bien que la maison de Caffola ne fût pas aussi bondée que celle de la mère de McKenna, l’air y était tout aussi irrespirable. Fegan se fraya un chemin jusqu’à l’étage pour voir le défunt. On s’écarta respectueusement sur son passage. Un cercueil modeste, comme celui de McKenna, mais ici on se soumettait à des raisons économiques qui n’avaient rien à voir avec le respect des convenances. Fegan se signa, sans s’agenouiller pour prier. Pour ce qui était de Dieu, il avait son compte. Il se contenta de faire le tour du catafalque. Les croque-morts avaient bien travaillé, il n’y avait plus nulle trace de la blessure à la tempe.

Fegan se rappela les paroles de Marie sur la dépouille de McKenna. Entre ses dents, il murmura : « Tu l’as bien mérité. »

Le silence se fit dans la pièce. Il leva les yeux. C’était lui, évidemment.

« Salut, Gerry », dit McGinty.

Fegan hocha la tête.

McGinty se tourna vers les personnes présentes dans la pièce. « Je peux parler à mon ami, deux minutes ? »

Tout le monde se retira aussitôt. Ne restaient que Fegan, McGinty, le cadavre, et les ombres dissimulées dans les recoins. Fegan garda les yeux fixés sur McGinty qui vint se tenir en face de lui, de l’autre côté du cercueil.

« On a un petit problème », dit McGinty en souriant.

Fegan ne répondit pas. Le froid, de nouveau, l’envahissait. Malgré lui, il posa une main sur son cœur palpitant comme s’il pouvait ainsi l’empêcher de le trahir.

« Tu n’as pas fait ce que je t’ai demandé, dit McGinty. Pourquoi ?

— Elle n’est pas une menace pour toi, il n’y a aucune raison de la chasser », répliqua Fegan en essayant de contrôler la colère dans sa voix.

McGinty fit un pas en avant et posa les mains sur le bord du cercueil. « Si je la laisse rester, je passerai pour un faible. Et je ne peux pas me permettre la faiblesse, Gerry. Pas maintenant. Il y a trop de choses en jeu pour moi. J’ai été généreux envers cette fille plus qu’elle ne le méritait. Si je n’avais pas convaincu Michael, elle serait morte et enterrée depuis longtemps. » Il baissa les yeux sur le défunt. « J’en ai déjà trop accepté. Je te dois beaucoup, Gerry, mais ma patience a des limites. »

Fegan contourna le cercueil et partit vers la porte. McGinty lui bloqua la route.

« Je suis sérieux, Gerry. Ne me provoque pas. Tu ne veux pas faire passer le message, d’accord, mais ne te mets pas en travers. »

Fegan fit un pas de côté. McGinty l’attrapa par le bras et les deux hommes échangèrent un regard tout de dureté. Puis la bouche de McGinty esquissa un sourire. Il prit le visage de Fegan dans ses mains, se pencha vers lui, et l’embrassa sèchement sur la joue.

« On a toujours été de bons amis, dit McGinty. Depuis que tu es tout môme. Ne gâche pas ça pour une femme. Pas pour cette salope de Marie McKenna. »

Fegan sentit le rouge lui monter au visage. Il parvint enfin à se libérer et gagna la porte, puis le palier. Les gens s’effacèrent devant lui. Sa course s’arrêta net aux bas des marches.

Davy Campbell lui adressa un signe de tête, auquel Fegan répondit en essayant de ne pas prêter attention à ses tempes douloureuses ni aux ombres qui envahissaient son champ de vision. Campbell avait changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vu. Plus mince. Les yeux assombris. La mort colle aux hommes qui l’ont donnée, comme la puanteur d’un abattoir. Fegan se figura que tous deux devaient la sentir chez l’autre, de même qu’un chien reconnaît à l’odeur un ami ou un ennemi. Il sortit de la maison, conscient du regard de Campbell dans son dos.

23

En regardant Fegan disparaître au coin de la rue, Campbell voyait encore l’expression qu’il avait lue dans ses yeux, mélange de peur, de haine et de colère. C’était un tueur de la pire espèce, de ceux qui tuent plus souvent par plaisir que par nécessité. Pour remonter à l’étage, il dut se frayer un passage entre les visiteurs qui s’étaient écartés si promptement devant Fegan. Il entra dans la chambre où reposait le corps de Caffola. McGinty tournait le dos à la porte.

« Tu vas m’éliminer ce connard, Davy, dit McGinty sans se retourner.

— Quand ? demanda Campbell.

— Après-demain. Je veux d’abord que la presse diffuse le discours que je vais faire à l’enterrement. Mais pas plus tard.

— C’est vous qui voyez. » Campbell contourna le cercueil pour se placer en face de McGinty. « Et la femme ?

— Eddie Coyle s’en occupera. J’ai été gentil avec elle en lui envoyant le père Coulter et elle l’a foutu dehors. Maintenant, c’est terminé. Eddie prendra moins de gants.

— Et s’il foire ? Ce n’est pas une flèche.

— Qu’est-ce qu’il pourrait foirer ? Il suffit d’envoyer une brique dans la fenêtre. Mais bon, tu as raison. Ce serait peut-être mieux que tu l’accompagnes.

— Ça ne lui plaira pas, dit Campbell.

— Je m’en contrefous, répliqua McGinty. Il fera ce qu’on lui demande. Et aussi… Davy, écoute-moi.

— Quoi ?

— Ne fais pas de mal à Marie ni à la gamine, O.K. ? Flanque-leur la trouille s’il le faut, mais c’est tout. »

Une ombre que Campbell ne put déchiffrer passa dans les yeux de McGinty.

« Il ne leur arrivera rien, comptez sur moi. » Campbell contempla le visage paisible de Vincie Caffola. « Pourquoi il a fait ça, Fegan ?

— Va savoir ! Vu qu’il perd la boule, il n’avait peut-être pas de raison. De toute façon, s’il ne l’avait pas fait, j’aurais fini par m’en charger moi-même. Caffola parlait trop. Ce n’est pas une grosse perte.

— Alors pourquoi faut-il le choper ?

— Parce que s’il s’imagine qu’il peut s’en tirer si facilement, où est-ce que ça s’arrêtera ? En plus, c’est un ordre du vieux. Bull O’Kane ne veut pas qu’on agisse sans sa permission, même pour descendre des petits merdeux. »

Campbell flaira une piste. « Ah bon ? C’est toujours le Bull qui décide ? Je croyais qu’il avait pris sa retraite.

— Bull ? » McGinty lâcha un rire où filtrait la peur. « Tu parles. Il ne partira que les pieds devant et entre quatre planches. Et non, ce n’est pas lui qui décide. Mais les gars de la rue le respectent, alors, nous, les politiciens, il faut bien qu’on lui fasse de petites concessions. »

McGinty se détourna du cercueil, puis se ravisa et revint sur ses pas pour regarder le corps. Penché en avant, il cracha sur le visage pâle de Caffola. « Tu l’as bien mérité », dit-il avant de quitter la pièce.


Le téléphone coincé entre l’oreille et l’épaule, Campbell suspendit son costume tout neuf à la poignée de la porte de sa chambre. L’agent répondit d’une voix essoufflée au bout de plusieurs sonneries.

« McGinty m’a demandé de descendre Fegan, annonça Campbell.

— Quand ?

— Après-demain.

— Une fois l’enterrement passé. Il est malin, ce salopard. Tout ce qu’il peut tirer de la mort de Caffola, il va essayer de le rafler. Arrange-toi pour intervenir un peu plus tôt — histoire que la presse ait quelque chose d’autre à se mettre sous la dent. Il n’y a aucune raison de laisser McGinty se tailler la part du lion.

— Je vais voir ce que je peux faire. » Campbell enleva l’étiquette du costume. Il ne l’avait pas payé cher, mais ça devrait convenir. Après tout, ce n’était jamais que l’enterrement d’un voyou. « À propos, McGinty a lâché une info : Bull O’Kane est toujours dans le paysage. »

L’agent s’étonna. « Le Bull est censé avoir pris sa retraite. Aux dernières nouvelles, il se la coulait douce dans sa ferme à la frontière.

— Apparemment, non. Le vieux renard a encore son mot à dire. Les politiciens n’ont pas complètement quartier libre.

— Je transmets le message. C’est tout ?

— Juste une chose. Qu’est-ce que je fais, après Fegan ? Je reste à Belfast avec McGinty, ou je retourne à Dundalk ?

— Pas si vite, dit l’agent. On en a discuté dernièrement. En haut, ils pensent qu’il est temps pour toi de sortir de la clandestinité. Je suis aussi de cet avis. Tu as suffisamment donné. »

Campbell eut un rire sinistre. « Qu’est-ce que vous racontez ?

— Quel âge tu as, maintenant ? Trente-huit ? Tu ne rajeunis pas. Je reconnais que tu te débrouilles pas mal, mais pour combien de temps ? Il suffit d’un seul dérapage. Sors de ce merdier, pendant que tu peux encore te refaire une vie. »

Campbell posa le costume sur le lit. « C’est ça, ma vie.

« Une vie ? Tu appelles ça une vie ? Tu es en planque depuis trop longtemps, Campbell. Ce n’est pas sain pour toi. Surtout que les choses changent, ici, tu as remarqué. Il n’y a plus de soldats dans la rue, on calme le jeu. Réfléchis : quand la paix sera revenue, à quoi tu serviras ?

— Les dissidents sont en train de s’organiser et…

— Ils ne sont plus dans le coup. Des plombiers, des maçons, et ça se prend pour des soldats ! Comme les dinosaures, mais eux, ils ont oublié de s’éteindre. Plus personne n’en veut. Ils se sont torpillés à Omagh et ils ne s’en relèveront jamais. Tu le sais bien, puisque tu les as fréquentés.

— Et les loyalistes ? Ils peuvent encore…

— Ils peuvent encore quoi ? Fourguer de la came et des produits de contrebande, oui. Quand ils ne sont pas en train de se zigouiller les uns les autres. Ce sera l’affaire de la police. » L’agent soupira. « Écoute. Je ne te le demande pas, je te dis d’arrêter. Après ce boulot, tu sors de l’incognito. Prends un congé, ça t’éclaircira les idées. Et ne t’inquiète pas pour l’argent. Je veillerai à ce que tu ne manques de rien.

— Putain. L’argent, c’est pas la question !

— Ne t’énerve pas, Campbell. Dès que tu en auras fini avec Fegan, on te paiera des vacances. De belles vacances. Qu’est-ce qui te tente ? La Méditerranée, les Bahamas, la Thaïlande ?

— Allez vous faire foutre », dit Campbell avant de raccrocher.

Il jeta le téléphone sur le costume et fit les cent pas dans la chambre. Partir ? Tout arrêter ? Pourquoi ? Pour retourner à quoi ?

S’approchant de la commode, il ouvrit le tiroir et caressa le plumet de son Red Hackle.

24

Le soleil déclinait par-dessus les toits lorsque Fegan sonna chez Marie McKenna. L’appartement occupait le rez-de-chaussée d’une vieille maison mitoyenne en brique rouge. Les rideaux tirés tremblèrent à la fenêtre proche de la porte. Il eut la chair de poule en entendant les pas de Marie qui approchait.

La jeune femme ouvrit la porte et sourit. « Merci d’être venu. » Elle recula pour le laisser entrer. On voyait à ses yeux rouges qu’elle avait pleuré.

« Vous avez mangé ? » demanda-t-elle dans le vestibule. Une bicyclette était appuyée contre le mur, au pied de l’escalier conduisant au logement de l’étage.

« Pas depuis ce matin », mentit Fegan. Il avait encore la nausée à cause du whisky et n’avait rien pu avaler de la journée.

« Vous devez être affamé, dit Marie. J’allais justement préparer quelque chose pour Ellen et moi. Vous n’avez qu’à dîner avec nous. »

Plus qu’une invitation, c’était un ordre.

« Coucou ! » claironna Ellen lorsqu’il franchit le seuil. La fillette était allongée par terre, au milieu de crayons et de cahiers de coloriage. L’appartement comportait un espace ouvert, avec salon et cuisine américaine côté rue. Fegan remarqua deux portes qui conduisaient à l’arrière de la maison.

Il contempla la grande pièce où régnait un joyeux fatras. Chez lui, en comparaison, le décor était triste et dépouillé, avec pour toute fantaisie les objets en bois qu’il fabriquait lui-même. Il en tenait un à la main, enveloppé dans un sac en plastique.

« Regarde », dit Ellen en sautant sur ses pieds. Elle lui apporta son livre de coloriage et montra le dessin d’un cochon, vêtu d’une robe. Elle avait tout barbouillé en vert.

« Très joli », dit-il.

Marie caressa les cheveux de sa fille. « Ellen, laisse un peu Gerry tranquille, d’accord ? »

Ellen fit la moue. « D’accord. »

Marie débarrassa Fegan de son manteau. Il lui tendit le sac en plastique. « Je vous ai apporté quelque chose, dit-il en sentant une chaleur lui monter aux joues.

— Oh ? » Elle ouvrit le sac.

Fegan avait trouvé le morceau de chêne sur un terrain vague près de chez lui. Sans doute un fragment de manteau de cheminée ou de rampe d’escalier. Des semaines durant, il l’avait travaillé en le polissant au papier de verre, étirant le grain jusqu’à obtenir une forme fluide qui évoquait le courant d’une rivière. Après avoir adouci le trou occupé autrefois par un nœud, puis passé de multiples couches de vernis en ponçant entre chacune, de sorte que le bois semblait illuminé de l’intérieur, il avait fixé la sculpture sur une plaque d’ardoise.

« C’est magnifique, dit Marie.

— Elle traînait dans un coin… Chez vous, elle sera mieux mise en valeur.

— Merci. » Marie plaça la sculpture sur une table près de la fenêtre, à côté d’un ordinateur portable.

« Il s’est passé quelque chose ? demanda Fegan.

— Non, rien. Tout est calme. J’ai travaillé ici aujourd’hui. » Elle admira la sculpture à la faible lumière qui pénétrait par les rideaux tirés.

« Il fera nuit dans moins de deux heures, dit Fegan. C’est après qu’ils viendront.

— Et que comptez-vous faire ? demanda-t-elle en se retournant vers lui.

— Leur parler.

— Leur parler ? Je doute qu’ils vous écoutent.

— Dans ce cas, j’essaierai… autre chose. »

Marie le dévisagea en silence. « Je suis contente que vous soyez venu », dit-elle ensuite.


Le dîner était simple — blancs de poulet grillés, pommes de terre bouillies et salade — mais Fegan l’engloutit comme s’il s’agissait de son dernier repas. Quand Marie lui proposa de le resservir, il acquiesça avant même qu’elle ait terminé sa phrase. Depuis quand n’avait-on pas cuisiné pour lui ? Des semaines, des mois, voire des années. Il y avait vingt ans, au moins, qu’il ne s’était pas assis à une table avec des gens qu’il connaissait et appréciait.

Ellen triait méticuleusement sa salade, bannissant les feuilles rouges sur le bord de son assiette pour ne manger que les vertes. Elle ôta aussi les taches brunes de ses pommes de terre avec une précision de chirurgien et les rejeta aux côtés de la salade indésirable. Mais elle mangea le reste, tout en entretenant Fegan de ses chaussures, de ses dessins, et de Peppa Pig.

« C’est qui, Peppa Pig ? » demanda Fegan.

Ellen pouffa. « Tu ne connais pas ? »

Voyant qu’elle n’offrait pas d’explication, Fegan s’abstint de l’interroger.

Après le dîner, Marie se leva et renvoya Ellen à ses coloriages éparpillés dans le salon.

« Qu’est-ce qui va se passer après ce soir ? demanda-t-elle en débarrassant la table. Si vous leur faites peur… Ils reviendront en force demain, non ?

— Peut-être. Mais je serai encore là, si vous me le demandez. »

Elle emporta les assiettes à la cuisine. Des casseroles trempaient déjà dans l’évier. « Et encore après ? Ils ne s’arrêteront pas là. Je ne veux pas qu’Ellen voie ça. Et je ne veux pas que vous soyez blessé.

— Ça n’arrivera pas. » Fegan prit un torchon et essuya la vaisselle à mesure que Marie la lui tendait. « Dans quelques jours, ce sera réglé. Je m’en occupe.

— Comment ?

— Ne vous inquiétez pas. Je m’en occupe, c’est tout ce qui compte pour vous et pour Ellen. Vous n’aurez plus à vous faire de souci. »

Il s’approcha pour prendre une assiette qu’elle gardait à la main. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-elle.

Il lui sourit. Un sourire naturel, honnête, qui lui venait aisément. « Vous n’aurez plus à vous faire de souci, répéta-t-il. Point final. »

Marie lui rendit son sourire. Mais avant qu’elle se détourne, Fegan eut le temps d’entrevoir dans ses yeux une douloureuse méfiance.


Marie raconta à Fegan comment Jack Lennon, le beau policier, l’avait invitée à dîner alors qu’elle rangeait son dictaphone. À l’époque, on lui avait commandé un article sur la présence des catholiques au sein des services de police alors que s’amorçait un mouvement de réforme. Jack s’était soumis gracieusement à l’entretien ; il était ouvert, éloquent. Charmant, même. Il avait rougi à la question de Marie qui lui demandait si Jack était un diminutif de John.

Six jours plus tard, Marie était amoureuse.

Au début, elle garda l’affaire secrète. Sa famille avait clairement exprimé sa désapprobation en apprenant qu’elle collaborait à un journal unioniste. Son père n’affichait aucune participation au conflit, mais elle savait que son oncle Michael y était activement plongé. Partout où elle allait, on connaissait son identité, ses liens de parenté. La plupart de ses amis, déjà, s’étaient éloignés en lui reprochant la nature de son travail. Lorsqu’il ne fut plus possible de cacher sa liaison avec Jack Lennon, ils lui tournèrent le dos aussi vite que le reste de la société dans laquelle elle avait grandi.

À trente et un ans, Marie McKenna se retrouva seule, coupée de tout ce qui constituait sa vie jusque-là. Mais elle avait Jack, et cela suffisait. De temps à autre surgissaient de vagues menaces, cartes d’offrande de messe assorties de balles qu’ils recevaient par la poste, mais le couple tenait bon.

Deux ans plus tard, quelques semaines à peine avant qu’elle ne constate son retard de règles, Marie sentit sur son amant l’odeur d’un parfum. Jack travaillait alors pour le CID[16], en civil. Il expliqua qu’une de ses collègues, qui ne s’était jamais intéressée à lui jusqu’à présent, avait brusquement changé de comportement en apprenant qu’il était engagé auprès d’une autre femme. Jour après jour, elle tentait de le séduire et se jetait littéralement sur lui, mais il résistait. Il avait toujours été fidèle, et il le resterait.

Jack Lennon ne manquait ni de charisme ni de pouvoir de persuasion. Marie le crut sur parole. Avec le recul, elle revoyait l’effroi sur son visage lorsqu’elle lui annonça qu’elle était enceinte. Elle n’aurait pu le jurer, mais de toute façon, quelle importance à présent. Tout ce dont elle était sûre, c’est que deux mois plus tard, en rentrant à la maison un soir de pluie, elle avait trouvé l’appartement vide.

Assis à ses côtés sur le canapé, Fegan écoutait Marie dont le visage ne trahissait aucune émotion.

« Le plus triste, vous savez ce que c’est ? » dit-elle. Sans attendre la réponse, elle poursuivit. « Il m’a quittée pour elle, et une semaine après, elle l’a plaqué. » Marie eut un petit rire amer. « Elle voulait ce qu’elle ne pouvait pas avoir, et quand elle l’a eu, elle n’en a plus voulu. Quel gâchis. Il m’a suppliée de revenir, mais je l’ai envoyé se faire foutre.

— D’après ce que j’entends, fit remarquer Fegan, c’était un salaud. »

Ellen releva la tête de son coloriage. « Tu as dit un gros mot.

— Pardon, fit Fegan.

— Maman ? demanda Ellen à sa mère. Je peux regarder un DVD ?

— C’est presque l’heure de te coucher, ma chérie.

— S’il te plaît…, implora la fillette. Juste le début, alors ? »

Perchée sur le bord du canapé, Marie réfléchit. « D’accord. Mais quand je te dis d’aller au lit, tu ne discutes pas, O.K. ?

— Oui ! » Rayonnante, Ellen s’approcha d’une étagère remplie de livres, de CD et de DVD. Elle choisit une boîte de couleur vive, l’ouvrit et en sortit le disque avec précaution.

« Elle sait très bien faire », chuchota Marie.

Ellen appuya sur un bouton du lecteur, plaça délicatement le disque sur le plateau. Puis elle alluma la télévision, la régla sur le bon canal, sauta sur le canapé et se blottit entre Fegan et Marie. Là, elle actionna la télécommande pour démarrer le film.

« Tu t’y connais drôlement bien », dit Fegan.

Ellen mit un doigt sur ses lèvres pour lui intimer le silence en montrant la télévision du doigt. Fegan s’éclaircit la gorge et fit ce qu’on lui demandait. Du coin de l’œil, il vit que Marie souriait.

Bientôt, il se trouva absorbé par le film. L’histoire d’un poisson orange et blanc qui cherchait un océan bleu pour son fils. Ellen s’agitait parfois, elle riait, et lui aussi s’amusait. C’était une sensation étrange, ces spasmes qui lui montaient du ventre et ressortaient librement par sa bouche. Les images à l’écran envoyaient des ombres contre les murs mais, ici, elles ne faisaient surgir rien d’autre que le décor ambiant.

L’heure du coucher était déjà largement dépassée, sans que Marie ne donne le signal. Mais une fois le film terminé, elle tapota le genou de sa fille et déclara : « Allez, ma chérie. Tu m’as bien eue sur ce coup-là… Maintenant, au lit ! »

Ellen prit un air abattu. « Je suis obligée ?

— Oh oui. Il est neuf heures et demie passées, tu devrais déjà dormir depuis une heure. Il fait… » Marie s’interrompit, comme si lui revenait à l’esprit quelque chose qu’elle eût préféré oublier. « Il fait déjà nuit. »

Fegan s’extirpa du canapé. Il regarda la fenêtre aux rideaux tirés, puis Marie. Elle se leva, attrapa sa fille dans ses bras et la mit debout. « File te mettre en pyjama. Après, on va se brosser les dents. »

Ellen partit à pas récalcitrants vers l’une des portes derrière la cuisine. Sur le seuil, elle agita la main. « Bonne nuit, Gerry.

— Bonne nuit », répondit-il. Il éprouva un pincement de tristesse en la voyant disparaître. Puis il reporta son attention sur Marie qui se tenait debout devant lui, les mains dans les poches de son jean.

« Nous y voilà, dit-elle.

— Oui… » Incapable de soutenir son regard, il détourna les yeux.

Elle s’éclaircit la gorge, renifla. « Je suis crevée, en fait. J’ai très mal dormi la nuit dernière. Alors, je… je vais m’occuper d’Ellen et me coucher, moi aussi. Je vous laisse… Ça ira ?

— Oui. Je serai prêt à les accueillir quand ils viendront.

— Bon. » Elle partit vers la porte, s’arrêta, revint vers lui. Se hissant sur la pointe des pieds, elle l’embrassa sur la joue et sourit. « Vous me semblez être quelqu’un de bien. Mais je me trompe souvent sur les gens. »

Fegan la regarda sortir. Il sentait la chaleur humide de ses lèvres sur sa peau.

Une fois le silence retombé, il parcourut la pièce et éteignit les lumières. Le noir se fit en lui aussi. Puis il ouvrit les rideaux. Dans la pâle lueur orangée d’un lampadaire, il s’assit à la table près de la fenêtre et attendit.

Lorsque des voitures filaient dans la rue, les façades des vieilles maisons éclairées par les phares semblaient se tenir aux aguets, tels des vigiles au cœur de la nuit.

De temps à autre, des piétons passaient devant la fenêtre sans remarquer la présence immobile de Fegan. Des couples parfois, jeunes, l’homme et la femme accrochés l’un à l’autre et marchant comme un seul corps. Ces visions fugitives ouvraient des chemins dans son esprit, des voies dans lesquelles il ne voulait pas s’engager. Il n’y trouverait que regrets, ou prétexte à s’apitoyer sur lui-même.

Il sentait encore une fraîcheur sur sa joue. En y portant les doigts, il se concentra pour éprouver de nouveau le contact des lèvres qui s’étaient posées à cet endroit.

Près de trois heures s’écoulèrent. Il fut alors saisi d’un grand froid, ses tempes se mirent à bourdonner, et les ombres prirent vie autour de lui.

25

Eddie Coyle conduisait en silence sur Malone Road. Il n’avait pas répondu au salut amical de Campbell, quelques minutes auparavant, lorsque celui-ci était monté dans la voiture. Devant eux se profilaient maintenant le Wellington Park Hotel et le croisement où ils prendraient à droite en direction d’Eglantine Avenue.

« C’est toi qui t’en occupes ? » demanda Campbell.

Coyle regardait droit devant lui. Il ne répondit pas. Son œil était un peu moins enflé, mais le pansement sur son front s’ornait d’une tache rose vif.

« Je reste dans la voiture et je te laisse faire, d’accord ? »

La bouche de Coyle se tordit dans une grimace de colère. « Ferme-la, connard ! dit-il. T’as rien à foutre ici. Il y a plein d’autres gars qui auraient pu venir avec moi. Merde. Je vois pas pourquoi je suis obligé de te supporter.

— Ce n’est pas ma faute si McGinty a peur que tu foires le coup », dit Campbell.

Il fut projeté en avant. Coyle avait pilé brusquement.

« Qu’est-ce que t’as dit ?

— C’est McGinty qui m’a demandé de t’accompagner. Crois-moi, j’ai mieux à faire que d’aller coller les pétoches à une nana et à sa gamine, mais j’obéis aux ordres. Avance, sinon les flics ne vont pas tarder à se pointer. Faut tourner à droite.

— Putain, je sais où c’est », grommela Coyle en écrasant l’accélérateur. Il braqua le volant, virant sous le nez de voitures qui venaient en face et qu’il obligea à freiner, puis ralentit une fois engagé dans Eglantine Avenue. La Vauxhall Vectra glissa sans bruit jusqu’à la maison. L’appartement était plongé dans l’obscurité, mais la voiture de la femme était garée le long du trottoir.

Coyle se pencha pour attraper deux briques derrière le siège de Campbell. C’était une pratique courante à Belfast. « Manœuvres diverses d’intimidation », selon la terminologie des flics. Les groupes paramilitaires de tout bord agissaient ainsi pour rappeler leur présence à la population. Ça n’avait rien d’original, pas de quoi s’affoler. Sauf pour ceux qui étaient pris pour cibles, bien sûr. Coyle ouvrit la portière et descendit.

« Fais gaffe, dit Campbell. Vise bien.

— Va te faire foutre ! » Une brique dans chaque main, Coyle passa devant la voiture. Il poussa une exclamation et faillit lâcher ses projectiles quand Gerry Fegan, surgissant entre les ombres du petit jardin, se mit en travers de sa route.

« Laisse-la tranquille », dit Fegan. Dans la voiture dont le moteur tournait au ralenti, Campbell entendit sa voix, calme et posée.

« Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Coyle.

— Je t’ai dit de la laisser tranquille », reprit Fegan en s’approchant. Ses yeux menaçants apparurent dans la lumière des phares.

Coyle se tourna vers Campbell, lequel descendit à son tour.

« Ce n’est pas lui que tu dois regarder, dit Fegan, c’est moi. Tire-toi et ne reviens pas. »

Campbell évalua rapidement la situation. Il n’avait pas d’arme ; trop dangereux, et inutile pour une telle opération. En cas d’interpellation par la police, on expliquait plus facilement une brique qu’un flingue. Il se demanda si Fegan était armé. Sans doute pas. Lui non plus n’ignorait pas les risques encourus.

Sauf que Fegan était fou.

« Casse-toi, Gerry, dit Coyle. Tu n’as pas à te mêler de ça. »

Fegan demeura impassible. « Je ne le répéterai pas. Laisse-la tranquille. Va-t’en, et ne reviens pas. »

Campbell ne put se défendre contre un sentiment d’admiration. Jamais un Coyle ne viendrait à bout d’un homme comme Fegan. Il irait au tapis, ni une ni deux. Bon sang, même si Fegan ne paraissait pas au top de sa forme, Campbell n’était pas certain de l’emporter. Contre la folie, on ne savait pas comment lutter. Il ne bougea pas. Pour être honnête, voir Coyle mis en pièces ne lui aurait pas déplu.

Coyle brandit une brique. « Je ne déconne pas, Gerry, dit-il d’une voix stridente. Dégage, sinon tu y as droit. »

Campbell distingua de vagues formes qui s’agitaient aux fenêtres des maisons voisines. Quelqu’un avait sans doute déjà appelé la police. Le commissariat de Lisburn Road ne se trouvait qu’à cinq cents mètres. Les flics débarqueraient d’une minute à l’autre. « Laisse tomber, Eddie, dit-il.

— Toi, ta gueule, dit Coyle. Si on m’a chargé de ça, c’est pas pour que je m’écrase.

— Arrête, Eddie. Tu ne fais pas le poids. »

Fegan ne disait rien, les yeux rivés sur Coyle.

« Allez, Eddie. Viens… »

Coyle esquissa un geste pour lancer son projectile. Fegan le retint par le poignet, lui faucha les jambes et prit la brique qu’il menaça d’abattre sur son visage. « Fous le camp maintenant, sinon je t’explose la tête. »

Tandis que Coyle faisait marche arrière, Fegan s’approcha de Campbell. Il avait un regard de dément. Puis il se figea et porta ses mains à ses tempes.

« Pas maintenant, dit-il. Pas ici.

— Pardon ? dit Campbell.

— Non ! » Fegan regardait sur la gauche de Campbell. « Il y aura une autre occasion. Je ne peux pas. Pas ici, avec des témoins.

— Putain…, souffla Campbell en reculant vers la voiture.

— Je ne peux pas ! répéta Fegan, en déplaçant son regard autour de Campbell. Sinon, je ne réussirai pas à aller jusqu’au bout.

— Jusqu’au bout de quoi, Gerry ? » demanda Campbell.

Les yeux de Fegan erraient d’un côté et de l’autre, suivant quelque chose que lui seul voyait. « Il y aura une autre occasion. Je le jure. »

Avant que Campbell n’eût le temps de l’arrêter, Coyle se jeta sur Fegan par-derrière, brandissant la deuxième brique. Fegan esquiva, mais pas assez vite. Touché à la tempe, il attrapa le bras de Coyle avec la vivacité d’un prédateur et lui envoya en plein visage la brique qu’il tenait toujours à la main. La tête de Coyle partit en arrière. Fegan lui asséna un autre coup, et Campbell entendit un craquement sinistre. Les jambes de Coyle s’effondrèrent sous lui. Fegan frappa encore, deux fois, tandis que le trottoir se tachait de sang.

Un moteur hurlait au bout de la rue, venant de Lisburn Road. Une Land Rover de la police approchait à fond de train. Campbell hésita, à peine une seconde, puis détala dans la direction opposée pour regagner Malone Road.

Après avoir bondi sur la chaussée en courant, sans se soucier des voitures, il coupa par Cloreen Park et ne ralentit l’allure qu’une fois parvenu dans Stranmillis Road. Puis il se perdit dans le dédale des ruelles qui serpentaient autour de l’université de Queen’s, déboucha près de l’église de University Street, traversa la rue et pénétra dans son immeuble. Deux étages plus haut, il ouvrit enfin la porte de l’appartement et s’effondra sur le canapé, tremblant encore dans l’obscurité sous l’effet de vagues successives d’adrénaline.

« Merde », lança-t-il tout haut.

26

Dans sa cellule au commissariat, Fegan se sentait les yeux secs, les paupières lourdes. La nuit avait été mouvementée. Au City Hospital de Lisburn Road, les médecins avaient insisté pour lui faire passer un scan à cause de sa blessure à la tempe. Il dut attendre les résultats sur un lit des Urgences, surveillé par deux policiers. Coyle aussi était à l’hôpital, mais lui y effectuerait sans doute un séjour plus long.

Assis sur un mince matelas, privé de sa ceinture et de ses lacets, il rongeait son frein. McGinty demanderait sûrement qu’on le relâche afin de pouvoir l’épingler ensuite, et même si Coyle était en état de subir un interrogatoire, il se tairait. Car malgré la position officielle du parti, on préférerait éviter qu’il parle aux flics. De là à balancer, il n’y avait qu’un pas. Et les balances, le parti n’aimait pas.

Des silhouettes mouvantes dansaient sur les murs et se fondaient dans le néant. Fegan avait les tempes douloureuses. Il était glacé jusqu’au tréfonds de son être.

« Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? » demanda-t-il.

Les ombres ne répondirent pas.

« Si je l’avais tué, ce n’est pas pour une bagarre que les flics m’auraient coincé, mais pour meurtre. Et je ne pourrais pas m’occuper des autres. »

Toujours pas de réponse.

Brusquement, l’une des ombres se détacha et prit forme contre le mur blanc de la cellule. Le policier de la Royal Ulster Constabulary, dans son uniforme tiré à quatre épingles. Il posa sur Fegan un regard impitoyable, puis se tourna vers la porte.

Le cache sur la serrure s’ouvrit. Fegan entrevit un œil par le trou, puis plus rien. Il y eut un bruit de clés, on déverrouillait la porte. Le battant s’ouvrit vers l’extérieur. Un policier de haute taille, corpulent, âgé d’une cinquantaine d’années, se tenait sur le seuil. Après avoir inspecté le couloir des deux côtés, il entra en souriant et referma la porte derrière lui.

« Bonjour, Gerry », dit-il. Il était vêtu d’une chemise à manches courtes assortie d’une cravate. À sa ceinture se balançaient toutes sortes d’accessoires, mais Fegan remarqua qu’il ne portait ni arme ni matricule. Le fantôme de la RUC le visa à la tête.

« Tu peux te réjouir, tu seras bientôt relâché », dit le flic en s’approchant. Fegan remarqua qu’il boitillait. « Ton ami Mr. Coyle jure tous ses dieux qu’il est tombé et que tu l’aidais à se relever.

— C’est vrai », répondit Fegan. Il concentra son regard sur le visage rondouillard du policier, pour ne pas voir les ombres qui se resserraient autour de lui.

« Bonne nouvelle, hein ? » dit le flic sans cesser de sourire. La lumière du néon se reflétait sur son crâne rose. « Mais j’ai un petit message à te faire passer, avant que tu partes. Lève-toi.

— Un message de qui ?

— Disons, d’un ami commun. Allez, obéis. Debout. »

Fegan s’exécuta lentement. Souriant toujours, le flic lui envoya son poing dans l’estomac. Tout l’air sembla se retirer de la cellule, ne laissant que la douleur, un vide tel que Fegan se demanda comment l’autre pouvait encore respirer. Il s’effondra en arrière sur le matelas en se tenant le ventre. Une flambée de colère s’alluma en lui, mais il l’étouffa, la ravala tout au fond. Impossible de riposter ici. Pas s’il voulait rester en vie.

Les ombres reculèrent contre les murs. La main du policier de la RUC accusait le recul de son arme imaginaire chaque fois qu’il tirait.

Le flic posa une main sur l’épaule de Fegan. « C’est un message en deux parties. Verbal, et physique. On commence par le verbal, tu veux bien ? »

Il tapota l’épaule de Fegan et s’assit près de lui. « Avant toute chose… Notre petite conversation, à tous les deux, n’a jamais eu lieu. Sinon, Marie McKenna a un accident. Tu me comprends ? C’est très important. Bon, la suite maintenant. » Il inspira profondément. « Une fois que tu seras sorti d’ici, tu rentres chez toi et tu y restes, jusqu’à ce que notre ami commun te fasse signe, sinon Marie McKenna a un accident. Si tu essaies de t’enfuir, Marie McKenna a un accident. Si tu tentes quoi que ce soit contre notre ami commun, Marie McKenna a un accident. Tu me suis, Gerry ? »

Fegan ne répondit pas. Il en était incapable, tellement il mobilisait toute son attention pour reprendre son souffle.

Le flic lui balança son poing dans l’entrejambe. « Je t’ai posé une question, Gerry. Tu me suis ? »

Fegan s’abattit sur le côté, mains sur les testicules. L’abdomen enflammé, il réussit à sortir quelques mots entrecoupés d’infimes prises d’air. « Je… com… prends.

— Bravo, dit le flic en se levant. Maintenant, on va passer à la partie physique. T’es prêt ? »

Le flic accomplit froidement sa mission, comme un simple exécutant. Il frappa aux endroits sensibles, du poing ou du pied, là où nulle trace n’apparaîtrait sous les vêtements. Fegan perdit connaissance et revint à lui par la force d’une gifle. Étendu à terre, alors que la douleur touchait à l’insupportable, il vit la femme à genoux à ses côtés. Elle serrait son bébé contre elle et tressaillait à chaque coup.

À la fin, le flic recula pour admirer son travail. « Bon, dit-il en souriant toujours, mais haletant, le front humide de sueur. Je suis content qu’on ait réglé ça. Tu as des questions ? »

Fegan toussa en crachant du sang. « Oui », dit-il.

Le flic se pencha sur lui. « Ah bon ? Essaie toujours.

— T’es qui, toi ? »

Le flic se mit à rire. « Tu ne sais pas, Gerry ? » Il chuchota à son oreille : « Je suis la pomme pourrie qui gâche tout le tonneau. »

Fermant les yeux, Fegan écouta la porte s’ouvrir et se refermer, les clés tourner dans les serrures, et le rire du flic qui s’éloignait dans le couloir. Il roula sur le dos, écrasé par une insurmontable nausée. Les ombres s’approchèrent. Il leur sourit faiblement.

« Ça va ? Vous êtes contents ? » demanda-t-il.

La femme posa une main fraîche sur sa joue. Il sombra d’un coup. La cellule autour de lui n’existait plus.

27

Campbell fut émerveillé de voir l’habileté avec laquelle McGinty retournait les faits à son avantage. Son discours était un formidable tour de magie. Sur l’estrade improvisée, à quelques mètres de la tombe de Vincie Caffola, il s’exprima avec toute l’indignation qui convient pour honorer une victime. Ceux qui avaient laissé Caffola mourir sur le pavé, dit-il, ces mêmes policiers rouaient maintenant de coups Edward Coyle, militant dévoué à la cause, après l’avoir arrêté en voiture dans Eglantine Avenue. Un concert d’exclamations s’éleva parmi l’assemblée lorsque McGinty exigea que justice soit faite, clameur à laquelle Campbell se dispensa de joindre sa voix. Pas étonnant, songea-t-il, que les ennemis de McGinty le respectent et le haïssent tout à la fois.

Les journalistes armés de leurs caméras se jetèrent sur McGinty à sa descente du podium, mais ils furent repoussés par l’équipe de sécurité. McGinty, seul, s’approcha de Campbell. « Viens avec moi », dit-il.

Ils cheminèrent entre les tombes et les mausolées, en direction de la sortie où attendait la Lincoln de McGinty. Campbell sentait la chaleur du soleil dans son dos.

« Alors ? demanda McGinty. Qu’est-ce que tu penses de notre ami Gerry ?

— Il est complètement dingue, répondit Campbell. Ça le rend très dangereux. Si je dois lui régler son compte, on n’a pas intérêt à traîner. Il est capable de n’importe quoi.

— Notre ami dans la police lui a fait passer le message ce matin. Je crois qu’il a été clair.

— Les menaces n’auront aucun effet, dit Campbell. On ne discute pas avec les fous. »

McGinty bouscula le gravier d’un coup de pied, puis s’immobilisa. « Je ne compte pas discuter avec lui. Pas après ce que m’a rapporté le père Coulter ce matin. Je savais que c’était lui, mais bon sang, qu’il aille le raconter ! Même s’il ne s’imaginait pas que le père m’en parlerait, il a quand même un sacré culot. En tout cas, il faut que tout concorde. J’ai une conférence de presse demain. Eddie Coyle confirmera que les flics lui sont tombés dessus. C’est ce que je veux faire avaler aux journalistes. Et je ne te parle pas de la presse régionale. Merde ! On a CNN et Fox News sur le coup ! Ils adorent couvrir ce genre d’événements. Le vieux Bull O’Kane ne comprend pas ça, lui. Il a toujours refusé de nous écouter. Mais tant que je sèmerai l’agitation dans les journaux, les Anglais se tiendront sur la réserve. Si je continue à foutre le bordel, ils se mettront en quatre pour nous satisfaire. Ils savent qu’on peut provoquer la dissolution de l’Assemblée à Stormont, et ils feront tout pour l’empêcher. Vu que je les aurai à mes pieds, le parti ne pourra pas me mettre sur la touche. Pas si je suis sous l’œil des caméras. Crois-moi, les médias sont une arme bien meilleure que ne l’était autrefois le Semtex.

— Les médias ne vous serviront à rien si Fegan bute quelqu’un d’autre. Il a failli s’attaquer à moi, hier, mais quelque chose l’a retenu.

— Quoi ?

— Je ne sais pas. » Campbell secoua la tête. « Un truc qu’il voyait dans sa tête… Il est barge, ce type. Complètement à la masse. Un putain de schizophrène. »

McGinty eut un sourire de biais. « C’est ton diagnostic, docteur ?

— Ça n’a rien de drôle. » Campbell fixa le politicien d’un œil noir. « Je vous conseille de faire gaffe, parce qu’il est… »

La main de McGinty partit si vite que Campbell sentit la brûlure sur sa joue avant même d’avoir vu le geste.

McGinty s’éclaircit la gorge, effaça un pli sur sa veste. Il regarda prudemment tout autour pour s’assurer que les caméras n’avaient pas surpris la gifle.

« Tu n’as pas à me conseiller quoi que ce soit. C’est moi qui donne les ordres. Compris ? »

Campbell ravala sa colère en touchant sa joue qui le chauffait sous la barbe. Le sang battait à ses oreilles, et il lui semblait que sa tête flottait au-dessus de lui, séparée du reste de son corps. « Pardonnez-moi, Mr. McGinty, dit-il. Avec tout le respect que je vous dois, il n’a pas trop apprécié qu’on mette la pression à Marie McKenna. Et s’il décidait de s’en prendre à vous ? »

McGinty ricana, mais ses yeux trahissaient une inquiétude. « Il ne m’aura pas. Beaucoup de gens ont essayé, depuis 1972, et personne n’a jamais réussi, même Delaney et ses gars de l’UFF. Qu’est-ce qui te fait penser que Fegan y arriverait ? »

Campbell le regarda droit dans les yeux. « Parce que lui, il est prêt à mourir en essayant. »

McGinty détourna les yeux, se racla la gorge, et partit vers la voiture. Campbell le suivit.

« Bon, écoute-moi, dit McGinty en approchant de la Lincoln. Les flics vont relâcher Fegan d’ici une heure. Assure-toi qu’il rentre chez lui. Tu lui règles son compte sur place et tu fermes tout en partant. Avec un peu de chance, il se passera un jour ou deux avant qu’on le découvre. Ça me donnera le temps de réfléchir à une stratégie pour manipuler la presse.

— Et la femme ? demanda Campbell. Elle risque de tiquer si elle cherche à le joindre. »

McGinty prit place à l’arrière de la voiture tandis que le chauffeur lui tenait la portière. « Ne te fais pas de souci pour elle. Son cas est déjà réglé. »


Enfoncé dans son siège à l’avant de la vieille Ford Focus, tout au bout de Calcutta Street, Campbell regarda Fegan descendre péniblement d’un taxi. Après avoir payé le chauffeur, il se dirigea à petits pas vers la porte de sa maison, une main pressée sur son ventre. Campbell ne put réprimer une grimace douloureuse en le voyant s’arrêter et cracher un peu de sang sur le trottoir. Puis Fegan se redressa, s’essuya la bouche et entra chez lui.

Le message a dû être plus que clair, songea Campbell. Il est vraiment mal en point.

D’une certaine manière, Campbell souhaitait presque que Fegan s’attaque à McGinty. Sa joue le démangeait encore à l’endroit où le politicien l’avait giflé. La mort de ce salopard ne serait pas une perte pour le monde ; on se passerait de lui aussi bien que de McKenna ou de Caffola. En fait, Campbell aurait adoré prêter main-forte à Fegan, histoire d’écrémer le parti. Sauf qu’en échange d’un McGinty, on se retrouverait avec dix voyous qui seraient ravis de prendre sa place et choisiraient d’autres armes, préférant les bons vieux AK-47 et les tirs au mortier aux journaux et aux caméras de télévision. Il fallait bien admettre la triste vérité : Paul McGinty était un moindre mal.

Le pire de tous les maux, c’était le Bull.

Terrance Plunkett O’Kane, un gaillard qui approchait les deux mètres, avait émergé entre 1970 et 1980, pendant les années turbulentes où la branche politique du parti commençait à s’écarter des mouvements paramilitaires. La réputation du vieux s’étendait jusqu’au-delà des mers, et si Campbell ne l’avait jamais rencontré, on parlait déjà de ses mœurs sanglantes dans la Black Watch. Plus tard, lorsqu’il eut quitté le camp d’entraînement pour s’assimiler aux rues obscures de Belfast, il entendit des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête.

À mesure que le processus politique gagnait en ampleur, la figure du Bull fut associée à une époque révolue. Le vingt et unième siècle appartenait à des hommes comme McGinty qui convoitaient les gros titres de la presse. À près de soixante-dix ans, le Bull semblait heureux de prendre sa retraite et de passer la main à McGinty et à ses copains politiciens.

Apparemment non, pensa Campbell.

McGinty et O’Kane offraient deux faces de la même pièce. O’Kane tenait toujours ses loyaux fantassins, les Eddie Coyle, sur lesquels McGinty et la direction du parti s’appuyaient pour contrôler le petit peuple. En retour, usant de leur influence, les politiques permettaient à Bull d’exploiter tranquillement ses usines à carburant depuis dix ans. Chacun avait besoin de l’autre, et dans cette interaction se maintenait un équilibre précaire entre l’ancien et le nouveau monde.

Un équilibre qu’à présent Fegan venait perturber. Quelles que fussent les raisons de sa folle vendetta, il détenait potentiellement la capacité de faire dérailler le train politique. Si Campbell avait vu juste et que Fegan réussissait à éliminer McGinty, le parti s’en trouverait meurtri. On le remplacerait, bien sûr — selon certaines rumeurs, son successeur était déjà choisi, en attendant de pouvoir l’écarter —, mais la bande de McGinty ne s’en accommoderait pas. Querelles et rivalités se déchaîneraient. Avec la perte de McGinty, l’Assemblée de Stormont, déjà fragile, se trouverait plus que jamais sur le fil du rasoir.

Cela ne faisait aucun doute : Fegan devait disparaître.

Et ensuite ?

Campbell se rappela ce qu’avait dit l’agent. Tout arrêter ? Non, c’était impossible. Lorsqu’il fermait les yeux et s’imaginait quitter cette vie, c’était comme s’il se jetait du haut d’une falaise. Une longue chute vers le néant. Rien que d’y penser, la tête lui tournait.

Du temps de son arrivée à Belfast avec la Black Watch, on disait que ça ne finirait jamais. Les dissensions, les haines, étaient trop profondément enracinées. La sale guerre continuerait à jamais, à coups de bombes et de cadavres entassés. Les politiques s’écrasaient devant le fanatisme de leurs électeurs, et les groupes paramilitaires gagnaient trop d’argent pour se retirer du jeu.

Pourtant, malgré tous les obstacles qui semblaient insurmontables, ils avaient réussi. Campbell ne parvenait pas à y croire. Tout cela lui paraissait irréel. À force de cajoleries et de chantage, sous les pressions exercées par les gouvernements britannique et irlandais, les politiques avaient fini par trouver une solution. Ce minuscule pays, au bout de quatre-vingts ans de luttes et de conflits, pouvait enfin se tourner vers l’avenir.

Campbell, non.

En descendant de voiture, un proverbe chinois lui revint à l’esprit. « Tel est chanceux, qui vit une époque porteuse de fruits. »

Il s’engagea dans un passage qui s’ouvrait entre deux maisons et débouchait sur une ruelle parallèle à Calcutta Street. Longeant les murs, collant son ombre à la brique, il compta les portails à l’arrière des jardins. La peinture s’écaillait sur celui de Fegan, et les gonds parurent près de céder sous la pression de ses doigts. Un simple coup de pied, ce serait facile, mais il ne voulait pas faire de bruit. Escalader le mur ne le tentait pas plus. Il suffirait à Fegan de regarder par la fenêtre pour le surprendre.

Campbell continua son chemin dans la ruelle. Deux maisons plus loin, il se hissa par-dessus le mur d’un jardin, atterrit silencieusement de l’autre côté, et profita d’une poubelle pour passer dans le jardin voisin. Un petit chien l’accueillit en jappant entre divers pots de fleurs. Jurant à voix basse, Campbell lui lança un coup de pied. Merde ! Avec un tel raffut, autant se ramener à dos d’éléphant.

Sans perdre de temps, afin de ne pas attirer l’attention du propriétaire du chien, Campbell s’approcha du jardin de Fegan, risqua un coup d’œil. C’était une simple courette en ciment hérissée de mauvaises herbes. Il balança une jambe par-dessus le mur, roula et retomba accroupi de l’autre côté. De là, il voyait la fenêtre de la cuisine. Le haut du battant était ouvert. Il pourrait y introduire la main pour le déverrouiller et entrer dans la maison.

Comme la plupart des étroites constructions alignées côte à côte dans les rues de Belfast, la maison comportait deux pièces au rez-de-chaussée, deux à l’étage, ainsi qu’une cuisine en avancée au-dessus de laquelle avait été aménagée une salle de bains. Malgré les aboiements du chien, Campbell entendit par la fenêtre ouverte quelqu’un tousser et cracher ; il se représenta Fegan penché sur la cuvette des toilettes, vomissant des caillots de sang. Prudemment, il s’approcha de la fenêtre de la cuisine.

Personne.

Encore des soupirs et des raclements de gorge à l’étage. Campbell grimpa sur le rebord de la fenêtre, passa un bras par l’ouverture et souleva le loquet. Il ne lui fallut pas longtemps ensuite pour se retrouver à l’intérieur.

De l’évier qu’il enjamba avec précaution, il se laissa tomber sur le sol en linoléum. Les semelles souples de ses chaussures de sport ne produisaient aucun son, et, bouche entrouverte pour respirer sans bruit, il s’avança dans la cuisine où rien ne traînait sauf quelques outils disposés sur une étoffe. On pénétrait ensuite dans un salon, comportant un escalier sur la gauche. Sur un buffet s’alignaient une rangée d’objets en bois poli, un antique poste de radio et une bouteille de whisky vide. D’autres sculptures, plus ou moins achevées, s’entassaient sur la cheminée. Une vieille guitare était appuyée dans un coin.

À présent qu’il se trouvait dans la place, Campbell n’hésita pas. Il gagna l’escalier sur la pointe des pieds. Délaissant le pistolet calé dans sa ceinture, il sortit le petit couteau Gerber de la poche de sa veste. Mieux valait agir en silence. Il débloqua la sûreté. La lame jaillit, fine et tranchante comme un rasoir. Fegan mourrait sans émettre une seule parole.

Campbell repoussa les images de chairs entaillées, fendues par la lame, le claquement du cartilage lorsqu’il se rompt. Le cœur battant, il s’engagea dans l’escalier.

Afin de ne pas le faire craquer sous son poids, il posa le pied gauche sur le bord extérieur de la première marche, le pied droit sur le bord opposé de la marche suivante, et monta ainsi, lentement, silencieux comme un fantôme. Aucun grincement ne signala sa progression.

Par la porte entrouverte de la salle de bains, s’échappaient un trait de lumière ainsi que de pitoyables râles et gémissements. Maintenant qu’il avait atteint le palier, Campbell ne pourrait empêcher les lattes d’un plancher centenaire de donner l’alerte. Il fallait foncer. Dès que les hoquets reprendraient à l’intérieur…

Il bondit et enfonça la porte, prêt à planter son couteau dans la première veine qui se présenterait. Au lieu de quoi, son geste ne brassa que de l’air, décrivant un arc de cercle dans un espace vide devant la cuvette.

Il sentit qu’on lui appuyait un objet dur et froid derrière l’oreille.

« Ne bouge pas », dit Gerry Fegan.

28

Fegan écouta la respiration profonde et contrôlée de Campbell, qui, serrant le couteau dans son poing, se préparait à réagir.

« Je ne te le conseille pas, dit Fegan. Je sais que tu en as très envie, mais si tu bouges d’un seul millimètre, tu es mort. »

Toute la tension de Campbell reflua en lui, tel un ressort étiré qui se replie. Ses épaules s’affaissèrent. Un instant plus tard, l’énergie l’avait déserté.

Fegan lui prit le couteau, en referma la lame d’une pression du pouce et le rangea dans la poche de sa veste. Procédant toujours de sa seule main libre, il fouilla Campbell en lui palpant les flancs, puis le dos où il trouva le Glock 23, sous le blouson en jean. Campbell relâcha sa respiration au moment où il sentit Fegan le délester de l’arme.

« Tourne-toi, dit Fegan. Lentement. Et assieds-toi sur tes mains.

— Je peux baisser le couvercle ? » demanda Campbell.

Fegan appuya le Walther plus fort contre son oreille. « Je m’en fous. Vite ! »

Campbell se pencha pour rabattre le couvercle des toilettes. Puis il s’assit en glissant les mains sous ses cuisses.

« Sous tes fesses, ordonna Fegan. Les mains à plat, pouces vers l’arrière. » Il surveilla Campbell qui adoptait la position en se tortillant.

Campbell releva les yeux. « Et maintenant ? demanda-t-il.

— On discute. » Le Glock alla rejoindre le couteau dans la poche de Fegan qui maintenait le Walther braqué sur Campbell. Son sang, bien qu’il lui semblât figé par un froid intérieur, lui envoyait des coups de bélier dans la poitrine et palpitait à ses tempes. Fermant son regard à tout le reste, aux ombres, il se concentra sur Campbell.

Fegan savait qu’il serait suivi à sa sortie du commissariat, par Campbell probablement. Il remarqua plusieurs fois la Ford Focus durant le trajet en taxi. Trop souvent. En arrivant chez lui, il monta droit à sa chambre et prit le pistolet avant de se rendre dans la salle de bains. Il n’avait pas feint les premiers haut-le-cœur. L’eau dans les toilettes était devenue rouge sombre, des crampes douloureuses lui tordaient le ventre. En revanche, il n’imaginait pas que Campbell entrerait dans la maison. Sauf lorsqu’il avait entendu le chien du voisin aboyer.

« De quoi tu veux discuter ? » Campbell secoua sa tignasse brune teintée de roux pour écarter des mèches qui lui tombaient dans les yeux.

« C’est McGinty qui t’a envoyé ? demanda Fegan.

— Évidemment.

— Il veut se débarrasser de moi ?

— Faut croire.

— Pourquoi ? »

Campbell partit d’un rire incrédule. « Je rêve ! Pourquoi, à ton avis ?

— Il sait ce que j’ai fait. Il ne m’en a pas parlé à l’enterrement de Michael. Pas explicitement, mais il sait. »

Campbell hocha la tête. « Exact. Et le prêtre l’a confirmé ce matin. »

Fegan sentit un froid plus grand encore le saisir tout entier. « Quoi ?

— Le père Coulter. Pour lui, c’est comme pisser dans son froc. Il ne peut pas se retenir de parler. T’aurais pas dû lui raconter. »

Les ombres s’agitaient pour prendre forme. Fegan les refoula et déglutit péniblement. « Je… Je n’aurais jamais pensé qu’il ferait ça.

— Ben, maintenant, tu ne te tromperas plus. »

Fegan hocha la tête en silence, encaissant la trahison comme un coup, une douleur au fond du ventre qui s’ajoutait à toutes les autres. « Et Marie ? demanda-t-il.

— D’après McGinty, son cas était réglé. »

Fegan s’approcha jusqu’à toucher le front de Campbell avec le canon de son arme. « Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je ne sais pas. »

Un coup du Walther reçu dans la joue déstabilisa l’Écossais. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » répéta Fegan.

Perdant l’équilibre, Campbell se laissa aller contre le mur. « Putain…, soupira-t-il.

— Redresse-toi, ordonna Fegan. Et remets tes mains sous les fesses. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Campbell obéit. « Il n’a pas expliqué. “Son cas est réglé”, ce sont ses paroles. Je ne sais pas ce qu’il entend par là. »

Fegan appuya le canon contre la tempe de Campbell — qui ferma les yeux de toutes ses forces. Il avait envie de presser la détente. D’entendre la déflagration emplir la petite pièce carrelée, puis le sifflement dans ses oreilles, de sentir les minuscules projections lui chauffer le visage, le goût du cuivre sur ses lèvres. Oui… Et ensuite, les deux UFF partiraient. Bon sang, ils ne demandaient que ça. Fegan percevait leur attente, leurs regards anxieux, le désespoir qu’ils avaient d’en finir. Lui aussi ! Mais il avait des questions à poser. Il pensa à Marie, aux fines rides autour de ses yeux, et à Ellen. Son doigt se crispa sur la détente, prêt à tirer, à l’idée qu’elles puissent toutes les deux avoir peur, avoir mal. Il prit une profonde inspiration. Le temps de cette brève fraîcheur qui lui passait dans la gorge, il parvint à se ressaisir.

« Il lui a fait du mal ? » demanda-t-il en écartant le Walther.

Le calme revint momentanément sur le visage de Campbell, suivi par une fugitive colère. « Je ne sais pas, je t’ai dit. Maintenant, soit tu me crois, soit tu tires ta putain de balle. »

Fegan le frappa à nouveau sur la joue avec le Walther, un coup qui lui envoya une décharge dans l’épaule. Il s’affaissa contre le mur, le regard vitreux. Du sang suintait maintenant de l’hématome bleuissant sous son œil gauche. Fegan prit un verre sur le bord du lavabo, le remplit et lui jeta l’eau au visage. Après deux autres verres, Campbell s’était redressé, de nouveau assis sur ses mains.

« C’est qui, le flic ? » demanda Fegan.

La bouche de Campbell se tordit dans un sourire. « Celui qui t’a tabassé ? Je ne le connais pas. » Il rentra la tête dans les épaules en voyant Fegan brandir le Walther. « Je ne sais pas, merde ! C’est le contact de Patsy Toner. Interroge-le. Moi, je n’en avais jamais entendu parler avant aujourd’hui.

— Il faut que je sache qui c’est, dit Fegan. Et pourquoi le policier de la RUC veut sa mort.

— Quoi ? » Campbell releva la tête, fronçant les sourcils.

« Pourquoi lui ? Je ne peux pas finir ce qu’on me demande sans savoir. Qu’est-ce qu’il a fait ? »

Campbell secoua la tête. « Qu’est-ce que tu racontes, Gerry ? »

Fegan soupira en haussant les épaules. « Rien, laisse tomber. » Il lui appliqua le Walther contre le front. « C’est tout, alors.

— Attends ! dit Campbell. Putain, attends !

— Attends quoi ?

— Il y a un moyen. Pour baiser McGinty.

— C’est ce que je suis en train de faire, répondit Fegan.

— Non, non. Écoute-moi. Je te jure qu’il y a mieux. »

Fegan poussa un soupir. Il releva imperceptiblement le canon de l’arme. « Je t’écoute. »

Les yeux fous, l’esprit tournant à pleine vitesse, Campbell débita son idée presque d’une seule traite. « McGinty exploite le meurtre de Caffola tant qu’il peut en le mettant sur le dos des flics. Pour Eddie Coyle aussi, il raconte que les policiers l’ont massacré. Si tu te rends à la justice et que tu rétablis la vérité, on découvrira que McGinty a menti et il perdra toute crédibilité. Parle aux journalistes. Sans la presse, sans la télé, McGinty ne tient pas debout. »

Campbell était plus malin qu’on ne le croyait. « Non, ça ne suffira pas, répondit Fegan.

— Arrête, Gerry. Tu sais bien que tu ne pourras pas l’avoir », dit Campbell avec un sourire qu’il voulait amical et confiant, mais que trahissait sa voix mal assurée. « Il te liquidera avant. Si tu te dénonces, au moins tu resteras en vie. Tu le verras chuter et tu seras toujours vivant.

— Non. » Fegan secoua la tête. « Je ne retournerai pas en taule. Je préfère crever. D’ailleurs, McGinty peut me descendre aussi en prison. Plus facilement, même. »

Campbell se pencha en avant, une supplique sur son visage. « Réfléchis, Gerry. Prends juste le temps de…

— Ferme-la. » Fegan lui colla le Walther sur la bouche pour le faire taire. « Tu sais que je suis fou, hein ? »

Comme Fegan reculait l’arme, Campbell eut un petit rire nerveux mais il ne répondit pas.

« Je déconne dans ma tête, tu le sais, oui ou non ?

— Oui », souffla Campbell.

Fegan s’assit sur le rebord de la baignoire, affaibli par les douleurs de son abdomen qui ne lui laissaient pas de répit. Il maintint le Walther braqué sur le front de Campbell. « Alors pourquoi tu essaies de raisonner avec moi ? »

Campbell cligna des paupières pour évacuer la sueur qui lui tombait dans les yeux.

« Je voulais savoir qui était le flic, reprit Fegan, et pourquoi il le méritait. Mais toi, je sais pourquoi tu le mérites.

— Je mérite quoi ?

— De mourir. »

Les ombres se resserraient à présent autour d’eux.

Campbell secoua la tête. « Gerry, je ne…

— Les deux gars de l’UFF », coupa Gerry. Campbell se figea. « Ce n’étaient que des petits voyous, des crétins qui vendaient de la dope pour se payer leurs bières. Jamais ils n’auraient pu avoir McGinty. Impossible. Ils n’y pensaient même pas, d’ailleurs. Tout ce qui les intéressait, c’était de se défoncer avec leur propre came. »

Campbell eut un haut-le-cœur. Un crachat mêlé de sang s’échappa de ses lèvres.

Fegan poursuivit : « Tu les connaissais bien, les connards de l’UFF et les loyalistes. Des gangsters à peine organisés… Pour s’étriper entre eux, ils étaient très doués. Sans parler de tuer des civils qui n’avaient rien à voir avec nous ni avec eux. La cible facile, c’est ce qu’ils préféraient. Même leurs meilleurs éléments n’auraient pas pu s’en prendre à McGinty, et encore moins ces deux-là, des tâcherons au bas de l’échelle.

« Mais tout d’un coup, on apprend que Francie Delaney a passé un deal avec eux. Francie Delaney, qui est encore plus con qu’Eddie Coyle, a racolé deux babouins de l’UFF et prépare un plan contre McGinty. La seule personne à qui Delaney se soit confié, curieusement, c’est toi. Parce que tu l’as battu à mort pour le faire parler.

— Il avait vendu McGinty aux loyalistes. Tout le monde le sait.

— Parce que c’est toi qui l’as dit, et on t’a cru. Tu as rajouté les deux autres pour compléter le tableau, pas vrai ? Ensuite, tu t’es défilé en me mettant sur le coup. Qu’est-ce que tu manigançais ? Pourquoi voulais-tu te débarrasser de Delaney ?

— Ils allaient descendre McGinty, répondit Campbell. Toi et moi, on l’a sauvé.

— Foutaises. C’étaient pas des tueurs, eux, tu te rappelles ? Pas comme toi et moi. Ils sont morts en pleurant et en suppliant comme des femmelettes.

— Putain, ferme-la, lança Campbell.

— Quoi ? Tu les entends, toi aussi ?

— Ta gueule.

— Est-ce qu’ils hurlent quand tu fermes les yeux, la nuit ? »

Fegan perçut une vibration contre sa poitrine et entendit une sonnerie au timbre flûté. Le téléphone, dans sa poche. Une seule personne connaissait le numéro. Il baissa un instant les yeux.

Erreur.

Campbell le saisit au poignet et lui écarta le bras. Par réflexe, Fegan fit feu, pistolet pointé vers le haut. Il reçut dans les yeux la poussière de plâtre qui tombait du plafond. Violemment bousculé, il partit en arrière contre le mur. Sa tête heurta le carrelage et il se sentit glisser dans la baignoire, la vision trouble. Il se concentra de toutes ses forces sur sa main droite, la main sur laquelle Campbell s’était jeté pour arracher l’arme. De ses pieds qui dépassaient de la baignoire, il lança une ruade, comprit qu’il avait fait mouche dans l’entrejambe de Campbell qui poussa un gémissement et relâcha un instant sa prise. Fegan parvint à le repousser, suffisamment pour amener le Walther entre eux.

La violente détonation résonna dans la pièce. Campbell tomba en arrière, le visage tordu par la souffrance. Sa chemise était déchirée et brûlée par la poudre à l’endroit de ses côtes. Le miroir accroché derrière lui se brisa en mille morceaux. Pendant ce temps, Fegan tentait péniblement de sortir de la baignoire, le ventre cisaillé comme par des coups de couteaux. Il tira à l’aveugle sur Campbell qui rampait vers la porte. La balle fit exploser le chambranle.

Fegan s’extirpa de la baignoire et roula à terre. L’estomac en feu, il laissa échapper un cri de douleur. Campbell avait déjà atteint l’escalier. S’accrochant au lavabo pour se relever, Fegan entendit le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvrait tout grand, puis des pas précipités au-dehors tandis qu’il se ruait dans l’escalier.

Ébloui par la lumière, la vue brouillée, il distingua Campbell qui courait le long des voitures garées dans la rue. Il visa et tira. Le projectile imprima sa marque au centre d’un pare-brise étoilé. Il appuya de nouveau sur la détente. Un rétroviseur vola en éclats, réduit à un amas de plastique et de fils électriques en lambeaux. Campbell arrivait à sa voiture, la main crispée sur ses côtes. Il s’effondra sur le capot quand Fegan tira une fois encore. Un cercle sombre apparut sur la jambe de son pantalon. Il se releva, ouvrit la portière et entra dans la Ford Focus avant que Fegan n’ait le temps de tirer une autre balle.

Fegan se mit à courir, mais les tiraillements de son ventre le ralentissaient. Le moteur démarra. En reculant, Campbell emboutit le véhicule garé derrière lui, puis braqua à fond pour s’engager sur la chaussée et accéléra dans un crissement de pneus. Fegan tira une dernière fois. La balle troua la carrosserie juste au moment où la voiture tournait au coin de la rue.

Plié en deux, Fegan toussa et cracha du sang sur le bitume, les entrailles tenaillées par une atroce brûlure.

Voilà, c’était fini. Inutile de dissimuler maintenant. Il devait s’enfuir, se cacher, trouver un moyen pour descendre McGinty et les autres. Il se redressa et pivota sur lui-même en cherchant du regard les neuf Suiveurs.

« C’est ce que vous vouliez, non ? » demanda-t-il à la rue déserte.

D’un pas vacillant, les bras serrés autour du ventre, il regagna sa porte ouverte. Il n’avait pas beaucoup de temps. En plein après-midi, même dans cette partie de Belfast, on ne tarderait pas à signaler les coups de feu. Il entra dans la pénombre de sa maison.

« Gerry ? »

Il se figea en entendant une voix lointaine, désincarnée.

« Bon sang, Gerry ? Qu’est-ce qui se passe ? Répondez-moi ! »

Fegan sortit le téléphone de sa poche. « Bonjour, Marie, » dit-il.

29

« Vous avez eu de la chance. »

Si le médecin souriait en prononçant ces paroles, Campbell n’en sut rien. Il fermait les yeux de toutes ses forces sous l’assaut de la douleur. Pas tant à cause de l’aiguille qui lui suturait la cuisse, non, mais de la blessure sous ses côtes. Chaque prise d’air, même la plus infime, était un supplice, un hurlement dans ses chairs traumatisées.

« C’est presque fini », dit le médecin. Campbell était entré en boitillant dans le pub de McKenna, laissant une traînée de sang derrière lui. À présent, il était allongé sur une table de l’arrière-salle, où le généraliste à la retraite appelé sur les lieux recousait le trou dans sa jambe.

La deuxième balle de Fegan n’avait fait que l’effleurer en produisant une déchirure superficielle, mais Campbell connaissait assez la balistique pour comprendre que le transfert d’énergie, lors du passage du projectile, représentait l’équivalent d’un coup de massue dans sa cage thoracique. Pour savoir si les côtes étaient cassées, ou seulement contusionnées, il fallait passer une radio. En tout cas, une chose était sûre. Campbell souffrait le martyre. Il osait à peine respirer, de peur de relancer le brasier dans sa blessure couverte à présent d’un pansement.

« Voilà, ça y est », dit le médecin. Campbell entendit le cliquetis d’instruments que l’on pose sur un plateau. « Il n’y a pas de gros dégâts. La balle a traversé la partie externe de la cuisse sur deux centimètres. En général, les armes de neuf millimètres font des blessures nettes et propres. Il y a longtemps que je n’avais pas pratiqué ce genre de soins, et croyez-moi, j’ai vu bien pire. »

En ouvrant les yeux, Campbell découvrit McGinty debout devant lui, toujours vêtu du costume noir qu’il portait à l’enterrement de Caffola. Il ne l’avait pas entendu entrer. Ils échangèrent un long regard, pendant que le médecin se lavait les mains et rangeait son matériel.

« Allez-y doucement pendant quelques jours », conseilla le médecin. Il plaça un petit flacon de pilules sur la table. « Prenez-en trois par jour et restez couché, si possible. Ce sont des antibiotiques, pour le cas où la plaie s’infecterait.

— Merci, Kevin », dit McGinty en lui tendant une liasse de billets. Le médecin hocha la tête et se retira.

« Tu as merdé, Davy », reprit alors McGinty.

Campbell répondit en grimaçant. Parler lui était douloureux. « Il m’a doublé. Même s’il n’a plus sa tête, il reste meilleur que je ne le pensais.

— Ça ne me plaît pas, Davy, dit McGinty. Tu m’as lâché. Je suis très déçu.

— Bon sang, qu’est-ce que je pouvais faire ? Il m’a braqué avec un…

— Tu étais censé le tuer, bordel ! » McGinty abattit son poing sur la table, et l’impact du coup qui vibrait dans la poitrine de Campbell lui arracha un cri. « Tu devais obéir à mes ordres au lieu de t’enfuir.

— C’est lui qui m’aurait tué. »

McGinty se pencha en avant. « Et moi, tu crois que je vais te laisser en vie ?

— Je suis désolé, Mr. McGinty, je n’avais pas…

— Non seulement tu ne l’as pas eu, mais en plus, tu l’as entraîné derrière toi et il a tiré dans la rue. Les flics ont été appelés. Vu qu’il a filé, ils vont se mettre à sa recherche maintenant. Notre ami au commissariat de Lisburn Road a déjà prévenu Patsy. Si la police le pince et qu’il parle, on saura que c’est lui qui a tué Caffola, McKenna, et défoncé le crâne d’Eddie Coyle. De quoi j’aurai l’air, moi, alors ? La presse me prendra dans le collimateur et tout le monde se foutra de ma gueule.

— Est-ce que quelqu’un m’a vu ? demanda Campbell.

— On a signalé une voiture argentée, c’est tout ce qui ressort du témoignage des voisins. » McGinty pointa un doigt menaçant. « Et tu as une sacrée veine de ne pas t’être fait repérer, parce que sinon, tu aurais déjà pris une balle dans la tête à l’heure qu’il est. »

Campbell serra les dents pour ne pas hurler en se relevant sur la table. Sa jambe ankylosée lui semblait peser une tonne, un feu d’artifice explosait entre ses côtes. « On n’a aucune piste ? Peut-être qu’il est allé chez la femme ?

— Non. » McGinty lui tendit sa chemise. « Habille-toi. Patsy Toner fait le guet devant chez elle pour vérifier qu’elle part bien à l’aéroport. Je lui ai réservé un vol.

— Pourquoi ne pas la descendre, tout simplement ? » demanda Campbell en enfilant la chemise avec peine. Il remarqua une déchirure, sous la manche gauche.

Un éclair s’alluma dans les yeux de McGinty. « Ça me regarde. »

Campbell sentit qu’il valait mieux ne pas trop l’interroger. Il descendit de la table. Sa jambe l’élançait à présent. « D’accord, mais vous pourriez vous en servir comme appât pour attirer Fegan. »

McGinty s’accorda un bref temps de réflexion. « Non, trop risqué. Pas avec la conférence de presse demain matin. Si ça tourne mal, je suis foutu.

— Alors, quoi ? demanda Campbell. Il faut attendre que Fegan bouge ?

— On n’a pas tellement le choix, à mon avis.

— En tout cas, j’avais raison sur un point. Il va vous prendre en chasse. Et moi avec. Il a parlé du flic, aussi.

— Lui, il saura se protéger.

— Peut-être, dit Campbell. Et vous ? »


Une heure plus tard, dans son appartement d’University Street, Campbell était allongé sur le vieux canapé usé jusqu’à la trame, un sac de glace contre le flanc et le téléphone à l’oreille.

« Quel bordel, hein ? dit l’agent.

— Oh, ça suffit. » Agacé, Campbell grimaça en réaction aux étincelles qui jaillissaient entre ses côtes. « Je me suis pris deux balles, le canon d’un flingue dans la tête, une engueulade de Paul McGinty… C’est pas la peine d’en rajouter.

— Que j’en rajoute ou non, répondit l’agent, de toute façon, ton compte est bon. »

Sans lui laisser le temps de poursuivre, Campbell raccrocha et posa le téléphone par terre. L’un des sbires de McGinty l’avait ramené au volant de la Focus, mais il s’était débrouillé seul pour grimper les deux étages. Le gros sac de glace généreusement offert par Tom, le barman, était calé au fond du compartiment froid du réfrigérateur qui ronronnait dans la minuscule cuisine.

Le téléphone sonna. Campbell le ramassa en grognant. « Quoi encore ?

— Continue à me raccrocher au nez, et tu peux dire adieu à ta couverture. Si je te plante, tu n’auras personne pour te tendre la main. Pigé ? »

Campbell soupira. « Oui.

— Bon. Qu’est-ce qui se passe maintenant ?

— Pas grand-chose, répondit Campbell. On va devoir attendre que Fegan se montre.

— Quand ça arrivera, où que ce soit, tu as intérêt à le buter.

— Bon sang, je ne suis pas en état de…

— Je m’en contrefous, coupa l’agent. On t’a chargé d’un boulot, tu vas jusqu’au bout. Et je te conseille de prier pour que Fegan ne fasse pas trop de dégâts d’ici là. Cette situation ne plaît à personne. On n’aurait peut-être pas dû te confier l’opération. Tu es infiltré depuis trop longtemps… Alors, ne nous mets pas encore plus dans la panade. »

La communication fut interrompue. Campbell lança le téléphone dans la pièce et se plaqua une main sur les yeux, en proie à une rage aussi brûlante que ses blessures. Il venait de frôler la mort, comme jamais en quinze ans de service, et n’en ressortait pas indemne. Ce dingue de Fegan aurait bien pu l’avoir.

Aurait pu ?

Fegan l’aurait tué, oui, si son portable n’avait pas sonné. La chance, un pur hasard, voilà à quoi Campbell devait d’être toujours en vie. Il frissonna à cette pensée.

Mais il y avait autre chose, une question plus troublante encore. Comment Fegan savait-il ? Car, en effet, il ne se trompait pas : les deux gars de l’UFF n’avaient jamais constitué aucune menace. Les Ulster Freedom Fighters représentaient la branche militante de la Ulster Defence Association, le mouvement protestant ouvrier qui se targuait d’organiser la défense contre les républicains. En réalité, ce n’étaient que de vulgaires voyous tels qu’on en trouvait en abondance chez les loyalistes, le genre à entrer dans un pub et à ouvrir le feu sur tout ce qui bougeait, ou à appeler un taxi pour tirer ensuite sur le chauffeur. Mais quant à neutraliser une cible dangereuse ? Jamais. Ils n’étaient pas faits de cette étoffe-là.

Tout venait de Delaney… Ce petit connard qui l’avait coincé au pub de McKenna en annonçant qu’il était au courant de ses activités clandestines. Aujourd’hui encore, Campbell se rappelait son haleine, l’odeur de son after-shave bas de gamme, et ses cheveux gras qui lui tombaient sur les yeux.

« Donne-moi cinquante mille, avait-il dit avec un méchant sourire. Cinquante mille, et on n’en parle plus. »

Campbell vérifia d’un regard que personne autour ne pouvait entendre la conversation.

« Même si je croyais à ton bluff, comment tu t’imagines que je pourrais trouver cinquante mille livres ? demanda-t-il.

— Par tes agents. Ils paieront pour protéger ta couverture. » Delaney lissa ses cheveux en arrière.

« Tu déconnes ou quoi ? Va te faire foutre, répondit Campbell en le repoussant.

— Je te laisse un jour ou deux pour réfléchir », lança Delaney avant de partir.

Campbell téléphona à son agent le soir même, et en moins de vingt-quatre heures, le plan était bouclé. Il se chargerait d’éliminer Delaney, en concoctant une histoire bidon qui impliquerait aussi deux gars de l’UFF choisis comme pigeons.

McGinty était furieux quand Campbell lui annonça le complot fictif qui se tramait contre sa personne. Pourquoi n’avait-il pas gardé Delaney en vie ? Les UFF devraient donc payer le prix fort. Une agonie particulièrement douloureuse. Le hasard voulut que Gerry Fegan, à ce moment-là, se voie accorder par Maze une relaxe exceptionnelle de trois jours afin d’assister à l’enterrement de sa mère. En raison du code d’honneur qui liait les prisonniers et leurs gardiens, il jouissait alors d’une totale liberté de mouvement. On ne pouvait trouver meilleur tortionnaire, vu que Vincie Caffola était retenu en préventive pour agression. McGinty s’occuperait des détails.

C’est ainsi que, soixante-douze heures après la menace prononcée par Delaney au pub de McKenna, trente-six heures après sa mort à la suite d’un passage à tabac en règle, Campbell et Gerry Fegan réglèrent le sort de deux loyalistes en larmes dont l’un s’était pissé dessus.

Une odeur âcre emplissait la pièce ; un mélange de sueur, d’urine et de sang qui souleva l’estomac de Campbell. La scène se déroulait dans un entrepôt désert au nord-ouest de la ville. Des rampes au néon zébraient le plafond d’une impitoyable lueur blanche et grise. Les sanglots des deux UFF résonnaient entre les murs de parpaings, et sur le sol en béton s’étalait déjà une large flaque de sang.

Les jeunes garçons étaient prêts pour l’interrogatoire, ligotés sur des chaises, lorsqu’ils arrivèrent. Fegan s’était montré peu bavard durant le voyage. Campbell l’observa tandis qu’il tournait autour des deux condamnés. Son visage était un masque de pierre, et dans ses yeux brûlait un feu plus ardent encore que la haine et la colère.

Il se servit du manche d’un pic à glace. Au bout d’une heure, aucun des deux loyalistes n’avait parlé. Non qu’ils fussent forts ni courageux, mais parce qu’ils ignoraient tout d’un prétendu complot contre McGinty. Rien n’apparaissait sur les traits de Fegan, son regard demeurait vide. Sauf à un moment. Quand l’un des garçons se mit à pleurer en appelant sa mère, il sembla éprouver une vague émotion. Campbell crut voir passer une ombre de dégoût ou de pitié sur son visage — impossible de différencier —, mais cette vision disparut si vite qu’il ne pouvait en être certain.

Après les hurlements, lorsqu’il ne resta plus de sang à verser, Fegan lâcha le pic à glace. Il acheva ses victimes avec un pistolet.22. Les détonations roulèrent entre les parois de l’espace désert avant de s’engloutir dans le ciment.

Fegan resta immobile pendant plusieurs minutes, silencieux. Campbell remarqua le fin sillage de larmes sur ses joues.

« Ils ne savaient rien », déclara Fegan.

Campbell s’appuya au mur en luttant lui aussi contre la nausée. « C’est Delaney qui les a dénoncés. Il a donné leurs noms.

— Il a menti.

— Peu importe. McGinty voulait leur mort. C’est tout ce qui compte. »

Fegan s’essuya le visage du revers de la main. Sur sa peau s’imprima une traînée rouge. « J’ai enterré ma mère aujourd’hui », dit-il.

Campbell garda le silence.

Les yeux de Fegan, voilés, se perdaient dans le lointain. « Elle ne me parlait plus depuis seize ans. Elle avait honte de moi. C’est la dernière chose qu’elle m’ait dite. Quand j’ai pu aller la voir à l’hôpital, elle n’a pas voulu qu’on me laisse entrer dans la chambre. Elle est morte en me détestant.

— Pourquoi tu me racontes ça ? »

Fegan revint à lui et se tourna vers Campbell. Il était manifestement troublé. « Je ne sais pas, répondit-il. Bon, on y va ? »

Campbell sortit à sa suite dans la nuit noire. Durant le trajet de retour, il garda un œil sur la route et l’autre sur Fegan. Son cœur cognait dans sa poitrine.

Cela s’était passé il y a neuf ans. Et maintenant, Fegan savait que Campbell avait tout manipulé. Connaissait-il les détails du coup monté ? A priori, oui.

Tout le monde voulait sa mort. L’agent, McGinty. Pour Campbell, c’était une nécessité absolue. Parce que si McGinty apprenait la vérité… Il pouvait se préparer à une fin difficile.

30

Fegan attendait dans l’obscurité. Du salon montait le tic-tac patient de la pendule, au-dessus de la cheminée. Un peu plus de dix heures. L’avion de Marie survolait sans doute la mer d’Irlande en ce moment. Direction Gatwick, à Londres. Là, un associé de McGinty l’escorterait avec Ellen jusqu’au logement qu’on leur avait procuré. Cela ne laissait pas beaucoup de marge, mais le père Coulter ne devrait plus tarder à rentrer, plein comme une bourrique. Une fois Caffola en terre et le dernier discours prononcé en début d’après-midi, il avait eu largement le temps d’assouvir sa soif.

Fegan était assis sur une chaise dans un coin de la chambre du prêtre, derrière la porte ouverte. Les Suiveurs erraient çà et là, ombres entre les ombres. En se concentrant, il parvenait à les distinguer et à les faire émerger parmi des couches de ténèbres successives. Il essaya de les repousser, puis de les attirer. Quoi qu’il tentât, ils ne disparaissaient pas. Ils l’observaient.

Toujours là, à l’observer.

Aucun danger qu’il s’endorme, malgré son état de fatigue. Chaque fois que ses paupières trop lourdes se fermaient, leurs hurlements le réveillaient en sursaut. Après ce soir, une fois sa mission accomplie, peut-être lui accorderaient-ils enfin un peu de répit. Il avait encore une longue nuit devant lui, mais il rattraperait son sommeil plus tard. La promesse d’un lit douillet le soutenait, dans un hôtel loin d’ici… Il procéderait au plus vite avec le père Coulter. Après tout, c’était un homme de Dieu.

Fegan chercha à s’installer plus confortablement. Son ventre le faisait souffrir. Il ne crachait plus de sang mais la douleur l’élançait encore, qu’il bouge ou se tienne immobile. La sueur perlait à son front. Apparemment, le père Coulter aimait avoir chaud chez lui, même quand le temps était clément, comme en ce printemps particulièrement doux pour Belfast. Pour ne pas tacher ses vêtements de sang, Fegan avait en plus enfilé un lourd manteau trouvé dans l’armoire du prêtre. Bien qu’il comptât opérer proprement, mieux valait prendre toutes les précautions.

Fegan ne transpirait pas seulement à cause de la chaleur. Il connaissait les symptômes, pour les avoir observés chez son père. Près de quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait avalé sa dernière gorgée de whisky. Les tremblements se limitaient encore à de fugitives crispations, mais il était pris de sueurs froides, assailli par des nausées. La langue sèche et rugueuse, il produisait péniblement la salive nécessaire pour s’humecter la bouche. Il se souvenait de son père qui se réveillait en hurlant de ses cauchemars, en proie à de telles visions d’horreur qu’il recommençait à boire. Les Suiveurs le laisseraient-ils rêver, lui ? se demanda Fegan.

La lumière du jour finissant éclairait encore faiblement le plafond, par-dessus les rideaux tirés. Il entendit le ronflement d’un moteur diesel sous la fenêtre. Le frein à main serré par le chauffeur, une portière qui s’ouvrait, quelques mots prononcés d’une voix joviale. Puis le taxi s’éloigna, et une clé chercha la serrure.

Les ombres reculèrent dans les coins.

Fegan sentit un courant d’air frais sur ses chevilles provenant de la porte d’entrée. Des lumières s’allumèrent, s’éteignirent. L’oiseau s’agita dans sa cage et accueillit d’un piaillement furieux le prêtre qui le dérangeait dans son sommeil.

« Ne t’inquiète pas, Joe-Joe, dit le père Coulter d’une voix pâteuse. Ce n’est que moi, bien sûr. Allez, rendors-toi maintenant. »

L’obscurité se fit en bas, et le prêtre s’engagea lentement dans l’escalier ; les marches craquaient sous son poids. Fegan entendit le néon de la salle de bains, une braguette qui coulissait. Le père Coulter fredonnait tout en arrosant la cuvette d’un jet puissant, pendant un temps qui parut infiniment long. Enfin, un filet d’eau au lavabo, des mains essuyées sur une serviette… Le prêtre chantonnait toujours, une mélodie qu’on ne pouvait identifier.

Des pas lourds s’approchèrent. Fegan se crispa. Il contrôlait sa respiration, dans le silence de la chambre, alors que le père Coulter soufflait bruyamment. Le prêtre s’arrêta un instant sur le seuil, puis actionna l’interrupteur.

« Eh merde », lâcha-t-il, voyant qu’il n’obtenait aucune lumière. L’ampoule gisait aux pieds de Fegan.

Le père Coulter entra en soupirant, sous les yeux de Fegan et des ombres mouvantes, enleva ses chaussures et se mit au lit. Couché sur le dos, il se débattit mollement avec les boutons de son col blanc, parvint à s’en débarrasser, puis, épuisé, laissa retomber ses bras et demeura immobile sur les couvertures. Quelques minutes plus tard, ses ronflements sonores emplissaient la pièce.

Les trois Anglais sortirent de l’ombre et s’approchèrent du lit en mimant l’exécution du prêtre. Derrière eux, la femme berçait son bébé qui s’accrochait à sa robe de ses petits doigts. Elle sourit à Fegan. Il acquiesça et se leva, serrant dans une poigne ferme le léger couteau de Campbell. À travers la fine membrane des gants en caoutchouc, il ôta la sécurité. La lame émit un léger cliquetis en jaillissant.

Les ronflements se turent. Dans la pénombre, Fegan distinguait le visage du père Coulter et ses yeux qui papillotaient.

Les ombres reculèrent.

La voix du prêtre s’éleva, à peine un murmure. « Qui est là ?

— Tout va bien, mon père, dit Fegan. Vous avez fait un rêve. Rendormez-vous.

— Un rêve ? Je… je…

— Chut. » Fegan leva le couteau.

« Gerry ? Gerry Fegan ? C’est toi ? »

Fegan ne bougea plus. « Oui, mon père.

— Qu’est-ce que tu veux, Gerry ? Que fais-tu ici ?

— Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit à propos des rêves, mon père ? »

Le prêtre essaya de se hisser sur un coude. « Qu’est-ce que tu tiens dans la main ? »

Fegan se pencha pour lui lisser les cheveux. « Les Anglais. Vous vous souvenez ? Vous auriez pu agir, mais vous n’avez rien fait. »

Le père Coulter déclara avec lassitude : « C’était il y a tellement longtemps, Gerry. J’avais peur.

— Et là, vous n’avez pas peur ? »

Le prêtre répondit par l’affirmative.

« Vous n’en rêverez plus désormais, dit Fegan.

— Je t’en prie, Gerry… Qu’attends-tu de moi ?

— Rien, répliqua Fegan. Je vous aurais laissé en vie, vous savez. »

Le père Coulter se raidit. « Pardon ?

— J’étais venu pour ça, l’autre soir, mais je me suis dégonflé. J’ai pensé que je pourrais peut-être vivre avec les trois Anglais. Que vous ne le méritiez pas.

— Quelle que soit ton intention, Gerry, je t’en prie, arrête. On va discuter, hein ? » Le prêtre tenta de se redresser, mais Fegan le repoussa doucement.

« Et puis vous avez transmis le message à Marie. Vous l’avez menacée de la part de McGinty.

— Non, je…

— Et vous avez tout raconté à McGinty. Ce que je vous ai confessé.

— Non, ce n’est pas vrai. Je te le jure, je n’ai jamais…

— Taisez-vous, mon père.

— Oh mon Dieu, non… »

Fegan étouffa les cris du prêtre en lui plaquant sa main gauche sur la bouche. Il porta un premier coup, sans hésiter. Le père Coulter n’eut même pas le temps de se défendre. C’était un bon couteau, une lame acérée qui ne rencontra guère de résistance pour traverser le sternum et plonger dans le cœur. Fegan la retira sans effort et frappa encore deux fois.

Le père Coulter le saisit aux épaules, parcouru de soubresauts. Dans la pénombre, Fegan vit que le prêtre le regardait, les yeux grands ouverts, tandis qu’il recevait dans la main le souffle chaud de ses gémissements.

« Tout va bien, mon père, dit Fegan. Ce ne sera pas long. Vous allez bientôt vous évanouir. Vous ne souffrirez pas. »

Fegan retira sa main. Le père Coulter respirait péniblement, ouvrant et fermant la bouche en silence, puis il porta les mains à sa poitrine. Il n’y avait pas beaucoup de sang.

« Que Dieu te pardonne », exhala-t-il.

Fegan essuya la lame du couteau sur les couvertures. « Ce n’est pas son pardon à Lui qu’il me faut, mon père. Je le sais maintenant. »

Il regarda mourir le prêtre. Après l’agitation, l’afflux de sang à la poitrine, et le râle de l’agonie, le silence retomba. Moins de deux minutes, entre le premier coup de couteau et l’ultime expiration du père Coulter. Fegan ôta le manteau qu’il avait pris dans l’armoire et en couvrit le corps.

Il referma le couteau, le rangea dans sa poche, enfila silencieusement ses chaussures qu’il avait laissées près du fauteuil, et passa à son épaule le sac de sport contenant quelques vêtements, ses passeports irlandais et anglais, deux pistolets, cinquante-sept cartouches, et plusieurs milliers de livres assemblées en liasse. Ainsi chargé, il descendit l’escalier, traversa la cuisine et sortit par l’arrière de la maison en refermant sans bruit la porte derrière lui. Le portail du jardin était verrouillé de l’intérieur. Il escalada le mur, se laissa choir dans la ruelle et partit à vive allure. Une longue marche l’attendait pour gagner le centre-ville, l’hôtel Europa et la gare routière. Il devait faire vite s’il voulait attraper la dernière navette pour l’aéroport.

Fegan avançait tête baissée, six ombres sur ses talons.

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