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60

« Non », dit Fegan.

La femme appuya plus fort l’arme imaginaire en le fixant de ses yeux brûlants. Ses lèvres imitèrent le bruit de l’explosion tandis qu’elle pressait la détente.

Fegan recula. « Non. J’ai fait ce que vous vouliez. »

Elle ne le lâchait pas, les doigts toujours sur son front.

« Je les ai tous tués. Pour vous. Pour que vous puissiez partir. J’ai fait ce que vous me demandiez. S’il vous plaît, laissez-moi maintenant. »

Ses jambes épuisées se dérobaient sous lui et il dut se retenir au mur pour ne pas tomber. Puis il gagna la porte. Elle le suivit. Il sentait presque les balles le frapper à l’arrière de sa tête.

« S’il vous plaît », dit-il.

La femme lui emboîta le pas, les doigts collés à sa tempe. Il entra dans la salle de bains en titubant sur le linoléum inondé. Un miroir brisé était accroché au-dessus du lavabo. Il regarda son visage creusé, les cernes sous ses yeux.

« Je voulais seulement être en paix. Dormir… C’est tout. »

Dans la glace, il vit le reflet de la femme qui le mettait en joue, les yeux rivés aux siens. « Pourquoi ne pas juste me prendre avec vous ? Pourquoi tout ça ? »

Quand il ouvrit le robinet, des coups sourds ébranlèrent les tuyaux de la vieille maison. Il rinça le sang de ses mains sous un jet brunâtre. Bientôt l’eau devint plus claire. Il s’aspergea le visage, il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Puis il but une gorgée qui lui laissa un goût de cuivre dans la bouche.

« Oh, mon Dieu », soupira-t-il. Il referma le robinet et s’essuya les yeux.

Il s’assit sur le rebord de la baignoire, le corps si lourd qu’il n’était plus capable de le soutenir. Au creux de son dos, un objet dur se rappela à lui : le Glock de Campbell.

« S’il vous plaît. » Il leva les yeux vers la femme. « Je peux avoir une vie… »

Elle s’approcha et le visa de nouveau. Il lui prit la main. Une pensée lui traversa l’esprit : la femme l’avait déjà touché, mais lui n’avait jamais essayé. Il lui serra les doigts et la regarda d’un air suppliant.

« Je sais que je ne peux pas rester avec Marie et Ellen, mais je peux être quelqu’un. Un homme sain. Je vous en prie, laissez-moi vivre. »

La femme sembla hésiter. Une douceur fugitive passa dans ses yeux.

« Grâce », dit Fegan d’une voix étranglée. Il lui pressa la main, sentit ses os fins et délicats. « Accordez-moi la grâce. »

Il crut un instant qu’il serait possible de la convaincre. Mais elle se déroba et lui appliqua de nouveau son arme impitoyable au milieu du front. Il n’y avait plus ni colère ni haine sur ses traits, seulement de la tristesse.

Fegan ferma les yeux. Il attrapa le Glock dans son dos, saisit la crosse qui se logeait aisément dans sa paume et dégagea l’arme de sa ceinture. Une sensation de froid l’envahit. Le métal heurta le rebord de la baignoire. Il ouvrit les yeux.

« On peut partir maintenant ? » demanda Ellen sur le seuil. La lumière entrant à flots par la porte nimbait ses cheveux d’or. Elle s’avança à petits pas sur le sol détrempé.

« Bientôt. » Il tenait le pistolet derrière lui, dans la baignoire, pour le dérober à son regard d’enfant.

« Pourquoi tu pleures ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. »

Elle vint s’asseoir sur sa jambe qui tremblait de fatigue. La caresse de ses doigts était chaude et douce sur la joue de Fegan mouillée de larmes, sur son menton à la barbe rêche. Puis elle se pencha à son oreille pour chuchoter.

« Il est où, son bébé ? »

Fegan battit des paupières. « Quoi ?

— La dame qui se cache. Où est son bébé maintenant ? »

Fegan avala péniblement sa salive. « Au Ciel. »

Ellen sourit et laissa aller sa tête contre la poitrine de Fegan. Malgré la raideur extrême de son bras gauche, il réussit à le glisser autour des frêles épaules de l’enfant.

Les yeux de la femme s’animèrent. Elle s’agenouilla, visiblement émue. Ses doigts effleurèrent les mèches blondes d’Ellen, les contours de son visage. Elle regarda Fegan et lui sourit. Un sourire évanescent, triste, d’une douceur infinie. Puis elle se leva et partit lentement vers la porte, silhouette aérienne qui rejoignait la clarté du matin.

Avant de disparaître, elle se retourna une dernière fois.

« La grâce », dit-elle.

61

Les deux marins chinois se disputaient leur quote-part tout en comptant les billets sur le capot de la Clio, entre les énormes conteneurs fraîchement débarqués des cargos. Malgré le froid humide qui régnait dans l’entrepôt de Dundalk Port au petit matin, ils ne pouvaient que se réjouir. Trois mille livres sterling, juste pour planquer un passager mince comme un roseau. N’importe qui aurait sauté sur l’occasion. Les vitres explosées de la voiture, les trous dans la carrosserie, ils ne voyaient là aucun sujet d’inquiétude. Avec leurs mains calleuses et leurs regards pénétrants, affinés par des années de métier, ils savaient qu’on n’aurait rien à craindre d’un homme comme Fegan.

Fegan grimaça de douleur en repositionnant le rembourrage de fortune dont il avait garni sa veste au niveau de l’épaule. Son bras gauche pendait, inerte et lourd comme du plomb. Dans leur anglais approximatif, les marins promirent que le médecin du bord soignerait la blessure, moyennant mille livres de plus. Ils empochèrent l’argent sans poser de questions.

Attachée dans le siège enfant à l’arrière de la voiture, Ellen dormait. Marie s’appuya à la portière du passager en se tenant la tête dans les mains. Le chloroforme la laissait encore étourdie.

« Vous devriez dormir un peu, dit Fegan. Personne ne viendra vous ennuyer ici. Quand vous vous réveillerez, je serai parti, et vous pourrez aller à la police. »

Elle leva les yeux vers lui. « Pour dire quoi ?

— La vérité, répondit Fegan. De toute façon, ça n’a plus d’importance. »

À la ferme, quand Fegan porta Marie jusqu’à la voiture, avec Ellen qui marchait en s’accrochant à lui, le Bull et Malloy avaient disparu. Emmenés sans doute par Quigley, qui, comme Fegan, était sûrement parti vers la frontière sud. Ils atteignirent Dundalk Port moins de quarante minutes plus tard, mais il leur fallut encore une heure pour trouver les deux marins et les convaincre d’embarquer Fegan. Entre-temps, Quigley était peut-être déjà interrogé par la Garda Síochána, la police de la République d’Irlande, quelque part dans un hôpital. Parlerait-il ? De toute façon, on ne tarderait pas à retrouver les corps chez O’Kane. Ce n’était qu’une question de temps.

Et ensuite ?

La vague déferlerait parmi les milieux politiques et les médias. Des accusations, des reproches seraient lancés. Le processus engagé à Stormont, encore une fois, se trouverait menacé. Ou bien, les gouvernements britannique et irlandais accepteraient d’autres concessions afin d’empêcher la dissolution de l’Assemblée. L’Union européenne enverrait des fonds supplémentaires destinés à calmer la population de Belfast. Peut-être les Anglais tenteraient-ils de rejeter la faute sur les dissidents ; lesquels, du reste, ne recueilleraient aucun soutien.

Alors, qu’adviendrait-il ? Fegan l’ignorait. Il savait seulement que le pays n’avait plus la force, ni le désir, de continuer la guerre. Cette soif-là était étanchée depuis longtemps. Les hommes comme lui ne servaient à rien maintenant. Il se sentait épuisé, submergé par une noirceur sans fin.

Il n’y avait pas d’émotion dans les yeux de Marie. Son visage restait fermé, dur comme la pierre. « Où comptez-vous aller ? demanda-t-elle.

— Je n’en ai aucune idée. » Quand bien même il l’aurait su, Fegan n’aurait pas répondu. « Loin d’ici. Je ne reviendrai pas. Jamais. »

Elle hocha la tête. L’espace d’une seconde, elle laissa tomber son masque et se pencha pour l’embrasser sur les lèvres. Un baiser fugace, tiède, dont l’empreinte s’évanouit aussitôt dans le froid du matin. Marie ouvrit la portière du conducteur.

« Si je vous revois ici, je vous dénoncerai. Sans la moindre hésitation. »

Fegan regarda Ellen endormie. Il savait combien sa présence les mettrait en danger, elle et sa mère.

« Je comprends, dit-il. Mais juste une chose…

— Quoi ? »

Il sortit le téléphone de sa poche. L’appareil portait encore des traces de sang. « Si quelqu’un vous menace, si vous avez peur… Vous savez où me trouver. »

Était-ce un sourire qui s’ébaucha sur les lèvres de Marie ? L’espoir d’un sourire… Ce fut si bref qu’il n’aurait pu l’affirmer.

Les marins chinois ramassèrent l’argent sur la Clio et firent signe à Fegan de les suivre. Il rangea le téléphone, se retourna une dernière fois. Marie prenait déjà place au volant.

« Vite ! Venez ! dit l’un des hommes. C’est l’heure. »

Ellen s’éveilla au son de la portière qui claquait et regarda Fegan en se frottant les yeux. Il agita la main. La fillette lui répondit par un geste identique. Il ramassa son sac, puis partit vers les bateaux. Les mouettes tournoyaient dans le ciel au-dessus de l’entrepôt. Sur son visage, la pluie répandait une onde de fraîcheur.

Il n’y avait plus personne derrière lui. Seulement son ombre.

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