CINQ

41

L’odeur du sang, de la sueur et de l’alcool montait jusqu’à la partie supérieure des gradins. Debout tout en haut, au-dessus des spectateurs aux poings levés qui agitaient des euros et des livres sterling, le vieil homme jouissait d’une belle vue sur la grange. Il choisissait toujours la meilleure place. Après tout, il en était le propriétaire.

Malgré le vacarme de la foule, on entendait distinctement les chiens gronder et japper dans l’arène, tournant l’un autour de l’autre, alternant coups de dents et grognements menaçants. Deux adversaires de force égale, aux mâchoires bombées et à l’encolure puissante. Des mâles au plus fort de leur maturité, aguerris et résistants, avec de grosses couilles qui leur pendaient entre les pattes et les emplissaient d’ardeur. Des pitbulls de premier choix. De bonnes bêtes. Voilà ce qu’il aimait, comme tout homme qui ne s’en laisse pas conter.

Ils se battaient depuis quarante minutes déjà. Museaux et poitrails rouges de sang, blessures fraîchement ouvertes qui luisaient dans la lumière impitoyable des projecteurs. L’un avait perdu un morceau de joue, l’autre souffrait d’une plaie à l’épaule, mais ils obéissaient aux encouragements de leurs maîtres sans montrer le moindre signe de fatigue. Sur les planches striées de sang qui tapissaient les murs de l’arène, les traces anciennes se mêlaient aux éclaboussures plus récentes.

Brindle et Red se faisaient face, les yeux pleins de défi. Le vieil homme éprouva un frisson au niveau de son entrejambe. La fin était proche. Un murmure parcourut la foule — soixante hommes qui attendaient l’ultime assaut.

Lequel ne tarda pas.

Nom de Dieu, quelle agilité. Pas la peine de se faire d’illusions : ces stupides tas de muscles et de crocs pouvaient avoir raison de vous. Un bon pitbull est rapide ; la force ne suffit pas. Ils bondirent en même temps, chacun brassant l’air afin d’abattre l’autre, dressés sur leurs pattes arrière pour livrer un pugilat à coups de dents. Des cris s’élevèrent parmi la foule, tandis que les chiens s’élançaient dans une danse qui ne s’arrêterait qu’avec la mise à mort du vaincu. On crut d’abord que Red allait l’emporter lorsqu’il mordit Brindle à la nuque, mais celui-ci, en s’aplatissant au sol, parvint à le déstabiliser.

Et puis, ce fut terminé. Les mâchoires puissantes de Brindle se refermèrent sur la gorge de Red, qui gémit sa défaite dans la vieille grange. Il eut beau ruer et se débattre, un grognement sourd monta dans la poitrine de Brindle pendant qu’il lui écrasait sans pitié le museau dans la poussière, imprimant à sa morsure toute la force de sa race et de son instinct.

« C’est bon, ça suffit ! » Bull O’Kane descendit des gradins. Les marches en bois craquaient sous son poids.

Les maîtres-chiens accoururent dans l’arène pour séparer les bêtes. « Lâche ! » cria le dresseur de Brindle. Le pitbull ne réagit pas à son ordre. Entre ses crocs serrés s’écoulait un filet de sang.

« Lâche ! » Son maître le tira par l’oreille.

L’autre dresseur tenta d’ouvrir la mâchoire du gagnant avec la barre de métal dont il se servait pour contraindre son propre animal. « Putain, il va le tuer. »

Brindle secouait la tête en mordant toujours plus fort.

« Poussez-vous », dit O’Kane.

Il descendit dans l’arène et écarta les maîtres. Les bourses du chien pendaient entre ses pattes arrière, exposées au regard et vulnérables. O’Kane y envoya un coup de sa botte, mais le chien tenait bon.

« Fais gaffe, connard », dit O’Kane en essuyant la salive qui lui venait aux lèvres. À nouveau, il balança son pied entre les pattes de Brindle. Le chien vacilla et trembla de l’arrière-train, mais refusa de lâcher prise.

« Là, tu vas comprendre ! » Bien que Bull O’Kane approchât les soixante-dix ans, il méritait toujours son surnom. Lorsqu’il eut déchargé toute la violence dont il était capable dans son pied droit, le chien ouvrit la mâchoire, hurla à l’adresse du toit en tôle ondulée, puis gronda et se tourna vers son tortionnaire.

O’Kane le regarda au fond des yeux. « Allez, vas-y. »

L’animal s’accroupit, prêt à attaquer.

O’Kane se campa fermement sur ses deux jambes.

Bringé bondit sans hésiter, le regard fou, les babines retroussées et suintant le sang.

Il n’avait aucune chance.

O’Kane demeura immobile, tendant simplement sa main calleuse. Lorsque l’animal voulut planter ses crocs dans son poignet, il lui fourra les doigts au fond de la gueule en même temps qu’il passait l’autre bras autour de son cou puissant. Brindle chercha à refermer sa mâchoire, mais O’Kane enfonça la main plus avant et lui saisit la langue. Relâchant sa prise autour du collier, il tordit et tira l’organe rose, gluant, de la bête qui toussa et gémit, puis se coucha, les yeux exorbités.

O’Kane lui envoya son pied dans les côtes. Son bras enserrait toujours le cou du molosse et lui plaquait la tête au sol.

Il se tourna vers le maître-chien. « Si tu n’es pas capable de contrôler tes putains de chiens, ne les amène pas chez moi.

— Oui, monsieur O’Kane. » Le dresseur gardait les yeux rivés au sol. « Pardon, monsieur O’Kane.

— Sors-moi ça d’ici. » O’Kane lâcha la langue du chien. Le maître passa une chaîne autour du cou de l’animal.

Levant les yeux, O’Kane vit Sean, le bookmaker. Il lui sourit en s’essuyant la main sur sa veste. Sean lui adressa un clin d’œil en retour et ajusta sa casquette. Tout le monde ou presque avait parié sur Red. La recette était bonne.

Une voix jaillit par la porte ouverte de la grange. « Hé, p’pa ! »

Sur le seuil se tenait le fils de O’Kane, Pádraig. Aussi grand que son père, et deux fois plus baraqué.

« Quoi ? dit O’Kane.

— Y a quelqu’un qui veut te parler. »

O’Kane hocha la tête. Il sortit de l’arène, bousculant son fils — qui lui emboîta le pas —, et traversa la cour de la ferme. Les chiens enfermés dans les anciennes écuries aboyèrent sur son passage. Il leur intima le silence. Un générateur à diesel alimentait la vieille maison ainsi que la grange. On sentait encore l’odeur de la raffinerie qu’il avait fait tourner jusqu’à ce que les Douanes lui tombent dessus. Les chiens ne lui rapportaient pas autant, mais il en tirait davantage de plaisir et, avec l’âge, il pouvait bien s’amuser un peu dans la vie. De toute façon, il possédait encore d’autres installations qui produisaient du mazout recyclé le long de la frontière.

Un fin rideau de pluie voilait les fenêtres de la maison principale, faiblement éclairées. O’Kane poussa la porte de ce qui avait été autrefois une cuisine.

« Attends-moi ici », dit-il à son fils avant de baisser la tête pour passer sous le linteau.

Trois hommes se tenaient à l’intérieur. Les deux premiers étaient appuyés contre les murs, l’un en face de l’autre ; Tommy Downey, de Crossmaglen, maigre et sec, les cheveux noirs lissés en arrière. Et Kevin Malloy, de Monaghan, robuste comme O’Kane, mais beaucoup plus petit.

Downey désigna le troisième homme, assis au milieu de la pièce. « Le voilà, patron.

— Je vois ça. »

O’Kane s’approcha. L’homme avait la tête enfermée dans une taie d’oreiller que sa respiration faisait trembler. Des taches rouges parsemaient son élégant costume.

« Alors ? Il ne s’est pas laissé faire ?

— Pas vraiment », répondit Malloy.

O’Kane émit un claquement de langue en signe de désapprobation. « Dommage. »

Il souleva la taie d’oreiller. Le jeune homme dévoilé le regarda d’un air hagard. Le sang avait séché autour de son nez et de sa bouche.

« Bon sang, Martin, tu transpires comme un cochon. »

Martin cligna des yeux.

« Si seulement tu m’avais écouté, Martin. Regarde où ça t’a mené, alors qu’on aurait pu l’éviter. »

Les yeux de Martin s’emplirent de larmes. « Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux te donner de l’argent. Mais tu refuses de le prendre. C’est fou, non ? Je te propose deux cent mille livres et tu m’envoies paître.

— Je vous ai dit de discuter avec mon avocat. »

O’Kane chassa l’idée d’un revers de la main. « Les avocats ? C’est tous des requins. Pourquoi irais-tu engraisser ces salopards alors que tu peux traiter directement avec moi ? »

Martin fit preuve d’une singulière audace. « Ce terrain en vaut cinq cent mille, et vous le savez. »

O’Kane se pencha en avant, les mains sur les genoux. « Ah oui ?

— C’est ce que m’a dit l’agent immobilier. »

O’Kane se redressa avec un rire méprisant. « L’agent immobilier ? Ces gens-là sont encore plus roublards que les avocats. Tu n’as pas besoin d’un agent immobilier pour faire affaire avec le Bull. Non, non. On crache et on se serre la main, voilà comment je procède, moi. »

Le jeune homme soutint son regard. « D’accord, je vous vends mon terrain. Mais j’en veux un prix honnête. »

O’Kane lui tapota l’épaule en souriant. « Tu es courageux, mon garçon. Rares sont ceux qui osent me tenir tête. Mais écoute-moi, maintenant. Tu pousses le bouchon un peu trop loin. Si je ne t’ai pas donné en pâture aux chiens, c’est uniquement parce que ton père était un de mes bons amis. C’est pourquoi aussi je lui ai permis de garder sa ferme si longtemps. Toi, tu t’es cassé en Angleterre. Tu as décroché ton joli petit diplôme, ton boulot d’intello, et maintenant que le vieux est mort, tu rappliques pour toucher le magot.

— Il m’a légué la ferme. J’en fais ce que je veux. Je peux la vendre à…

— Tu peux me la vendre à moi, c’est tout. Personne ne vend ou n’achète quoi que ce soit dans le South Armagh sans me demander mon avis. Mets-toi bien ça dans le crâne, et qu’on en finisse. »

Martin regardait droit devant lui. « Parlez-en à mon avocat. »

O’Kane soupira. Il posa la main sur l’épaule du jeune homme. « S’il te plaît, Martin. Ton père était un de mes amis. Ne fais pas ça.

— Les temps ont changé, ça ne marche plus comme avant. Je peux me plaindre à la police. » Il leva les yeux vers O’Kane. C’était tout le portrait de son père.

O’Kane ferma les yeux et secoua la tête d’un air accablé. Il partit en direction de la porte. Sur le seuil, il se retourna. « Allez-y, les gars », dit-il.

Il sortit dans la nuit et releva le col de son manteau pour se protéger de la pluie. Pádraig lui tendit une cigarette, puis l’alluma en l’abritant entre ses mains. La flamme de l’allumette résista juste le temps nécessaire pour faire rougeoyer le tabac. O’Kane tira une longue bouffée dont la chaleur lui irradia la poitrine. Ces putains de docteurs n’y connaissent rien, songea-t-il. Depuis soixante ans qu’il fumait, avec pour seule conséquence une petite toux grasse le matin…

« Ça va, p’pa ? » demanda Pádraig. Sa figure mollasse, humide, luisait à la lueur de la grange.

« Impec, mon fils. Je suis fatigué, c’est tout. »

Le talkie-walkie grésilla dans la poche de Pádraig. Il sortit l’appareil et appuya sur le bouton. « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Sifflements et interférences lui répondirent, entre les acclamations du public à l’intérieur de la grange et les grognements des chiens. Des coups sourds retentirent dans la maison, suivis de faibles cris.

« Oui, on l’attendait. Laisse-le passer. »

Pádraig rangea la radio dans sa poche. « C’est McGinty. »

O’Kane vit des phares approcher sur la route qui desservait la ferme. « Va surveiller le combat, ordonna-t-il. Fais gaffe que Sean ne se sucre pas au passage.

— D’accord, p’pa. » En s’éloignant, Pádraig fit un signe à la vieille Peugeot qui entrait dans la cour et s’arrêtait sur le ciment avec un bruit de pneus mouillés. La portière côté passager s’ouvrit. Paul McGinty descendit. Il tendit la main.

O’Kane la serra. Fort. « Comment va, Paul ?

— Ça pourrait aller mieux.

— Qu’est-ce que tu as fait de ta belle limousine ?

— Je préfère la jouer simple, ce soir. » McGinty découvrit ses dents blanches en souriant.

« Tu as raison. » O’Kane lui lâcha la main. « Tout est arrangé ? »

McGinty jeta un rapide coup d’œil à la maison en entendant un cri. « Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien de grave. Un petit problème avec un gars du coin. »

McGinty lissa un pli de son veston. « Oui, c’est réglé. Ils devraient arriver bientôt. Marie a un numéro pour joindre Fegan. On l’appellera.

— Cette femme… » O’Kane pointa un doigt épais sur l’entrejambe de McGinty. « Ne te laisse pas influencer par ta bite. Fais ce qui est nécessaire, oublie le passé. »

McGinty inclina la tête d’un air étonné.

« Tu croyais que je n’étais pas au courant, hein ? » La bedaine de O’Kane tressautait, secouée par son rire. « Vous autres à Belfast, vous imaginez qu’on peut me tenir à l’écart dans ma cambrousse. Je sais tout.

— C’est de l’histoire ancienne.

— Tant mieux. Au fait, pendant que j’y suis… Il y a autre chose que je sais. Et que toi, tu ignores. »

Une ride soucieuse apparut entre les sourcils de McGinty. « Quoi ? »

Un long cri strident jaillit dans la maison. O’Kane jeta un regard par-dessus son épaule, puis revint à McGinty. « Ton petit copain, Davy Campbell. Il te réserve une surprise.

— Quel genre de surprise ?

— On en parlera tous les trois quand il aura rappliqué. »

La porte de la maison s’ouvrit et Tommy Downey sortit sur le seuil. O’Kane se tourna vers lui.

« Martin a accepté l’offre », dit Downey.

42

« Pour l’amour du Ciel, qu’est-ce qu’il y a encore ? »

Dans le miroir de la coiffeuse, Edward Hargreaves contempla son visage blanc de colère.

« C’est urgent, Monsieur le ministre, dit le chef de la police. Sinon, je ne me serais pas permis de vous appeler si tard.

— Un instant. » Hargreaves, en peignoir, retourna le combiné contre son épaule, plaqua une main sur ses yeux et prit une profonde inspiration. Le contenu des tiroirs était répandu dans la chambre, ainsi que les draps et les couvertures — bref, tout ce qui aurait pu dissimuler un portefeuille. La salope. Une putain d’intrigante qui s’était foutue de lui. Il porta de nouveau le téléphone à son oreille.

« Allez-y.

— Les nouvelles sont mauvaises, Monsieur. »

Hargreaves se prépara à entendre la suite. « Racontez-moi ça.

— On a découvert le corps d’un de mes hommes, il y a trente minutes, près d’un entrepôt désaffecté aux abords de la ville. Une balle dans la tête, une en plein cœur.

— Fegan ?

— C’est fort probable, Monsieur le ministre. Mais il y a pire encore. »

Frottant son poing fermé contre son front, Hargreaves sortit de la chambre et pénétra dans le vaste salon en contrebas. Le service à thé en argent avait disparu. Il soupira. « Quoi ?

— La voiture dans laquelle on l’a retrouvé appartient à Patrick Columbus Toner. »

Volatilisés aussi, les bougeoirs en argent sur la cheminée. Hargreaves n’était pas resté longtemps dans la baignoire. Elle devait le rejoindre au bout de cinq minutes, et il lui en avait accordé cinq autres pour ne pas trahir sa furieuse envie. Mais le portefeuille. Mon Dieu, le portefeuille. « Qui est-ce ? Patrick… comment déjà ?

— Patsy Toner, pour ses amis. C’est l’avocat de Paul McGinty. Militant bien connu et défenseur des droits de l’homme, selon la définition qu’il donne de lui-même. On le recherche sur les lieux. »

L’esprit de Hargreaves enregistrait péniblement une catastrophe après l’autre. La fille lui avait pris son portefeuille. Il ne se souciait pas tant des espèces — quelques centaines de livres, il n’en mourrait pas —, mais songeait à toutes les cartes, aux multiples pièces d’identité, à son laissez-passer pour la Chambre des Communes, bon sang. Les journaux à sensation n’hésiteraient pas à payer une fortune… Il ne s’en relèverait pas.

Et maintenant, cette histoire de voiture et d’avocat à la solde de McGinty. « Je ne comprends pas », dit-il.

Pilkington s’éclaircit la gorge. « Les répercussions me semblent pourtant évidentes, Monsieur le ministre. J’ai cru bon de vous prévenir au plus vite afin de vous permettre d’élaborer une stratégie avec le secrétaire d’État. »

Hargreaves s’approcha de la table basse où il avait abandonné un Monte Cristo n° 2 dans un cendrier en cristal. Bien sûr, le cendrier n’était plus là, mais le cigare demeurait. « Une stratégie ?

— Dois-je expliciter, Monsieur le ministre ?

— Faites, je vous en prie. » Serrant le cigare entre ses dents, Hargreaves chercha son briquet Cartier en or. Salope, pensa-t-il en fermant les yeux. Elle avait bon goût, on ne pouvait le nier.

Pilkington semblait perplexe. « Monsieur le ministre, la situation est grave. Même pour moi, qui ne suis pas politicien, il est facile d’imaginer l’impact que produira la nouvelle.

— Éclairez-moi. » Hargreaves se laissa tomber dans le canapé en cuir. Ça, au moins, elle n’avait pas pu l’emporter.

« Un officier de police qu’on retrouve la cervelle éclatée dans la Jaguar flambant neuve d’un militant du parti, associé à Paul McGinty ? Vu les événements de ces dernier jours, peu importe si c’est Fegan qui a fait le coup, ou Patsy Toner, ou même le Père Noël ! Les unionistes vont prendre la tangente. Même les modérés du camp d’en face exigeront réparation. Franchement, si vous réussissez à maintenir Stormont à flot après tout ça, ce sera un miracle.

— Un miracle, dit Hargreaves. Geoff, je suis membre du gouvernement. Je signe des papiers, je gère des fonctionnaires, je bouscule des députés, mais je ne sais pas faire de miracles.

— Alors, il serait peut-être temps d’apprendre, Monsieur le ministre. Vous avez hérité d’un château de cartes, il va falloir remuer ciel et terre si vous ne voulez pas qu’il s’effondre dans les jours qui viennent. »

Hargreaves se représenta des cartes éparpillées par le vent. Avait-il vraiment envie de les ramasser ?

Pilkington poursuivit. « Je n’ai peut-être aucun conseil à vous donner en la matière, mais il me semble que vous devriez rassembler vos équipes pour essayer de sauver les meubles et ne pas plonger dans un sacré merdier, si vous me pardonnez l’expression.

— En effet, Geoff, je n’ai que faire de vos suggestions. » Hargreaves s’allongea sur le canapé. Le cuir était frais contre sa joue. « De ce côté-là, le secrétaire d’État et moi disposons de tout un département de ronds-de-cuir, bardés de diplômes et grassement payés pour leurs trente-cinq heures de présence hebdomadaire. » Il soupira. « Je ne voulais pas de ce poste, vous savez.

— Je ne crois pas que…

— J’aurais préféré les Affaires étrangères. Au moins, on voyage. Ou le Commerce.

— Nous devons faire notre…

— C’est du boulot, le ministère du Commerce, mais on se rattrape sur les bonus. Même l’Éducation — et pourtant, il n’y a pas plus ingrat —, ça vaut mieux que l’Irlande du Nord. Quand je pense que vous avez demandé votre affectation là-bas. »

Un silence éloquent s’installa à l’autre bout du fil. Le chef de la police poussa ensuite un long soupir qui résumait toute sa pensée.

« Monsieur le ministre… Certains d’entre nous, confrontés à de lourdes tâches, savent faire face à leurs responsabilités. D’autres en sont incapables. »

Hargreaves redressa la tête sur le coussin en cuir. « Pilkington ?

— Oui, Monsieur le ministre.

— Je ne vous aime pas.

— C’est réciproque, Monsieur le ministre. À présent, je vous laisse tranquille. Vous avez une longue nuit qui vous attend.

— Allez au diable. »

La communication fut coupée. Quelle heure était-il ? se demanda Hargreaves. Et où avait-il posé sa montre ? Ah oui, sur la cheminée. Il se leva et s’approcha du manteau en marbre surmonté d’un miroir. Rien.

« Salope », dit-il.

43

Les branches des arbustes griffaient la camionnette chaque fois que Campbell s’écartait sur le bas-côté afin de laisser passer les voitures venant en sens inverse. 4 x 4 en piteux état et maculés de boue, guimbardes de paysans remorquant parfois une carriole conçue pour transporter un gros chien. Certains conducteurs buvaient au goulot, un œil sur la route. D’autres détachaient les doigts du volant dans un salut traditionnel qui signifiait : Moi, je suis d’ici. Je connais bien le coin. Et toi ?

Campbell répondait par un geste identique. La grange illuminée de l’intérieur apparut au sommet de la montée. L’enfant remua dans les bras de sa mère.

« Vous ne vous faites pas honte ? demanda Marie McKenna.

— La ferme, dit Eddie Coyle.

— Enlever des femmes et des enfants… C’est minable.

— Silence ! ordonna Campbell. Il y a des gens bien pires. Attendez, vous allez comprendre.

— Je n’ai pas peur de vous.

— Oh, si.

— C’est ce que vous voulez croire. Ça vous donne l’impression d’être un homme, un vrai. Mais je ne… »

Le coup de frein de Campbell envoya Marie contre le tableau de bord. Elle se reçut sur l’avant-bras et serra son enfant contre elle. La fillette poussa un cri. À l’arrêt, Campbell attrapa la jeune femme par les cheveux.

« Ça suffit maintenant ! J’en ai marre de ces conneries. Vous risquez d’y passer, vous et votre môme, si vous ne vous tenez pas tranquille. Alors, bouclez-la. »

Coyle, assis contre l’autre portière, le saisit par le poignet. « T’énerve pas, Davy. »

Il baissa les yeux sous le regard meurtrier de Campbell et lâcha prise. Les larmes inondèrent les joues de Marie, tandis que la fillette enfouissait son visage contre le sein de sa mère.

Campbell laissa filer les cheveux de la jeune femme entre ses doigts. « Si vous voulez vous en sortir, taisez-vous et faites ce qu’on vous dit. »

Une voiture passa en sens inverse. Les phares se reflétaient dans les yeux de Marie. Il la dévisagea, durement, pris d’une violente répulsion. Non, pourtant, il ne la détestait pas. Il ne la connaissait même pas. Mais son cœur était plein de haine. Envers qui ?

La réponse s’imposa à lui avec une telle évidence qu’il fut obligé de détourner le regard. Fixant la route, il passa la première et repartit dans la côte.

Le terrain se stabilisait à l’approche de la ferme. De part et d’autre d’une cour en ciment où se creusaient de larges flaques, la grange et la maison se faisaient face, sur un carré complété d’un côté par des écuries et fermé par une rangée de cages en fer vides. L’air de la nuit s’emplissait d’odeurs que l’on percevait par strates successives ; au fond, un relent de déjections canines, par-dessus lequel flottaient les vapeurs diffuses des produits chimiques. À quoi s’ajoutaient les effluves métalliques du sang et de la peur, l’ensemble se combinant en un mélange acide que Campbell sentait remonter dans sa gorge.

Six hommes attendaient à l’abri de la pluie, sur le seuil de la grange. McGinty. Son chauffeur, Declan Quigley. Deux autres que Campbell ne connaissait pas. Mais le grand ainsi que son robuste acolyte ne pouvaient être que Bull O’Kane et son fils. Le cœur de Campbell battit plus vite dans sa poitrine à la vue de cette silhouette massive. Marie s’était figée. Savait-elle qui se tenait ainsi dans la lumière des phares, une main en visière pour s’abriter les yeux ? Le moteur s’arrêta dans un toussotement. Campbell ouvrit la portière et descendit de la camionnette.

Les hommes sortirent sous la pluie, O’Kane en tête. « Davy Campbell ? demanda-t-il.

— C’est exact. »

O’Kane s’avança, main tendue. « J’ai entendu parler de toi. »

Sous la pression de ses doigts épais et rugueux, Campbell réprima une grimace.

« Oui, reprit O’Kane avec un sourire de biais. Je sais tout. »

Le ventre de Campbell se serra. « Enchanté, monsieur O’Kane.

— Appelle-moi Bull. » Il lâcha la main de Campbell et s’approcha de la camionnette, côté passager, sans prêter attention à Coyle debout près de la portière ouverte. « Viens, ma jolie. N’aie pas peur. »

Serrant Ellen contre elle, Marie se laissa glisser sur la banquette et descendit. Elle ne se déroba pas lorsque O’Kane l’empoigna par le bras. McGinty fit un pas en avant. Le regard de glace qu’elle échangea avec lui n’échappa pas à Campbell.

O’Kane voulut prendre la fillette à sa mère. « Et toi, qui es-tu ? »

Marie ne lâchait pas sa fille.

« Comment t’appelles-tu ? »

La petite avait beau se cramponner au pull de sa mère, O’Kane la saisit de force.

« Elle s’appelle Ellen. » La voix de Marie se brisa.

« Tu es mignonne tout plein », dit O’Kane en pinçant la joue d’Ellen. La fillette tendit les bras vers sa mère, mais déjà O’Kane s’éloignait.

« Tu aimes les petits toutous ? »

Ellen se frotta les yeux d’un air maussade.

O’Kane partit en direction des écuries en la tenant fermement. « Hein, dis-moi ? Tu aimes les petits toutous ? »

Ellen fit oui de la tête. Depuis les écuries parvenaient des gémissements et le bruit de pattes grattant le sol. Campbell avala péniblement sa salive.

« Regarde, je vais te montrer un joli toutou. » O’Kane ouvrit la partie supérieure de la porte d’un box. Un grognement sourd monta de la stalle.

Campbell se tourna vers Marie. Elle tremblait et se plaquait les mains sur la bouche, luttant pour ne pas montrer à sa fille qu’elle avait peur. Campbell éprouva quelque chose qui ressemblait à du respect. Brusquement, sans qu’il pût se l’expliquer, il eut envie de la toucher. Non, c’était absurde.

Les autres — Coyle, McGinty, le chauffeur, le fils de O’Kane, les deux hommes que Campbell ne connaissait pas —, tous fixaient la porte de la stalle.

McGinty s’avança. « Bull », dit-il.

O’Kane se tourna vers lui. « Ils sont doux comme des agneaux. Fais-moi confiance. C’est moi qui les dresse. »

Une odeur de fauve émanait des écuries. Des pattes s’accrochèrent à la partie inférieure de la porte, puis apparut une tête souillée de boue et marquée par de vilaines blessures. De la mâchoire du chien pendait une langue baveuse qui luisait vaguement dans la pénombre. La bête ferma à demi les paupières sous la main calleuse de O’Kane qui lui grattait le cou.

« Là, tu vois ? C’est un gentil toutou. Tu veux le caresser ? »

Ellen fit non de la tête en essuyant les larmes sur ses joues.

« N’aie pas peur. Il est très gentil. »

La petite considéra le chien d’un œil craintif et renifla, le nez dans sa manche.

« Allez… Il ne mord pas. »

Il se pencha pour approcher Ellen qui tendait sa petite main vers le font hargneux de l’animal. Voyant les doigts de sa fille léchés par le molosse, Marie ferma les yeux de toutes ses forces. Coyle lui posa une main rassurante sur l’épaule.

« Il est gentil, hein ? » dit O’Kane qui serrait l’enfant dans ses bras sans cesser de caresser le chien. Il se tourna vers Marie en souriant comme un bon père de famille. « Tu seras sage, hein, ma jolie ? »

Pétrifiée, Marie ne répondit pas.

« Oh oui. » De sa main libre, O’Kane repoussa la tête du chien et ferma le vantail. Il fit sauter Ellen dans ses bras en revenant vers Marie. « Toi et ta maman, vous allez être bien obéissantes, hein ? »

Qu’on en finisse, songea Campbell. La sonnerie stridente d’un téléphone lui harponna le cœur.

McGinty plongea la main dans la poche de son blouson. « Allô ? »

Il se liquéfia sous les yeux de Campbell, puis s’éloigna de quelques pas en se bouchant une oreille pour mieux entendre son portable.

« Calme-toi, Patsy. Qu’est-ce qui se passe ? »


Assis dans un vieux fauteuil au coin de la pièce, Campbell se mordait la lèvre en observant McGinty et O’Kane qui faisaient les cent pas. O’Kane, le vieux soudard, contre McGinty, l’habile politicien. Dix ans d’écart, seulement, et pourtant tous deux semblaient appartenir à des générations radicalement différentes.

« Ça change tout, dit McGinty.

— Absolument pas », rétorqua O’Kane.

La lumière crue fournie par le générateur éclairait le papier peint qui se décollait, gorgé d’humidité. Downey se tenait au fond du salon, bras croisés sur sa maigre poitrine. Quigley, le chauffeur, était assis à une extrémité du canapé, jambes croisées, avec à ses côtés le fils de O’Kane, tandis que Coyle, tassé contre le mur, jetait des regards noirs à Campbell. Dans une chambre à l’étage, Malloy surveillait Marie et Ellen. La pluie balayait les fenêtres. Sur le toit, autour de la maison, partout l’eau ruisselait. Campbell sentait monter à son nez une odeur de renfermé et de nid de souris.

« Tu ne comprends pas, Bull ? » McGinty s’immobilisa, bras écartés. « Si on apprend ça, je suis foutu. Le cadavre d’un flic dans la voiture de mon avocat ! Le parti me retirera son soutien, je n’aurai plus l’appui des politiques. De toute façon, les unionistes ne resteront pas dans le processus, et ils mettront tous les arguments de leur côté. Bon sang, pense à Stormont. Et Londres qui va mettre la pression. Et Dublin, et Washington… »

Il a raison, pensa Campbell. Le monde — et surtout l’Amérique — ne voyait plus les terroristes comme des « combattants de la liberté ».

O’Kane ricana. « On s’est débrouillés pendant des années sans les politiques. Qu’ils aillent se faire foutre.

— Enfin, Bull. On est au vingt et unième siècle. Les années quatre-vingt sont terminées. L’avenir, maintenant, c’est le processus de paix. Toi et moi, on va devoir faire des concessions, autant aux unionistes qu’aux Anglais. On est tous les deux des boulets qu’ils dégageront un jour ou l’autre.

— Mon cul ! dit O’Kane en fouettant l’air de son énorme main. Personne ne nous a jamais mis à genoux. Les Anglais ont essayé pendant trente ans, ils n’y sont pas arrivés. Je ne vais pas m’aplatir, juste parce que toi et tes petits copains en costard, vous avez peur de perdre le pognon qui vous tombe tout cuit dans la bouche.

— Tu te trompes. » McGinty posa les mains sur ses hanches. Campbell remarqua que sa jambe tremblait.

« Tu t’es laissé embobiner, Paul. C’est facile pour vous autres, à Belfast, il vous suffit de tendre la main pour rafler l’argent des investissements européens, les subventions et tout le reste. Vous oubliez qu’ici, dans la cambrousse, les gens continuent à turbiner pour pas un rond. »

Campbell voyait que McGinty luttait pour garder son calme. « En dix ans de manœuvres politiques, on a obtenu plus que vous en trente ans de guerre. »

O’Kane hocha la tête d’un air faussement admiratif. « Ça oui. Vous avez réussi. » Il fit mine d’ôter une poussière sur le col de la veste de McGinty. « Vous vous en êtes mis plein les poches. De quoi se payer de beaux costumes. Une grosse limousine, une baraque à Donegal avec vue sur la mer. Sûr que vous pouvez être contents. »

Le visage de McGinty s’empourpra. « Et toi donc ! On a toujours servi tes intérêts. Tous les coups juteux que mes contacts t’ont refilés, tu as oublié ? Les terrains et les biens immobiliers que les juristes du parti t’ont permis d’acheter sans que ton nom n’apparaisse nulle part ? Et le démantèlement des installations militaires dans le South Armagh, qu’on a négocié pour que tu puisses tranquillement faire tourner tes raffineries ? Ça aussi, tu le dois au parti. »

Campbell serra les poings en réaction à la tension qui montait dans la pièce.

O’Kane vint se planter devant McGinty. « Alors maintenant, tu te prends pour le chef. C’est ça ? »

Malgré sa haute taille, McGinty dut lever les yeux pour soutenir le regard de Bull. Il déglutit, la bouche sèche, et se passa la langue sur les lèvres. « Absolument pas. Mais bon sang, réfléchis un peu, Bull. Il n’y a qu’une seule solution.

— Ah oui ? Laquelle ?

— Donner Fegan aux flics. Patsy Toner témoignera, l’affaire sera renvoyée devant la justice. Il apparaîtra qu’on coopère avec la police. Les unionistes ne trouveront rien à redire. Ils ne pourront pas menacer de se retirer, et on nous fichera la paix.

— Il racontera qu’il a buté McKenna et Caffola. Toutes les craques que tu as inventées te reviendront en pleine poire. »

Pas seulement ça, pensa Campbell. Il parlera aussi des deux UFF qui n’ont jamais représenté une menace pour McGinty. Les battements de son cœur s’accélérèrent.

« Tant pis, je ne peux rien y changer maintenant. De toute façon, le meurtre du flic fera tellement de bruit, ça passera à la trappe. Quand on saura qu’Anderson nous rencardait avant le cessez-le-feu, c’est sur lui que se portera l’attention, pas sur nous. »

O’Kane ne bougeait pas, bloquant sa respiration. Campbell compta cinq secondes. Puis le vieux se détourna. « Non.

— Comment ça, non ? dit McGinty, au comble de l’agacement.

— Si on laisse Fegan s’en tirer à moindres frais, c’est un aveu de faiblesse. De ma part aussi. C’est un traître. On le punit comme il le mérite, pour l’exemple, comme on l’a toujours fait. » Brusquement, le Bull tonna, un doigt en l’air. « Il a tué mon cousin, bordel. Si je ne lui règle pas son compte, tous les autres merdeux s’imagineront qu’ils peuvent me sauter sur le poil. »

McGinty le rejoignit à l’autre bout de la pièce. « Mais enfin, Bull, réfléchis. Pense à ce que ça va nous coûter.

— Non.

— Écoute-moi. Imagine la suite… Supposons que les unionistes se retirent ; que tout se casse la gueule à Stormont. Tu n’auras aucun ami au gouvernement pour graisser des pattes quand ça t’arrange. Tu en pâtiras autant que moi.

— J’ai dit non, Paul. C’est tout. »

McGinty posa une main sur l’épaule massive de O’Kane. « Arrête de toujours vivre dans le passé ! Tes histoires de voyous à la noix, c’est fini maintenant. Laisse tomber les vieilles méthodes, Bull, sinon tu vas me coûter… »

Campbell n’avait pas encore sursauté en entendant la gifle que McGinty était déjà étalé de tout son long, la lèvre fendue. Coyle ouvrit de grands yeux. Quigley voulut se lever, mais O’Kane l’arrêta d’un doigt menaçant.

« Bouge pas, connard. »

Le chauffeur se rassit.

Campbell réfléchissait à toute vitesse. Quigley était trop faible. Coyle, trop bête. Ne restait que lui pour soutenir McGinty dans cette bicoque perdue en pleine nature. Mais on ne pouvait pas laisser Fegan en vie. Parce qu’il savait ce qui s’était passé avec Francie Delaney et les deux UFF.

Campbell se leva. « Mr. O’Kane a raison », dit-il.

McGinty étanchait le sang qui coulait de sa lèvre dans un mouchoir. « Quoi ?

— Fegan est trop dangereux. Il faut l’éliminer. »

O’Kane lui asséna une claque dans le dos. « Bien vu, mon gars. »

McGinty se releva, l’œil fixé sur Campbell. « D’accord, Bull. C’est toi qui décides.

— Parfait. » O’Kane frappa dans ses mains en grimaçant un sourire. « Allez, ramenez-moi la p’tite dame et sa gosse maintenant. »

44

Fegan eut à peine le temps d’entrevoir l’éclair bleu des yeux de Mrs. Taylor au moment où elle refermait les volets. Il leva la main pour la saluer, mais déjà, elle avait disparu. Le chien aboya à l’intérieur. L’hôtel aussi était plongé dans l’obscurité.

Laissant la voiture sur le parking, il s’approcha de la porte du bâtiment. La poignée résista. Verrouillée. Il fit quelques pas en tournant sur lui-même, décontenancé. La lune brillait sans doute, là-haut, mais aucun rayon ne filtrait à travers les nuages. Au-delà de la baie qui se dessinait le long du tracé orangé des lampadaires, la mer se perdait dans les ténèbres. Seuls l’air salé et le bruit des vagues en indiquaient la présence.

Fegan se sentit inondé d’une sueur glacée. Ses jambes ne le soutenaient plus. Par deux fois, pris de tremblements, il avait dû s’arrêter en route. Il déglutissait péniblement, tant sa langue desséchée lui collait au palais.

Le chien se calmait, les aboiements cessèrent peu à peu. Et puis plus rien, à part le murmure de l’eau sur le sable. Fegan martela la porte, rompant le silence. Il se recula et leva les yeux vers les fenêtres de l’étage.

Aucune réaction. Il frappa plus fort, rongé d’inquiétude. Pourquoi Hopkirk avait-il tout fermé ? Pourquoi Marie ne venait-elle pas l’accueillir ?

Sa paume le brûlait à force de cogner. De nouveau, il fit un pas en arrière et renversa la tête. « Allez ! » dit-il à voix basse.

À l’une des fenêtres apparut une faible lueur, une ombre qui se déplaçait. Fegan crispa les poings. Il entendit un bruit de portes qu’on ouvrait et refermait. La lumière se fit en bas. Ensuite, le cliquètement du métal, des verrous tirés et une clé dans la serrure. La porte s’entrebâilla sur deux yeux chaussés de lunettes.

« Qu’est-ce que vous faites là ? Que voulez-vous ?

— Laissez-moi entrer, dit Fegan. Je veux voir Marie.

— Qui ?

— Marie, ma femme. »

Hopkirk fronça les sourcils.

« Je croyais qu’elle était avec vous.

— Quoi ?

— Elle est allée manger un morceau avec la petite en début de soirée. Comme elle n’est pas revenue, j’ai pensé qu’elle vous avait retrouvé quelque part.

— Et nos bagages ? Où sont-ils ?

— Je ne sais pas. Je me suis dit que… »

Fegan appuya la main sur la porte. « Laissez-moi entrer.

— Ils sont peut-être encore dans la chambre. Je vais voir… »

Fegan colla son épaule contre le battant. « Ouvrez-moi. »

Hopkirk résistait. « Attendez, j’en ai pour une minute. »

Sous la poussée de Fegan, la porte céda. Hopkirk recula contre une table de la salle à manger désaffectée.

« Allez-y, dit-il, les yeux rétrécis derrière ses épaisses lunettes. Si vos valises sont encore là, prenez-les et fichez-moi le camp. Je me moque de ne pas être payé. »

Fegan entra. « Où est-elle ?

— Je ne sais pas. Elle est partie vers sept heures. Je ne l’ai pas revue.

— Vous avez eu de la visite ? »

Hopkins baissa les yeux. « Non.

— Vous mentez. »

L’hôtelier prit une profonde inspiration. « Un homme est venu. Il a dit qu’il était de la police, mais je ne l’ai pas cru.

— À quoi il ressemblait ? »

Hopkirk tenta d’échapper aux doigts de Fegan qui lui serraient le bras. « Grand et mince, comme vous, mais plus jeune. Avec des cheveux brun châtain, une barbe mal taillée. Il avait l’air un peu amoché et il boitait.

— Campbell, murmura Fegan. C’était Campbell. »

Hopkirk se détacha et fit un pas de côté. « Il ne s’est pas présenté.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a juste demandé où vous étiez. » Hopkirk s’effaça pour mettre une table entre lui et Fegan.

« Qu’est-ce que vous avez répondu ?

— La vérité. Que je ne savais pas.

— Nom de Dieu… » Fegan plaqua les mains contre ses tempes comme pour comprimer la peur. « C’est pas vrai ! »

Hopkirk reculait toujours. « Allez chercher vos affaires et partez. Je ne peux rien faire de plus pour vous. »

Fegan se dirigea vers l’escalier, au fond de la pièce. Il ralentit le pas devant la porte du bar, serra les dents et continua son chemin malgré le nœud qui le prenait à la gorge. Après avoir grimpé la volée de marches en colimaçon, il s’engagea dans le couloir, mais une fois devant la porte de la chambre, se rappela qu’il n’avait pas la clé. Tant pis. Il frappa du pied contre le battant, juste sous la poignée.

« Attendez ! s’écria Hopkirk qui se précipitait dans l’escalier. Ne faites pas ça ! »

Fegan donna un autre coup de pied. Un morceau de bois s’arracha au chambranle quand la porte céda. Il alluma la lumière et entra dans la pièce. Les bagages n’avaient pas été déplacés ; son sac au pied du lit, fermé. Alors qu’il s’approchait pour en vérifier le contenu, Hopkirk apparut sur le seuil.

« Tirez-vous », dit Fegan.

Hopkirk se réfugia dans la pénombre du couloir. Fegan posa le sac sur le lit, l’ouvrit, écarta les liasses de billets et les vêtements. Les cartouches de neuf millimètres se trouvaient encore au fond, ainsi que le Glock de Campbell. Après un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, il sortit le Walther de sa poche et le fourra dans le sac.

Son portable vibra contre sa poitrine. Il sursauta, attrapa l’appareil et regarda le numéro qui s’affichait.

Le cœur battant la chamade, il appuya sur la touche verte et porta le téléphone à son oreille. « Marie ? »

À travers un vague grésillement, il entendit le bruit de pas lourds sur un plancher et des sanglots déchirants.

« Marie ? »

Une voix d’homme, à distance, lâcha un ordre cinglant qu’il ne comprit pas. Dans sa gorge tenaillée par la soif se logea une boule d’angoisse.

« Marie ?

— Gerry ? »

Il ferma les yeux.

« Gerry. Ils m’ont emmenée, avec Ellen… »

45

« Il arrive », annonça Campbell. Debout dans la grange, toutes lumières éteintes, il luttait contre la nausée que faisait monter en lui la puanteur de l’arène.

« Et alors ? demanda l’agent.

— Et alors, quoi ? Il est foutu. Ils vont lui régler son compte.

— Mais… Ils ne savent pas ce qui s’est passé ?

— Pour le flic dans la voiture de Toner ? Si, ils sont au courant. »

L’agent demeura silencieux. « Je ne comprends pas, reprit-il. Ça devrait changer leurs plans. S’ils ne livrent pas Fegan aux autorités, les unionistes les tiendront pour responsables. McGinty n’aura plus aucune marge de manœuvre. Ils risquent de tout foutre en l’air à Stormont.

— C’est ce que j’ai expliqué à McGinty, mentit Campbell. Il refuse de m’écouter.

— McGinty est malin, pourtant. Une connerie pareille, ça ne lui ressemble pas.

— Ils veulent éliminer Fegan. Point final. »

Campbell entendait l’agent respirer. « Il n’y a pas un moyen d’empêcher ça ?

— Je ne vois pas comment.

— Fais tout ce que tu peux. C’est une menace terrible pour le processus politique. Essaie de voir si… »

Un rai de lumière s’allongea dans la cour, éclairant la porte de la grange. « Faut que je raccroche », dit Campbell.

Des pas s’approchaient. Deux personnes. L’une avec une démarche assurée, l’autre, hésitante. Il recula dans l’obscurité de la grange.

« Tu aurais dû te tirer quand c’était possible, dit McGinty. Si tu avais accepté, tu ne serais pas dans un tel pétrin.

— Laisse-moi rentrer dans la maison, dit Marie. S’il te plaît. Je ne veux pas qu’Ellen soit seule.

— Eddie s’occupe d’elle. Pourquoi tu n’es pas partie ? Je t’ai offert l’occasion sur un plateau.

— Parce que je ne voulais pas. Pourquoi je serais obligée ? Les choses ont changé, non ? Enfin, Paul. C’était il y a des années.

— Moi, ça ne me paraît pas si lointain. Ça me fait encore mal quand j’y pense. »

Marie eut un rire cassant, plein de haine. « Toi, tu as mal ? Rien ne t’atteint.

— Détrompe-toi. On me prend pour un homme sans cœur, incapable d’émotions. Mais te voir avec Lennon — un flic, bon sang —, qu’est-ce que tu crois que j’ai éprouvé ?

— Je ne supportais plus cette vie-là. Tu ne comprends pas ? Tu étais marié, Paul. Je n’en pouvais plus de fermer les yeux sur ça… et tout le reste. De faire semblant d’ignorer tes activités.

— Je n’ai jamais…

— Mais c’est toi qui tirais les ficelles. Arrête de rejeter la faute sur les autres. »

McGinty durcit le ton. « Il y a des gens qui voulaient ta mort, à l’époque.

— Tu crois que je ne le savais pas ? Tu ne peux pas imaginer comme j’avais peur. »

Campbell se coula sans bruit vers l’entrée de la grange. Il distinguait de vagues silhouettes, dans la faible lumière jetée par les fenêtres de la maison.

« J’aurais peut-être dû les laisser te tuer, toi et ton flic », dit McGinty. »

Campbell tressaillit en entendant la gifle de Marie qui claqua contre la joue de McGinty. Il sursauta à nouveau quand McGinty rendit le coup, si fort que Marie tomba sur le ciment mouillé. Immobile, elle leva les yeux vers lui.

« Et qu’est-ce que tu fabriques avec Fegan ? reprit McGinty.

— Va te faire foutre.

— Réponds-moi. »

Marie lui cracha sur les pieds.

McGinty s’accroupit à ses côtés. « Il est fou à lier, Marie ! C’est un malade.

— Un malade ? Plus que toi, ou que cette brute de O’Kane ? lança-t-elle en désignant la maison.

— Tu ne sais pas ce qu’il a fait ? Il a buté un flic à Belfast, il y a deux heures à peine. Il a tué Vincie Caffola et le père Coulter. » McGinty posa la main sur l’épaule de Marie, qui niait en secouant la tête. « Il a assassiné ton oncle Michael.

— Tu mens ! Vincie Caffola a été tué par la police, tu l’as dit toi-même. Tu présentes toujours les choses comme ça t’arrange. »

McGinty écarta une mèche de cheveux qui glissait sur le front de la jeune femme. « Non, c’est la vérité. Les autres tombent dans le panneau et croient à ton petit jeu, mais moi, je te connais. Tu ressembles à ton oncle, aussi dure que lui, avec un cœur de pierre. Et maintenant, tu as jeté ton dévolu sur Gerry Fegan. À quoi te sert-il ? C’était pareil avec le flic, hein ? Tu l’as utilisé pour te venger de moi. » Il soupira. « Tu as toujours eu de mauvaises fréquentations. »

Elle baissa les yeux. « Laisse-moi aller voir Ellen.

— D’accord », dit McGinty. Il se redressa, puis l’aida à se relever. « Vas-y. »

Marie sécha ses larmes et partit vers la maison. L’espace d’une seconde, la lumière qui encadrait sa silhouette à la porte éclaira Campbell, juste avant qu’il n’ait le temps de reculer dans la grange.

« Davy ? lança McGinty. Davy, c’est toi ? »

Campbell ferma les yeux et jura dans sa barbe. « Oui, Mr. McGinty. C’est moi. »

McGinty fit quelques pas dans sa direction. « Qu’est-ce que tu fais là ?

— Ça pue, cette maison. Je suis sorti prendre l’air.

— Dans la grange ?

— J’ai entendu des voix… Je ne voulais pas être indiscret. »

McGinty s’approcha encore. « Qu’est-ce que tu as entendu ?

— Rien, dit Campbell. J’étais trop loin. »

La lumière jaillit à nouveau dans la cour, bloquée par la carrure massive de Bull O’Kane. Son pas lourd résonnait sur le ciment.

« Retournez dans la maison, vous deux. »

McGinty ne bougea pas. « On arrive, dit-il enfin. Tu voulais parler à Davy tout à l’heure, Bull ?

— Exact. » Un sourire s’élargit sur le visage sanguin de O’Kane. Campbell tenta de s’esquiver. « Me parler de quoi ? »

Avec une rapidité qu’on n’aurait pu soupçonner chez un homme de sa corpulence, O’Kane le retint par le bras. « Ça ne prendra pas longtemps. »

McGinty vint le flanquer de l’autre côté. « On y va, Davy. »

Campbell s’affola. Il voulut prendre l’arme qu’il avait cachée dans son dos, mais McGinty lui attrapa le poignet.

« Laisse tomber, Davy. » Sa voix était chaude et douce comme la pluie qui noyait la campagne. « N’aggrave pas ton cas. »

46

Bull O’Kane tournait en rond dans la pièce, lentement. Il regardait tour à tour chacune des personnes présentes en tirant avec force sur sa cigarette, la gorge brûlante. Pádraig occupait presque toute la moitié du canapé, tandis que cet imbécile de Coyle se serrait à l’autre extrémité en souriant de travers. McGinty était debout en face, appuyé contre le rebord de la fenêtre, une cigarette entre les doigts — son chauffeur avait remplacé Coyle pour surveiller la femme et l’enfant. Impossible de savoir ce qu’il pensait, celui-là. Fuyant et retors, toujours à chercher les failles. O’Kane ne lui faisait aucune confiance, mais on devait bien reconnaître qu’il était malin. Trop malin d’ailleurs, depuis quelque temps. Et en plus, il se permettait de le contredire devant les autres.

Downey et Malloy attendaient Fegan au bout du chemin. Tous les autres employés de la ferme avaient été renvoyés chez eux. L’affaire devait rester secrète.

Et puis il y avait Davy Campbell, debout au centre de la pièce, seul. Le renégat du Black Watch. L’Écossais qui défendait l’Irlande. Comment avait-il réussi à se protéger depuis si longtemps ? se demanda O’Kane. Lui, il puait la balance. Ça se sentait rien qu’à l’odeur de sa transpiration. N’importe qui l’aurait deviné.

« Tu as quelque chose à nous raconter, Davy ? » O’Kane écrasa sa cigarette par terre avec le talon de sa botte.

Campbell répondit calmement, mais son regard manquait d’assurance. « Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

O’Kane continuait d’arpenter la pièce sans le lâcher des yeux. « Je te demande si tu as quelque chose à nous raconter. Un souci que tu aimerais partager ?

— Je ne vois pas de quoi vous parlez. »

O’Kane lui envoya un coup de pied derrière le genou. Campbell s’effondra. On entendit le claquement de sa rotule brisée sur le plancher. Il poussa un cri et porta la main à ses côtes. Son visage devint tout rouge.

« On n’est pas là pour rigoler, Davy. Arrête tes conneries. »

Inutile de lui promettre la vie sauve en échange de la vérité. Campbell savait que de toute façon, sa peau ne valait pas cher s’il lâchait le morceau. Il monterait un bobard pour essayer de gagner du temps. Mais O’Kane était sûr de son fait. En ce moment même, l’abruti qui l’avait renseigné au Secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord s’offrait des vacances dans le sud du Portugal, en plus de la somme rondelette créditée à son fonds de retraite. Personne n’ignorait qu’on ne mentait pas à Bull O’Kane, quel que soit le prix. La source était fiable, et maintenant, il voulait entendre le reste.

« Tu ne réussiras pas à te défiler, reprit-il. Alors dis-moi qui est derrière ton agent. Tu mourras plus vite, c’est ce que tu peux espérer de mieux. »

Campbell demeurait à terre. « Je ne vois pas de quoi vous… »

Cette fois, O’Kane lui balança un violent coup de pied dans les côtes. Campbell se tordit de douleur, bouche ouverte dans un cri silencieux. Des larmes jaillirent de ses yeux, au grand plaisir de O’Kane. Pour lui, faire pleurer un homme, même des plus tenaces, avait toujours été chose facile.

Il se tourna vers Coyle. « T’as envie de te défouler ?

— Un peu, oui ! » Coyle s’avança, un rictus sur son visage contusionné.

O’Kane s’écarta. « Ne te gêne pas. Mais quand je te le dis, tu arrêtes. »

Attrapant Campbell par les cheveux, Coyle lui renversa la tête en arrière. « À nous deux, mon salaud. »

Campbell se hissa sur les genoux. « Va te faire foutre », grommela-t-il.

Coyle lui envoya son pied dans l’entrejambe. Campbell gémit et retomba, mais déjà Coyle le soulevait par les cheveux. « Moi ? Que j’aille me faire foutre ? » Il éclata d’un rire sauvage, puis se pencha sur lui. « C’est à moi que tu dis ça ? Je crois que t’as pas bien compris ce qui t’arrive, là, Davy. »

Serrant son poing droit, il recula le bras pour le frapper à la mâchoire. Le bruit de l’impact fit tressaillir McGinty. O’Kane se retint de rire quand Coyle accusa le choc et se frotta les articulations.

Campbell s’affaissa, inerte. Coyle le tira à nouveau par les cheveux et le gifla. « Regarde-moi, connard. »

Campbell laissa échapper un faible gémissement. Malgré le malaise qui lui serrait le ventre, O’Kane se tut.

Encore une gifle de Coyle. « Qu’est-ce que tu dis ? »

Campbell entrouvrit les paupières. Il articula des mots inaudibles.

Coyle s’approcha pour écouter.

« Imbécile ! » lâcha O’Kane au moment où les dents de Campbell se refermaient sur l’oreille de Coyle, qui roula par terre en hurlant. « Ça suffit. »

Un dernier coup de pied de O’Kane terrassa Campbell, bras et jambes secoués de spasmes, le sang de Coyle dégoulinant de sa bouche.

« Bon Dieu de merde ! dit O’Kane à McGinty. Où tu l’as trouvé, ce crétin ? J’ai jamais vu un empoté pareil. »

McGinty secoua la tête sans rien dire en écrasant sa cigarette sur le rebord de la fenêtre.

« Tiens, dit O’Kane en lançant un mouchoir à Coyle. Mets-ça sur ton oreille. Il est propre… Pádraig, aide-le à se relever.

— D’accord, p’pa. » Pádraig s’extirpa du canapé. Il ramassa le mouchoir, le roula en boule, et l’appliqua contre l’oreille de Coyle. « Viens… Ça va aller. »

Coyle se hissa péniblement. Il voulut donner un dernier coup de pied à Campbell qui gisait, joue contre terre, mais Pádraig le tira en arrière.

« Je veux me le faire, insista Coyle, des larmes dans la voix. Quand vous aurez fini, laissez-le-moi.

— Embarque-le, dit O’Kane à son fils. Il y a des pansements et du désinfectant pour les chiens, dans la grange. Et aussi un flacon de chloroforme. Rapporte-le-moi, avec du coton.

— D’accord, p’pa. » Pádraig entraîna Coyle jusqu’à la cuisine. Un aboiement parvint dans la pièce, entrant par la porte ouverte sur la nuit, puis le silence se referma.

O’Kane se dressait de toute sa hauteur au-dessus de Campbell, écrasé à terre. « Tu connais le score, Davy. Tu sais que tu ne t’en sortiras pas. Ce soir, tu vas mourir. »

Il consulta sa montre en s’agenouillant avec un craquement des genoux. « Enfin, ce matin plutôt… Tu vas mourir, et on ne peut rien y faire. La seule chose qui pourrait te préoccuper, c’est de savoir combien de temps tu souffriras. Tu m’entends, Davy ? »

Il caressa les cheveux de Campbell mouillés de pluie et de sueur.

« Tu me réponds, Davy ? »

Campbell murmura : « Je ne sais pas ce que vous voulez.

— La vérité, c’est tout. »

L’Écossais tourna la tête, fixant O’Kane de son œil injecté de sang. « Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous croyez que j’ai fait ? Dites-le-moi. »

O’Kane soupira. « Tu es une balance, Davy.

— C’est faux.

— Inutile de mentir. Je ne te pose pas la question. Je le sais. Les connards pour qui tu bosses t’ont vendu. »

Campbell appuya son front contre le plancher.

« Je tiens l’info de quelqu’un au Secrétariat d’État, poursuivit O’Kane. Un snobinard d’Anglais qui parle comme s’il était le cousin de la Reine. Vous vous êtes rencontrés à Armagh, il y a quelques jours, et vous avez discuté de notre ami Fegan. »

Campbell serra les poings.

« Tu travailles pour la 14 Intelligence Company depuis les années quatre-vingt-dix, m’a-t-il dit, et tu es leur meilleur élément. Mais tu n’es pas si bon que ça, hein, Davy ? »

Campbell soupira.

« Alors maintenant, écoute-moi. Tu as le choix. Entre une mort rapide ou une mort pénible. » O’Kane surveilla les dents de Campbell en se penchant vers lui. « Et quand je dis pénible, je te parle de quelque chose qu’on ne t’a jamais montré pendant toutes tes semaines d’entraînement, une fin que tu n’envisages pas, même dans tes pires cauchemars.

— Non, dit Campbell.

— Je vais te torturer. Tu n’imagines pas jusqu’à quel point on peut souffrir, et pourtant rester en vie. »

Campbell ferma les yeux. Il savait ce que O’Kane avait fait subir à des hommes comme lui.

« Et si tu ne parles toujours pas, je te donnerai aux chiens. Normalement, ils ne s’attaquent pas aux gens, mais s’ils sentent l’odeur du sang… »

O’Kane tapota le dos de Campbell en riant. « Ils te boufferont les tripes, Davy. Enfin, on ne sait jamais. Il y en aura peut-être un qui te sautera à la gorge avant… Si tu as de la chance.

— Je vous en prie », dit Campbell.

O’Kane se redressa. « Allez, c’est parti. »

Attrapant Campbell par la main gauche, il posa un pied sur ses côtes blessées et appuya de toutes ses forces en lui tirant le bras.

Campbell poussa un hurlement. Il reprit son souffle, hurla encore, haleta. Diminuant la traction sur le bras, O’Kane lui envoya son pied dans la cage thoracique, puis attendit patiemment tandis que sa victime se tordait et sanglotait.

« Dis-moi la vérité. Qui d’autre balance des infos à tes agents ? »

Le sang échappé de la bouche de Campbell coulait sur le plancher. « Je jure devant Dieu, je ne sais pas de quoi…

— Merde ! » O’Kane pesa à nouveau sur les côtes de Campbell et recommença la manœuvre. Les os pliaient sous son pied. Le cri de Campbell culmina en un gémissement aigu. O’Kane relâcha la pression et donna encore un coup de botte. Cette fois, il sentit quelque chose céder.

Incapable de produire le moindre son à présent, Campbell ouvrit la bouche, ferma très fort les yeux et exhala un filet d’air. Ses joues étaient luisantes de larmes.

« Allez ! Parle, Davy.

— Je ne sais pas… je ne sais… »

O’Kane lui enfonça son talon dans le thorax, ne rencontrant plus guère de résistance. Campbell cracha du sang.

« Parle.

— Toner… Patsy… Toner…

— Bon sang », dit McGinty.

O’Kane leva une main pour le faire taire. « Patsy Toner, d’accord. Et après ?

— Il est… leur contact… C’est lui qui… qui m’a introduit. »

O’Kane lâcha Campbell et s’accroupit à ses côtés. « Respire, mon gars. Doucement… Qu’est-ce que tu peux me dire encore ?

— Il leur raconte… tout… à la presse aussi… Avant McGinty… Ils savent… ce que McGinty… va faire… »

O’Kane passa une main sur sa joue. « Bravo, c’est bien. Qui d’autre ? »

Campbell secoua la tête.

« Allez. Continue.

— Toner… c’est tout. »

Pádraig revint dans la pièce, une grosse bouteille dans une main, un sachet de coton dans l’autre. « Voilà le chloroforme, p’pa.

— Parfait, mon fils. »

O’Kane attrapa le sachet dans ses énormes doigts et arracha un morceau de coton. « Ouvre-moi ça. »

Pádraig dévissa le bouchon, puis tendit la bouteille à son père. O’Kane la retourna pour imbiber le coton qu’il tenait à bout de bras. Même à cette distance, l’odeur lui montait à la tête. Il se tourna vers McGinty. « Ça nous sert à endormir les chiens quand les blessures sont trop graves et qu’on ne peut pas les soigner. Il sera K.-O. jusqu’à ce que Fegan nous ait parlé. Après, on aura peut-être d’autres questions à lui poser. »

O’Kane pressa le coton contre la bouche et le nez de Campbell. « C’est bien, mon gars. Tout doux… Respire. »

Campbell se déroba faiblement. « McGinty, dit-il.

— Pardon ? »

L’Écossais regarda O’Kane avec un pauvre sourire. « McGinty… c’est lui… il a tout arrangé… Fegan… n’agit pas seul… c’est McGinty. »

Quittant sa place contre le mur, McGinty s’avança. « Il ment. »

O’Kane agrippa Campbell par les cheveux et lui écrasa le visage dans le coton.

« Bon sang, Bull. Il ment. »

Campbell se débattit. Ses yeux lui sortaient des orbites, il planta ses ongles dans le poignet de O’Kane. Bientôt, ses paupières se fermèrent. Il cessa de lutter et s’affaissa.

O’Kane lâcha la tête de Campbell qui ne bougeait plus. Lorsqu’il ôta le coton, un filet de salive rouge de sang s’en échappa. Il se retourna pour faire face à McGinty.

« C’est faux, Bull », insista McGinty. Il était pâle sous la lumière crue de l’ampoule. « Tu le sais bien. Il essaie juste de nous monter l’un contre l’autre. »

O’Kane observa les veines qui battaient aux tempes de McGinty, sa pomme d’Adam saillante par-dessus le col de sa chemise. « On en parlera tout à l’heure. Après Fegan.

— Enfin, Bull… Tu ne peux pas croire que… »

Un grésillement soudain le fit sursauter. O’Kane lança un regard à son fils qui approchait le talkie-walkie de son oreille. Une voix entrecoupée d’interférences prononça quelques mots.

Pádraig appuya sur le bouton. « O.K. », répondit-il. Puis, laissant retomber son bras : « Il arrive. »

47

Le faisceau d’une lampe torche se balança à une vingtaine de mètres devant la Clio. Fegan ralentit. La route était étroite, à peine assez large pour permettre à deux voitures de se croiser, et bordée de haies. De part et d’autre, des champs remontant en pente douce se perdaient dans la nuit. Un homme de petite taille, trapu, coiffé d’un bonnet de laine et vêtu d’une veste de treillis, déboucha sur la chaussée en levant la main. Fegan s’arrêta. L’homme s’approcha de la fenêtre du conducteur et, avec un mouvement circulaire de sa torche, lui fit signe de baisser la vitre. Fegan s’exécuta.

« C’est toi, Fegan ? » demanda l’homme.

Fegan cligna des yeux dans la lumière. « Oui. »

Un deuxième homme, grand, mince, armé d’une carabine à double canon, surgit des buissons. Face au pare-brise, il mit Fegan en joue.

L’autre fouillait la voiture de sa torche, éclairant le plancher à l’avant et entre les sièges. « Descends », ordonna-t-il en reculant pour laisser Fegan sortir.

Fegan obéit. « Je ne suis pas armé », dit-il à l’homme qui lui palpait les poches.

L’homme le gratifia d’un coup d’œil. « Si tu permets, camarade, je préfère vérifier. »

Immobile, Fegan ferma les paupières sous la caresse de la pluie. Ses tempes palpitaient. Il reconnut le froid qui s’insinuait dans ses veines.

« Vous ne trouverez rien », dit-il en ouvrant les yeux.

L’homme interrompit sa fouille un bref instant. « Tais-toi. » Puis, lorsqu’il eut terminé : « Voyons voir le coffre. »

Ils gagnèrent l’arrière de la voiture. Fegan souleva le hayon qui fit entendre le gémissement d’une pompe hydraulique. L’homme à la torche braqua sa lumière dans les recoins. Il désigna le sac de voyage.

« Sors-moi ça. »

Fegan l’empoigna, le posa sur le rebord du coffre et fit coulisser la fermeture à glissière. Surveillant Fegan d’un œil, l’homme scruta le contenu du sac. Il fronça les sourcils, se pencha en avant. Puis il plongea les mains à l’intérieur, entre les vêtements, et dégagea les liasses.

« Putain…, souffla-t-il. Y a combien ? »

Fegan haussa les épaules. « Je ne sais pas. »

Celui qui tenait la carabine s’approcha. « Qu’est-ce qui se passe ?

— Regarde, dit son comparse en montrant le sac.

— Nom de Dieu. »

Les deux hommes échangèrent un regard. À eux deux, ils évoquèrent une foule de possibilités, mais renoncèrent en secouant la tête.

« On y va, dit l’homme à la torche en prenant le sac. Le Bull attend. »

Fegan parcourut les derniers cent mètres avec le canon de la carabine plaqué contre sa nuque, tandis que l’autre homme était assis à la place du passager. Éclairée par les phares de la Clio, la route se faisait plus étroite aux abords de la ferme. Un flot de lumière s’échappait d’une grange ouverte. Eddie Coyle apparut sur le seuil, resserrant un bandage taché de sang autour de sa tête. Il adressa un regard furibond à Fegan.

La voiture cahota quand le moteur s’éteignit. Fegan entendit des chiens aboyer, des pattes qui grattaient contre les portes des écuries dans lesquelles vrombissait un générateur. Partout régnait une odeur de mort. La peur, l’agonie et la souffrance. Une puanteur qui s’infiltrait par la vitre baissée. Des ombres à l’affût tournaient dans la cour.

Bull O’Kane et Paul McGinty sortirent sous la pluie. S’approchant de la voiture, le Bull se pencha pour regarder à l’intérieur.

« Viens donc dans la maison, Gerry. »

Fegan ouvrit sa portière et descendit. Les autres occupants de la voiture l’imitèrent. O’Kane les désigna d’un vague geste de la main.

« Tu les connais ?

— Non, répondit Fegan.

— Tommy Downey et Kevin Malloy. Si tu fais le moindre geste, ils t’explosent la tête. Et si tu déconnes avec moi, je les lâche sur ta nana. Tu m’as compris ?

— C’est très clair », dit Fegan.

O’Kane sourit. « Bien. Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu, Gerry.

— Vingt-sept ans.

— Bon sang, tant que ça ? » O’Kane souriait toujours. « Dommage. J’aimerais te dire que je suis content… Mais tu m’as déçu. Moi et Paul. Allez, entre.

— Où est Marie ?

— Tu la verras bientôt. Viens. »

O’Kane partit vers la maison. Fegan sentit le bas de son dos se crisper, comme si quelque chose le poussait aux reins. McGinty le dévisagea longuement pendant qu’il marchait vers la porte, mais garda le silence.

En traversant la cuisine de la ferme, sur les pas de O’Kane, Fegan se laissa emplir de l’air froid et humide. Downey pressait le canon de la carabine entre ses épaules. McGinty et Coyle entrèrent à sa suite.

Campbell était étendu, inconscient. Une odeur pharmaceutique se mêlait à l’atmosphère imprégnée de moisissure.

Un jeune homme, aussi grand que O’Kane mais plus gros, apporta une chaise en bois au milieu de la pièce. Pádraig, pensa Fegan. Le fils de Bull.

« Assieds-toi », dit O’Kane.

Fegan obéit. McGinty et Downey prirent place tout autour. Rien ne transparaissait sur le visage de McGinty. Il alluma une cigarette. Les autres attendaient dans la cuisine.

« Je veux voir Marie et Ellen », dit Fegan. Ses mains ne tremblaient pas, mais il avait la bouche sèche.

« D’accord. » O’Kane lança un regard à son fils et désigna une porte du menton. Sans un mot, Pádraig disparut dans la direction indiquée.

O’Kane regarda Fegan pendant un temps qui parut infiniment long avant de reprendre la parole. « Alors, Gerry. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— Vous relâchez Marie et Ellen, répondit Fegan. Ensuite, vous me tuez. »

O’Kane sourit. « Pas si vite. D’abord, il y a quelque chose que je veux éclaircir.

— Quoi ?

— Je veux savoir pourquoi, Gerry. »

Fegan se tourna vers la porte au moment où Marie entrait avec Ellen dans ses bras, escortée par Quigley. Pádraig venait derrière. Il referma la porte et entraîna Marie vers le coin de la pièce. Ellen s’agita.

« C’est Gerry, dit-elle.

— Oui, ma chérie, répondit sa mère d’une voix calme et posée. Reste tranquille. »

Mais Ellen, à force de se tortiller, échappa à l’étreinte de sa mère et courut vers Fegan. « Tu es venu nous chercher ? » demanda-t-elle en grimpant sur ses genoux. Elle ne pesait rien du tout.

« Oui, répondit Fegan.

— Maman a peur.

— Je sais. Mais elle n’a aucune raison de s’inquiéter. Toi non plus. Tout va bien se passer, je te le promets.

— Quand est-ce qu’on pourra rentrer à la maison ? »

Fegan lui prit doucement le visage entre ses mains. « Bientôt. Allez, retourne avec ta mère. »

Quittant les genoux de Fegan, la fillette rejoignit sa mère. Marie s’accroupit pour la serrer dans ses bras. Fegan lui sourit. Elle répondit par un petit hochement de tête et baissa les yeux.

O’Kane vint se mettre entre eux, bloquant la vue de Fegan. « Tu ne m’as pas répondu, Gerry. Je veux savoir pourquoi tu as fait tout ça. Raconte-moi. »

Fegan contempla sa face rougeaude. « Parce que j’étais obligé.

— Tu étais obligé ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’était le seul moyen.

— Le seul moyen pour quoi ?

— Pour qu’ils me laissent tranquille.

— Qui ? »

Fegan fixa le plancher.

« Pour que qui te laisse tranquille ? » O’Kane passa un doigt sous le menton de Fegan pour le contraindre à relever la tête et à le regarder dans les yeux. « Qui t’a obligé, Gerry ? Les Anglais ? Qui d’autre ? Quelqu’un qu’on connaît, peut-être ? Tu peux me l’avouer maintenant. C’est fini.

— Non. » Fegan sentit son sang se glacer. Les ombres qui dansaient dans sa vision périphérique se positionnèrent entre McGinty et Campbell. Leurs vagues contours prenaient forme et se précisaient. Fegan tenta en vain de les repousser. Des yeux brûlants se posaient sur lui.

« Parle, insista O’Kane en saisissant le menton de Fegan dans son énorme main. Dis-le-moi.

— Eux. » Fegan désigna la femme avec son bébé et le boucher, qui mimaient l’exécution de McGinty. Il montra ensuite les deux UFF, debout derrière Campbell. « Et eux. »

McGinty suspendit son geste au moment où il s’apprêtait à tirer sur sa cigarette. Ses yeux glissèrent tour à tour de O’Kane à Fegan.

O’Kane se tourna vers lui. « Paul ? C’est Paul qui te l’a demandé ? »

McGinty laissa retomber sa main. « Bon sang, Bull. Il est complètement fou. Il délire. »

O’Kane revint à Fegan. « Paul McGinty et Davy Campbell t’ont obligé à faire ça ?

— Non, répondit Fegan. Pas eux.

— Alors, c’est qui que tu montres, bordel ?

— Eux. » Fegan pointa le doigt sur chacun des Suiveurs. « Les gens que j’ai tués. »

48

Campbell flottait au-dessus des hommes rassemblés dans la pièce. On aurait dit un ballet d’ombres et de lumières, avec leurs voix qui évoquaient un lointain souvenir. Il se voyait lui-même, étendu sur le canapé. C’était là, dans ce corps, que résidait la douleur. Une douleur qui avait failli le briser, l’absorber tout entier, mais qui demeurait maintenant prisonnière, immobile, loin de lui.

Un froid étrange et douceâtre l’envahissait, comme s’il s’était noyé dans de l’eau sucrée. Sa conscience dérivait, libre, dégagée de toute entrave. Il y avait eu la souffrance, un feu intense et dévorant. Puis une joie puissante comme un raz-de-marée, l’euphorie qui s’était répandue en lui tandis qu’on versait un liquide frais et apaisant dans son nez, au fond de sa gorge.

Et maintenant, ça.

Mais avant que son esprit ne se détache de son corps, une pensée fulgurante s’était imposée lui. Rassemblant toute son énergie, il fouilla parmi les fragments effilochés de lui-même. Qu’est-ce que c’était ?

En bas s’éleva une voix chargée de colère. Le bruit d’un homme qui en frappait un autre, les pleurs d’un enfant.

Ah, oui.

À présent, il se rappelait : un secret qu’il était le seul à connaître. Comme une lourde pierre, aux arêtes coupantes, attachée à sa cheville et qui l’attendait.

49

« Fais taire ta gosse, dit O’Kane en frottant sa paume échauffée, sinon c’est moi qui m’en charge. »

Marie serra Ellen dans ses bras et la berça en lui caressant les cheveux. O’Kane grimaça tandis que la petite pleurnichait toujours contre sa mère. Il aimait bien les enfants, mais pas quand ils braillaient. Les siens — sept au total — s’en seraient pris une bonne s’ils avaient chialé comme ça. Il revint à Fegan qui gisait à terre.

« Relève-toi. »

Fegan se rassit sur la chaise.

« Donc, tu as fait tout ça uniquement parce que des gens dans ta tête te l’ordonnaient ? »

Fegan gardait les yeux rivés au plancher. O’Kane l’attrapa par les cheveux et le renversa en arrière pour plonger dans son regard. Un tel gâchis, à cause de la folie d’un homme ! La colère lui retournait le ventre. Il regarda Marie et son enfant, puis de nouveau Fegan.

« Réponds-moi, ou je leur tranche la gorge.

— Oui.

— Bon Dieu de merde. » O’Kane lâcha Fegan. Il brassait dans son esprit ce qu’il venait d’entendre, cherchant un sens. Mais bien sûr, il n’y en avait pas. Il observa le visage indéchiffrable de Fegan. « Et pourquoi maintenant, après tant d’années ? Qu’est-ce qui a tout déclenché ?

— Sa mère.

— La mère de qui ?

— Du garçon. Le garçon que j’ai tué pour McKenna. Elle est venue me parler dans le cimetière. Elle savait qui j’étais, ce que j’avais fait. Elle m’a demandé où il était enterré. »

O’Kane échangea un coup d’œil avec McGinty. « Et tu lui as dit ? »

Fegan répondit par l’affirmative.

« Voilà pourquoi les flics fouillent les tourbières du côté de Dungannon, conclut O’Kane. Mais quel bien espérais-tu qu’il en ressortirait ?

— Je croyais qu’il me laisserait tranquille, répondit Fegan. Ça n’a pas suffi. Il voulait davantage. Il a exigé que je tue Michael.

— Bon sang. » Face à une telle démence, O’Kane était dépassé.

« La mère ne m’a pas dit que ça, reprit Fegan.

— Quoi encore ? »

Fegan leva les yeux vers O’Kane. Une peur soudaine s’alluma dans son regard. Il ne craignait pas Bull ni aucun des membres présents dans la pièce. Ce qu’il voyait, au loin, le terrifiait.

« Tout le monde paye, déclara-t-il. Tôt ou tard, chacun doit régler ses dettes. Voilà ce qu’elle m’a dit. »

O’Kane secoua la tête d’un air incrédule. « Alors, tout ce bordel, c’est à cause d’une bonne femme qui t’a parlé dans un cimetière ? » Il se tourna vers Marie. « Et toi, tu l’as aidé. »

Penchée sur sa fille, Marie se redressa. « Quoi ?

— Il a tué mon cousin, mais tu l’aides. »

Marie fit non de la tête. « Il m’a juré que ce n’était pas lui.

— Le meurtrier de ton oncle, bon sang ! »

Immobile, Marie regardait Fegan. « Il m’a juré sur la vie de ma fille que ce n’était pas lui. »

O’Kane les observait. Il comprit que quelque chose se brisait entre ces deux-là.

« Gerry. Vous avez juré sur l’âme de ma fille. »

Fegan ferma les yeux. « Je suis désolé. »

Posant la joue contre les cheveux de son enfant, Marie se mit à pleurer. Un sourire mauvais monta aux lèvres de O’Kane. Il s’approcha de Fegan et se pencha vers lui, appuyé des deux mains sur ses genoux.

« J’ai l’impression que vous n’avez pas été très honnêtes, ni l’un ni l’autre. Elle ne t’a pas tout raconté, hein ? » Il glissa un coup d’œil à Marie. « Hein ? Elle t’a parlé de sa petite histoire avec notre ami, McGinty ?

— Taisez-vous, dit Marie.

— Il n’y a pas beaucoup de gens qui sont au courant, continua O’Kane en surveillant la réaction de Fegan. Vois-tu, ta copine Marie McKenna était très proche de Paul autrefois. Très proche. S’il n’avait pas été marié, ils n’auraient pas été obligés de garder leur liaison secrète. »

Il se tourna vers Marie. « Ça a duré combien de temps ?

— Arrêtez, dit-elle.

— Deux ou trois ans, non ? Mais elle en a eu marre d’attendre qu’il quitte sa femme et elle a rompu. Après, elle s’est mise avec le flic, juste pour se venger. Qu’est-ce que tu dis de ça, Gerry ? »

Hormis par un infime tressaillement de sa joue droite, le visage de Fegan ne trahissait aucune émotion. « Elle n’a rien à voir avec ce qui se passe ici. Relâchez-la. »

O’Kane se redressa et porta une main à ses reins en grimaçant de douleur. « Il me semble que ça dépend de toi, non ? Si tu fais ce qu’on te dit, bien sagement, elle pourra rentrer chez elle avec la petite. Tu es partant ? »

Fegan regarda Marie, puis O’Kane. Il hocha la tête. « Oui.

— Parfait. » O’Kane consulta sa montre. « Bon, on va mettre un peu d’ordre dans tout ça. »

Il alla ouvrir la porte de la cuisine, fit signe à Coyle d’entrer et désigna Campbell : « Lui, tu l’embarques dans la grange. Pádraig, aide-le. »

Il se tourna ensuite vers Downey. « Emmène Gerry aussi. S’il tente quoi que ce soit, tu sais ce que tu as à faire. »

La carabine de Downey pointée sur sa tête, Fegan se leva. Il était grand, mais pas autant que O’Kane.

« Souviens-toi, Gerry. Si tu fais ce qu’on te dit, elle rentre chez elle. Sinon… Enfin, tu connais la suite. »

Fegan acquiesça et marcha vers la sortie. Pendant que Coyle et Pádraig soulevaient le corps inerte de Campbell et peinaient à passer la porte, il se tourna vers Marie.

« Je suis désolé, dit-il. Pour tout. »

Downey le força à avancer du bout de sa carabine.

« Attendez », lança Marie en se levant pour le rattraper, mais Quigley la retint par le bras.

« Tu ne peux rien pour lui », dit O’Kane.

Les larmes montèrent aux yeux de Marie. « S’il vous plaît, ne lui faites pas de mal.

— Pourquoi tu te préoccupes de son sort ? » O’Kane s’approcha. « C’est un malade. Il est dangereux. Il a tué ton oncle. »

Marie pleurait doucement en serrant sa fille dans ses bras. « Mais il ne mérite pas de mourir. »

O’Kane soupira. « Parce qu’il y en a qui le méritent ? »

Il la saisit par les avant-bras. Elle était forte, mais pas assez, et malgré sa résistance farouche, il n’eut aucun mal à lui arracher l’enfant qu’il remit à Quigley. La petite regardait sa mère, le visage rougi par les pleurs.

Le morceau de coton taché de sang traînait par terre, près du canapé. O’Kane le ramassa. Il prit la bouteille sur le rebord de la fenêtre, l’ouvrit et versa le liquide. Une odeur entêtante emplit la pièce.

Marie recula dans le coin. « Non.

— N’aie pas peur, dit O’Kane en s’approchant lentement. Ça ne fera pas mal. »

Elle se débattit quelques secondes à peine, essaya de le griffer, de l’atteindre par des coups de pied dans les tibias. Lorsqu’elle pensa à lui envoyer son genou dans l’entrejambe, elle était déjà trop faible. Puis elle ne bougea plus. O’Kane la coucha sur le plancher et, accroupi, s’adressa à la fillette qui hurlait.

« Ne t’inquiète pas, ma jolie. Regarde. Elle dort, c’est tout. »

Les cris de l’enfant lui agaçaient les oreilles. Il brandit le coton. « Tu veux faire un petit dodo, toi aussi ? Quand tu te réveilleras, tu pourras retourner dans ta maison. »

Tremblante, la petite se tut. McGinty vint la prendre dans les bras de Quigley. « Ça suffit. »

O’Kane se releva et domina McGinty de toute sa hauteur. Les deux hommes se défièrent du regard. Enfin, O’Kane hocha la tête. « Très bien. Emmène-les en haut, tu n’as qu’à les surveiller. »

Il caressa les cheveux blonds de la fillette, si doux contre sa paume rugueuse. « Tu seras bien sage, hein ? Oncle Paul va s’occuper de toi pendant un petit moment. »

McGinty recula d’un pas. « Et Fegan ? demanda-t-il avant d’emmener la petite.

— Ne te bile pas pour lui, c’est mon affaire. Mais attends-moi. On doit discuter un peu, après. »

O’Kane déporta son regard en direction de la cuisine. « Kevin ? »

Malloy entra, pistolet au poing.

« Veille à ce que nos invités ne bougent pas d’ici. » O’Kane partit vers la porte. « Je n’en ai pas pour longtemps. »

50

L’espace d’un instant, Campbell fut ramené de force à son corps. La douleur était là, qui l’attendait. Il hurla intérieurement, incapable d’aspirer l’air nécessaire à émettre un son. Puis il se trouva libre à nouveau, planant au-dessus des vagues silhouettes qui le portaient sous la pluie. Même là-haut, on n’échappait pas à la puanteur infiltrée dans chaque parcelle d’obscurité.

Le cortège traversa un océan de grisaille au fond duquel flamboyait un soleil. La grange, illuminée à leur intention. Campbell reconnaissait l’endroit. C’était là que les chiens se battaient pour leur vie.

Les chiens.

Dans les volutes diffuses de sa conscience, il les imagina. Les chiens. Bavant sur son corps. Il allait mourir bientôt, il le savait, et les chiens auraient raison de lui.

Non. Pas comme ça. Pas ici.

Réveille-toi. Malgré la douleur qui te guette en bas, malgré l’atroce souffrance, réveille-toi.

51

Dehors, Fegan aperçut les premières lueurs de l’aube qui se levait par-delà le toit des écuries. Coyle et Pádraig, portant Campbell, pénétrèrent dans la gueule béante de la grange. L’Écossais gémit lorsqu’ils le déposèrent sur le premier gradin, au bord de l’arène. Downey pressait le canon de la carabine contre le dos de Fegan.

Derrière venaient cinq silhouettes qui se précisaient dans le jour naissant.

O’Kane alla chercher un rouleau de plastique dans un coin obscur du bâtiment. Aidé de Pádraig, il le déroula sur la terre souillée de sang et d’excréments. Fegan avait envie de vomir, tellement l’odeur pestilentielle le prenait à la gorge. Il ne voulait pas mourir ici.

« Je suis désolé », dit-il aux Suiveurs. Penchés sur Campbell, les deux UFF relevèrent la tête. La femme et le boucher se tenaient près de Fegan. « J’ai essayé, mais je n’ai pas réussi. Je suis désolé. »

O’Kane se tourna vers lui. « Tu parles à tes amis, Gerry ? Ceux que tu vois dans ta tête ? »

Fegan acquiesça.

O’Kane lui fit signe d’approcher. « Viens donc ici, mon garçon. »

Fegan descendit dans l’arène. Downey le poussait par-derrière. « Vous relâcherez Marie et Ellen ? demanda-t-il.

— Je te l’ai dit, répondit O’Kane. Tu as oublié ? Bon sang, regarde ce que tu es devenu. Le grand Gerry Fegan. Tu te rappelles la dernière fois qu’on s’est vus. C’était quand ? Il y a vingt-cinq ans ?

— Vingt-sept, corrigea Fegan. J’avais dix-huit ans. »

O’Kane s’adressa aux autres. « À cet âge-là, il avait déjà une sacrée réputation. C’est le seul qui ait jamais levé la main sur moi et qui s’en soit sorti vivant. Ça, c’était la première fois. La deuxième fois, ce doit être… En 1980, quelque chose par là. On ne plaisantait pas, à l’époque. Ce jour-là, on devait s’occuper d’une balance… Une fille de Middletown qui baisait avec un Anglais. Elle a essayé de s’enfuir en prenant un bateau à Belfast, mais les gars de McGinty l’ont coincée sur les quais. McGinty et Gerry me l’ont amenée. Pas vrai, Gerry ? »

Fegan se souvenait. « Oui. »

« Bref… McGinty lui a fourré le pistolet dans la main. “À toi, Gerry, il a dit. Bienvenue au club.” » O’Kane désigna Campbell. « Descendez-le. »

Pádraig aida Coyle à porter Campbell dans l’arène. Quand ils l’étendirent sur le plastique, l’Écossais gémit en grimaçant de douleur, sans reprendre connaissance. Coyle sortit le pistolet qu’il portait à sa ceinture et lui appliqua le canon contre la tête.

« Qu’est-ce que tu fous ? demanda O’Kane.

— Je veux le buter.

— D’accord, mais quand je te le dirai. Pas avant. »

Pendant que Coyle rangeait son arme en soupirant d’impatience, Pádraig alla se poster à côté de son père.

O’Kane poursuivit son récit. « Gerry a pris le pistolet, mais il ne bougeait pas, il se contentait de nous regarder. McGinty lui a demandé ce qui n’allait pas, et il a répondu : “Non, je ne peux pas. Je ne peux pas.”

— C’était une toute jeune fille, dit Fegan. Elle avait mon âge. Elle avait peur. Et elle était enceinte. »

O’Kane s’approcha. « Elle était enceinte, oui, d’un salopard d’Anglais. Et alors ? Une balance, on n’hésite pas. Mais tu as flanché. J’ai dû prendre ta place. »

Fegan revoyait la fille, la terreur dans ses yeux qui suppliaient. Des larmes brûlantes lui coulèrent sur les joues. « Je n’ai pas pu l’aider. Je ne pouvais rien faire.

— Non, tu n’as même pas eu les couilles de regarder. Tu t’es enfui. Tu as été lâche. C’était une balance, la pire vermine qui existe sur cette terre. Quelqu’un qui trahit les siens. Comme toi, Gerry. Et il n’y a pas de pitié pour les balances. »

Il essuya les larmes sur les joues de Fegan. « Pas de pitié, Gerry. Ni à l’époque. Ni maintenant. »

La femme prit la main de Fegan. Son étreinte était douce et froide. Il se tourna vers elle. Elle lui sourit avec des yeux tristes, berçant le bébé qui dormait au creux de son bras.

« Je suis désolé », dit-il.

Elle hocha la tête.

O’Kane recula d’un pas. « C’est l’heure, Gerry. »

Fegan sentit le double canon de la carabine derrière sa tête.

Il ferma les yeux. La main de la femme lui glissa entre les doigts.

52

Ne t’endors pas.

Campbell rassembla ce qui subsistait de sa volonté en lambeaux pour accomplir une dernière action. Une mission suprême : attraper le couteau fixé à sa cheville par du ruban adhésif, ouvrir la lame, et se lever. C’était simple. S’il réussissait, il resterait peut-être en vie.

Mais la douleur ne le lâchait pas.

Couché sur le plastique, après la décharge qui avait secoué son esprit hébété, il errait entre le coma et une vague conscience. Seule la souffrance l’empêchait de glisser à nouveau dans le brouillard. Il savait que tout mouvement ranimerait le feu dans ses côtes et que la douleur serait insupportable. Mais il lui faudrait l’endurer. S’il criait, il ne survivrait pas.

Son cerveau lui semblait sur le point d’éclater. Devant ses yeux dansaient des formes qu’il ne parvenait pas à cerner. Combien étaient-ils ? Il n’aurait pu répondre. Sa vision ne s’étendait pas aussi loin. Celui-là, pourtant, qui allait et venait à un mètre de son visage… Coyle.

Sans bouger la tête, Campbell suivit du regard les mollets de Coyle, remonta le long de ses cuisses, jusqu’à sa taille. Un pistolet, petit, mais ça irait.

Qu’en ferait-il ?

Réfléchis.

Réfléchis.

Le noir.

Qui étaient ces hommes tout autour, dont les doigts le visaient à la tête ?

Encore le noir. Non, reviens.

Il inspira et garda l’air en lui pendant que la douleur explosait, soufflant le brouillard. C’était maintenant ou jamais. La douleur, on s’en foutait. Il serra les dents.

Vas-y.

53

Au moment où le cri désespéré s’élevait sous les poutres de la grange, Fegan ne sentit plus le canon de la carabine contre sa tête. Il ouvrit les yeux. D’une main, Campbell appliquait un couteau sur la gorge de Coyle, de l’autre, il tenait un petit pistolet. Tous deux vacillaient ensemble, entraînés par Campbell au bord de la chute. Son regard trouble, égaré, ressemblait à celui d’un homme ivre. Coyle ouvrait la bouche, muet de stupeur. Ce n’était pas lui qui avait crié.

Campbell visait des cibles inexistantes, ou bien des ombres, parfois des corps. « N’approchez pas. »

Downey s’écarta de Fegan et braqua la carabine sur les deux hommes qui oscillaient l’un contre l’autre.

O’Kane leva les mains. « Ne fais pas de bêtises, Davy. »

Campbell pointa son arme en direction de la voix, mais ses yeux paraissaient aveugles. « Reculez-vous, sinon je lui tranche la gorge. »

Pádraig s’approcha sur un côté. « Dégage », dit Campbell en pivotant.

O’Kane fit un pas en avant. « Arrête, Davy. Tu n’es pas en état de lutter. Ça ne fera qu’aggraver les choses. »

Campbell menaçait alternativement O’Kane et son fils. « Un seul geste, et je vous descends.

— Mais non, Davy. Tu tiens à peine debout.

— Reculez-vous. »

Pádraig s’approcha encore sur la gauche de Campbell. L’Écossais tira. Une, deux, trois fois. La première balle se perdit, mais la deuxième atteignit Pádraig à l’épaule, la troisième lui transperça la gorge. Il demeura pétrifié. Le sang qui ruisselait le long de son torse s’écoulait sur le plastique.

« P’pa », gargouilla Pádraig. Il fit deux pas en arrière et tomba assis devant le premier gradin.

Fegan observait O’Kane. Le vieil homme restait de marbre, malgré ses yeux rouges. « Je te donnerai aux chiens, Davy. Et je les regarderai te bouffer les entrailles.

— Ne bougez pas », dit Campbell.

Pádraig se coucha sur la terre. Il respirait avec difficulté. Les mots qu’il essaya de prononcer ne franchissaient pas sa gorge.

« Passe-moi la carabine, Tommy », dit O’Kane en se rapprochant de Downey. Puis il épaula le fusil en le dirigeant sur Campbell.

Coyle se tortillait comme un ver. « Non ! Ne tirez pas ! »

Campbell cligna des yeux, secoua la tête pour essayer d’y voir plus clair et lui appuya le pistolet contre la tempe. « Je vais le tuer ! »

O’Kane arma la carabine. « J’en ai rien à foutre ! »

La détonation résonna dans la grange comme un coup de tonnerre. Le temps s’arrêta. Coyle, la poitrine explosée, partit en arrière avec Campbell, tandis que l’Écossais répondait par une balle qui siffla aux oreilles de Fegan.

Downey glissa la main dans la poche intérieure de son blouson. Campbell tira encore une fois. O’Kane recula d’un pas et lâcha une deuxième salve. Fegan vit un soleil rouge s’étaler sur le ventre de Campbell. Il s’aplatit sur le plastique en même temps que l’Écossais qui déchargeait toutes ses cartouches.

La tête dans ses mains, Fegan entendit le cliquetis du pistolet qui tirait à vide. Il sentit que deux corps s’écrasaient près de lui, l’un plus lourd que l’autre.

Respirations. Gémissements. Un cri, déchirant, qui semblait monter des entrailles de la terre. Un hurlement lui répondit de l’autre côté de la cour. Dans l’aube naissante, Fegan entendit les aboiements paniqués des chiens, leurs pattes qui grattaient aux portes des écuries. Plus loin, sur le plastique, Coyle se tordait dans une mare de sang, les doigts crispés sur un revolver.

À la droite de Fegan, O’Kane gisait sur le côté ; vivant, le souffle court. Il était rouge et luisant de sueur, le genou en sang, touché aussi à l’aine. Il leva les yeux.

« Bon sang, Gerry. Il m’a eu. »

Saisi à la gorge par l’odeur âcre de la poudre, Fegan toussa. Ses jambes le soutenaient à peine. Il prit le revolver dans la main de Downey.

« Il m’a eu, ce salaud », répéta O’Kane avec un rire amer.

Fegan regarda Campbell. L’Écossais respirait difficilement, en proie à des convulsions. Son ventre béant n’était plus qu’un amas de chairs sanguinolentes. Les deux UFF se penchaient sur lui, une joie sauvage peinte sur leurs visages.

« Vous aussi, vous l’avez eu », dit Fegan en s’approchant de O’Kane.

Le vieux réussit à tourner la tête. Serrant les dents, pantelant, il vit le revolver que tenait Fegan.

« Je te donnerai tout ce que tu veux, dit-il. Tout. Dis-moi ton prix…

— Non.

— Sors-moi de là. Emmène-moi à l’hôpital. Un million. Je te donnerai un million. » Il tendit faiblement le bras et attrapa Fegan par la cheville. « Tu pourras partir avec la femme et sa gosse, n’importe où. Deux millions. Je te donnerai deux millions. Imagine, Gerry. Deux millions de livres.

— Je ne veux pas de votre argent », dit Fegan en se dégageant. Il pointa l’arme sur le front de O’Kane.

Des larmes jaillirent des yeux du vieil homme et roulèrent sur le plastique. « Alors, quoi ? Demande-moi. Je te le donnerai. »

Fegan s’accroupit près de lui. Il sentait l’odeur de sa sueur. « Je ne vous tuerai pas. Je vous laisserai tranquille. Mais vous devez me promettre une chose.

— Oui, oui… Dis-moi.

— Quand tout ça sera fini, vous abandonnez. Vous n’essaierez pas de me retrouver. Ni Marie. Je vais tuer Campbell, et McGinty. Ensuite, vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Vous ne chercherez pas à vous venger, vous ne mettrez pas ma tête à prix. Si vous me donnez votre parole, vous resterez en vie.

— Pádraig…

— C’est trop tard pour lui. Jurez que vous nous laisserez tranquilles, Marie et moi. »

O’Kane acquiesça. « Je te le promets. Je le jure devant Dieu.

— Jurez-le sur l’âme de vos enfants.

— Je le jure. »

Fegan se releva. Il se dirigea vers le bord de l’arène où Campbell s’accrochait au dernier fil de sa vie, le regard perdu dans le lointain, ses lèvres tentant d’articuler une parole muette. Les deux UFF reculèrent, leurs visages illuminés par un plaisir animal.

54

« Davy. »

Campbell se demanda qui parlait, parmi tous ces visages en sang. Ces gens penchés sur lui, qui le happaient et l’entraînaient vers d’insondables tréfonds.

Qui avait prononcé son nom ? Ces hommes tatoués, aux têtes rasées ? Non. Ils étaient morts depuis des années, brisés, mutilés, dans une pièce nue aux murs de béton. Qu’attendaient-ils de lui maintenant, avec leurs yeux extatiques ?

Qu’est-ce que vous voulez ? Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait.

« Là… Davy. »

Campbell essaya de se redresser. Les fragments éclatés de son corps ne répondaient pas. Il se vidait en son centre. Ah oui… La carabine lui avait explosé le ventre. L’air froid maintenant s’insinuait dans la blessure.

Il mit tout ce qui lui restait de force dans son cou et souleva la tête pour voir d’où venait la voix. Un vacarme assourdissant tempêtait à ses oreilles, sa peau le brûlait. Une forme, grande et mince, émergea du brasier.

Gerry Fegan.

Dans sa main, il tenait quelque chose qui brillait.

« Ils veulent ta mort, Davy.

— Qui ? » demanda Campbell dans un souffle.

Fegan désigna les hommes tatoués qui le regardaient avec leurs horribles sourires. Campbell voulut crier, mais l’air lui manquait.

« Les UFF que tu as accusés pour te couvrir, dit Fegan. C’est moi qui ai dû les tuer. Maintenant, tu dois payer, Davy. »

Au feu qui dévorait Campbell succéda un froid glacial. Il reconnut la nature de l’objet brillant que Fegan tenait à la main, entendit le recul du cran de sécurité.

« Va te faire foutre.

— Tout le monde paye, dit Fegan en approchant l’arme. Tout le monde… Tôt ou tard. »

La rage au cœur, Campbell aurait voulu écraser Fegan, le pulvériser, sentir sa chair éclater sous ses doigts et son sang se répandre… Mais il s’enfonçait dans les ténèbres.

Les deux UFF penchaient sur lui leurs visages grimaçants, pleins de haine. Les autres aussi se ruaient en avant, autant de cadavres démembrés qui l’engloutissaient dans leur pourrissement, parmi lesquels se détachait une silhouette au front béant, portant sur ses épaulettes l’insigne de sergent.

« Sergent Hendry ? »

Le spectre du soldat se jeta sur Campbell pour le déchiqueter entre ses dents.

Fegan dominait le carnage de sa haute stature.

« Va te faire foutre ! hurla Campbell. Allez ! Tue-moi, putain ! Vas-y. Tire. Appuie sur la… »

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