ONZE

3

« C’est lui », dit McSorley en montrant sur la table une vieille feuille de papier tachée. On y voyait l’image d’un homme âgé en train de déverrouiller la porte d’un bureau de poste.

Davy Campbell tourna la feuille vers lui pour l’examiner de plus près. Cible facile, pensa-t-il. Typique.

McSorley avala bruyamment une gorgée de bière et s’essuya la bouche. Il portait un jean qui aurait mieux convenu à un homme d’une bonne quinzaine d’années de moins. Hughes et Comiskey étaient affalés sur la banquette opposée dans le box, les yeux déjà rougis par l’alcool alors qu’il était à peine l’heure du déjeuner.

« Vous n’aurez qu’à vous charger de sa femme, vous autres, déclara McSorley. Pendant ce temps, Davy et moi, on s’occupera de lui. »

Par la fenêtre, Campbell contempla le parking inondé de soleil où stationnaient deux voitures déglinguées, et au-delà, les montagnes. Il n’y avait aucune circulation sur la grand-route aux abords de Dundalk. À cause des échangeurs d’accès à la nouvelle autoroute, le Player’s Inn perdait peu à peu sa fréquentation, au point qu’Eugene McSorley pouvait énoncer son plan à voix haute sans crainte d’être entendu par des oreilles indiscrètes. Dans quelques mois, la voie rapide relierait le cœur de Dublin à Newry, juste de l’autre côté de la frontière avec le Nord, et de là à Belfast, en évitant complètement le port de Dundalk — et le Player’s Inn.

Autrefois, les trophées du football gaélique accrochés aux murs faisaient l’admiration des touristes débarquant par cars entiers, en route vers Dublin. Ils ne se doutaient pas que l’établissement servait une cuisine infâme, dans des assiettes ébréchées, jusqu’à ce qu’on leur apporte leur commande qui baignait dans la graisse. Les médailles, les coupes et les maillots exposés au-dessus du comptoir avaient triste allure, maintenant qu’un ramassis de minables constituait l’unique clientèle.

Le père du propriétaire, Joe Gribben senior, avait appartenu à l’équipe de Louth, qui remporta la coupe Sam Maguire en 1957, et Joe Gribben junior en entretenait soigneusement la mémoire. Originaire de Glasgow, Campbell était parfaitement insensible au football gaélique. Quant à Joe Gribben junior, il se cantonnait à l’extrémité du bar où il n’entendait rien. De toute façon, il ne s’intéressait pas à la discussion en cours, ce en quoi il faisait preuve de sagesse.

Comiskey se pencha en avant et pointa un doigt à l’adresse de Campbell. « Pourquoi il y va, lui ? Et pourquoi, moi, je dois rester avec la vieille ? »

Campbell lui attrapa le doigt. « Arrête, si tu ne veux pas que je te l’arrache.

— Stop, gronda McSorley en leur séparant les mains. Davy vient avec moi parce qu’il a de l’expérience. Toi, tout ce que tu sais faire, c’est rester assis sur ton cul en bavassant. Alors, ferme-la et obéis aux ordres.

— C’est n’importe quoi », dit Comiskey. Il se recula contre la banquette en croisant les bras.

Campbell soutint son regard jusqu’à l’obliger à détourner les yeux. Ces deux-là étaient-ils ce que McSorley pouvait trouver de mieux ? Un casse dans un bureau de poste rapporterait peut-être assez de pognon pour acheter des armes, mais à quoi bon les mettre ensuite entre les mains de gars comme Comiskey ? Il ne réussirait sans doute qu’à dégommer son propre orteil.

Une fois de plus, Campbell se demanda ce qu’il foutait avec des minables pareils. Ils se disaient républicains, restés fidèles à la cause alors que les autres baissaient les bras au nord de la frontière. En fait, ils n’étaient bons qu’à commander des tournées de bière. Neuf ans auparavant, les factions rebelles s’étaient gravement discréditées à cause d’un acte de folie. Le terrible attentat à la voiture piégée, en plein centre d’Omagh, avait tué vingt-neuf civils et deux jumeaux dans le ventre de leur mère un après-midi de l’été 1998, quelques mois à peine après la signature de l’accord du Vendredi saint[5]. En une nuit, le peu de soutien qui restait acquis aux républicains dissidents s’était évaporé. Mais l’évolution de la situation au nord poussait dans leurs rangs un nombre croissant de fantassins, qui craignaient de redevenir des traîne-misère maintenant que le mouvement n’avait plus besoin d’eux. Le processus de paix laissait de nombreux oisifs sur le carreau, tandis que le diable, lui, ne comptait plus les inscriptions au chômage.

Parmi les membres des groupes, certains voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de Campbell, qui n’était même pas irlandais, mais écossais. Cependant, tout le monde connaissait la réputation qu’il s’était forgée à Belfast, et lorsqu’il traversa la frontière pour gagner Dundalk, McSorley décida d’en faire son bras droit. Les dissidents se répartissaient en bandes comme celle de McSorley, de taille variable, toutes vaguement attachées à la défense d’une cause commune. Bientôt, d’ici un an ou deux peut-être, ils se regrouperaient et constitueraient à nouveau une réelle menace. En attendant, ils continueraient à braquer des bureaux de poste dans des villages et à se chamailler entre eux.

Un boulot en vaut un autre, se répéta Campbell en réprimant un soupir, pendant que McSorley résumait le plan pour la dixième fois. Son regard se posa sur l’écran muet de la télévision, au-dessus du bar. À la photo d’un visage familier succédèrent des images d’hommes en combinaisons blanches et masques chirurgicaux qui procédaient à l’examen d’une Mercedes.

« Regarde », dit-il.

Comme McSorley, trop absorbé par l’élaboration de son attaque, n’avait rien remarqué, Campbell lui asséna un coup sur l’épaule.

« Quoi ?

— Regarde. » Campbell indiqua la télévision d’un geste brusque du menton. « Hé, Joe ! Monte le son ! »

Le propriétaire s’exécuta obligeamment, et on entendit les intonations raffinées d’un journaliste de RTÉ[6] : « D’après un porte-parole de la police, on ne peut encore désigner aucun suspect dans le meurtre de Michael McKenna, mais les services de sécurité semblent privilégier la piste loyaliste ou républicaine dissidente. »

« Putain. En tout cas, c’est pas moi », dit McSorley.

Comiskey et Hughes s’esclaffèrent. Campbell ne rit pas. Il déglutit pour contenir l’excitation qui le prenait au ventre.

Le journaliste poursuivit : « Malgré les rumeurs selon lesquelles McKenna se serait opposé à certaines positions de sa hiérarchie, il ne s’agirait pas d’un règlement de comptes au sein du parti républicain. Néanmoins, on s’interroge sur les éventuelles répercussions politiques de cet assassinat. La mort de McKenna, membre républicain du gouvernement nord-irlandais à Stormont, pourrait déstabiliser l’équilibre fragile obtenu dans le Nord au terme de nombreux efforts, alors que le nouvel exécutif vient à peine de prendre ses marques. »

« Y a enfin quelqu’un qui a buté McKenna, dit McSorley. C’est pas trop tôt. On ne verra plus sa sale tronche à la télé. »

À l’écran, des images montraient McKenna interviewé à Belfast dans Springfield Road, devant son cabinet. Hughes et Comiskey ricanèrent lorsque la caméra fit un zoom sur le logo du parti. « Les techniciens de la police scientifique sont toujours présents sur les lieux », conclut le journaliste.

« Ils ne trouveront que dalle, dit Campbell. Les scientifiques sont nuls. C’est déjà étonnant qu’ils aient localisé la voiture. » Il porta une main à sa poche pour chercher son téléphone en se demandant s’il avait raté un appel.

McSorley eut un petit rire. « En tout cas, je paierais bien une bière à celui qui a fait ça. Dis donc, Davy… Tu le connaissais, McKenna, hein ?

— Je l’ai souvent croisé, oui, répondit Campbell. Il n’a pas trop apprécié que je vienne ici. Il a promis de me massacrer les genoux si je me repointais à Belfast.

— Alors, ça tombe plutôt bien pour toi. »

Campbell demeurait pensif. « Peut-être. Mais il va y avoir du grabuge. Les gars de Belfast ne laisseront pas passer ça. Quelqu’un va devoir payer, croyez-moi. »

McSorley partit d’un rire qui creusait de profonds sillons dans ses joues de paysan.

« On dirait que ça t’amuse, dit Campbell.

— Moi ? » Sans cacher son hilarité, McSorley repoussa en arrière ses cheveux grisonnants. « Je suis aussi heureux qu’un chien qui a deux bites et deux lampadaires pour pisser. Tu connais le dicton, Davy. Tiocfaidh ár lá. Notre jour viendra. »

Il passa un bras sur l’épaule de Campbell et se pencha vers lui, si près que son souffle fit trembler la barbe grossièrement taillée de l’Écossais. « Ces salopards de Belfast mènent la danse depuis trop longtemps. Ils se remplissent les fouilles, alors que nous, on continue à tirer la langue. Hé ben, on va fêter ça ! J’offre la tournée et on boit à la santé de celui qui a zigouillé McKenna. »

Campbell se leva pour le laisser sortir du box, soulagé d’échapper à son étreinte. Avant d’arriver au comptoir, McSorley s’arrêta et revint sur ses pas. Il tendit la main à Campbell, qui la prit.

« On a besoin de types comme toi, Davy, dit-il en lui pressant les doigts. Je suis content de t’avoir parmi nous. »

Quand McSorley le lâcha, Campbell s’essuya la main sur son jean et reprit place sur la banquette. Hughes et Comiskey l’observaient.

« Quoi ? » fit-il.

Comiskey sourit d’un air méchant. « Lui, tu peux le gruger, Davy, mais pas moi. Je t’ai à l’œil.

— Sans blague ? » Haussant les sourcils, Campbell sourit à son tour.

« Oui. T’as pas intérêt à jouer au con, parce que je ne te raterai pas. » Comiskey posa les coudes sur la table, mima un pistolet avec sa main et fit semblant de l’armer. « Pan, pan, Davy.

— C’est quand tu veux », dit Campbell. Il fixa Comiskey dans les yeux, juste le temps nécessaire pour faire passer le message, puis tourna son regard vers les fenêtres et les montagnes au loin. À la pensée du cadavre de McKenna gisant dans une voiture à Belfast, il éprouva une délicieuse impatience mêlée d’une inquiétude qui lui glaçait les tripes.

4

Deux policiers étaient assis à la table en face de Fegan. Patsy Toner avait pris place à sa droite. La pièce du commissariat de Lisburn Road où se déroulaient les interrogatoires, blanche et aseptisée, évoquait une chambre d’hôpital.

« Donc, Mr. McKenna est parti après vous avoir mis au lit ? demanda le plus âgé des policiers. Vous ne l’avez pas raccompagné à la porte ?

— Mr. Fegan a déjà répondu à cette question », dit Toner. Il portait un costume froissé bleu marine qui semblait avoir été enfilé à la hâte sur sa maigre silhouette.

« J’aimerais qu’il réponde à nouveau. Pour ne laisser aucune incertitude… » Le policier sourit.

« Je ne l’ai pas raccompagné à la porte, confirma Fegan. J’étais saoul. J’ai sombré immédiatement. »

En vérité, il avait très peu dormi la veille. Il lui fallut une heure et demie pour rentrer à pied en évitant les caméras de vidéosurveillance. À deux rues de son domicile, il escalada un mur donnant sur l’arrière-cour d’une maison décrépite et enterra l’arme au fond du jardin, sous un tas de bois rangé dans une vieille remise, puis se glissa sans bruit chez lui et monta droit à l’étage. Pour la première fois depuis des mois, il se coucha, l’esprit apaisé, mais resta longtemps éveillé à fixer le plafond, les oreilles bourdonnantes. L’image du jeune garçon, la joie sauvage de son sourire, l’empêchaient de trouver le sommeil. Quand il s’endormit, le jour filtrait par les interstices des rideaux.

« Très bien, dit le policier. On va s’arrêter là pour l’instant. »

En regagnant la voiture de Toner, Fegan demanda : « Tu étais déjà là quand je suis arrivé. Comment tu l’as su ? »

Toner sourit. « On a quelqu’un dans la place. Depuis des années. Il m’a appelé dès qu’il a appris que la brigade criminelle allait t’interroger. On n’a pas eu tellement recours à ses services ces derniers temps, mais il reste quand même utile. »

Toner avait fait une belle carrière d’avocat. Petit et mince, il ressemblait encore au garçon qui traînait autrefois avec Fegan, malgré son épaisse moustache. Bien qu’il se présentât comme un défenseur des droits de l’homme auprès de la presse, Fegan savait exactement pour qui il se battait. Et, au vu de sa Jaguar, les droits de ces gens-là rapportaient gros.

Toner s’éclaircit la gorge en mettant le contact. « Il faut que je t’emmène voir quelqu’un avant de te déposer chez toi.

— Qui ? » Fegan gardait la main posée juste à côté de la poignée, prêt à ouvrir la portière pour s’enfuir.

« Un vieil ami. » Toner lui fit un sourire rassurant, puis démarra.

Fegan retira sa main et se prépara mentalement à ce qui allait suivre. Il était reconnaissant à Toner de garder le silence, tandis que la Jaguar remontait Lisburn Road en direction du nord, s’arrêtant aux passages pour piétons qui se succédaient tous les quarante ou cinquante mètres. Boutiques de luxe, restaurants et bars à vin défilaient de chaque côté. Quand le feu était rouge aux intersections, une foule d’étudiants et de jeunes cadres s’engageait sur la chaussée.

Ils se croient les maîtres de la ville maintenant, pensa Fegan. Si le processus de paix signifiait qu’ils pouvaient acheter sans crainte leur café à des prix exorbitants, alors, oui, ils avaient raison. Une jeune femme en tailleur traversa devant la Jaguar, un téléphone portable à l’oreille. Était-elle déjà née, se demanda-t-il, à l’époque où, dans ces mêmes rues, on déblayait à la pelle les restes de corps démembrés ?

Il chassa l’image de son esprit, exaspéré par cette amertume qui lui venait. Le silence en lui-même, après tant de clameurs, le troublait. Maintenant que les Suiveurs le laissaient tranquille, qu’il était libéré de ce froid glacé dans ses veines et des douleurs qui lui tordaient le ventre, la clarté de ses pensées le déroutait. Mais sept années d’ombres et de silhouettes fuyantes ne disparaîtraient pas simplement parce que Michael McKenna était mort. Les onze autres se cachaient quelque part, pas très loin, invisibles pour l’instant. Ils attendaient. Fegan en était certain.

Toner tourna à gauche dans Tate’s Avenue et fila vers l’ouest de la ville. Vers les quartiers de leur jeunesse.


La façade du vieux Celtic Supporters Club avait connu des jours meilleurs. L’enseigne au-dessus de la porte s’ornait de drapeaux tricolores irlandais et de ballons de foot, mais partout, la peinture écaillée laissait apparaître des pans de bois pourri. Avec ses fenêtres obturées derrière les grilles de métal, le bâtiment semblait avoir perdu la vue.

Toner entraîna Fegan à sa suite. Quand ils entrèrent, l’homme qui buvait seul à cette heure de l’après-midi ne leva pas les yeux de son journal. L’odeur de la bière et du tabac froid flottait dans la pénombre du bar ; malgré la loi, jamais on ne pourrait interdire aux gens de fumer dans de tels endroits.

À l’arrière du club, ils empruntèrent un étroit couloir qui sentait le renfermé, dans lequel s’ouvraient les portes des toilettes et, au fond, une autre porte indiquant « entrée réservée ». Fegan sentit une douleur fulgurante lui transpercer la tête en irradiant d’une tempe à l’autre. Il s’immobilisa et s’appuya contre le mur, les membres glacés, pris d’un frisson qui l’emprisonnait tout entier comme une toile d’araignée.

Toner se retourna. « Qu’est-ce qui ne va pas, Gerry ? »

Fegan inspira profondément. « Rien, dit-il. Je suis fatigué, c’est tout. »

Onze fantômes se glissèrent furtivement derrière Toner en se mêlant à la pénombre du couloir. Toner revint vers Fegan et lui posa une main rassurante sur l’épaule.

« Il veut juste te parler, dit-il. Ne t’inquiète pas. »

Fegan se dégagea. « Je ne suis pas inquiet. J’ai la gueule de bois. Allons-y. »

Bousculant Toner, il gagna la porte et l’ouvrit. Son cœur tressaillit quand il découvrit l’homme qui attendait à l’intérieur.

La lumière d’une ampoule nue au plafond se réfléchissait sur le crâne chauve de Vincie Caffola. Cartons et tonneaux avaient été repoussés contre les murs, et une chaise en bois occupait le centre de la pièce. Une bâche en plastique recouvrait le sol. Caffola portait un bleu de travail tout neuf dans lequel se logeaient difficilement ses épaules massives.

« Comment va, Gerry ? dit-il avec un sourire qui donna la nausée à Fegan.

— Ça va.

— Je t’attends dans la voiture, déclara Toner en s’éclipsant après avoir encouragé Fegan d’une tape dans le dos.

— Assieds-toi », ordonna Caffola.

Fegan prit place sur la chaise, mains posées sur les genoux, luttant contre l’envie de se protéger le visage. Dans le courant d’air provoqué par la porte qui se refermait sur Toner, l’ampoule électrique se balança au bout du fil et projeta l’ombre de Caffola sur les murs. D’autres formes la rejoignirent, les unes après les autres, peu à peu regroupées en une masse compacte. Fegan se crispa et battit des paupières. Ses yeux lui faisaient mal.

« Dommage pour Michael, hein ? » dit Caffola en se renfrognant.

Deux silhouettes s’avancèrent dans la lumière. Deux hommes morts depuis longtemps, aux uniformes maculés de sang et de terre, leurs mains imitant la forme d’un pistolet. Fegan maintenait son regard sur Caffola.

« Oui, répondit-il. Je croyais que c’était fini.

— Ça ne sera jamais fini. » Caffola se mit à arpenter la pièce. Les deux soldats de l’UDR lui emboîtaient le pas. « Tant que les Anglais ne partiront pas. Je n’aime pas ce qui se passe en ce moment et je ne l’ai pas caché à McGinty et aux autres. Le renforcement de la police, la représentation à Stormont, tout ça… Mais je respecte la ligne du parti, quoi qu’il arrive.

— Tu as toujours été loyal, dit Fegan.

— C’est ça, loyal », répéta Caffola à qui le mot semblait plaire. Il frappa une fois dans ses mains. L’entrée en matière avait assez duré. « Bon. Je veux savoir ce qui est arrivé à Michael. Il est parti de chez toi hier soir. À quelle heure ?

— Minuit et quart, minuit et demie. Dans ces eaux-là.

— Il a dit où il allait ?

— Non. On n’a pas tellement parlé. J’étais bourré. » À une époque, Caffola obéissait à ses ordres, songea Fegan, et à présent qu’il se trouvait en position de faiblesse, il eut honte.

« Il a parlé des types avec qui il était en affaires ? »

Fegan leva les yeux. Caffola le dominait de toute sa hauteur. « Quels types ?

— Une bande de Lituaniens, dit Caffola en grimaçant comme si prononcer ce mot lui répugnait. Des salopards… Je te jure, on a tellement d’étrangers ici que bientôt ça vaudra même plus la peine de virer les Anglais. Des Lituaniens, des Polonais, des nègres, des Pakistanais, des chinetoques. Quand tu te balades en ville, t’entends presque plus l’accent irlandais. Y a que des étrangers. Et à Dublin, c’est pire. Tu y es allé récemment ?

— Non.

— Ça grouille d’étrangers ! Même les serveurs dans les restaus. Moi, je ne peux plus manger nulle part à cause de tous ces nègres qui fourrent leurs mains partout dans la bouffe. » Caffola frissonna.

Fegan plongea dans sa mémoire tandis que les deux soldats de l’UDR visaient la tête rasée de Caffola, comme le garçon avec McKenna. Brusquement, le souffle lui manqua. Les images revenaient. La scène s’était passée dans une pièce comme celle-ci, à Lurgan, à trente kilomètres au sud-ouest de la ville.

L’Ulster Defence Regiment se composait autrefois de soldats recrutés dans la population locale, presque tous protestants, comme les policiers. Dans ses rangs, on comptait aussi des loyalistes profitant de leur fonction pour s’en prendre aux catholiques qu’ils croisaient lors de patrouilles dans les villages ou au détour de chemins de campagne. Une unité de six hommes s’était trouvée prise dans une attaque à la grenade près de Magheralin. Deux périrent sur le coup, deux autres tombèrent sur le bord de la route, blessés mais encore vivants, et les deux derniers s’enfuirent à travers champs. Des gars du coin chargés de ramasser les survivants les rattrapèrent moins de dix minutes plus tard et les amenèrent dans un bar sordide, à la lisière de Lurgan. Caffola et Fegan arrivèrent sur les lieux une heure après.

Au sein du groupe, Vincie Caffola réussissait mieux que quiconque à obtenir une information. C’était un homme de stature imposante, mais lent. Et s’il excellait dans l’art d’infliger la douleur, il ne montrait guère de talent à la bagarre. Voilà pourquoi Fegan l’accompagnait en renfort.

Les deux soldats de l’UDR saignaient abondamment et pleuraient de douleur, terrorisés, la bouche mutilée, les gencives béantes après avoir craché leurs dents. Depuis une heure déjà, ils avaient révélé le peu qu’ils savaient, mais Caffola continuait. À genoux, il était en train d’arracher l’ongle d’un orteil avec des tenailles quand, soudain, le pied torturé se détendit et le déstabilisa. Il tomba à la renverse pendant que le prisonnier hurlait, debout, libéré de ses liens. Fegan lui tira une balle dans la tête. L’autre soldat, toujours ligoté à la chaise, poussa un cri en voyant son collègue s’écrouler. Fegan le fit taire d’une balle dans la tempe… Ensuite, il avait ordonné à Caffola de se relever et de nettoyer ce bordel.

À présent, Fegan considérait les possibilités qui s’offraient à lui. Malgré la menace physique de Caffola, il était presque certain de l’emporter si l’interrogatoire se muait en agression. Mais les autres le prendraient en chasse, il ne leur échapperait pas. Il décida de ne pas bouger.

« Je ne connais pas d’étrangers, dit-il.

— Alors, tu ne connais pas ce petit con ? » Caffola alla ouvrir la porte d’un placard. Un homme grand et mince se tenait recroquevillé à l’intérieur, pieds et poings liés, bâillonné. Il les regarda en tremblant. Son costume gris était taché de rouge.

Les deux UDR reculèrent. Fegan les perdit de vue parmi les ombres, et il lui sembla que la douleur refluait derrière ses yeux brûlants.

« Non, dit-il. Je ne l’ai jamais vu. »

Caffola se pencha sur l’homme et lui ôta son bâillon. Il désigna Fegan. « Tu le connais ? »

L’homme regarda Fegan, puis Caffola. Il fit non de la tête.

« Tu es sûr ? »

Levant ses poignets ligotés, l’homme se mit à supplier dans une langue slave. Caffola prit appui des deux mains sur le chambranle et envoya son pied chaussé d’une lourde botte contre le prisonnier. Il assénait les coups tout en parlant. « Parle… anglais… espèce de… sale… connard, ou… je… t’explose… la tête.

— Arrêtez ! gémit l’homme. S’il vous plaît !

— Sors de là. » Caffola l’attrapa par ses cheveux blonds et le tira brutalement. L’homme se leva en hurlant.

« Laisse-moi la chaise, Gerry », dit Caffola.

Fegan se leva et partit au fond de la pièce.

Caffola poussa l’homme sur la chaise. Il désigna Fegan. « Tu le connais ? »

L’homme secoua la tête.

« Il ne me connaît pas, et je ne le connais pas », dit Fegan.

Caffola leva la main pour intimer le silence à son ancien camarade. « D’accord. Je voulais juste être sûr. Maintenant, on va voir ce qu’il sait d’autre. »

Les yeux de l’homme s’affolèrent en passant de Caffola à Fegan. Il respirait par saccades. Une odeur âcre emplit la pièce.

« Qui est-ce ? demanda Fegan.

— Il s’appelle Petras Adamkus… Dis bonjour, Petras. »

Petras les regarda tour à tour.

Caffola le gifla avec violence. « Je t’ai demandé de dire bonjour.

— Bonjour, fit Petras d’une petite voix fluette.

— C’est mieux, dit Caffola. Bon, allons-y… Pourquoi tu as tué Michael McKenna ? »

Petras le dévisagea sans comprendre, bouche ouverte.

Caffola le gifla à nouveau, plus fort. « Pourquoi tu as tué Michael McKenna ? »

Petras leva ses mains ligotées. « Non, non. Michael et moi, amis… Travail ensemble… Avec filles, belles, jeunes. Je fais pas de mal à lui. »

Caffola recula son énorme poing et le lui envoya dans le menton. Sous la force du coup, la tête de Petras partit en arrière, la chaise se renversa, et il tomba en heurtant durement le sol. Du sang coulait de sa lèvre enflée.

Caffola sourit à Fegan.

« Ça rappelle des souvenirs, hein ? »

Lorsqu’il sortit des tenailles de sa poche, Fegan demanda : « Je peux partir ?

— T’es plus capable d’encaisser ?

— Non.

— D’accord, dit Caffola. Si tu me dis que tu n’avais rien à voir là-dedans, ça me va. »

Au moment où Fegan ouvrait la porte du couloir, un éclair lui déchira la tempe et il se retourna. Les deux UDR pointèrent du doigt le crâne chauve de Caffola.

« J’ai compris, dit Fegan.

— Tant mieux, grogna Caffola en relevant le Lituanien pour l’asseoir de nouveau sur la chaise. À plus tard, Gerry. »

Fegan ferma la porte derrière lui. Il emprunta le couloir, traversa le bar et sortit dans la rue où Patsy Toner l’attendait au volant de sa Jaguar.

5

Le ministre d’État pour l’Irlande du Nord, Edward Hargreaves, joua son coup de départ sur le terrain de golf du Old Course à St Andrews, en Écosse. Dans la lumière éclatante de l’après-midi, il s’abrita les yeux pour suivre la trajectoire de la balle qui s’éleva dans le ciel, puis dévia sur la gauche et retomba lentement. Après trois rebonds, elle disparut dans les hautes herbes.

« Saloperie, grogna-t-il, et il tendit le club au caddie sans le regarder.

— Pas de chance, Monsieur le ministre », dit Compton, le troisième homme du groupe, en se penchant pour placer sa propre balle sur le tertre de départ. Sous sa veste, une protubérance trahissait le pistolet qu’il portait à la ceinture.

Hargreaves se réjouissait qu’on lui eût attribué quelqu’un de plutôt aimable pour nouveau garde du corps, à la différence du précédent, qui s’était distingué par une nature particulièrement revêche. Mais fallait-il aussi qu’il fût si bon golfeur ? Le swing irréprochable de Compton envoya la balle droit entre deux obstacles de sable, non loin du green, en parfaite position pour le coup suivant.

La journée avait mal commencé, et ça ne ferait sans doute qu’empirer. Sur la table de chevet de son hôtel, le téléphone avait réveillé Hargreaves à huit heures du matin avec une mauvaise nouvelle. Ayant jugé Michael McKenna fort antipathique lors de leurs occasionnelles rencontres, il n’éprouvait aucune tristesse ; seulement, les conséquences de ce meurtre risquaient de remettre en question le résultat de plusieurs années d’un travail acharné.

Le travail de Hargreaves, et surtout, des prédécesseurs du secrétaire d’État, mais peu importait.

Mon Dieu. Dire qu’il lui faudrait peut-être se rendre à nouveau dans cet endroit maudit. Il venait à peine de rentrer après y avoir passé toute une semaine, n’était-ce pas suffisant ? S’il n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait lâché depuis des années, ce territoire qui ne produisait que des calamités. Mais puisqu’il y avait des gens au gouvernement et parmi la royauté qui s’accrochaient encore à un absurde sens du devoir envers les six comtés d’outre-mer, c’était à lui d’en porter le fardeau.

À présent que les factions nord-irlandaises avaient enfin accepté de se répartir un pouvoir gouvernemental, le rôle de Hargreaves se limitait principalement à transmettre les documents au secrétaire d’État pour signature. Ce n’était donc pas un désastre total. Enfin, du moment que les autochtones se tenaient tranquilles.

Son portable vibra dans sa poche. L’appel qu’il redoutait. Il répondit à contrecœur.

« Monsieur le ministre, annonça une voix de femme. Le chef de la police est prêt à vous parler. C’est une ligne sécurisée. Allez-y.

— Bonjour, Geoff, dit Hargreaves. Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose », répondit Pilkington.

Hargreaves n’aimait pas le chef de la police, mais il le respectait. Geoff Pilkington avait fait ses armes dans la rue, à Manchester, avant de grimper les échelons. C’était l’un des rares occupants de la fonction dont la carrière reposait sur une réelle expérience du travail policier, et qui n’était pas passé par une école privée, Oxford ou Cambridge, pour pouvoir ensuite graisser des pattes. Insensible aux reproches ou aux manœuvres d’intimidation, il montrait une finesse politique que démentait son apparente rudesse. Il savait quand donner de la voix, ou bien chuchoter. De l’avis de Hargreaves, si Pilkington avait visé le Parlement au lieu de la haute hiérarchie policière, il serait sûrement membre du Cabinet à l’heure actuelle. Il avait pris la tête du Service de police d’Irlande du Nord au moment où celui-ci se formait à partir de l’ancienne Royal Ulster Constabulary, un défi dont il ressortait gagnant après avoir accompli l’impossible, à savoir s’attirer le respect de toute la société nord-irlandaise malgré la réticence de certains de ses membres.

« Qui était-ce ? demanda Hargreaves. Des loyalistes ? Des dissidents ?

— Ni l’un ni l’autre, d’après l’enquête. Il a été tué à bout portant, sans aucune trace de lutte. Sûrement par quelqu’un qu’il connaissait.

— Quelqu’un de son propre groupe ? » Hargreaves partit chercher sa balle. Compton et le caddie le suivirent.

« C’est peu probable, dit Pilkington. Rien n’indique qu’il y ait eu scission. Et quand bien même ce serait le cas, ils ne voudraient pas faire couler le bateau. Pas maintenant qu’ils sont confortablement installés à Stormont.

— Alors, qui ? Il faut que j’aie quelque chose à raconter au secrétaire d’État.

— On sait qu’il traficotait avec une bande de Lituaniens pour faire passer la frontière à des clandestins de Dublin. Essentiellement des filles destinées au marché du sexe.

— Je ne pensais pas que les gars de McKenna donnaient là-dedans. C’est plutôt le domaine des loyalistes.

— Le parti interdit officiellement toute activité criminelle, mais il n’a pas la maîtrise des individus. Or les personnalités comme McKenna, justement, bénéficient d’une grande marge de manœuvre. S’il y a de l’argent à gagner, on ne les retiendra pas. Pouvoir et argent marchent encore main dans la main, quoi qu’en dise le parti. »

Hargreaves ne cesserait jamais de s’en étonner : les gens votaient pour des criminels en pleine connaissance de cause. L’électorat d’Irlande du Nord était sûrement l’un des plus cyniques au monde. L’homme du peuple savait lire entre les lignes d’un discours mieux que n’importe quel analyste politique, sans en croire un traître mot. Et pourtant, les suffrages s’exprimaient à l’identique, élection après élection. Finalement, songeait Hargreaves, on ferait aussi bien de compter les voix par appartenance religieuse, ce serait plus simple.

Il avait désespérément convoité un poste au Cabinet lors du dernier remaniement ministériel. Pour finir, il n’avait même pas obtenu le Secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord. Déjà que c’était un boulot pourri dont personne ne voulait, et en plus, il n’était que ministre, c’est-à-dire sous-fifre ! Il serra les dents en marchant sur le terrain à la recherche de sa balle perdue.

« Vous avez de quoi incriminer les Lituaniens ? demanda-t-il.

— Pas vraiment. Les indices sont encore très minces pour l’instant.

— Alors, vous n’avez aucune piste ? » Hargreaves s’arrêta pour attendre Compton et le caddie. Demain, il irait faire un jogging avec Compton, histoire de le mettre en forme.

« On sait seulement ce qu’il a fait juste avant. Il possédait un pub dans Springfield Road. La licence a été établie au nom de son frère, mais c’est lui le propriétaire. Il y est passé et a raccompagné un ivrogne chez lui. Trente ou quarante-cinq minutes plus tard, il a appelé le barman en annonçant qu’il avait déposé l’ivrogne et qu’il devait voir quelqu’un sur les quais. On n’a pas encore visionné toutes les archives de la vidéosurveillance, mais jusqu’à présent, les images prises sur le trajet montrent qu’il était seul. La surveillance s’arrête dans York Street, où il a tourné sous l’échangeur de la M3 en direction des quais. On présume que le coupable l’a rejoint à cet endroit. La police scientifique n’a pas fini d’examiner la voiture, mais je doute qu’on découvre quoi que ce soit. C’est du bon boulot. Propre, méticuleux. Le travail d’un professionnel. »

Hargreaves éprouva un soupçon de soulagement. « Il ne s’agirait donc pas d’un acte politique. Sinon, vous comprenez ce que l’affaire aurait d’alarmant, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur le ministre. Je comprends. Pour l’instant, tout semble indiquer une transaction qui aurait mal tourné. Nous avons interrogé l’ivrogne mais il ne savait rien, bien qu’il soit connu de nos services. »

Repris par l’inquiétude, Hargreaves se mit en marche pour chercher sa balle. « Que voulez-vous dire ? Qui est-ce ?

— Gerald Fegan. Auteur présumé de douze meurtres, dont deux ont été commis alors qu’il bénéficiait d’une sortie de prison exceptionnelle pour assister à l’enterrement de sa mère. Il a été condamné pour l’attentat à la bombe de la boucherie de Shankill Road en 1988 qui a fait trois morts, dont une mère et son bébé. C’était l’un des meilleurs éléments du groupe, ou l’un des pires, selon le point de vue d’où on se place. En deux mots, un tueur.

— Et il n’est pas soupçonné ?

— Pas pour l’instant. Il est resté très discret depuis sa libération anticipée en… »

Hargreaves entendit le bruit de documents qu’on déplaçait.

— « … au début de l’année 2000. D’après ce que je comprends, il souffrait de troubles psychologiques avant sa mise en liberté, et depuis peu, il s’est mis à boire. »

Soulagement à nouveau. « Je vois, dit Hargreaves en approchant des hautes herbes qui avaient englouti sa balle. Donc, ce n’est pas politique. Voilà qui me paraît infiniment préférable, n’est-ce pas votre avis ?

— Absolument, Monsieur le ministre. Il faut s’attendre à toutes sortes de tentatives de récupération, mais ne vous inquiétez pas. Nous gardons le contrôle.

— Parfait. » Hargreaves raccrocha, rangea le téléphone dans sa poche, et sonda l’herbe du pied. « Où est passée cette foutue balle ? »

6

La pierre à huile glissait lentement sur le manche de la guitare pour affûter les frettes. Fegan adorait la sensation qui se communiquait à sa main, à son poignet, et lui remontait de l’avant-bras jusqu’à l’épaule. Tandis que le petit bloc de forme oblongue passait d’une extrémité à l’autre de la touche, il lissait des années d’usure. Trop de pression endommagerait les frettes ; mais une finition inégale rendrait l’instrument inutilisable. C’était une question d’équilibre. Calme et patience.

Voilà ce que lui avait appris Ronnie Lennox.

Fegan avait passé des heures à regarder le vieil homme travailler dans l’atelier de la prison de Maze. Parce que Ronnie ne supportait pas la compagnie des autres loyalistes, les gardiens lui permettaient de se maintenir à l’écart, dans le coin menuiserie. Les prisonniers républicains, le jugeant inoffensif, toléraient sa présence lors de leurs séances et, même, consentaient à apprendre quelques-unes de ses astuces. Fegan observait chacun de ses gestes avec attention. Les fines mains de Ronnie s’ornaient d’une myriade de cicatrices, de coupures et d’éraflures que lui avaient values des décennies de travail sur le chantier naval. Il était charpentier de marine avant de commettre l’acte atroce pour lequel on l’avait envoyé en prison. Comme tant de ses collègues, il garderait à vie la respiration sifflante de l’asbestose au fond de ses poumons.

C’étaient surtout ses mains que Fegan se rappelait, et il savait pourquoi. Elles ressemblaient à celles de son père, charpentier lui aussi, quand il trouvait du travail. Mais parce qu’il était catholique, le chantier ne faisait jamais appel à ses services.

Lorsqu’il ne rentrait pas ivre et puant l’alcool, ils avaient connu de bons moments. Comme le jour où il emprunta une voiture pour emmener Fegan, encore très jeune, et sa mère à Portaferry, au bord du Strangford Lough. Ils traversèrent trois fois la baie, aller-retour, juste pour le plaisir de prendre le ferry. Puis son père partit au pub, tandis que Fegan et sa mère éplorée rentraient à Belfast en car. Il resta absent trois jours.

Ce que Fegan revoyait avant tout de ces bons moments, aussi rares fussent-ils, c’étaient les mains de son père. Noueuses et rudes au toucher, fermes et chaudes, avec de longs doigts tachés de nicotine.

Il avait neuf ans la dernière fois qu’il les toucha. La scène se déroula dans la petite chambre de ses parents, par une matinée froide. Aux murs, l’humidité formait des cloques et décollait le papier peint par lambeaux. Il se rappelait l’odeur du moisi, mêlée au parfum fleuri de sa mère quand elle entra. Elle s’assit sur le lit, attrapa une brosse et la lui passa dans les cheveux.

Après un long moment, elle demanda : « À qui parlais-tu quand je suis arrivée, chéri ?

— À personne. »

Les poils de sanglier lui grattaient le cuir chevelu comme des ongles et sa peau le démangeait, sous la poigne oppressante du col de la chemise. Il se tenait debout devant la coiffeuse en acajou de sa mère, seul meuble de valeur dans la pièce, les mains posées à plat sur le bois frais. Dans le miroir, il vit qu’elle avait les yeux rougis par les larmes.

« Tu parlais à quelqu’un. À tes amis ? Ceux que tu t’inventes ?

— Non. »

Elle le frappa d’un coup de brosse dans le dos. La douleur cuisante le fit se dresser sur la pointe des pieds en serrant les fesses.

Sa mère continua à le coiffer. « Ne mens pas, mon fils. Surtout pas aujourd’hui. À qui parlais-tu ? »

Il renifla et lui lança un regard noir dans le miroir. « À papa », répondit-il.

Les piques de la brosse s’immobilisèrent au sommet de son crâne. Sa mère battit des paupières, et une perle de cristal s’échappa de son œil gauche. « Arrête, dit-elle.

— C’était papa.

— Ton papa est enterré aujourd’hui. » Elle posa la brosse sur le lit et le prit sévèrement par les épaules. Il sentait son souffle brûlant sur sa nuque. « Ils vont bientôt refermer le cercueil, mais le couvercle est encore ouvert. Je ne t’ai pas obligé à le voir parce que je savais que tu ne voulais pas. Mais si tu me racontes encore des bêtises pareilles, je t’emmène tout de suite. Tu veux que je t’oblige à le voir ? »

Malgré son envie de faire plaisir à sa mère en répondant par la négative, Fegan désirait plus encore qu’elle sache. « Il me donnait la main », dit-il.

Sa mère le tourna pour l’obliger à lui faire face. Un éclair s’alluma dans sa tête au moment où elle le gifla. Il vacilla, mais elle le retint fermement.

« Écoute-moi bien, Gerry, dit-elle en crispant ses lèvres pâles avec une expression farouche. Je ne veux plus entendre ces… ces horreurs. Tu arrêtes ! C’est compris. »

Comme il ouvrait la bouche pour protester, il reçut une autre décharge sur la joue.

« C’est terminé. Tu ne vois personne. Tu ne parles à personne. Tu ne les entends plus ! Tu veux qu’on te prenne pour un fou ? Tu as envie de finir avec tous ces vieillards au cerveau ramolli qu’on laisse croupir à l’hôpital ? » Elle le secoua durement. « Hein ? C’est ça que tu veux ? »

Aveuglé par les larmes, Fegan fit non de la tête. Il avait envie de pleurer, mais la détresse au fond de sa poitrine refusait de sortir. Son chagrin enfla, lui remonta dans les oreilles où il resta comprimé jusqu’à ce que, enfin, ses poumons douloureux se remplissent d’air et expulsent des sanglots déchirants. Il s’effondra contre sa mère qui l’enveloppa de ses bras.

« Oh, mon tout petit. Pardon… Chut… Là, c’est fini. Si tu ne dis rien, ces vilaines choses te laisseront tranquille. Ne leur parle plus jamais. »

Elle prit son visage baigné de larmes dans ses mains et sourit. « Ne les écoute pas, ne dis rien. Le diable ne peut pas entrer quand on lui ferme la porte. Tu comprends ? »

Il hocha la tête en reniflant.

« C’est bien. Allez, va cirer tes chaussures maintenant. »

C’était il y a trente-six ans. Fegan n’aimait pas penser au temps qui passe et qu’il est impossible de retenir. Mais parfois, on ne pouvait échapper au compte des années. Emprisonné à vingt-six ans, libéré à trente-huit, et depuis, sept ans encore avaient filé sans qu’il s’en aperçoive. Presque la moitié d’une vie gâchée. Il chassa cette idée et ramena son esprit à la tâche qui l’occupait.

Il était assis à sa table sous la fenêtre, les manches de sa chemise relevées. Le jour, il travaillait en pleine lumière, et la nuit, une lampe de bureau éclairait les outils qu’il disposait soigneusement tout autour. Dans le cas présent, ruban adhésif, limes, laine d’acier et huile d’olive. Il posa la pierre sur du papier journal et essuya avec un chiffon doux les copeaux et les fines particules de métal qu’il venait d’abraser entre les parties masquées de la touche.

Sur l’étagère près de lui, la radio diffusait de lancinants accents de blues. Fegan ne comprenait pas les paroles psalmodiées sur les accords, mais il avait envie d’apprendre à jouer de la C.F. Martin quand il aurait terminé de la restaurer. C’était un modèle de collection, avait expliqué Ronnie. Mais les guitares n’étaient pas faites pour qu’on les collectionne, disait-il. Elles étaient faites pour qu’on en joue. C’est pourquoi Fegan écoutait la radio tout en travaillant, avec l’espoir que la musique pénétrerait en lui.

Quand il entendit le jingle annonçant les informations, il arrêta le poste. Tous ne parlaient que de McKenna — hommes politiques, policiers, spécialistes de la sécurité —, même les journalistes qui s’interviewaient les uns les autres pour exploiter l’événement en le pressant jusqu’à la dernière goutte.

Fegan reprit la pierre à affûter et la passa à nouveau sur la touche, d’une extrémité à l’autre ; le rythme de son geste l’apaisait. Neuf heures du soir. Il n’avait pas encore bu et comme tous les autres soirs, il se promit de rester sobre tout en reconnaissant, quelque part au fond de lui, qu’il ne tiendrait pas sa promesse. Il savait que cette nuit, ils reviendraient, même s’il avait donné McKenna au garçon. Ils exigeraient davantage.

Ils voulaient Caffola.

Fegan continua à manier la pierre, doucement, gardant le bras souple. « Ne dis rien, pensa-t-il. N’écoute pas et ne dis rien. »

Calme et patience.

Un picotement le saisit aux tempes, comme lorsque l’air est chargé d’électricité avant un orage. Fermant les yeux, il laissa aller sa main dont le rythme s’accordait avec les battements de son cœur.

Calme et patience.

Des flèches de lumière jaillirent derrière ses yeux.

Fegan rangea la pierre et posa la guitare sur la table, couverte d’une feutrine pour protéger la finition du bois. Il se leva, s’approcha du buffet, se versa deux doigts de Jameson et la même quantité d’eau. La chaleur du whisky se répandit dans ses veines tandis que les ombres progressaient sur les murs.

Calme et patience.

7

« Qui a buté McKenna, à ton avis ? » demanda McSorley en braquant le volant du lourd véhicule sur la gauche.

Campbell jeta un regard par-dessus son épaule. Étendu sur le dur plateau arrière de la camionnette, le vieil homme gémissait à l’intérieur de la taie d’oreiller qui lui recouvrait la tête.

« Ne t’occupe pas de lui », dit McSorley.

Campbell reporta son attention sur les virages de la route. Il freinait instinctivement à la place du conducteur, le pied au plancher. Toute la journée, il avait attendu que son portable sonne et il se retenait de vérifier à chaque instant ses éventuels appels manqués en se rongeant d’impatience.

« Alors ? insista McSorley. Qu’est-ce que tu en penses ?

— J’en sais rien, répondit Campbell, mais il faut être complètement malade pour faire ça. Ou très con. Les gars ne laisseront pas les coupables s’en tirer. Ils iront jusqu’à rompre le cessez-le-feu pour les avoir. »

La camionnette cahota sur une ornière et Campbell dut s’agripper au tableau de bord. À l’arrière, ballotté d’un côté à l’autre sur le plateau, le vieux poussa un cri. Comiskey et Hughes détenaient sa femme, le temps que Campbell et McSorley effectuent le court trajet de la petite maison jusqu’au village et reviennent avec la recette du bureau de poste.

« Tu serais peut-être bien avec ceux qui l’ont descendu, hein ? » interrogea McSorley.

Campbell essaya de déchiffrer l’expression de McSorley, mais dans l’obscurité, il ne distinguait que l’éclat liquide de ses yeux. « Peut-être, dit-il.

— N’aie pas peur de me parler, Davy. On est collègues, pas vrai ? Tu ne racontes pas beaucoup ce que tu as fait à Belfast…

— Il n’y a pas grand-chose à en dire. »

McSorley émit un rire gras. « C’est ça. Je vais te croire ! »

Son visage prit une teinte jaunâtre à la lueur des lampadaires qui marquaient l’entrée du village. « À ce qu’il paraît, toi et un autre gars, vous avez essayé de coincer Paul McGinty et vous l’avez tabassé à mort.

— Ah bon ?

— C’est ce que j’ai entendu.

— Les gens racontent beaucoup de choses. Crois ce que tu veux. »

L’enseigne verte An Post apparut dans le faisceau des phares. La camionnette ralentit dans un crissement de freins, le moteur toussota avant de s’arrêter. McSorley jeta un bref coup d’œil au vieil homme à l’arrière et se tourna à nouveau vers Campbell.

« Il y a des gars ici qui ne te font pas confiance, dit-il en le fixant dans les yeux.

— Comiskey, tu veux dire ?

— Lui et quelques autres. Ils trouvent bizarre que tu te sois barré d’un coup pour venir avec nous. Vu que tu étais proche de McGinty et tout ça. Ils sont inquiets. »

Campbell posa nonchalamment une main sur sa cuisse, juste au-dessous du renflement de la poche où il gardait son couteau. « Et toi ? Tu es inquiet ? »

McSorley se cala la langue contre sa joue ; sa barbe mal rasée se hérissait sur la peau distendue. « Je ne sais pas. Il se pourrait que McGinty t’ait envoyé pour nous tenir à l’œil, histoire de garder le contrôle. Ou bien, c’est ce que tu as raconté : que tu avais envie d’un peu d’action. »

Campbell ne cilla pas. « Je t’ai déjà répondu. Crois ce que tu veux. »

McSorley hocha la tête en grimaçant un sourire. « Tu m’as l’air d’être un type fiable, Davy, mais je vais te dire une chose. » Il leva un doigt à l’adresse de l’Écossais. « Si tu me donnes tort, tu as intérêt à te barrer en courant, parce que sinon je te ferai la peau. »


McSorley effeuilla les billets entre ses doigts. Malgré la cagoule qui lui couvrait le visage, on voyait qu’il était furieux. « Trois cent vingt euros ? C’est quoi, cette merde ? »

Campbell serra les dents pour contenir le rire qui lui montait dans la gorge. Sa barbe le grattait sous le masque de laine.

À genoux devant le coffre ouvert, le vieil homme se recroquevilla sur lui-même. McSorley l’attrapa par le col de son pyjama.

« Trois cent vingt euros ? Espèce d’enfoiré ! Je n’ai pas fait tout ça pour ramasser de la petite monnaie. Où est le reste ? »

Le vieux leva ses mains qui tremblaient. « Il n’y a que ça, je le jure devant Dieu, tout est là. »

McSorley le secoua plusieurs fois. « Arrête tes conneries et dis-moi où est le pognon.

— Je le jure, c’est tout ce qu’il y a. On n’est ouvert que le matin. Il y a quelques pièces dans la caisse… Prenez-les.

— Putain ! » McSorley lâcha le postier, empocha les billets et désigna le guichet. « Vide la caisse, Davy. Et rafle aussi les clopes. Y a rien d’autre ici. Merde ! »

En ouvrant le tiroir de la caisse, Campbell ramassa les maigres espèces préparées pour le lendemain, pas plus de quarante ou cinquante euros au total, et les jeta dans son sac de sport. Les paquets de cigarettes s’entassaient sur une étagère au-dessus du guichet. Il les balança aussi dans le sac, avec l’impression de n’être rien d’autre qu’un petit cambrioleur à la sauvette.

L’impression ?

Non, c’est exactement ce que je suis, pensa-t-il en récupérant les paquets tombés à côté du sac. Comme un junkie en manque qui vole sa came.

Il jura entre ses dents.

« Allez, viens », cria McSorley. Il tira le vieil homme par le poignet, sans même prendre la peine de lui remettre ses liens ni son bâillon.

« J’arrive », dit Campbell en fourrant les dernières cigarettes dans le sac.

McSorley s’arrêta à la porte. « Putain ! Viens, je t’ai dit !

— C’est bon. » Campbell ferma le sac, le hissa sur son épaule, et rejoignit McSorley et le postier dehors.

McSorley traîna son prisonnier qui gémissait vers la camionnette et ouvrit la portière arrière. De l’autre côté de la rue, quelque chose attira l’attention du vieil homme : une lumière à une fenêtre.

« Au secours », cria-t-il d’une voix faible. Puis plus fort : « Au secours ! »

McSorley lui plaqua une main sur la bouche, mais le vieux trouva la force de se dégager. « Au secours ! Aidez-moi ! »

Campbell s’approcha.

« Ferme-la ou je t’en colle une », dit McSorley au postier qui se débattait pour lui échapper.

Campbell laissa tomber le sac et ôta sa cagoule.

« Au secours ! À l’aide ! »

La rage de Campbell explosa en une gerbe de coups qui s’abattirent sur la tête du vieil homme, et McSorley partit en arrière sous la violence de l’assaut. À mesure qu’il frappait, sa colère s’embrasait encore, jusqu’à ce que sa cible ne fût plus qu’une forme inerte se balançant à l’arrière de la camionnette.

« Davy ! »

Campbell enfonça son poing dans le ventre du vieil homme…

« Bon sang, Davy. Arrête ! »

… suivi d’un coup de pied dans le genou.

McSorley l’attrapa par la taille et le tira en arrière.

« Ça suffit, Davy. On s’en va. »

Campbell se dégagea et fit volte-face. « Tu me prends pour quoi ? »

McSorley recula en levant les mains.

« Hein ? Tu me prends pour quoi ? Un petit klepto de merde !

— Calme-toi, Davy. » McSorley ôta sa cagoule.

« Un junkie en manque de came ? Tu crois que je suis venu ici pour piquer des clopes à des vieillards ? »

McSorley ouvrit la bouche sans émettre aucun son, les yeux écarquillés.

« Bande de minables ! » Campbell tourna les talons, empoigna le sac posé au sol et le lança dans la camionnette. Il poussa le vieil homme sur le plateau arrière en lui repliant brutalement les jambes avant de claquer la portière. « Magne-toi, connard. »

S’installant d’autorité au volant, il mit le contact. McSorley se hissa à la place du passager sans le quitter une seule fois des yeux.

Ils roulèrent en silence. McSorley surveillait l’Écossais du coin de l’œil. Campbell, lui, pensait au trou dans la tête de Michael McKenna, et au tueur dont la mort aussi était maintenant assurée.

8

Comme la vaste demeure de McKenna, à la lisière d’une banlieue aisée, ne s’accordait guère avec les orientations socialistes du parti, Fegan ne s’étonna pas que la veillée funèbre fût organisée chez la mère du défunt. Les gens vinrent rendre un dernier hommage à McKenna dans une petite maison en brique rouge à un étage, coincée au milieu d’une rangée d’habitations identiques de Fallswater Parade, en bordure de la portion sud de Falls Road, veine jugulaire du mouvement républicain à Belfast. À l’époque des Troubles, on avait comparé cette partie de la ville à Beyrouth. Pour Fegan, c’était depuis toujours le chemin qui le ramenait chez lui, dans le quartier des Falls délimité par Springfield Road où habitait autrefois sa mère.

En approchant de la maison, il essaya de compter les hommes rassemblés dans la minuscule courette, ainsi que les autres, sur le trottoir, qui fumaient, riaient, bavardaient. Il renonça après en avoir dénombré une vingtaine et se faufila parmi l’attroupement, répondant aux hochements de têtes polis et marmonnant des formules de salutation. Il les connaissait pour la plupart, sans en apprécier aucun. De rudes gaillards qui venaient de partout à Belfast : Andersonstown, Poleglass, Turf Lodge, et certains aussi qui vivaient dans les enclaves républicaines du nord de la ville et de Lower Ormeau. Il reconnut quelques visages qu’il avait croisés en dehors de Belfast, à Derry ou dans le sud du comté d’Armagh. Mis à part un petit nombre qui arboraient chemise et cravate pour l’occasion, les autres se présentaient en veste de cuir ou dans leurs habits de tous les jours.

Fegan surprit le regard furibond d’un jeune homme posté à la fenêtre de la maison voisine. C’était sans doute le propriétaire de la Volvo familiale contre laquelle plusieurs gars s’appuyaient. Mais il ne viendrait sûrement pas se plaindre. S’apercevant qu’on l’avait repéré, il laissa aussitôt retomber le rideau. Fegan se douta que les nouveaux habitants de la rue surveillaient l’événement d’un œil craintif. À cause de la hausse de l’immobilier, les jeunes des classes moyennes s’étaient déplacés vers des quartiers de la ville où il leur eût semblé inconcevable de s’installer autrefois. Et des retraités qui, de toute leur vie, n’avaient jamais vu la couleur de l’argent se trouvaient à présent assis sur des biens d’une valeur démultipliée.

Fegan entra dans le vestibule. Les gens se pressaient au coude à coude et il dut lutter contre une impression d’étouffement, comme un homme au bord de la noyade, pour s’engager plus avant dans la maison.

« Gerry ! » Une frêle vieille dame agita la main, au milieu d’une forêt de cuir noir et des chemises à rayures vertes et blanches du Celtic Football Club.

Fegan se fraya un chemin entre la foule compacte pour la rejoindre. « Mrs. McKenna, dit-il. Toutes mes condoléances. »

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour le serrer dans ses bras. « Oui, mon pauvre fils est mort, Gerry. Ceux qui ont fait ça sont des salopards. Il se battait pour la paix, et ils l’ont tué. » Elle leva vers lui des yeux pleins de larmes de colère. « Que Dieu leur pardonne. Parce que moi, je ne leur pardonnerai jamais.

— Où est-il ? demanda Fegan.

— En haut, dans son ancienne chambre. Tu sauras bien la trouver, hein ? Vous y avez passé tellement de temps ensemble, quand vous étiez gosses. Le cercueil est fermé. » Sa voix se brisa, et elle ne put réprimer le tremblement de sa lèvre. « Je n’ai pas eu le cœur de le voir comme ça. Mon petit garçon…

— Je vais monter », dit Fegan après avoir encore serré la mère de McKenna dans ses bras.

Il joua des épaules pour atteindre le bas de l’escalier et gravit lentement les marches. À mesure qu’il montait, l’odeur de la chaleur humaine se faisait plus oppressante.

Bien que l’ancienne chambre de McKenna donnât sur la rue, un silence respectueux s’était installé entre ses quatre murs. Fegan apprécia la relative tranquillité qui régnait dans la pièce, où les personnes présentes se parlaient en chuchotant. Il sentit la sueur refroidir sur lui. Se trouver à proximité de la dépouille de Michael McKenna, après tout, n’était pas la pire chose qui pouvait lui arriver.

Il se signa en s’approchant. Le cercueil était modeste et bien en deçà de ce que McKenna pouvait s’offrir comme dernière demeure pour y pourrir, mais un tel choix n’était pas le fruit du hasard. Demain, drapé d’un drapeau tricolore irlandais, il remonterait Falls Road à la tête d’un cortège auquel Fegan prendrait part ; peut-être même figurerait-il parmi les porteurs. Bien qu’il ne fût pas homme à s’attacher aux paroles, il connaissait le sens du mot hypocrisie. Et l’hypocrisie était largement répandue parmi ses anciens camarades, ou au sein du parti, mais il pouvait s’en accommoder.

La première fois qu’il avait rencontré Michael McKenna, dans la cour de l’école des Frères chrétiens, ils étaient assis ensemble sur le banc de pierre devant le bureau du directeur. Tous deux attendaient d’être fouettés, par un bel après-midi de juin, une semaine à peine avant la fin du trimestre. Fegan ne se rappelait pas la cause de sa punition, mais il se souvenait en revanche que McKenna s’était battu. D’un an plus âgé, aussi robuste que Fegan était maigre, il portait des traces de sang sur ses phalanges. Ni l’un ni l’autre n’avait parlé ce jour-là, jusqu’à ce que le frère Doran vienne les chercher.

Fegan reçut sa correction en silence, clignant seulement des yeux chaque fois que s’abattait la canne de bambou dont le claquement résonnait entre les murs du bureau. Pour mettre la douleur à distance, il se concentra sur l’image de la Vierge suspendue au-dessus du fauteuil du frère Doran. N’écoute pas, ne dis rien, pensait-il. Le visage du frère Doran s’empourprait sous l’effort. Après le cinquième coup, il posa la canne sur la main de Fegan, à la jointure du pouce.

« Tu es un dur à cuire, hein, Fegan ? » dit-il.

La canne fendit l’air et s’écrasa sur l’articulation. Fegan lâcha la table, lutta pour ne pas perdre l’équilibre. Dans sa main explosait un soleil, mais il écarta la douleur. Il reprit la position pour attendre un autre coup, son pouce déjà enflé et bleuissant.

Le frère Doran se pencha pour le regarder dans les yeux ; ses mâchoires tremblaient. « Va te mettre au coin, sale petite vermine. »

Les larmes roulèrent sur les joues de McKenna dès le troisième coup. Le quatrième tomba moins fort ; le frère Doran semblait se fatiguer. Il renvoya les deux garçons en les poursuivant de sa fureur.

Dans le couloir, McKenna lança à Fegan qui le précédait : « Si tu racontes que j’ai pleuré, je t’éclate la tête. »

Fegan s’arrêta net et pivota. « Va te faire foutre », répondit-il.

McKenna approcha d’un air menaçant en s’essuyant le nez sur sa manche. « Qu’est-ce que tu as dit ?

— Va te faire foutre. » Fegan se détourna.

Deux poings massifs le frappèrent dans le dos. Il trébucha, réussit à se rattraper et fit face à McKenna en préparant son poing droit.

McKenna recula d’un pas et lui pointa son doigt crasseux sur la poitrine. « T’as intérêt à faire gaffe », dit-il. Puis il partit en courant dans la direction opposée.

Le lendemain, McKenna intercepta Fegan dans la cour et voulut voir sa main. Fegan lui montra les meurtrissures mauves et brunâtres qui s’étaient étendues à toute la paume.

« Merde, alors, dit McKenna. Ça fait mal ?

— À ton avis ?

— Je dirais que oui. Tu veux qu’on se retrouve plus tard ?

— Pour quoi faire ? » demanda Fegan.

McKenna plissa le front en se balançant d’un pied sur l’autre. « Ben, pour traîner. Pour rigoler, quoi… »

Fegan réfléchit. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais après tout, quel mal y avait-il à essayer ? « D’accord », répondit-il.

Il se fit beaucoup d’amis cet été-là. Sa mère ne les voyait pas d’un bon œil. Elle lui rappela que le frère aîné de Michael McKenna était en prison à Long Kesh pour possession d’arme. Fegan s’en fichait. Il était heureux d’avoir des copains.

La plupart d’entre eux étaient rassemblés aujourd’hui chez la mère de McKenna, échangeant des histoires du bon vieux temps que Fegan redoutait de devoir écouter. Il s’écarta du cercueil et se signa à nouveau.

Le calme qui emplissait la pièce fit place à un silence total. En même temps que sa propre respiration, Fegan prit conscience d’une présence derrière lui. Il se retourna et vit une femme, blonde et pâle, grande, fine, qui se tenait sur le seuil. Elle était vêtue avec une élégance toute simple, pantalon noir et chemisier blanc. Fegan s’effaça quand elle s’approcha du cercueil.

Elle tendit la main, presque à en toucher le bois lustré, puis arrêta son geste. Ses yeux gris bleu se fixèrent sur quelque chose que Fegan ne voyait pas, loin, très loin. Il sentit son cœur se serrer à l’idée qu’elle allait peut-être pleurer le souvenir de l’homme qui reposait dans le cercueil. Après une profonde inspiration, elle se ressaisit, battit des paupières, et articula silencieusement quelques mots. Le pincement qu’éprouvait Fegan se mua en une sourde noirceur quand il lut sur ses lèvres :

Tu l’as bien mérité.

Au moment de se détourner, elle croisa le regard de Fegan et se figea, comprenant qu’il avait déchiffré ses paroles.

Vous avez raison, avait-il envie de dire. Il a eu ce qu’il méritait. Mais il se contenta d’incliner la tête imperceptiblement.

Rougissante, elle partit vers la porte. L’une des trois sœurs de McKenna, debout sur le seuil, l’observait. En voyant la haine dans les yeux de Bernie McKenna, Fegan comprit qui était la femme blonde.

Marie McKenna, fille de Patrick et Bridget McKenna, nièce de feu Michael McKenna. Sept ans auparavant, alors que Fegan commençait à faire la connaissance de ses fantômes, Marie McKenna avait scandalisé sa famille en sortant avec un membre de la police royale d’Ulster, espèce détestée entre toutes. Pire, c’était un catholique, à une époque où s’engager dans la police constituait encore un acte de trahison. Elle n’avait déjà guère la faveur des milieux républicains parce qu’elle écrivait pour un journal unioniste, le Telegraph, ou le Newsletter — Fegan ne se souvenait plus —, et se retrouva bannie par toute sa famille, à l’exception de sa mère, du fait de son aventure amoureuse avec un flic.

Médisances, mise à l’écart, voire menaces de mort, ne réussirent pas à séparer le couple. Mais la grossesse, si. Quand le ventre de Marie commença à s’arrondir, au bout d’une relation qui durait depuis deux ans, le policier tira sa révérence. Par respect pour Bridget McKenna, la famille accepta à contrecœur de reprendre Marie. Eût-elle accepté l’aimable proposition qu’on lui faisait de supprimer le père absent, l’ensemble de la communauté lui aurait peut-être ouvert davantage les bras. Mais à présent, c’était une paria.

Fegan éprouvait comme dans sa propre chair la solitude de cette femme, rejetée de tous. Son cœur se serra.

Marie sortit, les yeux baissés. Sa tante lui lança un air mauvais et Fegan l’entendit marmonner : « Salope ! » Les têtes de ceux qui s’amassaient dans le couloir se tournèrent sur son passage, tandis que des murmures montaient dans l’air chaud et moite.

Fegan éprouva un besoin inexplicable, irrésistible, de la suivre. Il essaya de lutter, mais le désir était si fort qu’il se faufila aussitôt dans le couloir. Il avait du mal à la distinguer par-dessus l’attroupement, malgré sa haute taille. Entre deux crânes rasés, il repéra des cheveux blonds qui s’engageaient dans l’escalier. Le temps qu’il parvienne en haut des marches, elle avait déjà atteint le rez-de-chaussée. Il la vit embrasser la mère de McKenna, dont le sourire se changea en grimace dès que la jeune femme partit vers la porte.

Elle avait déjà disparu dans la lumière du dehors quand il parvint au bas de l’escalier. Une main s’abattit sur son avant-bras. Fegan sursauta et se campa sur ses deux jambes, prêt à en découdre. Une douleur fulgurante le prit à la tempe.

« Bon sang, Gerry ! dit Vincie Caffola en riant. Je pourrais croire que tu cherches à m’éviter. »

Onze formes mouvantes et impalpables s’insinuèrent entre les invités. Deux des fantômes vinrent se positionner derrière Caffola et, dans un geste flou, visèrent son crâne rasé. N’écoute pas et ne dis rien, pensa Fegan.

Il regarda Caffola droit dans les yeux. « Qu’est-ce que tu veux ? »

Caffola sourit et lui posa une main sur l’épaule. « On va au pub après, avec les gars. Ça te dit ? »

Les deux soldats de l’UDR dessinèrent des pistolets avec leurs mains. Fegan s’efforça de ne pas les voir.

« D’accord, répondit-il. Je vous retrouve tout à l’heure. Il y a trop de monde ici pour moi.

— Tu devrais rester encore un peu, reprit Caffola. McGinty arrive. Il dit qu’il ne t’a pas vu depuis des siècles.

— Non, j’y vais. » Fegan se détourna. « Je le verrai sûrement demain. À l’enterrement.

— Comme tu veux. » Caffola lui envoya une claque dans le dos. « À plus tard. »

Dehors, Fegan avala une grande goulée d’air, soulagé d’échapper à ces épaules et à ces torses pressés les uns contre les autres. Après avoir encore répondu aux hochements de tête respectueux des hommes qui fumaient et bavardaient devant la maison, et marmonné quelques formules de salut, il put enfin s’éclipser. Il essuya son front trempé de sueur, se rafraîchit en agitant les pans de sa veste, et rentra chez lui à pied.

Les onze silhouettes lui emboîtèrent le pas.

« Vous n’êtes jamais fatigués ? » demanda-t-il en se tournant vers eux. Onze morts, là, sur le trottoir, de taille réelle, accrochés à ses basques et qui le regardaient. Il laissa échapper un rire, saisi d’un bref accès d’hilarité. Vu que personne ne répondait à sa question, il en posa une autre tout en reprenant sa marche.

« Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Pourquoi ai-je essayé de la rattraper ? Et qu’est-ce que je lui aurais dit, hein ? »

La femme qui tenait son bébé sur un bras le dépassa et lui fit face. Elle posa un doigt sur ses lèvres. Chut. Puis, de ce même doigt, elle montra un point derrière lui. Fegan entendit une voiture qui ralentissait en parvenant à sa hauteur. Une Renault Clio, neuve. La vitre du passager s’abaissa.

« Je peux vous déposer quelque part ? » demanda Marie McKenna en inclinant sa tête blonde vers la fenêtre.

Fegan regarda la maison qu’il venait de quitter, puis, de l’autre côté, la direction qu’il s’apprêtait à prendre. Il lança un coup d’œil aux Suiveurs. La femme avec le bébé hocha simplement la tête.

« Je veux bien, oui », dit-il.


Fegan garda les mains croisées sur ses jambes et se tut pendant tout le trajet. Ses genoux touchaient le tableau de bord de la Clio, mais plus que l’inconfort de la position, c’était le silence qui lui pesait. Il en vint presque à regretter l’absence des Suiveurs. Marie avait visiblement envie de dire quelque chose depuis qu’il était monté, mais elle semblait incapable de se jeter à l’eau. Une fois garée devant chez Fegan dans Calcutta Street, elle luttait encore pour prononcer les paroles qui lui tenaient à cœur.

Au moment où il allait la remercier et descendre de voiture, elle se décida enfin : « Je ne pensais pas ce que j’ai dit.

— Qu’est-ce que vous avez dit ? demanda-t-il, bien qu’il sût à quoi elle faisait allusion.

— Tout à l’heure, devant le cercueil. » Elle regardait droit devant elle.

« Je n’ai rien entendu.

— Parce que je n’ai pas parlé à voix haute, mais vous avez compris.

— Oui, reconnut-il, jugeant inutile de mentir.

— Eh bien, je ne le pensais pas. S’il vous plaît, ne le racontez à personne. » Elle se tourna vers lui. Il s’attendait à lire une supplique dans ses yeux. Mais non, ils étaient calmes et froids, trahissant son émotion seulement par d’infimes tressaillements.

« Pourquoi irais-je le raconter ?

— Je sais qui vous êtes. Je sais que vous étiez son ami. Cela a dû vous offenser, et je le regrette. S’il vous plaît, n’en parlez pas. »

Sa voix tremblait et un voile passa devant ses yeux. Avait-elle peur de lui ? songea Fegan, soudain horrifié. Autrefois, il aurait pu en tirer du plaisir, mais à présent, cette idée le ravageait.

« Je ne dirai rien à personne, répondit-il. Je ne suis pas… je ne suis plus avec eux. Je ne suis plus… »

Elle vit qu’il cherchait ses mots. « Des leurs ? » suggéra-t-elle.

Fegan posa la main sur la poignée de la porte, partagé entre l’envie de rester ou de prendre la fuite. « Exactement.

— Je comprends », dit-elle. Un timide sourire s’esquissa sur ses lèvres. « On ne choisit pas ceux qui sont les nôtres et ceux qui ne le sont pas. Mais que fait-on si ceux qui ne sont pas les nôtres sont les seuls qui nous restent ? »

Attendait-elle une réponse ? Elle le sondait du regard, comme les psychologues en prison. Fegan considéra la question. « On continue, répondit-il. Ou bien on part. »

Le sourire de Marie s’épanouit et elle rougit. « Ça, c’est tout moi. Des questions, toujours des questions. En tout cas, merci pour votre indulgence. Je regrette… Je ne le pensais vraiment pas.

— Si, vous le pensiez. » Fegan s’aperçut qu’il avait parlé avant même que les mots prennent forme dans son esprit.

Elle pâlit, tout le sang refluant de son visage. Le sourire disparut. « Pardon ?

— Vous le pensiez, dit-il en ouvrant la portière. Et vous avez raison. »

Il descendit de voiture, se pencha vers la vitre baissée pour la regarder. « Il le méritait », ajouta-t-il avant de refermer la portière.

Elle le dévisagea longuement, interdite. Puis démarra en trombe et s’engagea sur la chaussée en coupant la route à un taxi. Le chauffeur protesta par un furieux coup de klaxon tandis que la Clio s’éloignait.

Fegan fit un tour sur lui-même. Où étaient les ombres ? « Qu’est-ce qui m’arrive ? » demanda-t-il tout haut.

9

Dans la pénombre et les recoins du pub envahis par la fumée, on pouvait boire sans être vu. Fegan se fondit parmi les autres consommateurs en évitant de croiser leurs regards ou d’échanger la moindre parole. Il avait commandé une Guinness, pas de whisky, afin de garder l’esprit clair pour la tâche qui l’attendait.

Un boulot. Voilà comment il avait toujours considéré le fait de tuer quelqu’un. C’était un travail, rien de plus, qu’on accomplissait sans état d’âme ni émotion. À la différence de ces assassins qui se voulaient artistes, lui se voyait comme un simple exécutant, même pas un artisan, juste un ouvrier qui connaît bien son métier. Il fallait être doté d’une solide carapace, de la faculté de laisser sortir la brutalité tapie en soi, et accepter d’agir à la place de ceux qui en étaient incapables. Un talent qu’il possédait, comme Caffola qui excellait à faire souffrir, et pour cela, on le respectait.

Mais était-ce du respect, ou de la peur ? Tous ces gens qui inclinaient la tête devant lui depuis des années… Agissaient-ils par déférence, ou dans la crainte qu’il pût s’attaquer à eux ? Les douze fantômes — onze maintenant — qui le hantaient depuis sept ans étaient ceux à qui il avait ôté la vie. Mais il en avait meurtri tant d’autres.

Trois morts dans l’attentat de la boucherie, bien que ce ne fût pas son intention. Il savait qu’au cours de la même opération d’autres hommes, d’autres femmes, avaient perdu un bras, une jambe, un œil, et basculé dans le sang et la souffrance. Pendant des années, il n’avait pu trouver le sommeil parce qu’il ne cessait de prendre la mesure de cette réalité, d’en éprouver le poids. Les ombres des morts ne lui avaient apporté aucune révélation supplémentaire.

Debout dans le pub bondé, il tenta de fermer la porte au passé, mais les souvenirs malgré lui s’emparaient de son esprit. Il se revit avec la femme dans le cimetière, la mère du douzième Suiveur…

« Vous êtes Gerry Fegan », dit-elle.

Elle était petite, toute grise. Fegan sentit la force de sa colère comme une brûlure.

« Vous êtes Gerry Fegan, et vous avez tué mon petit garçon. »

Il se releva. Debout devant la tombe de sa propre mère sur laquelle il venait de déposer un misérable bouquet de jonquilles, il chercha quelque chose à dire. N’importe quoi. Mais il ne trouva pas, parce que tout ce qu’il voyait, c’était l’horreur qui avait privé cette femme de son fils.

« Où l’avez-vous mis ? demanda-t-elle. Je viens ici tous les dimanches. Je lis les noms sur les tombes. Parfois, je perds la tête et je cherche le sien. Je sais que je ne le trouverai pas, mais je cherche quand même. Il m’arrive d’oublier comment il s’appelait… C’est comme s’il n’avait jamais existé. »

Elle s’approcha de Fegan et tendit vers lui une main tremblante. « Dites-moi où vous l’avez mis. Je vous en prie. Dites-moi juste où il est. »

Il se rappelait le sang du garçon livré aux mains de McKenna.

Son sang qui coulait, rouge vif.

« Gerry, comment va ? »

Fegan sortit brusquement du souvenir et se tourna vers l’homme qui venait de lui taper sur l’épaule.

Patsy Toner lui souriait, la bouche barrée par sa moustache. « McGinty t’a cherché aujourd’hui. Chez la mère de McKenna. Tu aurais dû rester.

— Qu’est-ce qu’il me veut ? » Fegan but une gorgée de Guinness.

« Il pense que tu n’exploites pas assez tes capacités. Tu es tranquille avec le boulot qu’il t’a trouvé aux services municipaux, et grâce à ses contacts, il peut te garder en place pendant des années sans que tu aies à lever le petit doigt. Tu touches ta paye à la fin du mois, ça ne gêne personne. » Toner soupira et posa une main sur l’épaule de Fegan. « Tu as tiré ta peine et le parti a une dette envers toi, mais il faut que tu donnes quelque chose en retour. Des broutilles… Un petit boulot de temps en temps. Tu seras payé, d’ailleurs.

— Ça ne m’intéresse pas », dit Fegan en se détournant.

Toner le retint par le bras. « Ce n’est pas si simple, Gerry. Tu as sûrement entendu la rumeur. McGinty est un peu en bisbille avec la hiérarchie en ce moment. Il a besoin de savoir qui sont ses amis. Écoute ce qu’il a à te dire, et fais ce qu’il te demande. »

Fegan se dégagea. « Tu es quoi, toi ? Son larbin ? »

Toner sourit et leva les mains dans un geste d’impuissance.

« Je te mets au courant, Gerry. C’est tout. Tu le verras demain.

— Oui, c’est ça », dit Fegan en le plantant là, les mains toujours levées comme un homme qui capitule.

Il se retira dans un coin sombre derrière le bar, à côté d’une console de jeu sur laquelle personne ne jouait. De là, il avait vue sur l’ensemble du pub et sur les clients gagnés par l’ivresse qui circulaient dans la semi-obscurité.

Un petit boulot de temps en temps, avait dit Toner. Fegan savait parfaitement de quoi il s’agissait. McGinty était un homme très occupé. Certes, les politiques avaient récupéré le mouvement et dénonçaient le racket, les extorsions et toutes les formes d’escroquerie, mais il fallait quand même maintenir un certain ordre des choses. Bloquer la libre compétition des bars et des compagnies de taxis. Empêcher les dealers de vendre dans certains quartiers — sauf s’ils payaient un droit d’accès, bien sûr. Escorter les électeurs hésitants aux bureaux de vote en leur indiquant les noms des futurs élus. Et tous ces gens, par centaines, qui n’avaient d’importance que le jour des élections.

À peine deux mois auparavant, pour la première fois, on avait voté pour élire un véritable gouvernement. Enfin. C’était fini. Fini pour qui ? se demandait Fegan. C’est à ce moment-là que les maux de tête avaient commencé. Les ombres, les visages s’étaient précisés. Il ne voulait pas les voir, il se taisait, mais ils étaient venus malgré tout.

Et puis, les hurlements.

Fegan ne dormait plus depuis une semaine quand Toner lui fourra un paquet de bulletins de vote dans les mains. Il ne vota qu’une seule fois — pour un inconnu qui faisait campagne en faveur d’une taxe sur l’essence — et jeta le reste des bulletins dans une poubelle. Les gars rivalisaient à qui déposerait le plus de bulletins dans les urnes. Eddie Coyle avait gagné en votant vingt-huit fois, dans onze bureaux différents. Cette prouesse lui rapporta cinq cents livres, somme sur laquelle sa femme fit aussitôt main basse. McGinty lui donna cinq cents livres de plus, et cette fois, Coyle eut la sagesse de n’en parler à personne. C’était peu cher payé pour assurer son siège à McGinty. Le bruit courait que le parti cherchait à l’évincer. Malgré tous ses efforts pour se présenter en politicien, il incarnait une époque révolue, mais s’il maintenait son électorat, on ne pourrait le mettre sur la touche comme tant d’autres qui visaient aussi une promotion au gouvernement.

Une douleur que Fegan connaissait bien lui vrilla la tempe, le froid glacé se répandit dans ses veines. À la porte du pub, une bousculade annonça l’arrivée de Caffola. Fegan l’attendait depuis une heure et se serait bien passé de cet éprouvant bain de foule, mais il décida de ne pas bouger pour l’instant. Il était encore tôt. Rien ne pressait.

De son recoin obscur, il voyait tout. Ses yeux le brûlaient.

La crâne de Caffola et sa boucle d’oreille, captant la faible lumière, le rendaient facilement repérable dans le pub. Avec son cou épais, soudé à ses larges épaules, il était l’image de la puissance physique. Fegan connaissait sa force. Sa brutalité, aussi. Ce ne serait pas facile, mais il pouvait l’avoir.

Quand ? Où ? Ce soir, si possible. Loin d’ici, et de préférence chez Caffola. Il était déjà ivre et vacillait. Peut-être ne tarderait-il pas à partir. À moins qu’on ne l’invite quelque part pour finir la nuit à boire. Si Fegan le suivait, il pourrait entrer par une fenêtre et le descendre en le surprenant dans l’hébétude de l’alcool.

Calme et patience, pensa-t-il dans sa forteresse d’ombres. Calme et patience.


Caffola coinça Fegan dans les toilettes et le fit reculer contre le mur. Devant les urinoirs, des hommes ivres mouillaient leurs pantalons. Son haleine sentait l’alcool. Saisi aussi par l’odeur viciée qui régnait dans la pièce, Fegan retint un haut-le-cœur quand il lui postillonna au visage.

« Tu sais combien je t’admire, Gerry », bafouilla Caffola. Dans son état d’ébriété, il parvenait à peine à maintenir les yeux ouverts. « Je te le jure. Toi et moi. On est potes. Pas vrai ?

— Oui », répondit Fegan. Le sang cognait derrière ses yeux douloureux.

« Je te le dis parce que je te respecte, tu comprends ? » Caffola posa sa main gauche sur la poitrine de Fegan, tandis qu’il s’appuyait de l’autre contre le carrelage.

Fegan le regarda droit dans les yeux. « Je comprends.

— McGinty s’inquiète pour toi. C’est vrai, quoi. T’étais notre meilleur gars. Tout le monde le sait.

— C’est vrai, dit Fegan, les tripes nouées mais s’efforçant de ne rien laisser paraître.

— Sauf que tu t’es mis à l’écart. Tu bois, tu racontes des conneries… C’est pas bon, Gerry. » Caffola posa sa paume sur la joue de Fegan. « Je te préviens juste comme ça. Moi, je m’en fous, c’est McGinty qui veut te parler. Pour mettre les choses à plat. Il n’est pas tranquille. “T’inquiète pas, Paul, je lui ai dit, ne te fais pas de souci pour Gerry Fegan, il va bien.” Pas vrai ?

— Oui.

— T’es le meilleur, pas vrai ?

— Oui.

— Mais il m’a dit que t’étais aussi le dernier à avoir vu Michael. » Les yeux de Caffola se firent menaçants. « Et l’autre connard de Lituanien… J’ai mis la dose, pourtant. Il a dit qu’il ne savait rien. Même quand je lui ai fait cracher toutes ses dents, il ne savait rien. »

Fegan tenta de s’esquiver. Caffola le repoussa contre le mur.

« Tu comprends mon problème, Gerry ? »

Il n’y avait plus personne dans les toilettes maintenant. Seulement onze silhouettes qui prenaient forme derrière Caffola. Deux ombres se détachèrent des autres et le mirent en joue. Était-ce possible, ici ? Non. Il n’y aurait aucun moyen de s’échapper.

« Tu me dis que tu n’as rien à voir avec ça, je te crois. C’est ce que j’ai raconté à McGinty. Je me suis mouillé pour toi, Gerry, alors ne me fous pas dans la merde. Demain, tu parles à McGinty. Et tu fais ce qu’il te demande, hein ?

— Oui. » Fegan se souvenait du temps où Caffola le craignait. Bien sûr qu’il pouvait l’avoir, ici, maintenant. Il s’enfuirait et personne ne se rendrait compte de rien. Il partirait. Il quitterait tout. La gorge de Caffola était là devant lui, à portée de main, si vulnérable à l’endroit où sa pomme d’Adam pointait par-dessus le col de sa chemise.

La porte s’ouvrit brusquement. Fegan détourna les yeux du cou de Caffola. « Ça chauffe, annonça Patsy Toner, le visage réjoui. Il y a des flics partout et des gamins qui dressent une barricade. C’est du sérieux. Une vraie baston qui se prépare. »

Caffola regarda tour à tour Toner, puis Fegan. « Putain, ça va faire du bien », dit-il.


« Comment ça a commencé ? demanda Caffola, incrédule, en avisant le tas fumant de matelas, de palettes et de détritus entassés au milieu de Springfield Road, à quelques mètres du croisement avec la rue du pub. Une trentaine de jeunes, essentiellement des enfants, faisaient cercle tout autour en scandant des slogans.

Plusieurs Land Rover de la PSNI[7] attendaient à une trentaine de mètres, moteurs ronflants. Les véhicules étaient moins intimidants qu’autrefois, avec leur nouvelle peinture à rayures blanches qui remplaçait le gris uniforme de la guerre. Les flics ne portaient pas l’attirail militaire, pas encore, mais bientôt, d’autres viendraient en renfort.

Devant ce spectacle, Fegan se sentit pris d’un trouble étrange, une accélération de tous ses sens. Les Suiveurs l’avaient quitté ; leurs ombres s’effaçaient. Il demeura en retrait contre le mur, pendant que Caffola et Toner arpentaient le trottoir.

« À cause de l’enterrement qui a lieu demain, il y a davantage de patrouilles, dit Toner. Les gamins en ont profité pour lancer des pierres. Les flics en ont pincé plusieurs. Du coup, d’autres s’y sont mis aussi, ils se sont fait ramasser, et ainsi de suite. »

Caffola souriait de toutes ses dents. « Bon sang. Ça fait des siècles qu’on n’a pas eu une vraie bagarre. On pourrait peut-être fabriquer des cocktails, vite fait.

— Pas le temps, dit Toner. On aurait juste de quoi en faire quelques-uns, mais pas assez pour tenir. Les gens ne sont plus dans le mode action maintenant. »

Caffola soupira. « Oui… Faut croire que c’est mieux comme ça.

— On peut quand même envoyer les plus grands remplir des poubelles de briques, reprit Toner. Derrière le pub de Tom, il y a une benne pleine de bouteilles en verre qu’ils n’auraient pas de mal à piquer.

— Ça me paraît un bon plan », approuva Caffola, qui semblait dessoûler sous l’effet de l’adrénaline. « Il vaut mieux prévenir McGinty. Tu l’appelles ?

— D’accord », dit Toner en sortant un portable de la poche intérieure de sa veste.

Caffola se frottait les mains, le visage éclairé d’un sourire dans l’obscurité croissante. « Qu’est-ce que t’en dis, Gerry ? demanda-t-il. T’es partant ?

— Ça dépend, répondit Gerry. Je vais rester un peu, pour voir.

— Bravo », dit Caffola en lui tapotant l’épaule.

Des adolescents et des garçons plus âgés vinrent grossir la troupe. Les flics différaient le moment d’intervenir en espérant que l’événement se résorberait de lui-même, comme la plupart du temps, auquel cas il n’en resterait le lendemain qu’un tas de détritus noircis à nettoyer par les services de voirie. Mais ce soir, Fegan sentait que ce serait différent. L’atmosphère était chargée d’une électricité qui annonçait l’orage.

Il examina le ciel. Tout avait commencé trop vite… Aucun hélicoptère en vue. Autrefois, les Anglais en auraient fait décoller deux ou trois de leurs bases à Holywood, ou à Lisburn, et auraient couvert la zone en quelques minutes. Demain, ils survoleraient la foule rassemblée à l’occasion de l’enterrement, mais pour l’instant, le ciel était vide.

Un garçonnet d’une douzaine d’années à peine, roux et maigrichon, attrapa un bout de bois enflammé dans la pile de détritus fumants, s’avança de quelques pas et le lança de toutes ses forces. Le projectile retomba en projetant des braises rougeoyantes, à mi-chemin entre la barricade et les policiers qui ne bougeaient pas. Les autres garçons poussèrent une acclamation de triomphe.

« C’est pas vrai ! grogna Caffola. Hé, là ! »

N’obtenant pas de réponse, il cria encore : « Hé ! Toi ! »

Le petit rouquin se retourna.

« Oui, toi ! Viens ici. »

Le garçon s’approcha lentement.

« T’es con ou quoi ? demanda Caffola.

— Non, répondit le gamin.

— Ben, on ne dirait pas. Mets-toi quelque chose sur le visage, sinon tu vas te faire repérer par les caméras.

— O.K. » Le gamin sortit un mouchoir froissé de sa poche, le noua derrière sa tête pour se masquer le nez et la bouche, puis rejoignit ses camarades derrière la barricade.

« Les gosses d’aujourd’hui n’y connaissent rien, dit Caffola d’un air accablé. Cocktails Molotov, parpaings, catapultes… À notre époque, on aurait déjà mis la rue en vrac. » Il désigna les Land Rover en grimaçant un sourire. « Et ces connards, là, ils auraient riposté avec des balles en plastique. Les temps ont bien changé, Gerry. »

Fegan acquiesça. « Oui, les temps ont changé. »

Le quartier alentour avait en effet connu plus d’émeutes que tout autre endroit au monde. D’abord, les manifestations pour les droits civiques des années soixante, quand Fegan était encore trop jeune pour comprendre, puis la colère qu’avaient déclenchée les mesures de l’internment[8], au début des années soixante-dix. Les journalistes payaient les gamins pour les inciter à lancer des pierres et des bouteilles sur les Anglais, afin de filmer ainsi une échauffourée supplémentaire. Ensuite vinrent les grèves de la faim. Les rues s’embrasèrent à nouveau au début des années quatre-vingt, après la mort de dix détenus dans la prison de Maze. Là, plus besoin de payer ; la rage tenaillait la ville entière, la moindre étincelle mettait le feu aux poudres. Violents affrontements, enfants utilisés comme armes de guerre : telles étaient les tactiques. La photo d’un enfant blessé, quelles que soient les circonstances, frappait plus fort qu’une dizaine de bombes. Les militants enragés comme Paul McGinty avaient très vite compris la stratégie. Fegan la connaissait bien, cette colère extrême qui débordait dans la violence. Et malgré la lassitude qu’il éprouvait d’en être témoin, il ne pouvait nier l’excitation qui s’emparait de lui dans ces instants-là.

Quelques clients du pub sortirent dans la rue. Les autres demeuraient à l’intérieur, préférant boire en paix plutôt que se mêler à l’agitation.

Patsy Toner referma son portable.

« Alors ? demanda Caffola.

— On a le feu vert. Mais pas de dérapage. Pas de vandalisme. La seule cible, c’est la police. Vu que les journalistes sont déjà prêts pour couvrir l’enterrement, ils vont arriver très vite. McGinty sera là dans une heure, et tout doit se calmer pour qu’on voie qu’il contrôle la situation.

— Il est malin, comme d’habitude », dit Caffola. Puis, frappant ses paumes l’une contre l’autre : « Allez, on y va. »

10

Une émeute, c’est un peu comme un incendie. Le feu se nourrit de lui-même et devient très vite son propre maître. Mais on peut souffler sur les flammes, ou bien les étouffer. Si la police et les gamins tenaient lieu de papier et de petit-bois, les hommes de la trempe de Caffola étaient l’étincelle qui venait tout embraser. D’autres, comme le père Coulter, apportaient de l’eau pour éteindre le brasier. Mais comme le prêtre n’était pas présent ce soir, Caffola allumait et attisait sans restriction. Fegan, pris d’une fascination morbide, l’observa à l’œuvre.

Caffola se déplaçait entre les différents groupes de gamins et de jeunes, distribuant force claques dans le dos en même temps que ses directives. On lui obéissait sans discuter.

Aussitôt, les garçons les plus âgés partirent en quête de munitions. Ils revinrent sans tarder avec de grosses poubelles en plastique, chargées des projectiles qu’ils avaient rassemblés en fouillant les maisons à l’abandon et les terrains vagues des environs. Briques, bouteilles, fragments de béton, métaux au rebut. Tout ce qui leur était nécessaire. À l’insu de la police, deux adolescents d’une quinzaine d’années les rejoignirent au coin de la rue, roulant la poubelle du pub dont le contenu vibrait en produisant un bruit de verre entrechoqué.

Sur le qui-vive à présent, les flics s’étaient regroupés et échangeaient des mots d’ordre. Ils savaient que, cette fois, on n’échapperait pas à l’affrontement. Certains d’entre eux enfilaient casques et gilets de protection.

Dix minutes plus tard, Caffola reçut un appel l’informant que six bidons d’essence étaient disponibles au fond d’une ruelle. Il y envoya les adolescents avec la poubelle remplie de bouteilles. « Prenez tout le linge que vous trouverez sur les cordes, ordonna-t-il. Pour faire des chiffons. » Il sortit un billet de dix livres de sa poche et le fourra dans la main de l’un des garçons. « Achetez du sucre, aussi. Vous vous rappelez ? On en met dans l’essence, ça colle mieux… Et demandez à Tom de vous donner des cartons pour rapporter les bouteilles. »

Le garçon disparut avec son ami en traînant la poubelle.

Les premières pierres volèrent bientôt. Peu nombreuses au début, puis en tir plus soutenu. À l’abri derrière les Land Rover, les flics laissaient les esprits s’échauffer en attendant du renfort pour intervenir.

La camionnette d’une équipe de télévision s’arrêta derrière les policiers. L’alerte avait été donnée. Autour du tas de débris fumants qui grossissait à vue d’œil, l’attroupement se fit plus dense. Caffola surveillait l’évolution de la situation, mains sur les hanches, narines palpitantes comme s’il flairait la violence dans l’air.

Fegan aussi se retrouvait en terrain connu, dans l’odeur de ses souvenirs. « Ça va mal tourner ? demanda-t-il.

— Non, répondit Caffola. Ils vont juste mettre un peu le bazar. Il n’y aura pas de morts. »

Fegan regarda son compagnon à hauteur de la gorge. « Tu es sûr ?

— Mais oui… C’est plus les années quatre-vingt. Merde, même dans les années quatre-vingt-dix, on a fait mieux que ça. Ils s’en sortiront avec des points de suture par-ci par-là. » La bedaine de Caffola tressauta quand il se mit à rire. Il désigna les Land Rover. « Tu la vois ? »

Fegan suivit la direction indiquée par son doigt. Il aperçut une femme policier, accroupie avec ses camarades, le dos tourné. En voyant les mèches blondes qui s’échappaient de sa casquette, il pensa à Marie McKenna et chassa aussitôt l’image de son esprit.

Caffola le poussait du coude. « Derrière la Land Rover. Tu la vois ? »

Fegan faillit confirmer mais se retint. S’il ne disait rien, peut-être Caffola choisirait-il une autre cible. Vain espoir.

« Regarde », dit Caffola en attrapant une bouteille vide sur le rebord de la fenêtre du pub. Il prit son élan en quelques pas, tenant la bouteille dans sa main droite, et déploya le bras pour lancer son projectile.

La bouteille s’éleva dans les airs, décrivit un lent arc de cercle en direction de la femme policier. Fegan ferma les yeux et souhaita de toutes ses forces, pourvu qu’il la rate… Il ne rouvrit les yeux qu’après avoir entendu la bouteille exploser sur l’asphalte.

Les flics resserraient leurs rangs derrière les Land Rover.

« Merde, grommela Caffola en adressant un clin d’œil à Fegan. Mais c’est pas tombé loin. »

Fegan inspira profondément. C’était la dernière nuit que Vincent Francis Caffola passait sur cette terre, se promit-il.

À cette pensée, il fut pris d’une douleur fulgurante aux tempes et un grand froid le saisit. Les ombres s’allongeaient dans le crépuscule. Des formes en émergeaient, compactes, venant vers lui. Les deux soldats de l’UDR se postèrent derrière Caffola, bras levés, doigts sur la détente. Les autres faisaient cercle autour de Fegan. La femme serrait dans ses bras le bébé qui s’agitait. Elle lui sourit.

Hurlements de moteurs, coups de frein… Six autres Land Rover venaient de rejoindre les forces de police. Des hommes en jaillirent, portant casques à visière, masques anti-feu et équipement pare-balles, armés de boucliers et de matraques.

Ils étaient prêts. Les émeutiers étaient prêts. Fegan était prêt.

Caffola se tourna vers lui en souriant. « Putain, ça va faire du bien », dit-il.


Dans un premier temps, les policiers se contentèrent de lever leurs boucliers pour se protéger des jets de pierres. Un officier gradé, reconnaissable à sa démarche, faisait les cent pas à l’arrière en aboyant des ordres. Fegan était trop loin pour entendre ses paroles, mais il devinait.

Tenez bon. On reste en place.

Tout bascula quand arrivèrent les premiers cocktails Molotov. Un gamin qui vacillait sous le poids d’un carton s’arrêta au débouché d’une rue, sans être repéré par la police. Dos au mur, il attira l’attention de Caffola. Les plus grosses bouteilles avaient été remplies d’essence et de sucre, enveloppées dans des chiffons imbibés.

Fegan ouvrait et fermait les poings, luttant pour maîtriser sa montée d’adrénaline. Les Suiveurs rassemblés autour de lui attendaient.

Au signal de Caffola, les garçons se précipitèrent pour s’emparer des bouteilles. La fumée qui montait du bois et des matelas entassés sur la barricade obscurcissait leurs préparatifs. Mais chacun connaissait la suite. Les cocktails Molotov étaient toujours l’arme de premier choix dans la rue.

Fegan n’aurait pu dire qui lança le premier. Il ne vit que la flamme et son sillage de fumée. Quand le verre explosa, le liquide prit feu à quelques mètres des flics qui reculèrent, réprimandés par leur chef. Les émeutiers hurlaient de joie.

Le deuxième fut envoyé par le garçon roux et maigrelet à qui Caffola avait rappelé de se dissimuler le visage. Il y mit toute sa force, mais le projectile retomba trop loin des policiers. L’essence se répandit et ne s’enflamma pas. Déçu, le gamin trépigna.

Le troisième marqua un point. Derrière la barricade, un adolescent de quinze ou seize ans alluma le torchon qui entourait sa bouteille. La flamme jaillit pendant qu’il s’avançait. Il fit cinq pas en courant, lança son missile, puis se figea pour en observer la trajectoire. Tout le monde retint son souffle en suivant des yeux la bouteille qui s’élevait dans les airs et retombait en laissant échapper une traînée de fumée, tandis que les policiers menacés faisaient retraite. L’essence s’embrasa sous leurs pieds, saluée par un tonnerre d’acclamations.

Pendant que Caffola riait et lui tapait sur l’épaule, Fegan regarda les quatre flics touchés par l’explosion rouler à terre. Leurs collègues étouffaient les flammes en les frappant de leurs mains gantées.

D’autres Molotov atteignirent leur cible et détonèrent contre les Land Rover ou aux pieds des policiers. Chaque lancer réussi déclenchait une ovation parmi les jeunes attaquants. Les onze Suiveurs se serraient autour de Fegan, fascinés par le spectacle.

« Ils vont bientôt donner l’assaut », dit Fegan. Le sang battait à ses tempes, les martèlements de son cœur s’accélérèrent. « Avec les Land Rover, pour essayer de nous disperser.

— Je sais, répondit Caffola en lui adressant un clin d’œil complice. J’ai connu ça, t’as oublié ?

— Non, je n’ai pas oublié. » Fegan se rappelait tout, en effet. La charge de la police, les jeunes qui s’enfuiraient dans les rues avoisinantes… À ce moment-là, il tiendrait l’occasion d’entraîner Caffola à l’écart.

Ce n’était plus qu’une question de minutes, songea-t-il. Les Land Rover se plaçaient en position. Les véhicules attaqueraient en premier, les policiers suivraient. Le calme se fit parmi les émeutiers ; chacun se préparait à résister. Caffola laissa échapper un gloussement réjoui en entendant la voix du commandant portée par la brise. Les moteurs des Land Rover rugirent et les flics levèrent leurs matraques.

« C’est parti », dit Fegan.

11

Aussitôt que la charge fut donnée, les gamins détalèrent en riant. Les garçons plus âgés ne reculaient pas. Ils continuèrent à lancer quolibets, briques et bouteilles, même lorsque les Land Rover atteignirent la barricade. Les véhicules blindés pulvérisèrent le tas de débris fumants, au milieu des flammes et des projectiles embrasés qui volaient en tous sens. Puis les policiers s’élancèrent en vociférant et en brandissant leurs matraques.

« Allez, on se taille », dit Caffola en attrapant Fegan par la manche.

Ils partirent dans une course effrénée et empruntèrent une ruelle déserte, bousculant sur leur passage poubelles et vieilles bicyclettes, pendant que les chiens aboyaient au fond des cours. Le rire de Caffola résonnait dans l’étroit boyau.

À la sortie de la ruelle, ils traversèrent un terrain vague pour gagner les rues de l’autre côté. Caffola partit dans une direction, mais Fegan le retint et l’attira vers un passage entre deux pâtés de maisons. « Non, par là », suggéra-t-il.

Caffola le suivit. Une fois parvenus au fond de l’impasse, ils s’arrêtèrent. Caffola se pencha en avant et lâcha un long gémissement.

« J’ai plus la forme, dit-il en tentant désespérément de reprendre son souffle.

— Moi non plus », haleta Fegan. Une brûlure atroce lui déchirait les côtes et il s’appuya contre le mur, saisi d’un étourdissement. Il lui sembla que son crâne allait éclater, tant la pression était forte derrière ses yeux. Paumes appuyées contre ses tempes, il respira en serrant les dents.

Caffola se tint le ventre d’une main, s’accrochant de l’autre à une poubelle.

« Nom de Dieu. » Sa bouche s’ouvrit tout grand et Fegan entendit le jet de son vomissement. Dans l’odeur nauséabonde qui le rattrapait, il se couvrit le nez et la bouche.

Il ferma très fort les yeux. La douleur lui martelait le front. Même s’il ne les voyait pas, il les sentait tous les onze. Ils essayaient de pénétrer sa conscience. Sans savoir pourquoi, il inspira profondément et les laissa entrer. Un dernier éclair s’alluma dans sa tête, et la souffrance disparut. Il s’abandonna un moment au vertige que lui procurait ce brusque soulagement, puis ouvrit les yeux en se demandant ce qu’il allait découvrir.

Les Suiveurs rassemblés dans la ruelle obscure se tenaient à distance, observant la scène. Les soldats de l’UDR s’avancèrent. La haine flambait sur leurs visages, doublée d’un plaisir sauvage.

Fegan regarda Caffola qui vomissait toujours. Les premières gouttes de pluie lui rafraîchirent le front. Il se tourna de nouveau vers les deux UDR. Leurs yeux luisaient dans la nuit tombante. Ils souriaient de leurs bouches édentées, aux chairs mises à vif, tandis que derrière eux, les autres glissaient entre les ombres.

Fegan referma les yeux. Si seulement il pouvait y avoir un autre moyen. Une autre vie, loin de tout ça. Un sommeil paisible et des mains qui ne seraient pas tachées de sang.

Si seulement.

Il soupira, ouvrit les yeux, et sortit une paire de gants en latex de sa poche. Tout en les enfilant, il demanda : « Tu te souviens des deux soldats de l’UDR, à Lurgan ?

— Hein ? » Caffola se redressa en s’essuyant la bouche du revers de la main.

« À Lurgan. Ce devait être en 87 ou en 88. Tu te rappelles ? Pendant que tu les torturais, il y en a un qui s’est levé. Tu es tombé sur le cul et c’est moi qui ai dû les achever à ta place.

— Oui, je me rappelle », dit Caffola en esquissant un sourire, le souffle court. Il toussa et cracha. « Ils beuglaient comme des porcs. » Puis il fronça les sourcils en avisant les mains de Fegan. « C’est pour quoi faire, ça ? »

La pluie tombait plus fort à présent. Les deux UDR s’approchèrent, épargnés par les gouttes.

« Ils veulent ta peau, dit Fegan.

— Qu’est-ce que tu racontes, Gerry ? » Caffola s’appuya contre le mur.

« Les soldats de l’UDR. » Dans l’obscurité, Fegan s’accroupit et promena sa main à tâtons sur le sol mouillé. « Ils veulent ta peau. »

Caffola s’avança d’un pas. « Qu’est-ce qui se passe ? »

Fegan trouva ce qu’il cherchait et se releva. « Désolé », dit-il en se demandant s’il présentait ses excuses aux deux UDR ou à Caffola. Peut-être aux deux… Il s’approcha.

Caffola recula, mains levées. « Qu’est-ce que tu fais, Gerry ?

— Ce qui aurait dû être fait depuis longtemps. »

Ayant reculé tout au fond de l’impasse, Caffola ne pouvait aller plus loin. « C’est toi qui as descendu McKenna.

— Oui », répondit Fegan en levant la brique. Dans les dernières lueurs du crépuscule, il vit aux yeux de Caffola que celui-ci avait compris. Il n’eut pas le temps d’abattre la brique. Caffola se projeta en avant et le heurta en pleine poitrine.

Les deux hommes roulèrent à terre, Caffola sur Fegan qui en eut le souffle coupé. La brique lui échappa. Malgré leurs jambes emmêlées, Caffola tenta de se relever mais s’écroula, cette fois sur le côté. Fegan le saisit par sa veste pour l’immobiliser. Il entendit le tissu se déchirer. Caffola lui envoya son coude dans la joue et réussit à se dégager. Il était déjà debout quand Fegan l’attrapa par les chevilles.

En essayant d’amortir sa chute, Caffola retomba sur le poignet. On entendit le claquement sec de l’os qui se brisait. Il poussa un hurlement qui se répercuta dans l’étroite ruelle. Fegan le retourna à plat ventre, s’assit sur lui à califourchon, retrouva la brique et la brandit à nouveau. Caffola cria une dernière fois avant que le coup ne s’abatte sur sa tempe.

À présent que Caffola ne bougeait plus entre ses jambes, Fegan jeta la brique vers les Suiveurs. Ils s’écartèrent pour la laisser rouler plus loin. Les deux soldats de l’UDR vinrent se pencher sur Caffola, à la hauteur de Fegan, et le visèrent à la tête. Caffola avait les yeux vitreux. Un filet de sang s’échappait de sa blessure à la tempe. Il gémit.

« J’ai compris », dit Fegan. Pinçant le nez de Caffola entre ses doigts, il lui couvrit la bouche et pesa sur lui tout le temps que durèrent les soubresauts. Dans sa main gantée se répandit un liquide chaud. Il maintint la pression tandis que Caffola vomissait encore. Enfin, il sentit que la vie s’échappait du corps emprisonné sous le sien.

Il ferma les yeux et palpa le cœur de sa victime, cherchant en même temps un sens à ce qu’il venait de faire. Il ne trouva qu’un vide glacé, seule réponse à ses espoirs.

Ôtant sa main, qui couvrait la bouche de Caffola, il laissa le vomi se répandre sur le sol. L’odeur acide et la chaleur qu’il percevait sur sa paume lui retournaient l’estomac. N’écoute pas, ne dis rien. Il se tourna vers les Suiveurs. La femme s’avança vers lui, son bébé dans les bras, vêtue de sa jolie robe à fleurs qu’on distinguait encore dans l’obscurité. Elle hocha la tête et sourit à Fegan, de son sourire las et triste.

Les deux soldats de l’UDR avaient disparu. Il restait neuf Suiveurs.

« À qui le tour ? » demanda Fegan.

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