4

Écouter de la musique à m’en faire exploser les tympans, j’avais oublié les sensations que ça me procurait. J’avais longuement hésité à mettre en marche la chaîne hi-fi. Il fut pourtant une époque où c’était un réflexe. Je l’avais observée, j’avais tourné autour. L’incident du compteur électrique avait bouleversé l’ordre des choses. Je m’étais fait violence, je sortais plus souvent de chez moi, j’allais marcher une petite heure sur la plage, j’essayais de ne pas traîner en pyjama à longueur de journée. Je faisais tout pour réintégrer le monde des vivants et ne plus sombrer dans des délires paranoïaques. Un matin, je m’étais surprise à me sentir moins broyée au réveil, j’avais eu envie de musique et j’en avais écouté. Bien sûr j’avais pleuré, l’euphorie n’avait pas duré.

Le lendemain, j’avais recommencé. Alors je n’avais pu m’empêcher de me dandiner en rythme. Je renouais avec mes anciennes habitudes. Je dansais comme une furie toute seule dans mon salon. Seule différence à Mulranny, pas besoin de casque sur les oreilles, je m’en donnais à cœur joie, les basses grondaient.

Je connaissais cette chanson sur le bout des doigts, aucun accord ne m’avait jamais échappé. Je me tortillais, une fine pellicule de sueur recouvrait ma peau, ma queue-de-cheval partait dans tous les sens, et mes joues étaient forcément rouges. D’un coup, une percussion ne colla pas au rythme. Je baissai le volume et j’entendis toujours le même fracas. La télécommande en main, je m’approchai de la porte d’entrée, elle trembla. Je comptai jusqu’à trois avant de l’ouvrir.

— Bonjour Edward, que puis-je faire pour toi ? lui demandai-je avec mon plus beau sourire.

— Baisser ta musique de merde.

— Tu n’apprécies pas le rock anglais ? Tes compatriotes…

Il donna un coup de poing dans le mur.

— Je ne suis pas anglais.

— C’est clair, tu n’as pas leur flegme légendaire.

Je continuais à lui sourire de toutes mes dents. Il serra, desserra les poings, ferma les yeux, respira profondément.

— Tu me cherches, dit-il de sa voix rauque.

— Vraiment pas, non. Tu es à peu près le contraire de ce que je cherche.

— Méfie-toi.

— Ouh, j’ai peur.

Il pointa un doigt dans ma direction, mâchoire serrée.

— Je ne te demande qu’une chose, baisse le volume. Tu fais vibrer ma chambre noire, et ça me dérange.

J’éclatai de rire.

— Tu es vraiment photographe ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Oh, rien. Mais qu’est-ce que tu dois être mauvais.

Si j’avais été un homme, il m’en aurait collé une. Je poursuivis.

— La photo est un art, ce qui requiert un minimum de sensibilité. Or tu en es totalement dépourvu. Conclusion, tu n’es pas fait pour ce métier. Bon, écoute, j’ai pris beaucoup de plaisir à discuter avec toi… non, je plaisante, alors excuse-moi, j’ai mieux à faire.

Je le défiai du regard, tendis la télécommande en direction de la chaîne et poussai le volume au maximum. Je me mis à gigoter sous ses yeux avant de lui claquer la porte au nez.

J’exultais en dansant et en chantant à tue-tête. Qu’est-ce que c’était bon de lui avoir cloué le bec ! J’avais bien envie de continuer à m’amuser et de finir le travail commencé, j’allais lui pourrir sa journée. C’était forcément le genre de mec à aller boire un verre pour se calmer.


Contrairement à la première fois, j’entrai dans le pub d’une manière civilisée. Je saluai les clients d’un geste de la main agrémenté d’un sourire. Je commandai un verre de vin rouge et payai ma consommation rubis sur ongle, avant de m’asseoir à une distance respectable de mon voisin.

Il était encore plus renfrogné que d’habitude, j’avais vraiment dû lui taper sur les nerfs. Il jouait avec son briquet, mâchoire crispée, il vida d’un trait sa bière avant d’en recommander une autre d’un simple signe de tête. Il planta son regard dans le mien. Je levai mon verre dans sa direction et bus une gorgée. Je pris sur moi pour ne pas recracher. Ce vin, s’il méritait vraiment cette appellation, était imbuvable. À côté, une piquette en bouteille de plastique aurait été recommandée par un sommelier. Qu’avais-je cru ? Trouver un millésime au fin fond de ce bled irlandais, où l’on ne buvait que de la Guinness et du whisky ? Pour autant, ça ne m’empêcha pas de continuer à défier Edward du regard.

Ce petit manège dura une bonne demi-heure. Je finis par l’emporter quand il se leva et prit le chemin de la sortie. Je venais de gagner une bataille, j’avais fait quelque chose de ma journée.

J’attendis quelques minutes avant de partir à mon tour. La nuit était tombée, je relevai le col de mon manteau. Nous étions fin octobre, et les prémices de l’hiver se faisaient de plus en plus sentir.

— C’est bien ce que je pensais, dit une voix rauque.

Edward m’attendait à ma voiture. Il était d’un calme inquiétant.

— Je te croyais parti chez toi. Tu n’as pas de photos à développer ?

— Tu m’as fait gâcher une pellicule entière aujourd’hui, alors ne me parle pas de mon travail. Tu ne dois même pas savoir ce que c’est, le travail.

Sans me laisser le temps de répondre, il enchaîna.

— Je n’ai pas besoin de te connaître pour savoir que tu ne fais rien de tes journées. Tu n’as pas une famille ou des amis qui t’attendent ailleurs ?

La peur me fit bafouiller, il avait repris le contrôle.

— Non, évidemment ! Qui voudrait de toi ? Tu es sans intérêt. Tu as bien dû avoir un mec, mais il est mort d’ennui…

Ma main décolla toute seule. Je frappai tellement fort que sa tête partit sur le côté. Il se frotta la joue et fit un sourire en coin.

— J’aurais touché un point sensible ?

Ma respiration s’accélérait, les larmes montaient.

— J’ai compris, il ne voulait plus de toi. Il a eu bien raison de te larguer.

— Laisse-moi passer, lui demandai-je alors qu’il me barrait l’accès à ma voiture.

Il me retint par le bras et me regarda droit dans les yeux.

— Ne t’avise plus jamais de faire ça, et prends ton billet de retour.

Il me lâcha brutalement et disparut dans la nuit. Du revers de la main, j’essuyai mes larmes. Je tremblais tellement que mes clés tombèrent. Je me battais avec la poignée quand la voiture d’Edward partit en trombe. Sans être un meurtrier, cet homme restait dangereux.


J’étais assise par terre au milieu du séjour. Une faible lumière éclairait la pièce. La première bouteille de vin n’était pas loin d’être finie. Avant d’écraser ma cigarette, j’utilisai le mégot pour allumer la suivante. Je finis par attraper mon téléphone.

— Félix, c’est moi.

— Quoi de neuf au pays des moutons ?

— Je n’en peux plus, je suis à bout.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je te promets, j’ai essayé, je me suis forcée, mais je n’y arrive pas.

— Ça va passer, me dit-il doucement.

— Non ! Ça ne passera jamais, y a plus rien, plus rien du tout.

— C’est normal que tu n’ailles pas bien, ces jours-ci. L’anniversaire de Clara remue trop de souvenirs.

— Tu iras la voir, demain ?

— Oui, je m’occupe d’elle… Rentre à la maison.

— Bonne nuit.

Je titubai jusqu’à la cuisine. J’abandonnai le vin. Je noyai le jus d’orange dans le rhum, mon verre dans une main, la bouteille dans l’autre, je repartis m’écrouler. Jusqu’au petit matin, je bus, fumai et pleurai.

Le jour était levé quand mon estomac commença à se tordre. Je me précipitai au-dessus des toilettes sans me soucier de ce que je renversais au passage. Mon corps était agité de spasmes plus violents les uns que les autres. Après avoir vomi pendant ce qui me sembla des heures, je me traînai dans la douche sans prendre la peine de me déshabiller. Je restai assise sous le jet, les genoux repliés, et me berçai d’avant en arrière en poussant des plaintes. L’eau chaude devint tiède, puis froide, et pour finir glacée.

Mes vêtements trempés restèrent sur le carrelage de la salle de bains. Le linge propre et sec ne me fit aucun bien, pas même le sweat de Colin. J’étouffai. Je mis la capuche sur ma tête et sortis.

Mes jambes réussirent à me porter jusqu’à la plage. Allongée sur la grève, je fixais la mer déchaînée ; la pluie martelait mon visage, le vent et le sable le cinglaient. Je voulais m’endormir, pour toujours, peu importe où j’étais. Ma place était auprès de Colin et Clara. J’avais trouvé un bel endroit pour les rejoindre. J’étais perdue entre le rêve et la réalité. La conscience m’abandonnait petit à petit, mes membres s’engourdissaient, je m’enfonçais doucement. Il faisait de plus en plus sombre. La tempête m’aidait à partir.

Un chien aboya tout près de moi, je sentis qu’il me reniflait, qu’il me donnait des petits coups de truffe pour me faire réagir. Lorsqu’un sifflement retentit, il s’éloigna. J’allais pouvoir finir mon voyage.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Je reconnus la voix rauque d’Edward et la peur m’envahit. Je me recroquevillai sur moi-même, fermai les yeux de toutes mes forces et mis un bras sur ma tête pour me protéger.

— Fous-moi la paix ! lui lançai-je.

Je sentis ses mains se poser sur moi, ce fut l’électrochoc. Je me débattis à coups de pied et de poing.

— Lâche-moi.

Je réussis à me dégager. Je tentai de me mettre debout, mais je fus trahie par ma faiblesse. J’allais tomber quand le sol se déroba. J’étais coincée dans les bras d’Edward.

— Tais-toi et laisse-toi faire.

Je ne pouvais pas lutter. Par réflexe, je m’accrochai à son cou. Son corps me protégea aussitôt des assauts du vent. La pluie cessa, nous étions à l’abri. Sans me poser, il monta un escalier. D’un coup d’épaule, il ouvrit une porte, puis il avança dans la pièce et me déposa sur un lit. Je gardai la tête basse et courbai le dos. Sans le regarder directement, je le vis balancer son caban dans un coin de la chambre. Il disparut quelques instants avant de revenir, une serviette autour du cou et une autre à la main. Il s’accroupit devant moi et commença à essuyer mon front et mes joues. Ses mains étaient grandes. Il retira complètement ma capuche et détacha mes cheveux.

— Enlève ton pull.

— Non, lui répondis-je la voix enrouée et en secouant la tête.

— Tu n’as pas le choix, si tu ne te déshabilles pas, tu vas tomber malade.

— Je ne peux pas.

Je frissonnais de plus en plus. Il se pencha, retira mes bottes et mes chaussettes.

— Mets-toi debout.

Je pris appui sur le lit pour me lever. Edward m’enleva le sweat de Colin. Je perdis l’équilibre, il me rattrapa par la taille et me garda contre lui quelques instants avant de me lâcher. Il déboutonna mon jean et le baissa. Il me soutint pour que je réussisse à m’en extirper. Ses mains effleurèrent mon dos quand il me débarrassa de mon tee-shirt. Un sursaut de pudeur me fit enrouler les bras autour de ma poitrine. Il alla fouiller dans un placard et revint avec une chemise qu’il m’aida à enfiler. Les souvenirs jaillirent en même temps que les larmes. Edward ferma chaque bouton et glissa mon alliance sous le tissu.

— Couche-toi.

Je m’allongeai, et il remonta l’édredon sur moi. Il repoussa les cheveux de mon front. Je sentis qu’il s’éloignait. Ma respiration se saccada, les pleurs redoublèrent. J’ouvris les yeux et, pour la première fois, je le regardai. Il se passa une main sur le visage et partit. Je ressortis mon alliance de la chemise pour la serrer dans ma main. Je me mis en position fœtale et enfonçai ma tête dans l’oreiller. Puis je finis par sombrer dans le sommeil.


Je n’avais pas envie de me réveiller, et pourtant mes sens se mettaient en éveil. Mes yeux papillonnèrent. Les murs de ma chambre n’étaient pas gris, ils étaient blancs. Je lançai mon bras sur la table de nuit pour allumer la lampe de chevet, je rencontrai le vide. D’un bond, je m’assis dans le lit, une migraine épouvantable se déclencha. Je massai mes tempes du bout des doigts, et la journée de la veille repassa en accéléré. Mais gros trou noir en ce qui concernait la nuit.

Mes premiers pas furent hésitants. Je collai une oreille sur la porte avant de l’ouvrir. Le couloir était silencieux. Je pourrais peut-être déguerpir sans qu’Edward ne s’en aperçoive. Sur la pointe des pieds, j’avançai vers l’escalier, je tentais d’être la plus discrète possible. Un raclement de gorge interrompit le fil de mon cheminement. Je me figeai. Edward se tenait derrière moi. Je soufflai un grand coup avant de lui faire face. Ses yeux me parcoururent de la tête aux pieds, le regard indéchiffrable. Je pris alors conscience de ma tenue qui se résumait à sa chemise. Je me mis à tirer dessus pour tenter de cacher mes jambes.

— Tes vêtements sont dans la salle de bains, ils doivent être secs.

— C’est où ?

— Deuxième porte au fond du couloir, ne rentre pas dans la pièce d’à côté.

Il dévala l’escalier avant que j’aie le temps d’ajouter quoi que ce soit. Il avait aiguisé ma curiosité en m’interdisant l’accès à une pièce. Pourtant, je ne tentai pas le diable. Je partis à la recherche de mes vêtements. Une vraie salle de bains de vieux gars, me dis-je en y pénétrant. Des serviettes de toilette roulées en boule, un gel douche, une brosse à dents et un miroir dans lequel on ne voyait pas grand-chose. Mes vêtements posés sur un sèche-serviettes étaient secs. J’ôtai ma chemise avec soulagement. Je la gardai à la main, ne sachant qu’en faire. Je repérai le panier à linge sale. J’avais déjà dormi dans son lit, alors m’approcher de son caleçon de la veille, très peu pour moi. Je vis un portemanteau, c’était parfait. Par automatisme, je m’aspergeai le visage d’eau, cela me fit un bien fou, j’eus le sentiment d’avoir les idées plus claires. J’utilisai la manche de mon sweat pour m’essuyer. J’étais prête à affronter Edward, et peut-être à répondre à ses questions.

J’étais à l’entrée de son séjour, je me balançais d’un pied à l’autre. Postman Pat arriva en trottinant, il se frotta à mes jambes. Je le caressai pour éviter de m’adresser à son maître, dos à moi derrière le bar de sa cuisine.

— Café ? me demanda-t-il brutalement.

— Oui, répondis-je en avançant vers lui.

— Tu as faim ?

— Je mangerai plus tard, un café me suffit.

Il remplit une assiette et la posa sur le bar. L’odeur des œufs brouillés me donna l’eau à la bouche. J’y jetai un coup d’œil méfiant.

— Assieds-toi et mange.

Je lui obéis sans réfléchir. D’une part, je mourrais de faim, et d’autre part, son ton ne laissait pas place à la négociation. Edward me scrutait, debout, café à la main, clope au bec. Je portai la fourchette à la bouche, j’ouvris les yeux en grand. À défaut d’être aimable, c’était un cordon-bleu des œufs brouillés. De temps en temps, je levais le nez de mon assiette. Impossible de deviner ses pensées ni de soutenir son regard très longtemps. Je me mis à observer autour de moi. Un seul constat, Edward était bordélique. Il y en avait partout ; du matériel photo, des magazines, des livres, des tas de vêtements, des cendriers à moitié pleins. Un paquet de cigarettes entra en collision avec ma tasse, je tournai la tête vers mon hôte.

— Tu en crèves d’envie, me dit-il.

— Merci.

Je descendis de mon tabouret, pris ma dose de nicotine et me dirigeai vers la baie vitrée.

— Edward, je dois t’expliquer ce qui s’est passé hier.

— Tu ne dois rien du tout, j’aurais aidé n’importe qui.

— Contrairement à ce que tu crois, je n’ai pas l’habitude de me donner en spectacle comme ça, je veux que tu comprennes.

— Je me moque de ce qui t’a poussé à le faire.

Il se dirigea vers la porte d’entrée et l’ouvrit. Ce mufle me congédiait. Je fis une dernière caresse au chien, qui me collait toujours. Puis je passai devant son maître et sortis sur le perron. Je me mis face à lui pour le regarder droit dans les yeux. Personne ne pouvait être aussi dur.

— Au revoir, lâcha-t-il.

— Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas.

— Je n’ai besoin de rien.

Il me claqua la porte au nez. Je restai devant un long moment. Quel con, ce mec.


Je dus faire un grand ménage de printemps pour remettre la maison en ordre. En matière de cuite et de gueule de bois, peu importe le pays, les effets étaient les mêmes.

Félix avait joué son rôle de thérapeute à merveille en m’écoutant de longues heures au téléphone. Je venais de traverser une nouvelle crise et j’étais encore debout. J’allais me lancer dans une nouvelle tentative de guérison.

Je cherchais le moyen d’y parvenir lorsqu’on frappa à la porte. Je fus surprise de découvrir mon voisin. Les dieux étaient contre moi. Je ne l’avais pas revu depuis que j’étais partie de chez lui, une semaine auparavant, et je ne m’en portais pas plus mal.

— Bonjour, dit-il sobrement.

— Edward.

— Finalement, j’ai un service à te demander. Peux-tu garder mon chien ?

— Abby et Jack ne le gardent pas, habituellement ?

— Je pars trop longtemps pour leur laisser.

— Que veux-tu dire par trop longtemps ?

— Deux semaines ou plus.

— Quand veux-tu que je le prenne ?

— Maintenant.

Il ne manquait pas de culot. Et il avait laissé tourner le moteur de sa voiture, histoire de bien me mettre le couteau sous la gorge. Comme je pris mon temps pour lui répondre, il eut un rictus et me dit :

— O.K., laisse tomber.

— Tu permets ? Je peux réfléchir ?

— Réfléchir ? Pour garder un chien ?

— C’est demandé si gentiment… D’accord, amène-le.

Il alla ouvrir le coffre de son 4X4, d’où Postman Pat sauta. Plus affectueux que son maître, il me fit la fête, ce qui m’arracha un sourire.

— J’y vais, dit Edward.

Il s’était installé au volant.

— Attends, il n’a pas de laisse ?

— Non, tu siffles, et il revient.

— C’est tout ?

Edward ferma sa portière et démarra en trombe. Toujours le même con. Et il prenait la sale habitude de me claquer toutes les portes au nez.


Voilà trois semaines que j’étais dog-sitter. Trois semaines. Edward se foutait de moi. Mais le chien était sympa ; mon meilleur ami du moment. Mon seul ami dans ce bled, en fait. Il me suivait partout, il dormait avec moi. Quand je me mettais à lui parler, je me faisais un peu peur. Genre vieille mémère à chien-chien. Même si en guise de chien-chien celui-ci tenait à la fois de l’âne et de l’ours. Un mélange indéfinissable.

Je découvrais les joies d’avoir un compagnon à quatre pattes. J’aimais ça, sauf quand il se sauvait. J’avais droit à une fugue quotidienne pendant notre balade sur la plage. J’avais beau m’escrimer à siffler, rien n’y faisait. Aujourd’hui, je m’inquiétais plus que d’habitude. Il avait disparu depuis trop longtemps.

J’étais en nage à force de courir sur la plage. Je crachais mes poumons. La tête penchée, les mains sur les genoux, je reprenais ma respiration quand je reconnus l’aboiement de Postman Pat. Il revenait vers moi accompagné d’une inconnue. Je mis ma main en visière. Plus elle s’approchait, plus je me disais que je n’aurais pas pu passer à côté de cette fille sans la remarquer. Elle devait avoir à peu près mon âge. Elle portait un mini-kilt avec des rangers aux pieds. La pneumonie la guettait, elle exhibait un décolleté plongeant à peine recouvert par un blouson de cuir. Une masse bouclée et auburn lui servait de tignasse. Avant d’arriver à ma hauteur, elle attrapa un bâton et le laça au loin pour le chien.

— Fous le camp, sale bête, dit-elle en riant.

Elle continua son chemin jusqu’à moi sans se départir de son sourire.

— Salut Diane, me dit-elle avant de m’embrasser.

— Bonjour, lui répondis-je interloquée.

— J’ai appris que c’était toi qui le gardais, je suis venue voir s’il ne te faisait pas trop de misères.

— Non, je m’en sors, sauf là.

— Oh, ne t’en fais pas, je ne compte pas le nombre de fois où j’ai fini le cul dans le sable en lui courant après. Il n’obéit qu’à Edward. En même temps, qui aurait envie de faire le fou avec mon frère ?

Elle éclata de rire, et moi, je n’étais pas certaine d’avoir tout saisi, tant son débit de parole était impressionnant.

— Edward est ton frère ?

— Oui. Oh, pardon, je ne me suis pas présentée, je suis Judith, sa petite sœur.

— Et moi Diane, mais tu le sais déjà.

— Bon, tu me payes un coup chez toi ?

Elle passa son bras sous le mien, nous fit faire demi-tour et nous entraîna en direction du cottage. Cette fille n’était pas la sœur d’Edward, leurs parents ne pouvaient pas avoir engendré deux enfants si différents. Leur seul point commun était la couleur de leurs yeux, ceux de Judith avaient l’exacte teinte de ceux d’Edward, le même bleu-vert.

Je la fis entrer, elle s’écroula directement dans le canapé et mit les pieds sur la table basse.

— Tu veux un café, un thé ?

— Tu es française il paraît, tu dois bien avoir une bonne bouteille de vin. C’est l’heure de l’apéro.

Cinq minutes plus tard, nous trinquions.

— Diane, je ne peux pas croire que tu sois aussi sauvage que mon frère. Pourquoi habites-tu ici ? C’est beau, d’accord, mais quelle idée as-tu eue ?

— C’est une expérience comme une autre, vivre toute seule face à la mer. Et toi, où habites-tu ?

— Au-dessus d’un pub à Dublin, il faudra que tu viennes.

— Peut-être un jour.

— Tu es là combien de temps ? Tu ne travailles pas ?

— Pas pour le moment. Et toi ?

— Je suis en vacances quelques jours, mais je bosse sur le port. Je gère les plannings des containers, ce n’est pas bien passionnant, mais ça paye le loyer et les factures.

Elle continua de jacasser, une vraie pipelette. Puis, comme si une mouche l’avait piquée, elle se leva d’un bond.

— Je te laisse, Abby et Jack m’attendent.

Elle était déjà partie dans l’entrée.

— Attends, tu oublies tes clopes.

— Garde-les, c’est de la contrebande, j’ai un petit accord avec les dockers, me dit-elle en me faisant un clin d’œil.

— Tu ne vas pas rentrer à pied, il fait nuit. Tu veux que je te ramène ?

— Tu rigoles ? Un peu d’exercice pour mes cuisses. À demain.


Judith revint le lendemain comme prévu. Puis le surlendemain. Trois jours qu’elle envahissait mon espace vital. Paradoxalement, sa présence ne m’étouffait pas. Elle me faisait rire. C’était une provocatrice-née. Elle mettait en valeur ses formes dignes de celles d’une actrice italienne et jurait comme un charretier dès qu’elle ouvrait la bouche ; cocktail détonant. Elle m’abreuvait du récit de ses histoires d’amour abracadabrantes. Autant elle n’avait peur de rien et était sûre d’elle, autant elle se faisait avoir par le premier beau garçon qui passait. Un bad boy la draguait, et elle était perdue.

Ce soir-là, elle était restée dîner avec moi. Elle mangeait comme quatre et avait la descente d’un homme.

— On est entre nous, tu permets ? me demanda-t-elle en déboutonnant son jean.

J’allai ouvrir au chien qui réclamait sa balade nocturne.

— Pourquoi mon frère t’a-t-il confié son clébard ?

— Je lui devais un service.

Elle me regarda, suspicieuse. Sans relever, je m’installai sur le canapé en repliant mes jambes sous mes fesses.

— Edward a-t-il toujours été comme ça ? demandai-je brusquement.

— Que veux-tu dire par « comme ça ? » reprit-elle en mimant des guillemets avec ses doigts.

— Genre rustre, sauvage, taciturne…

— Oh, ça ? Oui, toujours. Il traîne ce caractère de merde depuis l’enfance.

— Sympa, je plains vos parents.

— Abby ne t’a rien dit ? Ce sont eux — elle et Jack — qui nous ont élevés. Notre mère est morte en me mettant au monde, Edward avait six ans. Notre père ne voulait pas s’occuper de nous, alors il nous a confiés à mon oncle et ma tante.

— Je suis désolée.

— Ne le sois pas. J’ai eu des parents merveilleux, je n’ai manqué de rien. Tu ne m’entendras jamais dire que je suis orpheline.

— Vous n’avez jamais vécu avec votre père ?

— On a bien passé quelques journées avec lui, quand il daignait sortir de son bureau, mais c’était l’enfer. À cause d’Edward.

— Il n’était pas heureux de le voir ?

— Non, il pense que nos parents nous ont abandonnés. Il en veut à la terre entière. Malgré toute l’admiration qu’il avait pour papa, dès qu’ils étaient dans la même pièce, ça chauffait.

— Comment ça ?

— Edward est son portrait craché. Alors ça a toujours fait des étincelles, entre eux. Ils passaient leur temps à se gueuler dessus.

— Et toi, tu étais au milieu ?

— Oui, tu imagines l’ambiance.

— Et aujourd’hui, c’est toujours conflictuel ?

— Papa est mort.

— Oh…

— Ouais, on cumule.

Elle rit légèrement, s’alluma une cigarette et regarda dans le vague quelques instants avant de reprendre.

— Jusqu’à la fin, ils se sont affrontés, mais Edward est resté aux côtés de notre père durant toute sa maladie. Il passait des heures à son chevet. Je crois qu’ils ont réglé leurs comptes. Je n’ai jamais su ce qu’ils s’étaient dit. Edward ne veut pas en parler, il m’a juste assuré que papa était parti paisiblement.

— Quel âge aviez-vous ?

— Moi seize et Edward vingt-deux. Il a aussitôt décrété que c’était lui le chef de famille et qu’il devait subvenir à mes besoins. Abby et Jack n’ont rien pu faire, il est venu me chercher, et on a emménagé ensemble.

— Comment a-t-il fait pour tout gérer ?

— Aucune idée, il faisait ses études, travaillait et s’occupait de moi. En vieillissant, il s’est forgé une carapace pour se protéger de tout et de tout le monde.

— Il n’a pas d’amis ?

— Quelques-uns, triés sur le volet. C’est presque impossible pour lui d’accorder sa confiance. Il est convaincu qu’il sera trahi ou abandonné. Il m’a appris à me débrouiller toute seule et à ne compter sur personne. Il m’a toujours protégée et n’a jamais hésité à jouer des poings pour me défendre de types trop entreprenants à son goût.

— Il est violent ?

— Pas vraiment, il se bat quand on l’emmerde, genre quand on le pousse à bout.

— Je crois bien que c’est ce que j’ai fait, marmonnai-je.

Elle me regarda en plissant les yeux.

— Tu n’as quand même pas peur de lui ?

— Je ne sais pas, il est vraiment désagréable avec moi.

Elle éclata de rire.

— Ça, c’est sûr que ta venue le fait chier, mais ne t’inquiète pas, il a des principes. Entre autres, ne jamais lever la main sur une femme. Il serait plutôt du genre à secourir la demoiselle en détresse.

— J’ai du mal à imaginer que celui dont tu me parles soit mon voisin.


Judith repartait pour Dublin le lendemain. Elle m’avait retrouvée pour ma balade quotidienne avec Postman Pat. Nous étions assises dans le sable. Une fois de plus, elle cherchait à en connaître davantage sur moi.

— Tu caches quelque chose. Que fabriques-tu ici ? Je n’arrive pas à accepter que ni Abby ni moi n’ayons réussi à te tirer les vers du nez.

— Il n’y a rien à dire. Ma vie n’est pas intéressante, je t’assure.

Je partis à la recherche de Postman Pat. Il avait encore échappé à ma surveillance. Je courus en direction du sentier des cottages, j’avais toujours peur qu’une voiture le renverse ou, pire, qu’Edward arrive et trouve son chien laissé en liberté.

Je remis la main dessus et le tirai par son collier pour le ramener vers la plage. À cet instant, le 4X4 d’Edward arriva devant les cottages. Pour bien prouver l’autorité que j’avais sur le canidé, je le tins fermement jusqu’à ce que son maître soit à côté de nous. Il lui fit la fête, et Edward me fusilla du regard. On resta là à se jauger, le chien passant de l’un à l’autre.

Un hurlement strident retentit. Judith arrivait en courant. Elle sauta sur son frère. Je crus distinguer l’esquisse d’un sourire sur le visage d’Edward. Elle finit par le lâcher. Elle lui attrapa le menton et le fixa en fronçant les sourcils.

— Tu as une petite mine.

— Arrête ça.

Il se dégagea de son emprise et se tourna vers moi.

— Merci pour le chien.

— De rien.

Judith se mit à applaudir en nous regardant alternativement.

— Oh putain ! Quelle conversation ! Edward, tu as aligné plus de deux mots. Et toi, Diane, tu es plus causante, d’habitude.

Je haussai les épaules.

— Judith, ça suffit, râla Edward.

— On se calme, le dogue !

— Abby et Jack nous attendent.

— Laisse-moi le temps de dire au revoir à ma nouvelle copine.

Edward leva les yeux au ciel et partit devant. Judith me prit dans ses bras.

— Je reviens dans deux semaines pour les vacances de Noël, j’irai te voir et tu passeras aux aveux.

— Je ne crois pas.

Je lui rendis son étreinte, la présence de cette fille me faisait du bien.

Je restai sur la plage à les regarder partir. Judith sautillait à côté de son frère, heureuse d’être avec lui. Lui, à sa manière, devait l’être tout autant.

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