3

Je me tenais devant ma voiture de location, mes valises aux pieds, les bras ballants, les clés à la main. Des rafales de vent s’engouffraient dans le parking et me faisaient perdre l’équilibre.

Depuis ma descente d’avion, j’avais l’impression de flotter. J’avais suivi mécaniquement les passagers jusqu’au tapis roulant pour récupérer mes bagages. Puis un peu plus tard, chez le loueur, j’avais réussi à comprendre mon interlocuteur — en dépit de son accent à couper au couteau — et à signer le contrat.

Mais là, devant la voiture, frigorifiée, courbaturée, exténuée, je me demandais dans quel bourbier je m’étais mis en tête de patauger. Je n’avais pas le choix, je voulais être chez moi, et chez moi, c’était désormais à Mulranny.

Je dus m’y reprendre plusieurs fois pour allumer une cigarette. Ce vent cinglant ne baissait jamais, ça commençait déjà à me taper sur le système. Ce fut pire quand je me rendis compte qu’il grillait ma clope à ma place. Du coup, j’en rallumai une avant de charger le coffre. Au passage, je mis le feu à une mèche de cheveux qui se rabattit sur mon visage après une bourrasque.

Un autocollant sur le pare-brise me rappela qu’ici la conduite se faisait à gauche. Je mis le contact, passai la première, et la voiture cala. La deuxième et la troisième tentative de démarrage se soldèrent également par un échec. J’étais tombée sur une voiture véreuse. Je me dirigeai vers une guérite où se trouvaient cinq gaillards. Le sourire aux lèvres, ils avaient assisté à la scène.

— Je veux qu’on change ma voiture, elle ne marche pas, leur dis-je vexée.

— Bonjour, me répondit le plus âgé sans se départir de son sourire. Que vous arrive-t-il ?

— Je n’en sais rien, elle ne veut pas démarrer.

— Allez les gars, on va aider la p’tite dame.

Impressionnée par leur taille, je reculai lorsqu’ils sortirent. « Des rugbymen mangeurs de moutons », avait dit Félix. Il ne s’était pas trompé. Ils m’escortèrent jusqu’à la voiture. J’effectuais une nouvelle tentative infructueuse de démarrage. La voiture cala encore une fois.

— Vous vous trompez de vitesse, m’annonça l’un des géants, hilare.

— Mais enfin, non… pas du tout, je sais conduire.

— Passez la cinquième, enfin la vôtre, vous verrez.

Il me regardait sans moquerie, à présent. Je suivis son conseil. La voiture avança.

— Tout est à l’envers chez nous. La conduite, le volant, les vitesses.

— Ça va aller, maintenant ? me demanda un autre.

— Oui, merci.

— Où allez-vous comme ça ?

— Mulranny.

— Pas tout près. Faites attention à vous et prenez garde aux ronds-points.

— Merci beaucoup.

— C’était un plaisir. Au revoir, bonne route.

Ils me firent un signe de tête et encore un grand sourire. Depuis quand les types qui s’occupaient des véhicules de locations étaient-ils aimables et serviables ?


J’étais à mi-parcours et je commençais vaguement à me détendre. J’avais passé avec succès les épreuves de l’autoroute et du premier rond-point. Sur la route, rien d’autre à signaler que des moutons et des champs vert fluo. À perte de vue. Aucun bouchon, pas de pluie à l’horizon.

La séparation avec Félix repassait en boucle dans mon esprit. Nous n’avions pas échangé un mot entre chez moi et l’aéroport. Il avait fumé cigarette sur cigarette sans me jeter un regard. Il n’avait desserré les dents qu’au dernier moment. Nous étions l’un en face de l’autre, à nous regarder, à hésiter.

— Tu fais attention à toi ? m’avait-il demandé.

— Ne t’inquiète pas.

— Tu peux encore renoncer, tu n’es pas obligée de partir.

— Ne rends pas les choses plus compliquées. Il est l’heure, je dois embarquer.

Je n’avais jamais supporté les séparations. Celle-là avait été bien plus difficile que je ne l’avais pensé. Je m’étais blottie contre lui, il avait mis quelques instants avant de réagir et de me serrer dans ses bras.

— Prends soin de toi, ne fais pas de bêtises, lui avais-je recommandé. Promis ?

— On verra. File.

Il m’avait lâchée, j’avais attrapé mon sac et pris la direction des portiques de sécurité. J’avais esquissé un geste de la main. Puis j’avais tendu mon passeport. J’avais senti le regard de Félix peser sur moi durant toutes les formalités. Aussi ne m’étais-je pas retournée une seule fois.


J’y étais. J’étais à Mulranny. Devant ce cottage dont j’avais à peine regardé les photos sur l’annonce. J’avais dû traverser tout le village et prendre la route chaotique de la plage pour arriver au bout de mon périple.

J’aurais des voisins, une autre maison se tenait à côté de la mienne. Un petit bout de femme arriva vers moi et me salua de la main. Je me forçai à sourire.

— Bonjour, Diane, je suis Abby, ta propriétaire. Tu as fait bonne route ?

— Enchantée de faire votre connaissance.

Elle regarda avec amusement la main que je lui tendais avant de la serrer.

— Tu sais, ici tout le monde se connaît. Et tu ne passes pas un entretien d’embauche. Ne t’avise pas de me lancer du madame à tout bout de champ. Même pour des questions de respect ou de bonne éducation, d’accord ?

Elle m’invita à entrer dans ce qui allait sous peu devenir chez moi. Je découvris un intérieur cosy, chaleureux.

Abby n’arrêtait pas de parler, je n’écoutais pas la moitié de ce qu’elle disait, je souriais bêtement et bougeais la tête pour lui répondre. J’eus droit au descriptif de toute la batterie de cuisine, des chaînes câblées, des horaires de marées, sans oublier ceux de la messe. C’est là que je la coupai.

— Je ne crois pas en avoir besoin, je suis fâchée avec l’église.

— Nous avons un sérieux problème, Diane. Tu aurais dû te renseigner avant de venir ici. Nous nous sommes battus pour notre indépendance et notre religion. Tu vis désormais parmi des Irlandais catholiques et fiers de l’être.

Ça commençait bien.

— Abby, je suis désolée, je…

Elle éclata de rire.

— Détends-toi, pour l’amour du ciel. C’est une blague. Ça fait juste partie de mes habitudes. Rien ne t’oblige à m’accompagner le dimanche matin. En revanche, un petit conseil, n’oublie jamais que nous ne sommes pas anglais.

— Je m’en souviendrai.

Elle reprit avec entrain sa visite guidée. À l’étage, ma salle de bains et ma chambre. J’allais pouvoir m’étaler en diagonale dans mon lit, c’était un double king size. Normal, au pays des géants.

— Abby, la coupai-je, merci, tout est parfait. Je ne vais manquer de rien.

— Pardonne mon enthousiasme, mais je suis tellement heureuse que quelqu’un habite le cottage pendant l’hiver, je t’attendais avec impatience. Je te laisse t’installer.

Je l’accompagnai dehors. Elle enfourcha un vélo et se tourna vers moi.

— Viens prendre un café chez nous, tu rencontreras Jack.


Pour ma première nuit, en signe de bienvenue, les éléments se déchaînaient. Le vent claquait, la pluie frappait les fenêtres, la toiture craquait. Impossible de trouver le sommeil malgré la fatigue et le lit confortable. Je repensais à cette journée.


Vider ma voiture avait été encore plus éprouvant que la remplir, mes valises étaient éparpillées à travers tout le séjour. J’avais été à deux doigts de baisser les bras en me rendant compte que je n’avais rien à manger. Je m’étais précipitée dans la petite cuisine. Les placards et le frigo débordaient. Abby avait certainement dû me le dire, et je ne l’avais pas remerciée. Quelle honte. Quelle incorrection de ma part. J’aurais l’occasion de la croiser un jour ou l’autre pour m’excuser. Comme elle me l’avait dit, Mulranny était vraiment minuscule ; une rue principale, une supérette, une station essence et un pub. Je ne risquais ni de me perdre ni de faire chauffer la carte bleue dans les boutiques.

L’accueil de ma propriétaire me rendait perplexe. Elle semblait attendre une relation privilégiée, ce n’était pas du tout prévu au programme. J’allais repousser au maximum son invitation, je n’étais pas là pour tenir compagnie à un couple de personnes âgées, je ne voulais faire connaissance avec personne.


J’avais tenu plus d’une semaine sans sortir du cottage, le plein de courses d’Abby et les cartouches de cigarettes embarquées m’avaient permis de survivre. Il m’avait aussi fallu tout ce temps pour ranger mes affaires. C’était difficile de me sentir chez moi, rien ne me rappelait ma vie d’avant. La nuit n’était pas éclairée par les lampadaires ni animée par les bruits citadins. Lorsque le vent faiblissait, le silence en devenait oppressant. J’aurais rêvé que mes voisins (toujours absents) fassent une grosse fête pour avoir une berceuse. Les odeurs entêtantes des pots-pourris n’avaient rien à voir avec celle du parquet ciré de notre appartement, et l’anonymat des commerces parisiens était définitivement très loin.

Je commençais à regretter de ne pas être sortie plus tôt, peut-être aurais-je évité tous ces regards braqués sur moi à mon entrée dans l’épicerie. Je n’avais pas besoin de tendre l’oreille. L’inconnue, l’étrangère que j’étais, alimentait les conversations. Les clients se retournaient sur mon passage, m’adressaient de petits sourires, un signe de tête. Certains me parlaient. Je répondais en grommelant. Je n’avais pas pour habitude de dire bonjour aux personnes que je croisais dans les magasins. Je déambulais dans les rayons. Il y avait de tout, alimentation, vêtements, et même des souvenirs à touristes. D’ailleurs, je devais être la seule folle à me risquer ici. Une constante, le mouton était partout, sur les tasses en porcelaine, au rayon boucherie pour le ragoût, et évidement dans les pulls et les écharpes. Ici, on élevait ces petites bêtes pour s’en nourrir et s’en vêtir. Comme au temps de la préhistoire avec les mammouths.

— Diane, je suis contente de te croiser ici, me dit Abby que je n’avais pas vue arriver.

— Bonjour, lui répondis-je après avoir sursauté.

— Je pensais passer chez toi aujourd’hui. Tout va bien ?

— Oui, merci.

— Tu trouves ce que tu veux ?

— Pas vraiment, il n’y a pas tout ce que je cherche.

— Tu veux dire ta baguette et ton fromage ?

— Euh… je…

— Hé, je te charrie. Tu as fini ?

— Je crois, oui.

— Suis-moi, je vais te présenter.

Un sourire éclatant aux lèvres, elle m’attrapa par le bras et me guida vers les uns et les autres. Je n’avais pas parlé à autant de monde depuis des mois. Leur gentillesse était presque dérangeante. Après une demi-heure de mondanités, je réussis enfin à prendre le chemin de la caisse. Je pouvais tenir le siège pendant au moins dix jours. Sauf que j’allais être obligée de sortir de chez moi, je n’avais trouvé aucune excuse pour refuser l’invitation d’Abby, j’avais simplement réussi à négocier quelques jours pour me préparer.


Il faisait bon vivre, chez mes propriétaires. J’étais confortablement installée dans le canapé, devant un grand feu de cheminée, une tasse de thé brûlant à la main.

Jack était un colosse à la barbe blanche. Son calme tempérait l’exaltation permanente de sa femme. Avec un naturel déconcertant, il s’était servi une pinte de Guinness à quatre heures de l’après-midi. Des rugbymen mangeurs de moutons et buveurs de bière brune, me dis-je pour compléter la description de Félix. Et la bière brune me fit aussitôt penser à Colin.

Je parvins toutefois à soutenir la conversation. Je l’avais d’emblée orientée sur leur chien, Postman Pat, qui m’avait sauté dessus à mon arrivée et qui depuis ne quittait pas mes pieds. Puis je parlai de la pluie et du beau temps — enfin surtout de la pluie —, et du confort du cottage. Après quoi je commençai à m’épuiser.

— Vous êtes d’ici ? finis-je par leur demander.

— Oui, mais on a vécu à Dublin jusqu’à ma retraite, répondit Jack.

— Et que faisiez-vous ?

— Il était médecin, le coupa Abby. Mais dis-nous plutôt ce que tu fais, toi, c’est bien plus intéressant. Et surtout, je suis curieuse de savoir pourquoi tu es venue t’enterrer ici.

M’enterrer, justement, la réponse tenait dans sa question.

— Je voulais voir du pays.

— Toute seule ? Comment se fait-il qu’une jolie fille comme toi ne soit pas accompagnée ?

— Laisse-la tranquille, la sermonna Jack.

— Ce serait trop long à vous expliquer. Bon, je dois vous laisser.

Je me levai, récupérai ma veste, mon sac à main et pris la direction de la sortie. Abby et Jack me suivirent. Je venais de jeter un froid. Postman Pat me fit trébucher à plusieurs reprises, il courut dehors dès que la porte fut ouverte.

— Ça ne doit pas être de tout repos, un gros bébé pareil ! leur dis-je (et je pensai alors à Clara).

— Oh, Dieu merci, il n’est pas à nous.

— À qui est-il ?

— Edward. Notre neveu. On le lui garde quand il est absent.

— C’est ton voisin, m’informa Abby.

J’étais déçue. J’avais fini par croire que la maison voisine resterait inoccupée, et ça me convenait. Je n’avais pas besoin de voisins. J’estimais mes propriétaires déjà bien trop proches.

Ils m’accompagnèrent jusqu’à ma voiture. Là, le chien se mit à aboyer et à remuer dans tous les sens. Un 4X4 noir maculé de boue venait de se garer devant la maison.

— Tiens, quand on parle du loup, s’exclama Jack.

— Attends deux minutes, on va vous présenter, me dit Abby en me retenant par le bras.

Le neveu en question descendit de voiture. Avec son visage dur et son air dédaigneux, il ne m’inspira aucune sympathie. Jack et Abby allèrent vers lui. Il s’adossa à sa portière en croisant les bras. Plus je le regardais, plus je le trouvais imbuvable. Il ne souriait pas. Il transpirait l’arrogance. Le genre à passer des heures dans la salle de bains à travailler son look d’aventurier négligé. Il se la jouait intouchable.

— Edward, tu tombes bien ! lui dit Abby.

— Ah ? Pourquoi ?

— Il était temps que tu rencontres Diane.

Il tourna enfin la tête dans ma direction. Il baissa ses lunettes de soleil, d’aucune utilité compte tenu de la brume, et me détailla des pieds à la tête. J’eus l’impression d’être une pièce de boucher sur un étalage. Et au regard qu’il me lança, je ne semblais pas lui ouvrir l’appétit.

— Euh, non, pas spécialement. Qui est-ce ? demanda-t-il froidement.

Je pris sur moi pour rester courtoise et m’approcher de lui.

— Il paraît que tu es mon voisin.

Son visage se ferma davantage. Il se redressa et parla à mes hôtes en ignorant ma présence.

— Je vous avais dit que je ne voulais personne à côté de chez moi. Elle est là pour combien de temps ?

Je toquai à son dos comme à une porte. Son corps se raidit. Il se retourna, je ne me reculai pas et me mis sur la pointe des pieds.

— Tu peux t’adresser directement à moi, tu sais.

Il arqua un sourcil, visiblement contrarié que j’ose lui parler.

— Ne viens pas sonner chez moi, me répondit-il en m’envoyant un regard à me glacer le sang.

Sans plus de manières, il se détourna, siffla son chien et partit au fond du jardin.

— Ne te fais pas de mouron, me dit Jack.

— Il ne voulait pas qu’on loue le cottage, il n’a pas eu son mot à dire. Il est juste de mauvaise humeur, enchaîna Abby.

— Non, juste mal élevé, marmonnai-je. À bientôt.

J’étais coincée, ma voiture était bloquée par celle de mon voisin. J’appuyai sans interruption sur le klaxon. Abby et Jack éclatèrent de rire avant de rentrer chez eux.

Je vis Edward arriver dans mon rétroviseur. Il avançait nonchalamment en tirant sur sa cigarette. Il ouvrit son coffre et y fit grimper le chien. Sa lenteur m’exaspérait, je tapai sur mon volant. D’une pichenette et sans un regard dans ma direction, il envoya son mégot sur mon pare-brise. En démarrant, il fit crisser ses pneus, et une vague d’eau crasseuse s’abattit sur ma voiture. Le temps d’actionner mes essuie-glaces, il avait disparu. Sale type.


Je devais trouver une technique pour éviter de me faire tremper à chaque fois que je sortais prendre l’air. Aujourd’hui, je m’étais encore fait avoir. Première décision, renoncer au parapluie, totalement inutile, puisque j’en avais cassé quatre en quatre jours. Deuxième décision, ne plus me fier aux rayons de soleil, qui disparaissaient aussi vite qu’ils arrivaient. Troisième et dernière décision, me préparer pour sortir lorsqu’il pleuvait, car le temps d’enfiler mes bottes, trois pulls, mon manteau et une écharpe, l’averse pouvait passer, et je réduirais le risque d’être mouillée. J’essaierais lorsque l’envie m’en prendrait.

Ma technique fonctionnait. C’est ce que je me dis en m’asseyant la première fois sur le sable pour contempler la mer. Le hasard m’avait guidée au bon endroit, j’étais comme seule au monde. Je fermai les yeux, bercée par le bruit des vagues qui s’échouaient à quelques mètres de moi. Le vent maltraitait ma peau et faisait couler quelques larmes, mes poumons s’emplissaient d’oxygène iodé.

D’un coup, je fus propulsée en arrière. J’ouvris les yeux pour me retrouver face à face avec Postman Pat qui me léchait le visage. J’eus les plus grandes difficultés à me relever. J’essayais tant bien que mal d’enlever le sable qui couvrait mes vêtements, quand le chien détala au son d’un sifflement.

Je levai la tête. Edward marchait un peu plus loin. Il était forcément passé tout près de moi, il ne s’était pas arrêté pour me dire bonjour. Ce n’était pas possible qu’il ne m’ait pas reconnue. Quand bien même, son chien venait de sauter sur quelqu’un, la moindre des politesses aurait été de venir s’excuser. Je pris le chemin du retour, bien décidée à en découdre. En bas du sentier qui menait aux cottages, je vis son 4X4 filer vers le village. Il n’allait pas s’en tirer à si bon compte.

Je grimpai dans ma voiture. Je devais trouver ce mufle et lui faire comprendre à qui il s’adressait. Très vite, je repérai son tas de boue garé devant le pub. Je pilai, sautai du véhicule et entrai dans le bar comme une furie. Je scannai la pièce pour repérer ma cible. Tous les regards convergèrent vers moi. Sauf un.

Edward était pourtant bien là, installé au comptoir, seul, penché sur un journal, une pinte de Guinness à la main. Je fonçai droit sur lui.

— Pour qui te prends-tu ?

Aucune réaction.

— Regarde-moi quand je te parle.

Il tourna la page de son journal.

— Tes parents ne t’ont pas appris la politesse ? Personne ne m’a jamais traitée de cette façon, tu as intérêt à t’excuser tout de suite.

Je me sentais devenir de plus en plus rouge sous l’effet de la colère. Il ne daignait toujours pas lever le nez de sa feuille de chou.

— Ça commence à bien faire ! hurlai-je en la lui arrachant des mains.

Il but une gorgée de bière, reposa sa pinte, soupira profondément. Son poing se crispa au point de faire ressortir une veine. Il se leva et planta son regard dans le mien. Je me dis que j’étais peut-être allée trop loin. Il attrapa un paquet de cigarettes qui traînait sur le bar et prit la direction du coin fumeurs. Au passage, il serra quelques mains, sans jamais y joindre la moindre parole ni le plus petit sourire.

La porte de la terrasse claqua. J’avais retenu mon souffle depuis qu’il s’était levé. Le silence avait envahi le pub, toute la population masculine s’était donné rendez-vous et avait assisté à la scène. Je m’affaissai sur le tabouret le plus proche. Je me dis que quelqu’un devrait un jour ou l’autre lui donner une bonne leçon. Le barman haussa les épaules en me jetant un coup d’œil.

— Un expresso, s’il vous plaît, lui commandai-je.

— Y a pas de ça ici.

— Vous n’avez pas de café ?

— Si.

Il fallait que je travaille mon accent.

— Bah alors, j’en prendrais bien un, s’il vous plaît.

Il sourit et partit dans un coin derrière le bar. Il posa un mug rempli d’un café filtre et clair. C’était raté pour mon petit noir au comptoir. Je ne comprenais pas pourquoi le barman restait planté devant moi.

— Vous allez me regarder boire ?

— Je veux juste être payé.

— Ne nous inquiétez pas, je comptais vous régler en partant.

— Ici, on paye avant de boire. Service à l’anglaise.

— O.K., O.K.

Je lui tendis un billet, il me rendit la monnaie aimablement. Quitte à me brûler, j’avalai à toute vitesse mon café et partis. Quel pays étrange, où les gens étaient tous gentils et accueillants, exception faite de ce rustre d’Edward, mais où l’on vous forçait à payer direct vos consommations. À Paris, ce charmant barman se serait fait remettre en place sans comprendre comment. Sauf qu’en France, ce même barman n’aurait pas été aimable, il n’aurait pas dégoisé un mot, quant à se fendre d’un sourire, même pas en rêve.


J’avais retrouvé mes repères. Je ne m’habillais plus, je mangeais n’importe quoi, n’importe quand. Je dormais une partie de la journée. Si le sommeil ne venait pas, je restais dans mon lit à observer le ciel et les nuages, bien au chaud sous la couette. Je comatais devant des niaiseries à la télévision, qui se transformaient en cinéma muet lorsque c’était en gaélique. Je parlais à Colin et à Clara en fixant leurs photos. Je vivais comme chez nous, à Paris, mais sans Félix. Cependant, le soulagement tant espéré ne venait pas. Aucun poids en moins sur la poitrine, aucun sentiment de libération. Je n’avais envie de rien, je n’arrivais même plus à pleurer. Le temps passait, et les journées me semblaient de plus en plus longues.


Ce matin-là, au lieu de rester dans mon lit, je décidai d’investir le gros fauteuil face à la plage. Après des jours passés à contempler le ciel, j’allais me divertir en regardant la mer. Je fis mes réserves de café et de cigarettes, m’enroulai dans un plaid et calai un coussin derrière ma tête.

Mon attention fut dissipée par des aboiements. Edward et son chien sortaient. C’était la première fois que j’apercevais mon voisin depuis l’épisode du pub. Il avait un gros sac sur l’épaule. Pour mieux voir ce qu’il fabriquait, je rapprochai mon fauteuil de la fenêtre. Il fila vers la plage. Ses cheveux bruns étaient encore plus en bataille que la fois précédente.

Il disparut de mon champ de vision en passant derrière un rocher. Il réapparut une demi-heure plus tard, posa son sac et fouilla dedans. Il m’aurait fallu des jumelles pour savoir ce qu’il trafiquait. Il s’accroupit, je ne voyais que son dos. Il resta dans cette position un long moment.

Mon ventre gronda, ce qui me rappela que je n’avais rien mangé depuis la veille. Je partis dans la cuisine me préparer un sandwich. Lorsque je revins au salon, Edward avait disparu. Ma seule occupation de la journée venait de s’achever. Je m’écroulai dans le fauteuil et avalai mon encas sans appétit.

Les heures passèrent, je ne bougeais pas. Mes sens s’éveillèrent en voyant les lumières de chez Edward s’éteindre. Il sortit en courant pour repartir exactement au même endroit que dans la matinée. Je passai mon plaid sur les épaules et sortis sur la terrasse pour mieux l’observer. Je distinguais un objet dans ses mains. Il le porta à hauteur de son visage, je crus reconnaître un appareil photo.

Edward resta là-bas une bonne heure. La nuit était tombée quand il remonta de la plage. J’eus tout juste le temps de me baisser pour qu’il ne me voie pas. J’attendis quelques minutes avant de rentrer chez moi.


Mon voisin était photographe. Voilà huit jours que mes journées se calaient sur les siennes. Il sortait à différents moments, toujours un appareil photo en main. Il arpentait toute la baie de Mulranny. Il pouvait rester immobile des heures durant, il ne réagissait ni à la pluie ni au vent qui parfois s’abattaient sur lui.

Grâce à mes investigations, j’avais appris un tas de choses. Il était encore plus intoxiqué que moi, il avait en permanence une cigarette aux lèvres. Son apparence, le jour de notre rencontre, n’avait rien d’exceptionnel, il était toujours débraillé. Il ne parlait jamais à personne, il ne recevait aucune visite. Jamais je ne l’avais vu tourner la tête dans ma direction. Conclusion, ce type n’était qu’un égocentrique. Il ne se préoccupait de rien ni de personne, en dehors de ses photos — toujours la même vague, toujours le même sable. Il était très prévisible, je n’avais pas besoin de le chercher trop longtemps. Suivant l’heure, il variait d’un rocher à l’autre.

Un matin, je n’avais pas regardé par la fenêtre pour vérifier qu’il était là. Mais plus le temps passait, plus je trouvais étrange de ne même pas entendre les aboiements de son chien qui le suivait partout. À ma grande surprise, je vis que sa voiture était partie. D’un coup, je pensai à Félix, je ne l’avais pas appelé depuis mon départ, c’était l’occasion. Je saisis mon portable et sélectionnai son numéro dans le répertoire.

— Félix, c’est Diane, m’annonçai-je lorsqu’il décrocha.

— Connais pas.

Il me raccrocha au nez. Je le rappelai.

— Félix, ne raccroche pas.

— Tu te souviens enfin de moi ?

— Je suis nulle, je sais. Pardon.

— Tu rentres quand ?

— Je ne rentre pas, je reste en Irlande.

— Tu t’éclates dans ta nouvelle vie ?

Je lui dis que mes propriétaires étaient charmants, que j’avais dîné plusieurs fois chez eux, que tous les habitants m’avaient accueillie à bras ouverts, que j’allais régulièrement prendre des verres au pub. Le bruit d’un moteur m’arrêta dans mon élan.

— Diane, tu es là ?

— Oui, oui, deux minutes s’il te plaît.

— Tu as de la visite ?

— Non, c’est mon voisin qui rentre chez lui.

— Tu as un voisin ?

— Oui, et je m’en passerais bien.

Je me mis à lui parler d’Edward.

— Diane, tu veux bien reprendre ta respiration ?

— Excuse-moi, mais ce type me met tellement les nerfs en pelote. Et toi, quoi de neuf ?

— C’est assez tranquille, en ce moment, je n’ouvre les Gens qu’à l’heure de l’apéro. J’ai organisé une soirée sur les plus grands débauchés de la littérature.

— Tu exagères.

— Je peux te garantir que si quelqu’un écrit un livre sur moi, je remporte le prix. Depuis que tu es partie, j’ai plus de temps et je traverse une période de faste, mes soirées sont hallucinantes et mes nuits torrides. Tes petites oreilles chastes n’en supporteraient pas le récit.

En raccrochant, trois constats s’imposèrent à moi. Félix ne changerait jamais, il me manquait, et mon voisin ne méritait pas mon attention. Je tirai les rideaux d’un coup sec.


Je m’étais secouée et j’avais tenté de renouer avec la lecture. Mais cet après-midi, le réconfort n’était pas au rendez-vous. Un courant d’air froid arrivait dans mon dos. Mes mains étaient gelées. Le cottage était encore plus silencieux que d’habitude. Je me levai, frottai mes bras et m’arrêtai un instant devant la baie vitrée, le temps était mauvais. De gros nuages obstruaient le ciel, la nuit allait tomber plus vite, ce soir. Je regrettais de ne pas savoir faire un feu de cheminée. En posant ma main sur un radiateur, je fus surprise par sa température. J’allais crever de froid si le chauffage était en panne. Je voulus allumer la lumière. La première lampe resta désespérément éteinte. J’appuyai sur un autre interrupteur sans plus de résultat. J’appuyais sur tous les interrupteurs. Plus de courant. Noir total. Et moi dedans. Toute seule.

Bien qu’il m’en coûtât, je courus tambouriner à la porte d’Edward. Je finis par avoir mal à la main à force de taper sur le bois. Je me décalai pour essayer de voir à travers une fenêtre. Si je restais seule une minute de plus, j’allais devenir folle. J’entendis de drôles de bruits derrière moi et je pris peur.

— Je peux savoir ce que tu fais ? questionna-t-on dans mon dos.

Je me retournai d’un bond. Edward me surplombait de toute sa hauteur. Je me décalai sur le côté pour lui échapper. Ma peur devint totalement irrationnelle.

— J’ai fait une erreur… je… je…

— Tu quoi ?

— Je n’aurais pas dû venir. Je ne te dérangerai plus.

Sans le quitter des yeux, je continuai à reculer dans le chemin. Mon talon buta sur une pierre, je me retrouvai les quatre fers en l’air, les fesses dans la boue. Edward s’approcha de moi. Il semblait furibard, mais me tendit la main.

— Ne me touche pas.

Il s’immobilisa, arqua un sourcil.

— Il fallait que je tombe sur une Française cinglée.

Je me mis à quatre pattes pour me relever. J’entendis le rire mauvais d’Edward. Je partis en courant chez moi et me barricadai à double tour. Puis je me réfugiai dans mon lit.

Mais en dépit des couvertures et des pulls, je grelottais. Je serrais mon alliance dans ma main. Il faisait nuit noire. J’avais peur. Les sanglots rendaient ma respiration laborieuse. J’étais totalement recroquevillée sur moi-même. Mon dos était douloureux à force de me contracter pour combattre les frissons. Je mordais mon oreiller pour éviter de hurler.

Je dormis par à-coups. L’électricité ne revint pas miraculeusement dans la nuit. Je me tournai vers la seule personne qui pouvait m’aider, fût-ce au téléphone.

— Merde, y a des gens qui dorment, vociféra Félix, lorsque je l’appelai pour la deuxième fois en un jour.

— Excuse-moi, lui dis-je en me remettant à pleurer.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai froid, je suis dans le noir.

— Hein ?

— Je n’ai plus d’électricité depuis hier après-midi.

— Tu n’as trouvé personne pour t’aider ?

— Je suis allée chez le voisin, mais je n’ai pas osé le déranger.

— Pourquoi ?

— Je me demande si ce n’est pas un serial killer.

— Tu as fumé de la laine de mouton ?

— Je n’ai pas d’électricité, aide-moi.

— Tu as vérifié que les plombs n’avaient pas sauté ?

— Non.

— Va voir.

J’obéis à Félix. Le portable toujours collé à l’oreille, j’allai enfoncer le bouton du disjoncteur. Toutes les lumières s’allumèrent, tous les appareils se mirent en marche.

— Alors ? demanda Félix.

— C’est bon, merci.

— Tu es sûre que tu vas bien ?

— Oui, va finir ta nuit, je suis vraiment désolée.

Je raccrochai sans plus attendre. Je m’écroulai par terre. J’étais décidément incapable de régler le moindre problème sans l’aide de quelqu’un, mes parents avaient raison. J’avais envie de me donner des claques.

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