7

Je ne réfléchis pas longtemps avant d’accepter la proposition d’Edward. Nous partîmes sous les regards médusés d’Abby et Jack, à qui il confiait Postman Pat pour l’occasion.

Le trajet en voiture et la traversée en mer se firent dans le plus grand des silences. Avec lui, j’apprenais à ne pas parler pour ne rien dire.

À peine le pied posé sur l’île, il m’entraîna à une de ses extrémités, la luminosité était prétendument parfaite pour ses photos. C’est là que je commençai sérieusement à regretter de l’avoir suivi. J’avais toujours eu le vertige, et nous étions au bord d’une falaise, à plus de quatre-vingt-dix mètres de hauteur.

— Je voulais te montrer cet endroit. C’est apaisant, tu ne trouves pas ? me demanda-t-il.

Terrifiant me semblait plus adapté.

— On a l’impression d’être seul au monde.

— C’est bien pour ça que j’aime être ici.

— Au moins, tu n’es pas dérangé par les voisins.

Nous échangeâmes à cet instant un regard lourd de signification.

— Je me mets au boulot, annonça Edward. Toi, tu restes là et tu honores la tradition de l’île.

— C’est quoi cette histoire ?

— Chaque voyageur doit s’allonger à plat ventre et pencher la tête au-dessus du vide. À toi de jouer !

Il commença à s’éloigner, je le retins par le bras.

— C’est une blague ?

— Tu as peur ?

— Ah non, pas du tout, au contraire, lui répondis-je d’un ton pincé. J’adore les sensations fortes.

— Alors, fais-toi plaisir.

Cette fois-ci, il partit pour de bon. Il me lançait un défi. Je grillai une cigarette. Puis, je me mis à genoux. Seule solution pour m’approcher du bord, ramper. Comme dans un stage commando. Les premiers tremblements apparurent à un mètre de mon objectif. Mes muscles se tétanisèrent, j’étais paralysée, et je n’étais pas loin de hurler de terreur. Le temps passait, et j’étais incapable de me relever et de m’éloigner du précipice. Déplacer ma tête pour repérer où Edward prenait ses photos me semblait impossible, je tomberais forcément. Je murmurai son prénom pour qu’il vienne à mon secours. Aucun effet.

— Edward, viens, s’il te plaît, appelai-je à voix haute.

Les minutes me semblèrent des heures. Edward me rejoignit enfin.

— Qu’est-ce que tu fais encore là ?

— Je prends le thé, ça ne se voit pas ?

— Ne me dis pas que tu as le vertige ?

— Si.

— Pourquoi as-tu voulu le faire ?

— On s’en moque. Fais quelque chose, n’importe quoi, tire-moi par les pieds, mais ne me laisse pas là.

— N’y compte pas.

Le salaud. Je le sentis s’allonger à côté de moi.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Sans un mot, il se rapprocha davantage de moi, passa un bras par-dessus mon dos et me serra contre lui. Je ne bougeai toujours pas.

— Avance avec moi, me dit-il doucement.

Je secouai la tête. Quand je sentis Edward amorcer le mouvement vers le bord, je camouflai ma tête dans son cou.

— Je vais tomber.

— Je ne te lâcherai pas.

Je dégageai lentement mon visage. Le vent me fouetta, et mes cheveux voltigèrent dans tous les sens. J’ouvris doucement les yeux et j’eus le sentiment d’être aspirée dans un gouffre en découvrant les vagues se fracasser contre la paroi. La prise d’Edward se raffermit. Je clignai des yeux, je me laissai aller, je ne pouvais rien contrôler, tout mon corps se relâcha. Je finis par tourner la tête vers Edward. Il me regardait.

— Quoi ? lui demandai-je.

— Profite du spectacle.

Je lui jetai un dernier coup d’œil et me penchai à nouveau. Edward finit par se lever, il m’attrapa par la taille et me mit debout. J’esquissai un sourire.

— On va rentrer, m’annonça-t-il en posant une main au creux de mes reins.

Nous passâmes la soirée au pub du port. Sur le chemin du retour vers le B&B où nous logions, j’appris qu’il partirait tôt le lendemain matin, il avait des prises à faire au lever du soleil.


Je m’étirai dans mon lit, j’avais dormi comme un bébé. La journée était déjà bien avancée. En me levant, j’aperçus un papier glissé sous la porte de ma chambre. Une carte de l’île et un mot m’attendaient. Edward m’indiquait où il passait la journée.

Le propriétaire me servit un petit déjeuner pantagruélique. En dévorant, je l’écoutai me parler d’Edward et de ses séjours en solitaire ici.

Un peu plus tard, je touchais au but. J’avais marché plus d’une heure à travers la lande. La plage était là devant moi, je voyais Edward au loin, appareil photo en main. Si je n’avais pas eu peur de le déconcentrer, je crois que j’aurais couru vers lui, sans trop savoir pourquoi. Je m’assis pour l’observer. Je pris une poignée de sable et jouai avec. J’étais bien, je ne me sentais plus oppressée. La vie reprenait ses droits, et je ne voulais plus lutter contre.

Edward remontait la plage, sac sur l’épaule, cigarette aux lèvres. Arrivé à mon niveau, il s’installa à côté de moi.

— La marmotte est réveillée ?

Je baissai la tête en souriant. Je sentis Edward s’approcher. Ses lèvres se posèrent sur ma tempe.

— Bonjour, dit-il simplement.

J’étais troublée.

— Alors, ces photos ? questionnai-je pour passer à autre chose.

— Je verrai au tirage, pas avant. J’ai fini pour la journée. Tu veux marcher un peu ?

Je levai le visage vers lui. Je le fixai, j’avais envie de lui prendre la main, et rien ne m’en empêcha. Il m’attira contre lui. J’y restai quelques instants, chamboulée par le sentiment de sécurité qui me submergeait. Je finis par m’éloigner lentement. Je marchai vers la mer, je regardai en arrière, Edward me suivait, je lui souris, il me rendit mon sourire.


J’avais dormi la moitié de la journée, et pourtant j’étais épuisée. J’allais encore tomber comme une masse.

— Qu’as-tu prévu demain ? demandai-je à Edward devant la porte de ma chambre.

— J’ai trouvé un bateau pour aller passer la journée sur une autre île au large.

— Je peux venir avec toi ?

Il sourit, et passa une main sur son visage.

— Laisse tomber, je vais t’encombrer, lui dis-je en ouvrant la porte de ma chambre.

— Je n’ai pas dit non.

Je me retournai et le regardai.

— Viens avec moi, mais tu vas devoir te lever aux aurores.

Un sourire s’étira au coin de ses lèvres.

— Hé ! Je suis capable de me réveiller !

— Dans ce cas, je passe te chercher à six heures.

Il se rapprocha de moi et eut le même geste que dans l’après-midi, il m’embrassa sur la tempe.


J’avais programmé le réveil de la chambre et celui de mon portable. Lorsque toutes les sonneries se déclenchèrent, je fis un bond dans mon lit. J’eus le sentiment d’avoir à peine dormi. Je crus m’écrouler de fatigue sous la douche. C’est totalement au radar que j’ouvris ma porte à six heures pétantes. Les yeux mi-clos, je vis Edward, frais comme un gardon.

— Tu viens de quelle planète ? lui demandai-je la voix enrouée de sommeil.

— Je dors peu.

— Il y a des couchettes sur le bateau ?

Il me fit signe de le suivre. Il fit un crochet par la cuisine pendant que je m’appuyais au mur de l’entrée en me demandant comment j’allais tenir toute la journée.

— Tiens, me dit-il.

J’ouvris les yeux. Il me tendait une tasse thermos.

— C’est bien ce que je crois ?

— Je commence à te connaître.

— Merci, mon Dieu !

Ma dose de caféine et ce que je découvris en arrivant sur le port finirent par me réveiller. On entendait au loin le bruit des chaluts et on distinguait la brume dans la nuit grâce aux spots des bateaux de pêche. Je compris très vite que nous nous apprêtions à monter dans un de ces rafiots. Il ne me manquait plus que le ciré jaune et les bottes bleu marine pour faire très parisienne à la mer. Je restais en retrait tandis qu’Edward allait saluer les marins. Ils avaient tous une clope au bec, le visage buriné par les éléments. Des forces de la nature. Je me sentis particulièrement mal à l’aise lorsqu’ils se retournèrent tous vers moi. Edward me fit signe d’approcher pour embarquer.

— Tu vas rester dans la cabine de pilotage, me dit-il.

— Et toi ?

— Je vais avec eux.

— D’accord.

— Ne bouge pas de là, je viendrai te chercher. Et euh… ne touche à rien et n’ouvre pas la bouche.

— Je sais me tenir.

— Tu ne connais pas le dicton ? Une femme porte malheur sur un bateau. Et tu n’étais pas prévue au programme, j’ai dû batailler pour que tu restes avec moi.

— Que leur as-tu dit pour les convaincre ?

Il me regarda, très sérieux d’un coup, et se passa la main sur le visage.

— Rien de spécial.

Il me laissa là.

Comme je n’avais causé aucun problème durant la traversée, j’eus droit à des sourires quand je descendis du bateau.


Après avoir passé la matinée sur le port, au milieu des chalutiers, nous partîmes en direction d’une plage. En fait de plage, c’était une crique entourée de falaises. Edward se mit au travail, j’en profitai pour aller découvrir ce qui se cachait derrière les rochers. Je les escaladai. Rien d’autre que la mer à perte de vue. Je m’adossai à la roche et fermai les yeux. Un rayon de soleil me réchauffait, je savourai l’instant.

Edward m’appela, dans mon dos.

— Diane.

— Oui ?

Je me retournai vers lui, et mon sourire s’évanouit quand je découvris qu’il venait de me prendre en photo. Il afficha un petit air satisfait et repartit. Je me dépêchai de descendre de mon rocher pour lui courir après.

— Montre-moi tout de suite ces photos !

— Propriétés de l’artiste, me répondit-il en levant son appareil.

Je tournai autour de lui et j’essayai de sauter pour le lui attraper, en vain. Je finis par m’affaler dans le sable, Edward me rejoignit.

— Je les verrai un jour ?

— Si tu es sage.

Je repérai son appareil laissé à l’abandon. En moins de deux, je passai par-dessus lui, volai l’objet de ma convoitise et détalai comme un lapin. Pensant avoir quelques fractions de secondes de répit, je tournai l’appareil dans tous les sens.

— Ça s’allume comment, ce truc ?

— Comme ça.

Edward était juste derrière moi. Il passa ses bras de chaque côté de mon corps, mit ses mains sur les miennes et me guida. L’écran s’alluma.

— Tu veux vraiment les voir maintenant ? me demanda-t-il à l’oreille.

— J’attends à une condition.

— Je t’écoute.

— Je veux des photos avec toi.

— Je ne supporte pas ça.

— Monsieur le photographe aurait-il peur de se faire tirer le portrait ?

Il ne répondit pas et commença à tripoter le réglage de l’appareil. Son visage penché par-dessus mon épaule affichait un air de concentration. Il finit par lever son bras et appuya sans me prévenir.

— Souris, Edward. Attends, je vais t’aider.

Je me tournai dans ses bras, il fronça les sourcils. Mes mains se posèrent sur son visage, je tirai sa bouche de chaque côté.

— Tu vois, quand tu veux ! Allez, fais ton boulot !

C’était la première fois que je voyais Edward si joyeux, presque insouciant. Il me fit grimper sur son dos pour une série de clichés. Je gesticulai tellement qu’on finit par tomber. Je réussis à lui chiper son appareil des mains et partis en courant. Lorsque je me retournai, je vis qu’Edward n’avait pas bougé de place et qu’il me suivait des yeux. Il s’assit, s’alluma une cigarette, tourna la tête, et son regard se perdit dans le vague. Par je ne sais quel miracle, je réussis à immortaliser la scène. Je le retrouvai et restai debout devant lui.

— Alors, qu’en pense le professionnel ?

Il coinça une cigarette au coin de ses lèvres, récupéra son bien et se pencha dessus. Il leva les yeux vers moi quand il découvrit qu’il était le sujet de la photo.

— Viens là, me dit-il en me montrant l’espace entre ses jambes.

Je m’y glissai, il m’encercla de ses bras et me mit l’écran sous les yeux.

— Ce n’est pas mal du tout pour une première, déclara-t-il. Mais tu vois, là, il manque…

Je n’entendis plus ce qu’il me racontait, je le fixais et le redécouvrais, ses cheveux en bataille, sa barbe de trois jours, la couleur de ses yeux. Je sentis son parfum pour la première fois, un mélange de savon et de tabac froid. L’émotion fut telle que je dus fermer les yeux.

— On en fait une petite dernière.

Je rencontrai son regard sur moi. Il posa son appareil sans me quitter des yeux. Il mit une main sur ma joue. Je m’appuyai contre sa paume.

— On doit retourner au port, le bateau ne va pas nous attendre, dit-il, la voix plus rauque que d’habitude.

Il se leva, rangea son matériel et m’aida à me lever. Nos mains restèrent jointes un long moment sur le chemin du retour.


— Réveille-toi. On est arrivé.

C’était la voix d’Edward. Je m’étais endormie dans ses bras, durant la traversée. Il caressait ma joue pour m’aider à émerger. Je frottai mon visage contre lui, j’étais bien.

Le propriétaire du B&B nous accueillit malgré l’heure tardive. Il nous avait laissé des restes pour notre dîner. Edward était ici comme chez lui. Il réchauffa le plat et nous servit un verre, tandis que, perchée sur un tabouret de bar, je le regardai sans rien faire. À table, nous n’échangions que des regards, aucune parole.

— Tu n’as pas oublié qu’on rentrait demain à Mulranny ? me demanda Edward après le dîner, alors que nous fumions une cigarette dehors.

— Je n’y pensais plus, lui répondis-je avec un poids soudain sur l’estomac.

— Ça va ?

— Je me sens libre, ici. Je n’ai pas envie de rentrer.

— Allons dormir.

Il me tint la porte d’entrée ouverte, je passai devant en le frôlant, il me suivit jusqu’à ma chambre. En me retournant, je fus surprise par sa proximité. Il avait une main appuyée en hauteur sur le mur, la tête baissée.

— Merci pour ces trois jours.

— J’ai été heureux de t’avoir avec moi.

Il plongea son regard dans le mien. Mon cœur s’emballa. Il s’approcha de moi, ses lèvres se posèrent sur ma tempe et s’y attardèrent. Ce fut plus fort que moi, je m’agrippai à sa chemise. Il se détacha légèrement et se pencha. Nos fronts se frôlèrent. Je ne maîtrisai plus ma respiration, mon ventre se contracta. Sa bouche effleura la mienne une première fois, puis une deuxième. Il m’enlaça, et m’embrassa profondément, je lui rendis son baiser. Lorsque nos lèvres se séparèrent, il posa son front contre le mien, et caressa ma joue.

— Arrête-moi, s’il te plaît, me murmura-t-il.

Je baissai les yeux et vis mes mains toujours agrippées à sa chemise. Tous mes sens étaient en ébullition, mais je devais faire le tri dans mes émotions. À contrecœur, je desserrai mes doigts, et le plus doucement possible, je l’éloignai de moi. Il se laissa faire, trop facilement.

— Excuse-moi, dit-il. Je…

Je le fis taire en posant un doigt sur sa bouche.

— Je crois que pour ce soir, il vaut mieux s’en tenir là.

Je déposai un baiser à la commissure de ses lèvres. J’ouvris la porte et pénétrai dans ma chambre. Je me tournai vers lui, il ne me lâchait pas des yeux.

— Dors bien, lui dis-je tout bas.

Il passa une main sur son visage, me sourit et fit deux pas en arrière. Je fermai la porte silencieusement et m’y adossai. Ce n’est qu’à cet instant que je remarquai mes jambes flageolantes. J’écoutai les bruits de la maison, j’entendis Edward redescendre. Je souris, il allait fumer, j’en étais certaine.

Encore chamboulée, je me glissai sous la couette. Dans la pénombre, je passai mes doigts sur mes lèvres. J’avais aimé sentir les siennes. J’aurais pu aller plus loin, je ne l’avais pas fait. Trop rapide, peut-être. Je me calai au milieu du lit. Malgré mes paupières lourdes, je fixai le rai de lumière sous la porte. Puis il y eut des pas dans l’escalier, qui s’arrêtèrent devant ma chambre. Je me redressai. Edward était là, tout prêt. Je posai mes pieds par terre en réfléchissant à toute vitesse à ce que je devais faire. J’étais décidée à lui ouvrir la porte quand je l’entendis partir vers sa chambre. L’obscurité fut totale, je me rallongeai. En sentant le sommeil me gagner, je me dis que le lendemain je verrais Edward. J’étais impatiente.


J’ouvris les yeux, et mes premières pensées furent pour lui. Je regardai ma montre, notre bateau partait dans une heure. Je me douchai, m’habillai, rangeai mes affaires et fermai mon sac. Dans le couloir, je jetai un coup d’œil à la porte de sa chambre, elle était ouverte. J’allai voir s’il était encore là. Personne. Le ménage avait déjà été fait. Je me rendis à la cuisine. Seul le propriétaire s’y trouvait. Il me sourit et me tendit une tasse de café. Il entreprit de me servir encore un de ses petits déjeuners dont il avait le secret.

— Non merci. Je n’ai pas très faim, ce matin.

— Comme vous voulez, mais pour la traversée, c’est mieux d’avoir quelque chose dans le ventre.

— Je me contenterai du café.

En restant debout, je bus quelques gorgées.

— Vous avez vu Edward ? questionnai-je.

— Il est tombé du lit. Encore moins causant que d’habitude, vous imaginez ?

— Difficile à croire.

— Il est parti sur le port, et puis il est revenu régler vos nuits.

— Et là, où est-il ?

— Un vrai lion en cage, il vous attend dehors.

— Ah…

Je déglutis et finis mon café, sous l’œil goguenard de mon hôte.

— Vous êtes toute pâle. C’est à cause de la traversée ou d’Edward ?

— Quel est le pire ?

Il éclata de rire.

Je lui fis un petit signe de la main pour le saluer et me dirigeai vers l’entrée.

Edward ne remarqua pas mon arrivée. Le visage fermé, il tirait sur sa cigarette comme un forcené. Je l’appelai doucement. Il se tourna, me fixa avec une expression indéchiffrable sur le visage et s’avança vers moi. Sans un mot, il attrapa mon sac. Je le retins par le bras.

— Tu vas bien ?

— Et toi ? me demanda-t-il brutalement.

— Oui, enfin je crois.

— Allons-y.

Il esquissa un sourire, prit ma main et m’entraîna vers le port. Plus nous avancions, plus je me rapprochais de lui. Je finis par entrelacer nos doigts.

En arrivant sur le bateau, nous dûmes nous lâcher pour qu’il se décharge de son fardeau. Je le suivis sur le pont. Il y avait un vent à décorner les bœufs. Il alluma une cigarette qu’il me tendit, je la pris et l’observai allumer la sienne. Il s’appuya au bastingage. On fuma en silence.

Le bateau quitta l’île. Nous n’avions pas bougé.

— Ça va secouer, me dit Edward en se redressant.

— Tu restes là ?

— Pour le moment. Rentre, si tu préfères.

Je me campai sur mes pieds et m’accrochai à mon tour à la rambarde. Ça tanguait déjà, et le vent me faisait mal aux oreilles, mais pour rien au monde je n’aurais voulu être ailleurs. D’un coup, je fus à l’abri. Edward s’était installé derrière moi, ses bras autour de mon corps, ses mains sur les miennes.

— Préviens-moi si tu te sens mal, me dit-il à l’oreille.

Le rire était perceptible dans sa voix, je lui donnai un léger coup de coude dans les côtes.

Nous effectuâmes toute la traversée serrés l’un contre l’autre et sans échanger un mot. C’était tellement bon de profiter de tout ça à deux. Une fois que le bateau fut à quai, Edward alla récupérer nos sacs de voyage. Il prit à nouveau ma main dans la sienne pour rejoindre le parking. Pendant que je montai dans la voiture, il chargea le coffre. Lorsqu’il grimpa à son tour, il soupira profondément. Il dut sentir que je l’observai, il se tourna et me regarda droit dans les yeux.

— On rentre ?

— C’est toi le chauffeur.

Durant tout le trajet, nous nous enfermâmes chacun dans nos pensées. En dehors d’un fond musical, seul le bruit de l’allume-cigare se faisait entendre. Alternativement, nous enchaînions les cigarettes. Le paysage défilait sous mes yeux, et je tripotais ma chaîne et mon alliance. Je n’osais plus regarder Edward. Lorsque je vis le panneau de Mulranny, je me raidis. Il gara la voiture devant mon cottage et laissa le moteur tourner.

— Bon, j’ai du boulot.

— Pas de problème, lui répondis-je précipitamment en descendant de la voiture.

Je claquai la portière plus fort que je ne le souhaitais. Je récupérai mes affaires dans le coffre. Edward ne bougea pas et ne démarra pas pour autant. Arrivée devant la porte du cottage, je partis en quête de ma clé. Lorsque je mis enfin la main dessus, je fulminais tellement que je n’arrivai pas à trouver le trou de la serrure. S’il n’avait rien à me dire, il n’avait qu’à partir.

Je lâchai tout et me retournai précipitamment. Je percutai Edward. Il me rattrapa par la taille avant que je ne tombe en arrière. Plusieurs secondes passèrent. Puis il me lâcha. Je passai ma main dans mes cheveux, il s’alluma une cigarette.

— Tu pourrais me rejoindre chez moi, ce soir ? me proposa-t-il.

— Je… oui… j’en ai envie.

Nous nous regardâmes longuement. La tension monta d’un cran. Edward secoua légèrement la tête.

— À plus tard.

Je fronçai les sourcils en le voyant se pencher. Il ramassa ma clé et ouvrit la porte.

— C’est mieux comme ça, non ?

Il m’embrassa sur la tempe et repartit vers sa voiture sans que j’aie le temps de lui dire un mot. Je regardai son 4X4 partir dans un nuage de poussière.

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