5

Je n’avais pas eu de nouvelles de Félix depuis plus d’une semaine. C’était le comble, je cherchais après lui. Au bout de trois tentatives d’appel, il décrocha enfin.

— Diane, je suis overbooké !

— Bonjour quand même !

— Fais vite, je suis débordé par mes préparatifs de Noël.

— Qu’as-tu prévu ?

— Tes parents m’ont appris que tu ne passais pas les fêtes chez eux, ils m’ont invité, j’ai dit non, ils essaieraient encore de me faire exorciser. À la place, c’est la fête du slip à Mykonos.

— Ah ? O.K.

— Je t’appelle à mon retour.

Il raccrocha. Je restai quelques instants le téléphone collé à l’oreille. De mieux en mieux, loin des yeux, loin du cœur. Que mes parents n’aient pas insisté pour que je rentre pour les fêtes, ça n’avait rien d’étonnant. Leur fille veuve et dépressive aurait fait tache au milieu de leur dîner mondain. Mais Félix qui me laissait tomber, la pilule était plus dure à avaler.


Un grand soleil d’hiver baignait le séjour — du jamais vu —, et pourtant je n’avais pas l’entrain de sortir de chez moi. L’approche des fêtes me faisait broyer du noir. Des coups frappés à ma porte me forcèrent à me décoller de mon fauteuil. J’allai ouvrir. Judith était habillée en lutin du Père Noël, version sexy. Elle me sauta au cou.

— Qu’est-ce que tu fais, enfermée par un temps pareil ? Mets tes moufles, on va marcher.

— Tu es gentille, mais non.

— Parce que tu crois que je te laisse le choix, me dit-elle en me poussant vers le portemanteau.

Elle m’enfonça un bonnet sur la tête, attrapa mes clés et ferma la porte du cottage.

Elle chantait comme une casserole tout le répertoire de Noël. Malgré moi, je riais. Judith réussit un tour de force. Elle me fit traverser toute la baie et Mulranny à pied pour m’entraîner chez Abby et Jack.

— C’est nous ! cria-t-elle en entrant dans la maison.

Je la suivis jusqu’au séjour. Elle alla claquer de gros baisers sur les joues de son oncle et sa tante.

— Diane, je suis contente de te voir, me dit Abby en me prenant chaleureusement dans ses bras.

Jack me fit un grand sourire et me donna une petite tape sur l’épaule. Il ne manquait que les contes de Dickens pour parfaire le mythe de Noël. Le sapin qui touche le plafond, les cartes de vœux sur la cheminée, les biscuits aux épices sur la table basse, les guirlandes lumineuses, un Jingle Bells remasterisé en bruit de fond, tout y était. En moins de quelques minutes, Abby et Judith se chargèrent de me mettre à l’aise. Elles me forcèrent à m’asseoir, Judith me tendit une tasse de thé, et Abby une assiette remplie de cookies, de carrot cake et autres pains d’épices. À croire qu’elles voulaient me faire grossir. Jack riait en secouant la tête.

Depuis deux heures, j’assistais à un spectacle. Judith était assise par terre et faisait des paquets-cadeaux qu’elle déposait au fur et à mesure au pied du sapin. Abby tricotait une chaussette de Noël. J’étais en décalage complet avec cette ambiance. Ça dégoulinait de bons sentiments, je ne croyais plus à tout ça. À une époque, j’aurais pourtant été la première à me mettre un chapeau pointu sur la tête et à faire sauter leurs serpentins. Rien que pour Clara.

— Méfie-toi, me dit Jack. Elles complotent, et je crois que ça te concerne.

— Tais-toi donc, lui dit Abby. Diane, nous sommes à deux jours de Noël, et tu ne rentres pas en France ?

— Non, en effet.

Le sourire de façade que j’affichais depuis mon arrivée me quitta petit à petit.

— Viens donc le passer ici, on reste entre nous.

Entre nous ? Ce sale con d’Edward allait-il être de la partie ? Rien que pour le voir animer la soirée de Noël, j’aurais été tentée d’accepter.

— Allez, je ne veux pas que tu sois toute seule, insista Judith.

J’allais répondre quand une porte claqua. Judith se leva et sautilla jusqu’à l’entrée. Les bruits d’une conversation étouffée nous parvinrent.

— Viens, maintenant, et tiens-toi correctement ! dit Judith.

Je ne fus pas étonnée de voir Edward s’encadrer dans la pièce à la suite de sa sœur. Celle-ci, au lieu de se rasseoir, se tint derrière Abby, passa ses bras autour de son cou, posa le menton sur son épaule et me regarda le sourire aux lèvres.

— Dis bonjour, Edward ! lança-t-elle sans me quitter des yeux.

Pour m’empêcher de pouffer de rire, je levai la tête vers lui. Douche froide assurée. Il me fixait durement.

— Bonjour, grommela-t-il.

— Edward.

Il avança dans la pièce, serra la main de Jack et se mit devant la cheminée. Il regarda le feu en nous tournant le dos.

— Maintenant que les civilités sont faites, reprenons le fil de notre conversation, dit Judith.

— Nous sommes sérieux, fête Noël avec nous, poursuivit Abby.

Edward se retourna d’un coup.

— De quoi parlez-vous ? Ce n’est pas l’Armée du salut, ici.

Son corps était tendu comme un arc, je n’aurais pas été étonnée de voir de la fumée sortir de ses oreilles.

— Tu n’en as pas marre d’être con ? lui répondit sa sœur. On a invité Diane pour Noël, et tu n’as pas ton mot à dire. Si ça ne te plaît pas, on se passera de toi.

C’était explosif entre le frère et la sœur, on aurait dit deux coqs de combat. Mais pour une fois, Edward ne semblait pas le plus dangereux. Malgré le plaisir que je prenais à le voir se ratatiner devant sa cadette, je devais mettre fin à la situation.

— Une minute ! Je crois que j’ai mon mot à dire. Alors je ne viendrai pas, je ne fête pas Noël.

— Mais…

— N’insiste pas.

— Fais comme tu veux, me dit Jack. Mais si tu changes d’avis, la porte t’est grande ouverte.

— Merci beaucoup. Je vais vous laisser, il se fait tard.

— Reste dîner, me proposa Abby.

— Non, merci. Ne bougez pas, je connais le chemin.

Judith se mit en retrait. Abby me prit à nouveau contre elle. Je vis son regard réprobateur se poser sur son neveu. J’allai déposer un baiser sur la joue de Jack qui me fit un clin d’œil. Je me postai devant Edward qui me regarda droit dans les yeux.

— Merci, lui murmurai-je pour que personne ne m’entende. Tu viens de me rendre un grand service. Tu as du bon finalement.

— Fous le camp d’ici, marmonna-t-il entre ses dents.

— Au revoir, lui dis-je à voix haute.

Il ne répondit pas. Je lançai un dernier signe de la main et retrouvai Judith près de la porte d’entrée. Elle me regarda enfiler mon manteau.

— Pourquoi t’enfuis-tu ?

— J’ai envie de rentrer chez moi.

— Je viendrais te voir pendant Noël.

— Non. Je veux rester seule. Ta place est auprès de ta famille.

— C’est à cause de mon crétin de frère ?

— Je ne lui accorde pas cette importance. Il n’a rien à voir avec ça. Il est temps que j’y aille. Bonne soirée. Ne t’inquiète pas pour moi, lui dis-je en l’embrassant.

J’avais oublié que j’étais venue à pied jusque chez eux. Des trombes d’eau s’abattaient sur moi, et il faisait nuit. Les mains enfoncées au fond des poches, j’avançais en évitant de penser. Un coup de klaxon me fit sursauter. Je m’arrêtai et me retournai, mais les phares m’éblouirent. Je fus d’autant plus surprise de voir la voiture d’Edward s’arrêter à ma hauteur. La vitre se baissa.

— Monte.

— C’est l’esprit de Noël ? Ou tu es malade, peut-être ?

— Profite du taxi, ça n’arrivera pas deux fois.

— Et puis après tout, autant que tu serves à quelque chose.

Je montai dans sa voiture. Le même foutoir y régnait que dans sa maison. Pour me faire une place, je dus pousser des objets non identifiés du bout des pieds. Le tableau de bord était encombré de paquets de cigarettes et de journaux, de vieux gobelets de café étaient coincés dans les portières. Dieu sait que je fumais, mais là, l’odeur de tabac froid me donna la nausée. Le silence tenait toute la place dans l’habitacle.

— Pourquoi n’es-tu pas repartie en France ?

— Je ne m’y sens plus chez moi, répondis-je trop vite.

— Ici non plus, tu n’es pas chez toi.

— Attends, c’est pour ça que tu me ramènes ? C’est encore pour m’en mettre plein la figure ?

— La seule chose qui me préoccupe te concernant, c’est ta date de départ.

— Arrête ta putain de bagnole !

Il freina d’un coup sec. Je voulais sortir le plus vite possible, mais impossible de détacher ma ceinture.

— Tu as besoin d’aide ?

— La ferme ! hurlai-je.

Je réussis finalement à m’extirper de là et, pour une fois, c’est moi qui lui claquai la porte au nez. Enfin, la portière.

— Joyeux Noël ! me lança-t-il par la vitre baissée.

Je ne lui accordai pas l’ombre d’un regard et me mis en marche. Sa voiture me frôla en roulant dans une flaque, je fus trempée de la tête aux pieds. Douze ans d’âge mental, et encore. Il finirait par gagner, en plus de me taper sur les nerfs, il m’épuisait.

C’est en grelottant que je finis par arriver chez moi, pour m’y barricader.


Nous étions le 26 décembre, il était onze heures, et quelqu’un frappait à ma porte. Judith. Elle me bouscula pour entrer.

— Noël est fini !

Elle partit dans la cuisine se servir un café et revint s’écrouler dans le canapé.

— Il y a vraiment un truc pas net avec toi, me dit-elle. J’ai une faveur à te demander.

— Je t’écoute.

— Tous les ans, j’organise la soirée du 1er de l’An.

Je me sentis blêmir. Je me levai et allumai une cigarette.

— Le patron du pub me connaît depuis toute petite, il ne peut rien me refuser. Tu sais, à Mulranny, il n’y a que des vieux, et ils ne sont vraiment pas branchés cotillons. Donc, il me prête le pub, et j’en fais ce que j’en veux. On a passé de sacrés moments, là-bas.

— J’imagine.

— À chaque fois, tous mes potes viennent, c’est de la folie furieuse. On picole, on chante, on danse sur les tables… Et cette année, nous aurons une Française parmi nous.

— Ah ? Nous sommes deux à Mulranny ?

— Arrête, Diane. Tu ne fêtes pas Noël, passons. Tu n’es pas la seule à avoir un problème avec les réunions de famille. Mais le réveillon, c’est une soirée entre amis, pour s’amuser, tu ne peux pas me refuser ça.

— Tu m’en demandes trop.

— Pourquoi ?

— Laisse tomber.

— O.K. Je veux que tu sois là, mais évite le musée des horreurs.

Je fronçai les sourcils.

— Oublie ton pantalon de yoga et ton sweat immonde.

Dans un autre style, elle devenait aussi chiante que son frère. Je soupirai et fermai les yeux avant de lui répondre.

— C’est bon, je viendrai, mais je ne resterai pas longtemps.

— C’est ce que tu dis. Allez, c’est parti, j’ai du pain sur la planche.

Elle fila comme une tornade. Je m’effondrai dans mon fauteuil, et me pris la tête entre les mains.


J’avais réussi à convaincre Judith que je pouvais me passer de son aide. Je savais encore m’habiller toute seule et je supposais que ses conseils vestimentaires auraient été du plus mauvais goût.

Je contemplais mon reflet devant la psyché de ma chambre. J’avais le sentiment d’être déguisée, et pourtant c’était moi que je redécouvrais. Je me regardai longuement dans le miroir. Le constat était simple, j’avais vieilli, j’étais marquée. Des rides avaient fait leur apparition, et à regarder de plus près, j’avais des cheveux blancs. Et puis je pensai à Colin. Alors, je masquai certaines traces de mon chagrin avec du maquillage. J’assombris mes paupières et appliquai une épaisse couche de mascara sur mes cils, je mis mes yeux en valeurs pour lui. Par réflexe, je nouai mes cheveux en chignon désordonné, quelques mèches tombaient dans mon cou, il les attrapait toujours. Je m’habillai en noir des pieds à la tête, pantalon, dos nu et escarpins. Mon seul bijou, mon alliance qui pendait entre mes seins.


J’étais devant le pub. Le parking était complet, la fête devait déjà battre son plein. J’allais me retrouver face à un tas d’inconnus. J’allais devoir parler, sourire et cela me semblait au-dessus de mes forces.

Je poussai la porte en soufflant un grand coup. La chaleur me surprit. C’était bondé, ça chantait, ça dansait, ça riait. Incontestablement, les Irlandais possédaient le sens de la fête. Je n’avais jamais vu ça. Je n’eus aucun mal à repérer Judith. Elle ne passait pas inaperçue avec sa crinière de lionne, son pantalon de cuir noir et son corset rouge. Je réussis à me frayer un chemin jusqu’à elle. Je lui tapotai légèrement l’épaule, elle se retourna et sembla troublée.

— Diane, c’est toi ?

— Oui, idiote !

— J’étais sûre qu’une femme fatale se cachait en toi. Fais chier, tu vas me voler la vedette !

— Arrête, sinon je m’en vais.

— Pas question, tu es là, tu restes.

— Je te l’ai dit, aux douze coups de minuit, je fais comme cendrillon, je m’éclipse.

Elle disparut quelques instants et revint en me tendant un verre.

— Bois, et on en reparla !

Ensuite, elle m’entraîna dans un tourbillon de présentations. Je rencontrai des gens charmants, ils avaient tous le sourire et une envie de s’amuser dépassant tout ce que j’avais pu imaginer. L’ambiance était bon enfant, rien de m’as-tu-vu. Les nombreux verres qu’on me servait au passage m’aidaient à me détendre et à me mettre dans le bain.

Grâce à mes sourires, je pus accéder au bar. Mon verre était vide depuis bien trop longtemps, et si je voulais tenir jusqu’à la prochaine année, je n’avais pas le choix. Je ne lésinai donc pas sur la dose d’alcool. Je sentis une présence à côté de moi, je ne m’en préoccupai pas et continuai à touiller mon cocktail. Si mon niveau de rhum était déjà élevé, celui de whisky de mon compagnon de bar frôlait le tsunami. Je connaissais ses mains, je les avais déjà vues. Contrariée, je levai la tête. Edward était accoudé au bar, il sirotait son verre et me regardait. J’eus l’impression d’être passée au détecteur de métaux.

— Ma sœur a encore fait des siennes, dit-il avec un rictus aux lèvres. Elle a toujours été fascinée par les chiens errants.

— Et toi, tu vas agresser combien de personnes ?

— Aucune, à part toi. Ce sont mes amis.

— Qui voudrait être ami avec toi ?

Je tournai les talons. La soirée s’annonçait encore plus difficile.


J’écoutais d’une oreille les conversations. Judith était à côté de moi, elle ne me lâchait pas, elle avait peur que je prenne la fuite. Mon attention fut distraite par la vue d’un crâne brun quasiment rasé. Je bousculai tout le monde sur mon passage pour en approcher.

— Félix !

Il se retourna et me vit. Il courut dans ma direction. Je me jetai dans ses bras, il me fit tourner dans les airs. Je riais et je pleurais dans son cou. Il me compressait, mais avoir un câlin étouffant de Félix valait tous les bleus que je récoltais.

— Quand j’ai eu ton message, je n’ai pas pu résister.

— Merci tu m’as tellement manqué.

Il me reposa au sol, et mit ses mains de chaque côté de mon visage.

— Je t’avais bien dit que tu ne pouvais pas te passer de moi !

Je lui mis une calotte derrière la tête. Il me reprit contre lui.

— Ça fait du bien de te voir.

— Combien de temps restes-tu ici ?

— Je repars demain soir.

Je resserrai mes bras autour de sa taille.

— On boit où dans ton bar ?

Je l’attirai vers le comptoir en lui tenant la main. Il but cul sec un premier verre et s’en resservit un deuxième. Il partait du principe qu’il avait déjà un train de retard. Il n’oublia pas de remplir mon verre au passage.

— Tu as repris du poil de la bête. Ça te va bien de t’occuper de toi.

— J’ai joué le jeu pour ce soir, et pour Judith.

— Montre-la-moi.

— Pas de besoin de me chercher, je suis là.

Je me tournai vers elle, le sourire aux lèvres.

— Tu aurais pu me dire que ton mec te rejoignait, me dit-elle, boudeuse.

— Mon quoi ?

— Bah, ton mec, ton homme…

— Stop ! C’est juste Félix…

— Merci pour le juste, me coupa-t-il.

— Oh, ça va, toi. Judith, je te présente mon meilleur ami.

Elle me sonda du regard, mit sa poitrine généreuse en avant et se hissa sur ses talons pour déposer un baiser sur la joue de Félix.

— Diane a eu raison de t’inviter, lui dit-elle. Un peu de chair fraîche, ça me plaît, beaucoup… vraiment beaucoup.

Elle pencha la tête sur le côté et le détailla sous toutes les coutures. Il remplissait tous les critères pour qu’elle tombe dans le panneau, son blouson de cuir, son tee-shirt tellement col v qu’on aurait pu voir son nombril, et son crâne rasé.

— Je suis très heureux de faire ta connaissance, lui dit-il en jouant de son sourire charmeur.

— Et moi donc. J’espère que Diane est prêteuse.

Je filai un coup de pied discret à mon séducteur de meilleur ami, et accessoirement narcissique.

— T’inquiète, on a toute la soirée pour faire plus ample connaissance, mais il y a un truc que je dois te dire.

— Je suis tout ouïe, lui répondit-elle en battant des cils.

— Ça ne collera jamais entre nous.

— Oh ! Je ne me suis jamais fait rembarrer si vite. Je pue de la gueule ? J’ai un truc entre les dents ?

— Non, tu n’as juste rien entre les jambes.

Je levai les yeux au ciel. Judith éclata de rire.

— O.K. Aide-moi au moins à la retenir jusqu’au petit matin, lui dit-elle en me désignant du menton.

— Je sais exactement ce qu’il faut faire pour ça.

Il me tendit un shooter. Ma gorge me brûla, mais je m’en moquais. Je savais qu’avec les deux sur le dos je ne résisterais pas longtemps.

Minuit sonna très vite. Tous les invités décomptèrent les douze coups, sauf Félix et moi. Nous nous étions mis à l’écart, nous nous tenions par la main. Quand tout le monde explosa, j’appuyai ma tête contre son épaule.

— Bonne année, Diane.

— Toi aussi. Viens, allons trouver Judith.

Je l’entraînai derrière moi. Je repérai rapidement celle que nous cherchions.

— Pourquoi t’arrêtes-tu ? me demanda Félix en me rentrant dedans.

— Elle est avec son satané frère.

— Il est plutôt beau mec.

— Quelle horreur ! Tu ne sais pas de qui tu parles ! C’est mon voisin.

— Tu aurais pu me dire que le paysage était excitant, je serais venu te voir plus rapidement.

— Ne dis pas n’importe quoi. Tant pis, on la verra plus tard.

— Tu permets que je tente ma chance.

Je me tournai vivement vers lui. L’œil lubrique de Félix ne trompait pas. Il trouvait Edward à son goût.

— Tu es complètement malade !

— Pas du tout. Réfléchis, je pourrais dompter la bête et lui glisser sur l’oreiller d’être gentil avec toi.

— Arrête de dire n’importe quoi. Invite-moi plutôt à danser.

J’enchaînais les rocks endiablés avec Félix et les chorégraphies délirantes avec Judith. Je me désaltérais entre deux danses à coup de cocktails bien chargés. De temps à autre, j’allais prendre l’air sur la terrasse.

À un moment, cigarette aux lèvres et verre à la main, j’espionnai par la fenêtre Judith et Félix. Il lui donnait un cours particulier de Bachaca. Edward déboula et se planta en face de moi.

— On ne peut même pas fumer en paix, dis-je.

— Va dire à ton mariole de foutre la paix à ma sœur.

— Elle n’a pas l’air de se plaindre.

— Fais-le dégager de là, sinon je m’en occupe.

Je me redressai et m’approchai de lui. Je posai un doigt sur son torse, qui se voulait tout aussi menaçant que ses paroles.

— Ta sœur n’a pas besoin de toi pour se défendre. Et c’est toi qui devrais te méfier de Félix. Tu pourrais tout à fait être à son goût, et il a réussi à coucher avec des mecs bien plus hétéros que toi.

Il attrapa mon poignet et me poussa violemment contre la balustrade. Ses yeux s’ancrèrent dans les miens. Il se colla à moi et serra mon poignet plus fort.

— Ne me pousse pas à bout !

— Sinon quoi ? Tu me frappes ?

— J’hésite.

— Dégage, maintenant.

Je tirai une dernière bouffée sur ma cigarette, crachai la fumée en direction de son visage et laissai tomber mon mégot à ses pieds. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que je réalisai que mes jambes tremblaient.

— Eh bien dis donc, c’était chaud entre toi et le voisin, me déclara Félix en arrivant à côté de moi.

— J’ai essayé de t’arranger le coup.

Je le plantai pour aller au ravitaillement, il me fallait un verre.

Les heures défilaient. Je ne sentais plus mes pieds à force de danser. Je m’amusais vraiment, j’étais légère et n’en revenais pas. Sauf que mon état d’ébriété avancé commençait à me jouer des tours. Je ne marchais plus très droit, ma vue se troublait, je riais trop fort, et mes inhibitions se levaient. Je quittai la piste pour rejoindre Félix et Judith qui faisaient les niveaux au bar.

— Je rentre, je n’en peux plus.

— Je prends un dernier verre et je te rejoins chez toi, me répondit Félix.

— Tu es sûre que tu veux aller te coucher ? me demanda Judith.

— Oui, le spectacle est fini ! Merci pour ce soir, je ne pensais pas que j’étais encore capable de faire la fête, lui répondis-je en la serrant dans mes bras.

Tout en me dirigeant vers la sortie, je fouillais dans mon sac à la recherche de mes clés. Je heurtai quelqu’un.

— Désolée.

— Toujours en travers de mon chemin ! me répondit Edward.

— Barre-toi, je rentre chez moi.

Je le bousculai et me retrouvai à l’air frais. Le vent avait beau être cinglant, cela ne m’aida pas pour autant à dessoûler.


Je conduisais tranquillement en direction de mon cottage. Finalement, je conservais une partie de mes réflexes. Je devais reconnaître que je roulais au pas, totalement accrochée à mon volant, encore le syndrome de la petite vieille. Je fus perturbée par une voiture qui me colla. Le conducteur fit des appels de phares. Je ralentis volontairement. La réaction fut immédiate, il déboîta d’un coup de volant et me fit une queue de poisson. Je reconnus la voiture d’Edward. Il voulait la guerre, il allait l’avoir.

Devant chez moi, je serrai le frein à main et partis en courant chez lui.

— Ouvre tout de suite cette porte ! hurlai-je en tambourinant. Sors de là immédiatement.

Je me mis à faire les cent pas en continuant à lui crier dessus. Je n’en pouvais plus, j’attrapai des cailloux par terre et les envoyai valdinguer contre sa porte et ses fenêtres.

— Tu es complètement cinglée ! cria-t-il en sortant enfin de chez lui.

— C’est toi le malade. Tu n’es qu’un chauffard doublé d’un connard fini ! On va régler nos comptes une bonne fois pour toutes.

— Va cuver ailleurs.

— Je suis pire qu’une sangsue. Plus tu me diras de partir, plus je resterai.

— J’aurais mieux fait de te laisser moisir sur la plage.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, explosai-je en lui tapant dessus. Tu ne sais rien.

Je cognais de toutes mes forces, j’essayais de le griffer. Il se défendait mollement en esquivant mes attaques simplement avec ses bras.

— Calme-toi ! entendis-je Félix me dire derrière moi.

Il passa un bras autour de ma taille, me souleva et m’éloigna d’Edward. Je continuai à frapper dans le vide.

— Lâche-moi, je vais l’étriper.

— Ça ne vaut pas le coup, me répondit-il en resserrant sa prise autour de moi.

Je lançai mes pieds pour pouvoir lui donner un bon coup d’escarpins pointus.

— Protège tes bijoux de famille, connard, hurlai-je.

— Enferme-la, tonna Edward. C’est une folle furieuse.

— Ta gueule.

La réplique de Félix me fit arrêter de gesticuler. Quant à Edward, il parut décontenancé et le fixa, les yeux grands ouverts. Puis il secoua la tête.

— Aussi givrés l’un que l’autre, marmonna-t-il, prêt à rentrer chez lui.

— Reste là, on n’en a pas fini, lui dit Félix.

Il me posa, et prit mon visage en coupe.

— Tu vas me promettre de rentrer chez toi, et d’y rester, d’accord ?

— Non.

— Laisse-moi régler ça. Va te mettre au lit et dors. On se voit demain. Fais-moi confiance, tout ira bien.

Il embrassa mon front et me poussa plus loin. Je titubais plus que je ne marchais, en me retournant tous les deux pas. Félix et Edward étaient toujours au même endroit, je n’entendais rien de leur accrochage.

Arrivée chez moi, je me traînai et me glissai sous la couette. Malgré mon inquiétude pour Félix, j’étais épuisée. La tension, l’alcool, la fatigue vinrent à bout de mes résistances.

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