8

Je venais de sortir de la douche. Elle avait été longue, bouillante et relaxante. J’étais nue devant le miroir et j’observais mon corps. Voilà bien longtemps que je n’y avais pas prêté attention. Il s’était éteint à la mort de Colin. Edward l’avait réveillé doucement hier. Je savais ce qui se passerait entre nous ce soir. Jusque-là, je pensais que plus aucun homme ne me toucherait. Laisserais-je les mains et le corps d’Edward remplacer ceux de Colin ? Je ne devais pas penser à ça. Je renouai avec des gestes de femmes ; m’enduire la peau de crème hydratante, mettre une goutte de parfum au creux de mes seins, lisser mes cheveux, choisir de la lingerie, m’habiller avec l’envie de séduire.


La nuit était tombée. J’étais dans tous mes états, telle une adolescente transie d’amour, pour un homme que je haïssais il y avait peu de temps encore. Et là, quelques heures sans lui me mettaient en état de manque. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre, les lumières chez lui étaient allumées. Avant de commencer à me ronger les ongles, je grillai une cigarette. J’errai dans la pièce, j’avais des bouffées de chaleur, et puis j’étais prise de frissons. À quoi bon attendre plus longtemps ? J’enfilai mon blouson de cuir, attrapai mon sac à main et sortis. Quelques mètres séparaient nos cottages, je trouvai quand même le moyen d’allumer une autre cigarette. Je m’arrêtai au milieu du chemin, je me dis que je pourrais faire demi-tour, il n’en saurait rien, je lui téléphonerais, je lui dirais que je ne me sentais pas bien. J’étais terrifiée, j’allais forcément le décevoir, je ne savais plus comment faire. Je ris toute seule. Ridicule, voilà ce que j’étais, c’était comme le vélo, ça ne s’oubliait pas. J’écrasai mon mégot et allai frapper à sa porte. Edward mit quelques secondes avant de l’ouvrir. Il me regarda de haut en bas, et plongea ses yeux dans les miens. Ma respiration s’affola, et le semblant de calme dont j’avais pensé faire preuve partit en fumée.

— Entre.

— Merci, lui répondis-je d’une toute petite voix.

Il se décala pour me laisser passer. Postman Pat me fit la fête, cela ne me détendit pas le moins du monde. Je sursautai lorsque je sentis la main d’Edward se poser dans le bas de mon dos. Il me guida jusqu’au salon.

— Je te sers un verre ?

— Oui, je veux bien.

Il m’embrassa sur la tempe et partit derrière le bar. Plutôt que de le suivre des yeux, je préférai observer autour de moi pour me convaincre que c’était le même Edward qu’avant notre séjour sur les îles d’Aran, que nous allions passer une soirée tout à fait normale et amicale, que je m’étais fait des films sur nous deux. Son bordel légendaire et ses cendriers qui débordaient allaient me rassurer. Je scannai la pièce plusieurs fois de suite, en proie à la plus grande panique.

— Tu as fait le ménage ?

— Ça t’étonne ?

— Peut-être, je ne sais pas.

— Viens t’asseoir.

Je jetai un coup d’œil dans sa direction. Il me fit signe de m’installer dans le canapé. Je posai mes fesses sur le rebord. Je pris le verre de vin qu’il me tendait sans le regarder. Je devais à tout prix trouver un truc pour combattre ma nervosité. J’attrapai une cigarette, je n’eus pas le temps d’allumer mon briquet qu’une flamme apparut sous mon nez. Je remerciai Edward.

Il s’assit sur la table basse en face de moi, but une gorgée de Guinness et me regarda. Je piquai du nez. Il souleva mon menton.

— Tout va bien ?

— Bien sûr. Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Tu as travaillé ? Et les photos, ça donne quoi ? Tu sais, celles qu’on a prises ensemble.

Ma tirade m’avait essoufflée. Edward caressa ma joue.

— Détends-toi.

J’expirai tout l’air que j’avais dans les poumons.

— Excuse-moi.

Je me levai d’un bond et déambulai dans la pièce avant de me poster devant la cheminée. Je finis ma cigarette, balançai le filtre dans le feu. Je sentis la présence d’Edward derrière moi. Il saisit mon verre, le posa sur le rebord de la cheminée et mit ses mains sur mes bras. Je me raidis.

— De quoi as-tu peur ?

— De tout…

— Tu n’as rien à craindre avec moi.

Je me tournai pour lui faire face. Il me sourit, repoussa les cheveux de mon visage. Je me blottis dans ses bras. Je respirai son parfum. Sa main remonta le long de mon dos. Nous restâmes enlacés un long moment. J’étais bien. Tous mes doutes s’envolèrent. Je l’embrassai délicatement. Il prit mon visage en coupe, posa son front contre le mien.

— Tu sais que j’ai failli rebrousser chemin en venant chez toi ?

— On a raté une belle occasion de s’écharper, alors.

— Tu veux dire que tu serais venu réclamer des explications ?

— Pas qu’un peu.

Je jouais avec un bouton de sa chemise.

— J’ai pensé à toi toute la journée.

Je levai les yeux vers lui, il emprisonna mon regard. C’était à moi de décider jusqu’où nous irions. C’est là que je demandai à mon cerveau de cesser de fonctionner, mon corps prenait le commandement. Je me mis sur la pointe des pieds.

— Je te fais confiance, lui dis-je, mes lèvres collées aux siennes.

Je lui donnai un baiser comme je ne pensais plus jamais en donner. Il m’attrapa par les hanches et me colla à lui. Je me cramponnai à ses épaules. Je sentis ses mains se faufiler sous mes vêtements, il toucha mon dos, mon ventre, mes seins. Ses caresses me donnèrent confiance en moi, je tirai sa chemise de son jean, la déboutonnai, je voulais aussi découvrir sa peau, une peau chaude, vivante. Nos lèvres se décollèrent le temps qu’Edward me débarrasse de mon tee-shirt. Nos regards se croisèrent. Il me souleva, j’enroulai mes jambes autour de sa taille. Puis il nous allongea sur le canapé. Je laissai échapper un soupir de plaisir au moment où nos peaux nues se touchèrent pour se coller l’une à l’autre. Je sentis sa barbe me chatouiller le cou, il déposa un baiser près de mon oreille.

— Tu es sûre de toi ? murmura-t-il.

Je le regardai, passai la main dans ses cheveux, lui souris et l’embrassai. C’est à cet instant que le chien grogna, ce qui nous perturba quelque peu.

— Couché, lui ordonna Edward.

Nous tournâmes tous les deux la tête dans sa direction. Babines retroussées, il grognait toujours et fixait la porte d’entrée. Edward mit un doigt sur ma bouche pour m’empêcher de parler. Des coups à la porte retentirent.

— Tu devrais aller voir, chuchotai-je. C’est peut-être important.

— On a mieux à faire.

Il fondit sur ma bouche tout en déboutonnant mon jean. Aucune envie de le contrarier.

— Edward, je sais que tu es là, lança une voix féminine à travers la porte.

Le ton était péremptoire. Edward ferma les yeux, les traits de son visage se durcirent. Il commença à s’éloigner, je le retins.

— Qui est-ce ?

— Ouvre-moi, s’impatienta la femme. Je dois te parler.

Il se dégagea de mon emprise, se leva. Je m’assis sur le canapé, enroulai mes bras autour de mes seins et l’observai. Comme s’il cherchait à se réveiller, il frotta son visage, s’ébouriffa les cheveux. Puis il alluma une cigarette et récupéra sa chemise par terre.

— Que se passe-t-il ? lui demandai-je doucement.

— Rhabille-toi.

Sa voix claqua. Les larmes aux yeux, je partis à la recherche de mon tee-shirt et de mon soutien-gorge. Une fois que j’eus fini de me réajuster, il se dirigea vers la porte d’entrée sans un geste pour moi. Il donna un coup de pied en direction de Postman Pat pour le dégager de son chemin. Le chien vint se réfugier contre mes jambes. Edward serra la poignée de porte avec force, au point de faire ressortir ses veines. Puis, il l’ouvrit. L’intruse était cachée par son corps, mais j’entendis tout.

— Megan, dit-il.

— Mon Dieu, je suis si heureuse de te voir. Tu m’as tellement manqué.

Elle lui sauta au cou. C’était une mauvaise blague. Ce fut plus fort que moi, je toussotai. Le dos d’Edward se raidit. La femme leva son visage, me vit, se détacha de lui et se décala.

Elle était splendide, élancée, des formes harmonieuses, un regard de velours. Une cascade de cheveux noirs lui tombait dans le dos. Son allure, sa tenue reflétaient la féminité et le soin. Avec son visage insolent, elle dégageait une assurance écrasante. Elle nous regarda alternativement. Edward s’était tourné vers moi, il regardait dans le vide. Il semblait comme ailleurs, un ailleurs tourmenté. Elle lui passa la main dans les cheveux, il ne réagit pas.

— Je suis arrivée à temps, dit-elle.

Elle avança ensuite vers moi.

— Qui que tu sois, il est temps de nous laisser en tête à tête.

Je ne me préoccupai pas d’elle et m’approchai d’Edward. J’essayai de lui attraper la main, il eut un mouvement de recul.

— Dis quelque chose. Qui est-ce ?

Il regarda en l’air et soupira.

— Mais enfin, je suis sa femme, m’annonça-t-elle en venant se pendre à son bras.

— Megan, intervint Edward brutalement.

— Pardon, mon amour, je sais.

— Qu’est-ce que c’est que… ces conneries ? m’énervai-je.

Pour la première fois depuis que la femme était arrivée, Edward me regarda dans les yeux. Il était froid, distant, ce n’était plus le même. Il était encore plus terrifiant qu’à mon arrivée à Mulranny. La douleur me fit reculer. À cet instant, mon regard dévia vers la cheminée, je vis la photo. Je compris. La femme sur la plage, ce n’était pas personne. Quelle imbécile j’avais été. Il m’avait eue en beauté. J’attrapai mon sac, mon blouson et quittai le cottage sans prendre la peine de fermer la porte ni de me retourner.

Je dus m’arrêter en chemin pour vomir. Chez moi, je me traînai sous la douche, je décapai ma peau pour enlever toutes traces de ce sale type sur mon corps. J’avais été à deux doigts de coucher avec un homme marié. Je n’avais même pas eu l’idée de lui demander s’il avait quelqu’un. J’étais partie du principe que s’il cherchait ma compagnie, c’est qu’il était libre. En fait, je lui avais servi de bouche-trou. Que devait penser Colin d’où il était ? Il n’avait fallu que deux, trois sourires, un week-end romantique pour que je sois prête à écarter les cuisses. Je me dégoûtais.

Incapable de trouver le sommeil, je m’assis sous la fenêtre de ma chambre, dans le noir, je repliai mes genoux et me berçai d’avant en arrière. Je finis par m’endormir et cauchemardai toute la nuit. Les visages d’Edward et de Colin se confondaient dans mes songes, ils se liguaient contre moi.


Voilà trois jours que je n’étais pas sortie de chez moi. Je ne fermais plus l’œil de la nuit et ruminais ces dernières semaines en compagnie d’Edward. Je voulais comprendre à quel moment j’avais buggé, à quel moment j’avais préféré fermer les yeux et les oreilles à l’information principale au sujet d’une Mme Edward.

Je m’étais forcée à aller faire des courses, et je venais de réussir à passer incognito à l’épicerie. Je fermais le coffre de ma voiture.

— Diane.

Je reconnus la voix de Jack. Mes épaules s’affaissèrent, je me composai un sourire de façade et me retournai.

— Comment va notre petite Française ? Ça fait longtemps qu’on ne t’a pas vue.

— Bonjour Jack. Ça va, merci.

— Suis-moi chez nous, Abby sera ravie de te voir.

En effet. Elle me sauta au cou. La chaleur qu’ils dégageaient apaisa ma colère. Je me sentis en confiance, je parlai de Clara.

— Tu envisages de rentrer un jour en France ? m’interrompit Abby.

— Je n’y ai pas encore pensé.

— Tu n’as pas envie de reprendre ta vie là-bas ?

— Vous avez besoin du cottage ?

— Non.

À d’autres. Ils mentaient. Ça y était, la Française dérangeait et devait laisser la place à la pétasse d’Edward. La porte d’entrée claqua. Je me figeai.

— Tu es toute pâle d’un coup. Tu ne te sens pas bien ? me demanda Abby.

— Un coup de mou, rien de grave, je vais rentrer.

— Demande à Edward de te raccompagner.

— Surtout pas, criai-je presque. Ça va aller.

Je me levai précipitamment et récupérai mes affaires.

— À bientôt, leur lançai-je avant de courir vers la porte.

Je croisai Edward dans l’entrée. Je fus incapable de le regarder. Il n’essaya pas de me parler. Je me barricadai dans ma voiture et m’écroulai sur mon volant. J’avais eu peur, peur de lui, peur de ma réaction.


J’étais plantée devant ma baie vitrée, j’observais Edward se balader avec son chien sur la plage. Je finirais bien par devoir l’affronter, j’avais besoin d’explications. Je voulais avoir la preuve que je n’avais pas rêvé.

Un tour par la case salle de bains était indispensable. Hors de question qu’il jubile en me voyant anéantie. Je mis un soin particulier à choisir mes vêtements et à me maquiller pour dissimuler mes nuits d’insomnie.

Impossible de reculer, je venais de frapper à sa porte et j’entendais Postman Pat aboyer. Le temps me sembla une éternité, j’avais les mains froides, des frissons, une boule dans le ventre. Tous ces symptômes disparurent quand Edward ouvrit la porte. Un sentiment de violence me submergea. J’avais envie de le frapper de toutes mes forces, mais ce qui me mettait le plus en rogne, c’était mon désir de l’embrasser et d’être dans ses bras. Je ne m’attendais pas à de telles émotions, mon beau discours répété devant le miroir s’envola.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Bonjour, bredouillai-je.

Il soupira, et passa une main sur son visage.

— Dépêche-toi, je n’ai pas que ça à faire.

Je me redressai, mis mes épaules en arrière, et l’affrontai du regard.

— Tu me dois des explications.

Les traits de son visage reflétèrent la surprise, puis la colère.

— Je ne te dois rien du tout.

— Comment peux-tu te regarder dans une glace ?

Il me fusilla du regard et ma claqua la porte au nez. Une vieille habitude de sa part.


Malgré le ciel bas et les nuages menaçants, je décidai de m’aérer. J’arpentai la plage pendant plus d’une heure. En remontant vers mon cottage, je vis Postman Pat courir vers moi. Je le caressai avant de poursuivre mon chemin. Je ne devais pas rester là. Une voiture se gara devant chez Edward. Sa femme en sortit au moment où je passais. Je sentis son regard sur moi.

— Tu es encore là, toi ?

Je piquai du nez, et m’abstins de lui répondre.

— Je vais aller voir Abby et Jack, et faire en sorte que tu ne nous gênes plus.

En tâtonnant dans mes poches à la recherche de mes cigarettes, je rencontrai mes clés de voiture. C’était ce qu’il me fallait. Je ne fus pas assez rapide.

— Edward, appela-t-elle.

— J’arrive, lui répondit-il.

Je claquai ma portière, et démarrai en trombe.

Pendant plus de deux heures, je roulai pied au plancher. Je ralentis en revenant dans le village. Ma vitesse ne diminua pas assez pour ne pas remarquer cette Megan sortir de chez Abby et Jack. Elle était partout chez elle. J’avais cru que Mulranny me guérirait, finalement ce lieu deviendrait mon tombeau.


Judith aussi m’oubliait. Elle ne m’avait pas prévenue de sa venue. Et elle discutait depuis une heure avec Megan, sur la plage. Quand je la vis se diriger vers chez moi, j’attrapai à toute vitesse mon sac, mes clés, et sortis.

— Diane, appela-t-elle.

— Je n’ai pas le temps.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ça ne te regarde pas.

— Attends, me dit-elle en m’attrapant par le bras.

— Lâche-moi.

Je me dégageai, grimpai dans ma voiture et partis.


J’arrivai à Mulranny après avoir sillonné les routes un bon bout de temps. Puisqu’ils étaient tous chez Abby et Jack, le pub allait être à moi. Je poussai la porte, bien décidée à me saouler. Je grimpai sur un tabouret et commandai le premier verre d’une longue liste. L’Irlande allait me rendre alcoolique.

Je passais du rire aux larmes. La tête posée sur le comptoir, je fixais l’enfilade de verres vides. Je voulus aller fumer, je tombai. Mais au lieu de rencontrer le sol, ce fut contre un torse que je m’écroulai.

— Merci, dis-je au type qui m’avait récupérée et que je n’avais jamais vu dans le coin.

— De rien. Je peux vous offrir une cigarette ?

— En voilà un qui est futé !

Je partis vers la terrasse en lui faisant signe de me suivre. Malgré le brouillard dans lequel j’étais, je savais qu’il me reluquait. Qu’il se fasse plaisir, je m’en fichais, je n’étais plus à ça près. Je me mis en mode blonde écervelée. Je riais comme une bécasse aux blagues qu’il me racontait et auxquelles je ne comprenais rien. Il ne perdit pas de temps. Il m’attrapa par la taille pour me ramener au comptoir. Il lorgnait dans mon décolleté. Je lui jetai un coup d’œil, il était pas mal. Après tout, un Irlandais en valait un autre. Il pouvait faire l’affaire pour exorciser Edward. Je lui lançai un regard de biche et lui proposai de prendre un verre avec moi. Il s’empressa d’accepter.

— Vous nous remettez une tournée ? bafouillai-je au barman.

— Diane, il faut arrêter maintenant.

— Non, servez-moi, je vous paye. Et j’ai bien le droit de m’amuser.

Je lançai des pièces sur le bar. Un nouveau verre arriva, je le vidai d’un trait, et ce fut le trou noir.

J’étais dans le brouillard, je percevais des éclats de voix autour de moi.

— Ne t’approche pas d’elle !

Ce timbre, je l’aurais reconnu entre mille. Edward. Sur qui criait-il comme ça ? J’ouvris les yeux, et le vis empoigner un type par le col. Il me disait vaguement quelque chose.

— Attends mec, c’est elle qui m’a allumé, informa-t-il en me pointant du doigt.

Le poing d’Edward partit d’un coup, le type finit par terre et ne demanda pas son reste, il déguerpit à la vitesse de la lumière.

— Oh… qu’est-ce que j’ai fait ? dis-je.

— C’est ce que tu as failli faire qui est intéressant, répondit Judith, que je n’avais pas encore remarquée.

— Ta gueule.

Sur ces bonnes paroles, j’essayais de tourner les talons, mais ce fut ma tête qui tourna, car le sol tanguait dangereusement.

— Frérot, elle se fait la malle, lança Judith à Edward. Attends, Diane, on te ramène.

— Foutez-moi la paix, je peux rentrer toute seule. Et ne vous mêlez pas de mes affaires.

Je m’arrêtai et me tournai vers eux. C’était maintenant ou jamais si je voulais lui faire comprendre ma façon de penser. Je tentai de fixer mon regard, j’avais, non pas un Edward en face de moi, mais deux.

— Écoute-moi bien, lui dis-je en le pointant du doigt. Tu n’as pas à intervenir dans ma vie. Tu en as perdu le droit l’autre soir. Je peux m’envoyer en…

— Tais-toi, m’ordonna-t-il. Tu as fait assez de bêtises pour ce soir.

Avant que j’aie le temps de lui répondre, il me souleva et me chargea sur son épaule comme un sac. Je donnais des coups de poings dans son dos et je me débattais.

— Lâche-moi, connard.

Il resserra sa prise, et avança sur le parking. Il ne dégoisa pas un mot et me déposa à l’intérieur de sa voiture. Je sombrai dans le sommeil.

Je repris conscience dans mon lit. Quelqu’un m’avait déshabillée.

— Tu en tiens une sévère, me dit Judith.

— Fous-moi la paix.

— Oh que non.

Elle remonta la couette sur moi avant de partir.

Quelques minutes plus tard, des pas résonnèrent à nouveau, j’ouvris les yeux. Edward déposa un verre d’eau sur ma table de nuit, et passa une main sur mon front.

— Ne me touche pas.

J’essayai de me relever.

— Reste couchée.

Edward me poussa légèrement. J’étais incapable de lutter contre lui.

— C’est ta faute tout ça, lui dis-je en pleurant. Tu n’es qu’un salaud.

— Je sais.

Je me cachai sous la couette. Je l’entendis dévaler les marches. Puis la porte d’entrée claqua.


Je souffrais des pieds à la tête. Chaque pas résonnait dans mon crâne. En arrivant dans la salle de bains, je dus prendre appui au lavabo. Je fus horrifiée par mon reflet. J’étais bouffie, mon mascara avait coulé sous mes yeux, mes cheveux ressemblaient à un nid de corbeaux. J’avais tellement honte de moi que je n’osais pas regarder mon alliance, encore moins la toucher. Je me brossai les dents à plusieurs reprises pour tenter de retirer le goût d’alcool incrusté dans ma bouche. C’était décidé, j’arrêtais de boire.

Judith était assise dans mon canapé, elle feuilletait un magazine.

— Qu’est-ce que tu fais encore là ?

— Pourquoi montes-tu comme ça dans les tours ?

— Vous avez gagné ! Je vais me barrer de votre bled de merde. Vous êtes tous cinglés.

— De quoi parles-tu ?

— Vous vous foutez bien de moi depuis que je suis arrivée.

— Quoi ? On était tous inquiets pour toi, hier soir.

— Tu parles.

Je levai les yeux au ciel. Judith partit dans la cuisine, je m’avachis dans un fauteuil.

Elle revint cinq minutes plus tard avec un plateau dans les mains.

— Tu manges, et on parle après.

J’avalai mon petit déjeuner en pleurant. Je vidai ma tasse de café, Judith m’en resservit une. Puis elle alluma une cigarette, qu’elle me tendit.

— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que tu venais ici ? lui demandai-je.

— Ce n’est quand même pas pour ça que tu t’es mise minable hier soir ?

— Tu as été la goutte d’eau. Enfin, d’eau, façon de parler. Il me semble que je n’en ai pas beaucoup bu, hein ? J’étais minable à ce point ?

— Crois-moi, tu préfères ne pas savoir.

Elle arqua un sourcil, je me pris la tête entre les mains.

— Explique-moi ce qui se passe. Depuis que je suis arrivée, je nage en plein cauchemar. La salope qui est de retour, Edward qui cogne sur le premier mec qui t’approche, et toi qui joues la chienne en chaleur au pub.

Je me tenais toujours la tête entre les mains, j’écartai mes doigts pour la regarder.

— C’est qui la salope ?

— Megan. Qui veux-tu que ce soit d’autre ?

— Tu traites la femme de ton frère de salope ?

— Où es-tu allée pêcher que c’était sa femme ? Si mon frère était marié, je le saurais !

— Pourtant, elle s’est présentée comme telle, et il n’a pas démenti.

— Quel con. Attends… il y a un truc que je ne comprends pas, tu étais là quand elle a débarqué chez lui en pleine nuit ?

— Oui, lui répondis-je en baissant les yeux.

— Tu as couché avec lui ?

— On n’a pas eu le temps.

— Merde ! Cette garce a un radar. Et Edward n’a pas de couilles.

Elle se leva et se mit à tourner en rond. Elle me donnait le tournis. J’allumai une nouvelle cigarette et allai regarder par la fenêtre. Je vis Edward au loin sur la plage. J’appuyai mon front sur la vitre froide.

— Diane.

— Quoi ?

— Tu l’aimes ?

— Je crois… il y a un truc qui me pousse vers lui. Quand on était tous les deux, j’étais bien… mais, ça ne change rien, même s’ils ne sont pas mariés, ils sont ensemble.

— Non, tu te trompes.

Judith s’écroula dans le canapé, s’alluma une cigarette et m’observa en plissant les yeux.

— S’il apprend que je t’ai raconté ça, il me tue. Mais, je m’en fous. Assieds-toi.

Je lui obéis.

— Tu sais, son caractère de chien n’est pas dû qu’à la mort de nos parents. La relation qu’il a eue avec Megan lui a foutu sa vie en l’air. C’est bien pour ça que j’ai débarqué comme une furie, après l’appel affolé d’Abby.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette nana ?

— Une arriviste. Une tueuse. Une garce. Elle a toujours voulu réussir dans la vie et avoir une position sociale. Par tous les moyens et en utilisant tout le monde. Elle est partie de rien, elle s’est faite toute seule, elle a bossé comme une malade pour en arriver où elle en est. Elle est chasseuse de têtes dans le plus gros cabinet de recrutement de Dublin. Elle renierait père et mère sans aucun problème pour parvenir à ses fins. Elle est sans pitié, intelligente, vicieuse, et surtout manipulatrice.

— Et c’est le genre de femme qu’il aime ?

— Je n’en sais rien, mais c’est la seule relation de couple qu’il a eue.

— Cette femme serait l’amour de sa vie ?

— En quelque sorte. Ce qu’il faut que tu saches, c’est qu’avant qu’il la rencontre, Edward ne voulait pas s’engager.

— Pourquoi ?

— Il a toujours pensé que les relations de couple étaient vouées à l’échec. Pour lui, tu aimes et ensuite tu souffres parce que tu seras trahi et abandonné. Alors il a toujours enchaîné les aventures sans lendemain, jusqu’au jour où il a croisé son chemin. Au début, il la voulait comme trophée de chasse. Elle l’a fait mariner. C’est une vraie mante religieuse. Elle l’a serré de tous les côtés avant de céder à ses avances. Edward a été séduit par sa détermination, son assurance et sa rage. Et puis après, elle a enfoncé le couteau en l’abreuvant de belles paroles, elle a joué la sainte-nitouche, qui veut fonder une famille, qui croit à l’amour…

— Et toi, tu ne la croyais pas ?

— J’ai commencé à mener ma petite enquête sur elle. Je ne la sentais pas. Trop mondaine, trop mielleuse pour être honnête. J’ai appris qu’en fait elle connaissait Edward de vue et qu’elle le voulait. Son image d’artiste sombre et torturé allait lui servir. Pour elle, c’était le moyen d’adoucir sa réputation de requin. J’ai tout balancé à Edward et j’ai failli le perdre. On ne s’est pas adressé la parole pendant des mois.

— Comment ça s’est fini entre eux ?

— Sacrée histoire. À cette époque, Edward traversait une période de doute dans son boulot. Il bossait pour un magazine, mais il voulait se mettre à son compte. Megan était farouchement opposée à son projet. J’ai toujours pensé qu’elle avait peur que son train de vie diminue. Enfin, bref. Mon frère a toujours été ce qu’il est, mais là, forcément ça atteignait des sommets. Il était frustré, il piquait de colères effrayantes. Il ne faisait pas bon être dans la même pièce quand ils s’engueulaient. Il avait pourtant besoin d’elle et de son soutien. Mais voilà, à se comporter comme un trou du cul, il l’a poussé à la faute. Tu me diras, il ne lui fallait pas grand-chose.

— Tu peux développer ?

— Edward était parti en reportage. Quand il est revenu, il l’a trouvé dans leur plumard avec un de ses collègues.

— Quelle horreur.

— Il a pété la gueule du mec. Celui-là, il ne doit la vie qu’aux supplications de Megan. Après, Edward a chargé toutes ses affaires dans sa bagnole. Elle l’a supplié de rester, elle lui a promis que ça ne se reproduirait plus, qu’ils pouvaient surmonter ça ensemble, qu’elle l’aimait plus que tout. Tu te doutes bien qu’il n’a rien voulu entendre.

— Un peu normal, non ?

— Il avait prévu de la demander en mariage dès que ses problèmes de boulot seraient réglés. Tu peux imaginer sa descente aux enfers.

— Comment s’en est-il sorti ?

— Ben, comme tu le vois. Il est passé dans un refuge prendre son clébard. Il a taillé la route jusqu’aux îles d’Aran. Il a disparu de la surface de la terre pendant plus de deux mois. Personne ne savait où il était. J’avais même commencé à réfléchir à un avis de recherche. Et puis un jour, il a débarqué ici pour réclamer à Abby et Jack les clés de la maison de nos parents. Et il s’y est installé. À partir de là, il a décidé que plus aucune femme ne le ferait souffrir et qu’il resterait seul.

— Pourquoi Megan est-elle là ? Qu’est-ce qu’elle veut ?

— Lui. À sa façon, elle l’aime. Elle ne l’a jamais oublié. Ça fait cinq ans qu’elle fait tout pour le récupérer. Elle est même venue pleurer dans mes pattes. Megan reste la seule femme qu’il ait aimée. Malgré tout ce qu’elle lui a fait, je sais bien qu’ils se voient de temps en temps quand il vient à Dublin pour le boulot. À croire qu’elle le traque ! Elle sait toujours où le trouver. Et comme par hasard, quand ils se rencontrent, Edward ne passe jamais la nuit chez moi. C’est comme un drogué qui rechute après une cure.

— Elle le tient, quoi qu’elle fasse.

— Je dirais plutôt qu’elle le tenait. Parce que tu es arrivée et tu l’as changé. Je ne sais pas comment tu as fait. Tu dois avoir un secret. Tu lui sortais par les trous de nez à Noël, et il t’a amenée dans son refuge. Les îles d’Aran sont comme une terre sacrée pour lui.

— Ça me fait une belle jambe !

Je n’arrivais pas à rester en place. J’attrapai mon paquet de cigarettes et en allumai une. Je pris une profonde bouffée pour tenter de me calmer.

— Je suis inquiète pour lui, déclara Judith. Au moment même où il était prêt à se laisser aller avec toi, à tenter quelque chose, Megan débarque, lui jure par tous les saints qu’il n’y a que lui dans sa vie et qu’elle est prête à venir vivre ici. Il va devenir dingue.

— Il n’a pas essayé de me retenir quand elle est arrivée et il m’a envoyée paître quand je suis allée lui demander des explications. Pour moi, c’est très simple, son choix est fait. Elle vit chez lui, non ?

— Non, il l’a envoyée à l’hôtel. J’ai vu sa réaction cette nuit, il était fou d’inquiétude quand le patron du pub lui a téléphoné. Et après, quand il t’a vu avec l’autre type… franchement, il m’a fait peur.

— Admettons que je te croie, je fais quoi maintenant ?

— Mais tout. Tu dois tout faire. Tu le veux, oui ou non ?

Je me tournai vers la baie vitrée pour chercher Edward du regard. Il était toujours sur la plage plus seul et plus beau que jamais.

— Bien sûr.

— Alors bouge-toi. Séduis-le, va remuer tes fesses sous son nez, fais-lui comprendre que c’est toi la femme de sa vie, et pas cette garce. Sors les crocs, et le reste. Ça ne va pas être une bataille à la loyale, entre elle et toi, tous les coups seront permis. Il va falloir t’armer de courage pour briser sa carapace. Et sache qu’il peut aussi bien vous envoyer bouler toutes les deux et disparaître dans la nature.

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