LE RAVISSEUR

Les tambours battaient un rythme belliqueux lorsque Le Fer vainqueur bondit à l’assaut, fendant de son éperon les eaux vertes écumantes. Devant, plus bas sur l’eau, le navire adverse virait de bord au même instant, flagellant la mer de toutes ses rames. Des roses flottaient sur ses pavillons ; une rose blanche frappait un écusson rouge à la proue comme à la poupe et, tout en haut du mât, une rose d’or s’épanouissait sur un champ vert gazon. Le Fer vainqueur en érafla si durement le flanc que la moitié de l’équipage perdit pied. Les rames craquèrent, brisées net, volèrent en éclats, musique suave aux oreilles du capitaine des pirates.

Il sauta par-dessus le bastingage et, son manteau d’or tourbillonnant derrière lui, atterrit sur le pont. Les roses blanches battirent en retraite, comme tout le monde le faisait toujours à la seule vue de Victarion Greyjoy en armure et en armes, le visage retranché derrière son heaume à la seiche. Elles avaient des épées, des piques et des haches, mais les neuf dixièmes d’entre elles ne portaient pas d’armure, et le dixième restant n’était revêtu que d’une chemise d’écaillés cousues. Ce ne sont pas là des Fer-nés, songea Victarion. Ils ont encore peur de se noyer.

« Descendez-le ! gueula un type. Il est seul !

— VENEZ ! rugit-il en retour. Venez me tuer, si vous le pouvez ! »

Les guerriers à la rose convergèrent de toutes parts, l’acier gris au poing et la terreur au fond des yeux. Si mûre était leur peur que Victarion en perçut toute la saveur. Un moulinet de droite et de gauche lui permit de sectionner le bras de son premier adversaire à la hauteur du coude et de fendre en deux l’épaule du deuxième. Le troisième eut la sottise d’enfouir le fer de sa hache dans le pin tendre du bouclier de Victarion, qui le lui assena en pleine figure, l’expédia par terre et le tua quand il essaya de se relever. Pendant qu’il se démenait pour dégager sa hache de la cage thoracique du mort, une pique se planta entre ses omoplates. Cela lui fit l’effet qu’on venait de lui administrer une tape dans le dos. Il pivota et abattit sa hache sur la tête de l’agresseur et ressentit dans son bras la formidable progression de l’acier ravageant le heaume, le cuir chevelu et le crâne. L’homme tituba le temps d’un clin d’œil, soit tout juste celui qu’il fallut au capitaine pour délivrer sa hache avant d’envoyer le cadavre s’affaler en trébuchant comme une chiffe sur le pont, plus semblable à un ivrogne qu’à un mort.

Entre-temps, ses Fer-nés avaient à leur tour déferlé sur le navire avarié. Il entendit Wulfe-qu’une-oreille s’atteler à la besogne en poussant un hurlement, il entrevit Ragnor Pyk dans sa maille rouillée, vit Nutt le Barbier lancer une hache dont la course virevoltante finit par aboutir dans une poitrine. Lui-même tua un homme de plus, puis encore un autre. Il en aurait encore tué un troisième, n’était que Ragnor l’avait déjà devancé. « Beau coup ! » lui aboya-t-il.

Comme il se retournait en quête d’une prochaine victime pour sa hache, il repéra le capitaine ennemi de l’autre côté du pont. Tout maculé d’éclaboussures et de traînées de sang qu’était son surcot blanc, les armoiries s’y discernaient toujours, la rose blanche dans l’écusson rouge. Son bouclier portait le même emblème, sur champ blanc clos par une bordure rouge. « Hé, toi ! cria Victarion par-dessus le carnage. Toi de la rose ! Es-tu le sire de Bouclier du Sud ? »

L’interpellé releva sa visière, révélant un visage imberbe. « Son fils et héritier. Ser Talbert Serry. Et toi, la seiche, qui es-tu ?

— Ta mort. » Victarion se rua vers lui.

Serry bondit à sa rencontre. Sa flamberge était de bel et bon acier forgé château, et le jeune chevalier se mit à la faire chanter sur-le-champ. Sa première botte fut basse, et la hache de Victarion la fit dévier. Sa deuxième porta de plein fouet sur le heaume avant que le capitaine de fer n’ait eu le temps de brandir son bouclier. Il répliqua par un revers de hache. Le bouclier de Serry barra le passage. Des échardes de bois volèrent, et la rose blanche se fissura tout du long en émettant un léger crissement pointu. L’épée du jouvenceau sut l’atteindre à la cuisse une fois, deux fois, trois fois successives, en glapissant contre l’acier. Ce mioche est rapide, s’avisa-t-il. En lui flanquant son bouclier dans la figure, il le fit reculer en titubant jusqu’au bastingage, leva sa hache et mit tout son poids derrière le coup, de manière à ouvrir Serry de l’encolure à l’aine, mais celui-ci trouva moyen de s’esquiver. Le fer de la hache fit voler des nuées d’échardes en s’enfonçant si profondément dans la rambarde que tous les efforts de Victarion pour l’en déloger furent inutiles. Le pont remua sous ses pieds, et il s’affaissa sur un genou.

Ser Talbert rejeta son bouclier brisé, et son épée fondit sur Victarion qui, en perdant l’équilibre, avait fait faire un demi-tour à son bouclier personnel, de sorte qu’il n’eut pas d’autre ressource que de cueillir la lame au creux de sa poigne. L’acier à l’écrevisse grinça salement, mais, malgré la douleur lancinante qui le fit grogner, Victarion ne lâcha pas prise. « Je suis rapide moi aussi, mon gars », déclara-t-il en lui arrachant l’épée des mains pour la balancer aussi sec dans la mer.

La stupéfaction fit s’écarquiller ser Talbert. « Mon épée… »

Victarion le saisit à la gorge avec son poing sanglant. « Va la chercher », dit-il en le faisant basculer par-dessus le plat-bord dans les flots rougis.

Cela lui valut un peu de répit pour libérer sa hache. Les roses blanches se débandaient devant la marée des Fer-nés. Certaines essayèrent de se réfugier dans les cales, pendant que d’autres demandaient quartier. Victarion sentait la chaleur du sang qui ruisselait de ses doigts sous la maille, le cuir et la plate à l’écrevisse, mais il s’en moquait comme d’une guigne. Autour du mât continuaient à se battre, formés en cercle, épaule contre épaule, un groupe compact d’ennemis. Ces quelques-là sont des hommes, au moins. Ils aimeraient mieux périr que de se rendre. Il allait exaucer leur vœu. Il fit sonner le plat de sa hache contre son bouclier et se précipita sur eux.

Le dieu Noyé n’avait pas façonné Victarion Greyjoy pour lui permettre de s’adonner aux joutes verbales d’états généraux de la royauté, pas plus que pour affronter de vagues adversaires furtifs dans les marécages. C’était pour ceci qu’il l’avait fait venir au monde, pour se dresser de toute sa stature, revêtu d’acier, une hache rouge et dégouttante au poing, et pour prodiguer la mort à chaque coup porté.

Les épées le taillèrent de face et de dos, mais elles auraient pu être tout aussi bien des badines de saule, pour le mal qu’elles lui infligeaient. Aucune d’elles n’était capable de traverser la plate massive de Victarion Greyjoy, et il ne leur accorda pas le loisir d’en trouver le point faible, aux articulations, où il n’était protégé que par de la maille et du cuir. Ses assaillants eurent beau s’y mettre à trois, s’y mettre à quatre, s’y mettre à cinq, cela compta pour du beurre. Il les tua chacun à son tour, trop sûr que son armure saurait le garantir des autres. Au fur et à mesure qu’il en déquillait un, il passait sa rage sur le suivant.

Le dernier qu’il eut à affronter avait dû être forgeron ; il avait des épaules de taureau, plus musculeuses l’une que l’autre. Son armure se composait d’une coiffe de cuir bouilli et d’une brigandine cloutée. Le seul de ses coups qui porta paracheva la démolition du bouclier de Victarion, mais celui qui l’en récompensa lui fendit le crâne en deux. Un jeu d’enfant. Que ne puis-je aussi facilement régler son compte à l’Œil-de-Choucas ! Lorsqu’il récupéra sa hache d’une saccade, la tête du forgeron explosa littéralement. Un geyser de sang, d’os et de cervelle s’éparpilla de tous côtés, le cadavre s’effondra à plat ventre dans les jambes du capitaine. Trop tard pour demander quartier, mon vieux, songea-t-il en se dépêtrant de son embarrassante victime.

Pour lors, le pont était tout visqueux sous ses pieds, les morts et les mourants gisaient amoncelés au petit bonheur. Il envoya baller son bouclier et se gorgea d’air. « Seigneur capitaine, entendit-il le Barbier déclarer près de lui, à nous la journée. »

Tout autour, la mer était encombrée de bateaux. Certains brûlaient, d’autres sombraient, quelques-uns surnageaient, plus ou moins en miettes. Entre les coques, l’eau faisait l’effet d’un ragoût pâteux, cloquée de cadavres, de débris de rames et d’épaves auxquels se cramponnaient des survivants. Au loin, une douzaine de vaisseaux sudiens déguerpissaient rembouquer au plus tôt la Mander. Laissons-les se tailler, songea Victarion, laissons-les propager le récit de nos exploits. Un homme qui s’enfuyait la queue entre les jambes en abandonnant le champ de bataille cessait d’être un homme.

La sueur qui avait dégouliné de son front tout au long des combats lui piquait les yeux. Après que deux de ses rameurs l’eurent aidé à délacer son heaume à la seiche pour lui permettre de s’en décoiffer, il s’épongea la figure. « Ce chevalier, maugréa-t-il, le chevalier à la rose blanche. Est-ce que l’un d’entre vous l’a repêché ? » Un fils de lord rapporterait une rançon copieuse ; payée par son père, si lord Serry lui-même en avait aujourd’hui réchappé ; par son suzerain de Hautjardin, dans le cas contraire.

Mais aucun d’eux ne savait ce qu’il était advenu de ser Talbert après son largage par-dessus bord. Il s’était noyé, selon toute probabilité. « Puisse-t-il festoyer comme il s’est battu dans les demeures liquides du dieu Noyé. » Les habitants des îles Bouclier avaient beau se qualifier de marins, la mer leur inspirait une telle trouille qu’ils ne s’aventuraient au combat qu’armés à la légère pour ne pas risquer de se noyer. Le petit Serry s’était révélé tout autre. Un brave, songea Victarion. Presque digne d’être un Fer-né.

Après avoir donné le bateau capturé à Ragnor Pyk et désigné une douzaine d’hommes pour lui servir d’équipage, il regrimpa à bord de son Fer vainqueur. « Fais dépouiller les prisonniers de leurs armes et de leurs armures et panser leurs plaies, commanda-t-il à Nutt le Barbier. Les mourants, tu les largues à la baille. S’il en est qui implorent miséricorde, tu leur tranches d’abord la gorge. » Il n’éprouvait que mépris pour ceux de cet acabit ; mieux valait se noyer dans l’eau de mer que dans son propre sang. « Je veux le compte des bateaux que nous avons conquis et de tous les chevaliers et nobliaux que nous détenons. Je veux aussi leurs pavillons. » Un de ces jours, il les suspendrait dans sa grande salle, de manière à ce qu’ils lui remémorent, quand il serait devenu un vieillard débile, chacun des ennemis qu’il avait tués lorsqu’il était jeune et vigoureux.

« Ce sera fait. » Nutt s’épanouit. « Une victoire magnifique qu’on vient de remporter là. »

Ouais, songea-t-il, une victoire magnifique pour l’Œil-de-Choucas et ses magiciens. C’était de nouveau le nom de son frère que les autres capitaines allaient braire quand la nouvelle parviendrait à Bouclier de Chêne. Euron les avait embobelinés avec sa langue pateline et son œil enjôleur, et il les avait attachés à sa cause avec le butin de cinquante contrées lointaines ; or et argent, armures somptueuses, sabres courbes à pommeau doré, poignards en acier valyrien, peaux de tigre rayées et peaux de chat mouchetées, manticores en jade et sphinx antiques de Valyria, coffres de noix muscades, de clous de girofle et de safran, défenses d’ivoire et dents de licorne, plumes vertes et orange et jaunes des Iles d’Eté, ballots de soieries fines et de samits moirés… Mais qu’était-ce pourtant que tout cela ? Babioles, fariboles ! comparé à ce qui venait juste d’avoir lieu. Et, maintenant qu’il les enivre de conquête, ils sont à lui pour tout de bon, songea-t-il. Il jugeait quand même la pilule un peu amère à avaler… Cette victoire-ci m’est due tout entière, à moi, pas à lui. Où se trouvait-il, je vous prie, lui ? A Bouclier de Chêne, à se prélasser dans un château. Il m’a déjà volé mon épouse, il m’a déjà volé mon trône, et voilà qu’il me vole à présent ma gloire.

L’obéissance, Victarion Greyjoy en avait acquis le sens tout naturellement ; il était né dedans. Ayant grandi jusqu’à l’âge adulte à l’ombre de ses frères, il s’était fait un devoir de s’aligner sur chacun des faits et gestes de Balon. Lorsque celui-ci avait eu des fils, par la suite, il s’était tout doucement habitué à l’idée qu’il lui faudrait un jour également ployer le genou devant celui d’entre eux qui succéderait à son père sur le Trône de Grès. Seulement, voilà, le dieu Noyé s’était plu depuis lors à convoquer Balon et ses fils au sein de ses demeures liquides, et il était impossible à Victarion d’accoler à Euron le terme de « roi » sans avoir dans la gorge un relent de bile.

Le vent fraîchissait, et il avait une soif atroce. La bataille lui donnait toujours ce désir de vin. Une fois Nutt mis en possession des soins du pont, il descendit dans sa cabine exiguë de la poupe et y trouva la noiraude mouillée et d’attaque ; peut-être qu’elle aussi, les combats lui avaient échauffé le sang. Il la prit à deux reprises, presque coup sur coup. Quand ils en eurent terminé, elle avait les seins, les cuisses et le ventre barbouillés de sang, mais c’était de son sang à lui, du sang de sa paume blessée. Aussi entreprit-elle immédiatement de nettoyer la plaie avec du vinaigre bouilli.

« Le plan était bon, ça, je le lui accorde, dit-il pendant qu’elle s’agenouillait près de lui. La Mander nous est ouverte, désormais, comme elle l’était autrefois. » C’était une rivière paresseuse, large et lente et traîtresse, parsemée d’écueils et de bancs de sable. La plupart des bâtiments de navigation hauturière n’osaient pas s’y aventurer par-delà Hautjardin, mais, vu leur faible tirant d’eau, les boutres, eux, pouvaient se permettre de la remonter jusqu’à Pont-l’Amer. Dans les anciens temps, les Fer-nés n’avaient pas craint de la sillonner pour en piller les rives, ainsi que celles de ses affluents… Jusqu’à ce que les rois à la main verte se mêlent d’armer les pêcheurs des quatre petites îles plantées au large de son embouchure et les baptisent ses boucliers.

Deux mille ans avaient eu beau s’écouler depuis, des barbes grises continuaient à monter leur veille immémoriale dans les tours de guet plantées tout le long de leurs côtes escarpées. A peine l’un de ces vieillards entr’apercevait-il des boutres qu’il allumait aussitôt son feu d’alarme et que l’appel bondissait de colline en colline et d’île en île : Gare ! Ennemis ! Pillards ! Pillards ! Et il suffisait aux populations de voir s’élever les flammes sur les hauteurs pour abandonner sur-le-champ qui sa charrue, qui ses filets de pêche et pour empoigner haches et épées, pendant que chacun de leurs seigneurs et maîtres sortait en trombe de son château, suivi de ses hommes d’armes et de ses chevaliers. Les cors de guerre se faisaient écho par-dessus les flots, de Bouclier Vert à Bouclier Gris, de Bouclier de Chêne à Bouclier du Sud, et, tout le long des grèves, les bateaux dévalaient les plans inclinés moussus de leurs remises de pierre et, toutes rames déployées, fonçaient par les détroits, tel un essaim de guêpes, verrouiller la nasse de la Mander et harceler vers l’amont, traquer les flibustiers jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Sur l’ordre d’Euron, Torwold Dent-brune et le Rameur Rouge s’étaient engagés dans la rivière avec une douzaine de boutres de course, à seule fin que les divers seigneurs des Boucliers se lancent en force à leurs trousses. Tant et si bien que, lorsque le gros de sa flotte était survenu, les îles elles-mêmes n’étaient plus défendues que par quelques poignées de combattants. Les Fer-nés avaient mis à profit la marée du soir pour surgir, de manière à ce que les barbes grises, éblouies par l’embrasement du crépuscule, ne les repèrent que lorsqu’il serait trop tard. Ils avaient le vent en poupe, comme ils n’avaient pas cessé de l’avoir – phénomène des plus singuliers –, depuis leur appareillage de Vieux Wyk. Il se chuchotait d’ailleurs à bord de tous les bateaux que les magiciens d’Euron y étaient un peu beaucoup pour quelque chose, et que le Choucas apaisait le dieu des Tornades par des sacrifices sanglants. Sans cela, comment aurait-il eu l’audace, dites, de pousser si avant vers l’ouest, au lieu de longer la ligne des côtes, ainsi que cela se pratiquait toujours ?

Après avoir échoué leurs boutres sur les plages de galets, les Fer-nés s’étaient éparpillés dans les ombres violettes du crépuscule, l’acier miroitant au poing. A cette heure, les feux de vigie flambaient de toutes parts sur les hauteurs, mais sans rallier grand monde, et pour cause. La chute de Bouclier Gris, de Bouclier Vert et de Bouclier du Sud avait précédé le lever du soleil. Bouclier de Chêne avait tenu une demi-journée de plus. Et, lorsque les insulaires avaient finalement renoncé à pourchasser Torwold et le Rameur Rouge vers l’amont et viré de bord pour rentrer chez eux, qu’est-ce qui les attendait, stupeur, à l’embouchure de la Mander ? La flotte de Fer tout entière…

« Tout s’est passé comme il l’avait prédit, confessa Victarion, tandis que la noiraude lui bandait la main. Ses magiciens devaient l’avoir vu. » Il s’en trouvait trois, à bord du Silence, lui avait, tout bas, soufflé Quellon Humble. Des types étranges et formidables, que c’était, mais que le Choucas n’en avait pas moins réduits en esclavage. « Ça ne l’empêche pas d’avoir encore besoin de moi pour livrer ses batailles, spécifia-t-il. Les magiciens, c’est bien joli et tout et tout, peut-être, mais les batailles, ça se gagne avec du sang et de l’acier. » Le vinaigre sur sa blessure rendait la douleur plus lancinante que jamais. Il repoussa la femme et serra son poing d’un air menaçant. « Apporte-moi du vin. »

Il but dans le noir, tout en ruminant sa rancœur. Si ce n’est pas de ma propre main que je porte le coup fatal, suis-je quand même un fratricide ? Il n’avait peur de personne au monde, mais encourir la malédiction du dieu Noyé, cela méritait réflexion. Si c’est un autre qui le frappe sur mon ordre, est-ce que son sang me souillera quand même les mains ? Aeron Tifs-Trempes aurait su répondre, mais il se trouvait quelque part dans les Iles de Fer, espérant toujours soulever ses compatriotes contre leur nouveau-couronné de roi. La hache de Nutt le Barbier peut raser un homme à vingt pas de distance. Et pas un seul des bâtards de métis d’Euron ne serait capable de tenir tête à Wulfe-qu’une-oreille ou à Andrik l’Insouriant. N’importe lequel des trois pourrait faire ça. Mais il ne le savait que trop, ce que peut faire un homme et ce qu’il veut faire sont deux choses distinctes.

« C’est sur nous tous que les blasphèmes d’Euron vont attirer la colère du dieu Noyé, avait prophétisé Aeron, à Vieux Wyk. Nous devons lui barrer la route, frère. Nous sommes toujours le sang de Balon, n’est-ce pas ?

— Lui aussi, avait objecté Victarion. Bien que cela ne me plaise pas plus qu’à toi, le roi, c’est lui. Ce sont tes états généraux de la royauté qui l’ont fait tel, et c’est toi-même qui as posé sur sa tête la couronne de bois flotté !

— Si j’ai posé moi-même la couronne sur sa tête, avait riposté le prêtre, les cheveux dégouttants de varech, c’est avec joie que je la lui arracherai pour t’en couronner à sa place. Nul autre que toi n’est assez fort pour le combattre.

— C’est au dieu Noyé qu’il a dû son élévation, s’était alors plaint Victarion. Que le dieu Noyé se charge de le jeter bas. »

Cette réponse lui avait valu un regard torve d’Aeron, le fameux regard qui rendait l’eau des puits saumâtre et les femmes stériles. « Ce n’est pas le dieu qui s’est exprimé là. Il est notoire que des sorciers putrides et des magiciens se trouvent sous la coupe d’Euron, à bord de ce bateau rouge qu’il a. C’est eux qui nous ont empêchés d’écouter la mer en tramant dans le sein des nôtres une diablerie de leur façon. Les capitaines et les rois s’étaient laissé soûler par tous ces babillages de dragons.

— Soûler, c’est le mot. Et épouvanter, en plus, par ce maudit cor. Tu as entendu le son qu’il produisait. Mais tout cela ne change rien. Euron est notre roi.

— Pas le mien, déclara le prêtre. Le dieu Noyé seconde les intrépides, pas les peureux qui courent se tapir à fond de cale aussitôt que la tempête commence à menacer. Si tu ne veux bouger ni pied ni patte, toi, pour chasser l’Œil-de-Choucas du Trône de Grès, alors, c’est moi qui me verrai forcé d’assumer ce devoir moi-même.

— Comment ? Tu n’as ni bateaux ni épées…

— J’ai ma voix, répliqua Tifs-Trempes, et j’ai le dieu de mon côté. Mienne est la puissance de la mer, et une puissance telle que le Choucas ne saurait se flatter de lui tenir tête. La houle peut bien se briser contre une montagne, elle n’en vient pas moins, lame après lame, l’assaillir et, finalement, là où se dressait autrefois la montagne, il ne subsiste plus que des galets. Et bientôt, les galets eux-mêmes sont balayés et vont tapisser le fond de la mer pour l’éternité.

— Des galets ? grommela Victarion. Tu es fou, si tu te figures entraîner la chute du Choucas par des prêchi-prêcha de vagues et de galets.

— Les vagues seront les Fer-nés, annonça le prêtre. Pas les grands et la noblaille, mais les gens simples, pêcheurs de la mer et cultivateurs de la terre. Ce sont les capitaines et les rois qui ont hissé Euron sur le trône, mais ce sont les gens du commun qui l’en précipiteront. J’irai à Grand Wyk, à Harloi, à Orkmont, à Pyk même. Dans chaque ville et dans chaque village retentiront mes paroles. Aucun impie ne siégera jamais sur le Trône de Grès. » Et, là-dessus, il avait secoué sa tignasse en signe de véhémente dénégation puis s’était enfoncé dans la nuit. Au lever du soleil, le lendemain, Aeron Greyjoy s’était déjà volatilisé de Vieux Wyk. Ses noyés eux-mêmes ignoraient où il était passé. Aussitôt informé de cette disparition, l’Œil-de-Choucas n’avait, d’après la rumeur, fait qu’en rire.

Seulement, le prêtre avait eu beau quitter la place, n’importe, ses sinistres avertissements planaient toujours dans l’air. Victarion se surprit à remâcher aussi les paroles de Baelor Noirmarées. « Balon était fou, Aeron est encore plus fou, et Euron est le plus fou de tous. » Bien résolu à refuser de reconnaître Euron pour son souverain, le jeune lord avait essayé de prendre le large après les états généraux de la royauté pour retourner chez lui, mais la flotte de Fer bloquait toujours la sortie de la baie, tant était profondément enracinée l’habitude de l’obéissance en Victarion Greyjoy, si révulsé qu’il fut de voir le Choucas porter la couronne de bois flotté. Son Oiseau de nuit saisi, Noirmarées avait été enchaîné, livré au roi, qui l’avait fait débiter par les muets et les métis du Silence en sept morceaux, ce pour repaître équitablement chacun des dieux des contrées vertes qu’il idolâtrait.

En récompense d’un service aussi loyal, son royal frère l’avait gratifié, lui, de la noiraude, enlevée à quelque négrier en route pour Lys. « Je n’ai pas envie de tes restes », s’était dédaigneusement rebiffé Victarion, quitte à céder devant l’assurance qu’on la tuerait s’il ne la prenait pas. Mis à part le fait qu’on lui avait arraché la langue, elle était intacte, et belle par-dessus le marché. Quoique aussi brune de peau que du teck huilé, elle lui rappelait brusquement parfois, quand il la regardait, la première femme que son frère lui avait donnée pour faire de lui un homme.

Il voulut se servir d’elle une nouvelle fois, mais s’en révéla incapable. « Va me chercher une autre gourde de vin, lui ordonna-t-il, et puis ouste. » Lorsqu’elle reparut avec du rouge aigrelet, il rafla la gourde et préféra, tout compte fait, remonter sur le pont respirer l’air salubre de la mer. Après avoir descendu la moitié du vin, il en versa l’autre moitié dans les flots pour tous les morts de la journée.

Le Fer vainqueur s’attarda des heures devant l’embouchure de la Mander. Tandis que la plus grande partie de la flotte de Fer appareillait pour Bouclier de Chêne, Victarion conservait à proximité comme arrière-garde Le Chagrin, le Lord Dagon, La Bise de Fer et La Terreur des vierges. Tout en repêchant des survivants, ils regardèrent lentement couler La Poigne, entraînée vers le fond par l’épave qu’elle avait éperonnée. Elle venait finalement de s’engloutir quand le capitaine reçut le rapport qu’il avait réclamé. Le chiffre de ses pertes s’élevait à six bâtiments, celui de ses prisonniers à quatre-vingt-six. « Parfait, dit-il à Nutt. Aux rames. Nous rentrons à Houëttlord. »

Ses rameurs s’attelèrent à la nage pour gagner Bouclier de Chêne, et lui-même redescendit dans l’entrepont. « Je pourrais le tuer, confia-t-il à la noiraude. Seulement, c’est un abominable péché que de tuer son roi, et un plus abominable encore que de tuer son frère. » Il se renfrogna. « Asha aurait dû me donner sa voix. » Par quelle aberration avait-elle pu se bercer si peu que ce soit qu’elle gagnerait à sa cause les capitaines et les rois, elle et ses galets, ses navets et ses pignes de pin ? Le sang de Balon a beau couler dans ses veines, elle n’est jamais qu’une femme. Elle s’était enfuie, après les états généraux de la royauté. La nuit même où l’on avait placé la couronne de bois flotté sur la tête d’Euron, elle et son équipage s’étaient évaporés. Dans le tréfonds de Victarion, quelque chose se réjouissait malgré tout qu’elle l’ait fait. Si elle garde un semblant de jugeote, elle épousera quelque seigneur du Nord et vivra avec lui dans son château, loin de la mer et de l’Œil-de-Choucas.

« Houëttlord, messire capitaine ! » cria l’un de ses hommes d’équipage.

Il se leva. Le vin avait émoussé la douleur de sa main. En définitive, il aurait peut-être laissé le mestre de lord Houëtt visiter la plaie, si le bonhomme n’avait été tué. Lorsqu’il regagna le pont, Le Fer vainqueur était en train de contourner un cap. La vue du château, carré en surplomb de la rade, lui rappela Lordsport, sauf que la ville était ici deux fois plus importante. Une vingtaine de boutres croisaient au large, et sur leurs voiles, au gré du vent, se tortillait la seiche d’or. Des centaines d’autres étaient échoués sur la plage ou amarrés aux appontements qui bordaient le havre. A la queue-leu-leu contre un quai de pierre s’alignaient trois gros cargos et une douzaine de plus petits sur lesquels on était en train d’embarquer vivres et butin. Victarion commanda de mouiller l’ancre. « Faites apprêter une chaloupe. »

Ce qu’il y avait de plus étrange, à l’approche de la ville, c’était sa quiétude. La plupart des boutiques et des maisons avaient été pillées, comme l’attestaient leurs portes défoncées, leurs volets fracassés, mais on n’avait incendié que le septuaire. Les rues étaient jonchées de cadavres, chacun desservi par sa menue volée de corbeaux charognards. Une bande de rescapés s’affairait là-dedans, d’un air morne, à chasser les oiseaux noirs et à jeter les morts à l’arrière d’une charrette en vue de leur enterrement. Cette perspective emplit Victarion de dégoût. Aucun fils authentique de la mer n’avait envie de pourrir dans la glaise. Car comment, dès lors, retrouver jamais les demeures liquides du dieu Noyé pour boire et festoyer éternellement ?

Le Silence se trouvait parmi les navires qu’ils dépassèrent. Le regard de Victarion fut attiré par sa figure de proue, la jouvencelle en fer dépourvue de bouche, échevelée par le vent, qui tendait le bras. Ses yeux de nacre lui firent l’effet de le suivre. Elle avait une bouche, comme n’importe quelle autre femme, jusqu’à ce que l’Œil-de-Choucas la lui ait cousue.

Ils étaient sur le point d’accoster lorsqu’il avisa une file de femmes et d’enfants que l’on faisait monter sur l’un des gros cargos. Certains avaient les mains ligotées derrière le dos, et tous avaient un nœud coulant de chanvre autour du cou. « Qui sont ces gens-là ? demanda-t-il aux hommes qui les aidèrent à arrimer la chaloupe.

— Des veuves et des orphelins. Ils doivent être vendus comme esclaves.

— Vendus ? » Il n’y avait pas d’esclaves, dans les Iles de Fer, uniquement des serfs. Un serf était certes voué à la domesticité, mais il n’avait rien d’un bien-fonds. Ses enfants naissaient libres, à condition d’être donnés au dieu Noyé. Et il ne pouvait pas plus être question de l’acheter que de le vendre à prix d’or. Ou bien l’on payait les serfs au fer-prix, ou bien l’on n’en avait aucun. « Ils devraient être serfs, ou bien femmes-sel, protesta-t-il.

— C’est par décret du roi, reprit leur informateur.

— Les forts ont toujours pris aux faibles, fit Nutt le Barbier. Esclaves ou serfs, qu’est-ce que ça peut foutre ? Leurs hommes n’ont pas été capables de les défendre, alors, ils sont à nous, maintenant, pour en faire ce qu’on voudra. »

C’est contraire à l’Antique Voie,lui aurait-il été facile de répliquer, mais il n’en eut pas le temps. Sa victoire l’avait précédé, et l’on s’agglutinait autour de lui pour le couvrir de félicitations. Il se laissa flagorner jusqu’à ce que quelqu’un se mette à vanter l’audace d’Euron. « C’est une fameuse audace, en effet, que de naviguer hors de la vue des terres, afin d’éviter que la nouvelle de notre arrivée n’atteigne ces îles avant nous, grommela-t-il, mais traverser la moitié du monde pour aller chercher des dragons, ça, c’est quelque chose d’autre. » Sans attendre qu’on lui réponde, il fendit la presse à coups d’épaules et monta tout de suite au fort.

Le château de lord Houëtt était petit mais solide, avec des murailles épaisses et des portes de chêne cloutées qui évoquaient les armes ancestrales de sa maison, un écusson de chêne clouté de fer sur un champ d’ondoiements bleus et blancs. Mais c’était la seiche de la maison Greyjoy qui flottait désormais sur les tours à toiture verte, et ils trouvèrent les grandes portes ravagées par les flammes et démantibulées. Les chemins de ronde étaient arpentés par des Fer-nés munis de piques et de haches, ainsi que par quelques-uns des métis d’Euron.

Dans la cour, Victarion tomba sur Gorold Bonfrère et le vieux Timbal en train de discuter à voix basse avec Rodrik Harloi. A leur vue, Nutt le Barbier lâcha un ululement. « Bouquineur, apostropha-t-il ce dernier, d’où vous vient cette mine si longue ? Du vent, vos appréhensions, des clous ! A nous la journée, à nous le gros lot ! »

La bouche de lord Rodrik se pinça. « Ces cailloux, tu veux dire ? Mets-les tous les quatre dans le même sac, et tu n’as pas l’équivalent d’Harloi. Nous avons gagné de la pierraille, quelques arbres et l’hostilité de la maison Tyrell.

— Les roses ? » Nutt éclata de rire. « Quelle rose peut mettre à mal les seiches des abysses ? Nous leur avons piqué leurs boucliers, nous les leur avons réduits en charpie. Qui va les protéger, dorénavant, hein ?

— Hautjardin, répliqua le Bouquineur. Le Bief ne va pas tarder à se rassembler comme un seul homme contre nous, Barbier, et alors tu risques d’apprendre que certaines roses ont des épines d’acier. »

Timbal acquiesça d’un hochement, la main posée sur la poignée de sa Pluie Pourpre. « Lord Tarly porte la prestigieuse Corvenin, forgée en acier valyrien, et on le trouve toujours à l’avant-garde de lord Tyrell. »

La convoitise embrasa Victarion. « Qu’il vienne. Je m’adjugerai son épée, comme ton propre aïeul s’est adjugé Pluie Pourpre. Qu’ils viennent tous, et qu’ils amènent aussi les Lannister. Un lion peut se montrer quelque peu dangereux sur le plancher des vaches, mais c’est la seiche qui règne sans partage, en mer. » Il donnerait volontiers la moitié de ses dents pour avoir l’occasion d’éprouver sa hache face au Régicide ou au Chevalier des Fleurs. Ça, c’était le genre de bataille auquel il s’entendait. Si le meurtrier d’un membre de sa famille faisait figure de maudit aux yeux des dieux comme des hommes, le guerrier, lui, ne s’attirait jamais qu’honneur et vénération.

« N’ayez crainte, lord Capitaine, affirma le Bouquineur. Ils viendront. Sa Majesté le souhaite. Sans cela, pourquoi nous aurait-Elle commandé de laisser s’envoler les corbeaux d’Houëtt ?

— Vous bouquinez trop, et vous vous battez trop peu, fit Nutt. Votre sang, c’est que du lait. »

Le Bouquineur affecta de n’avoir pas entendu.

On banquetait déjà avec entrain lorsque Victarion pénétra dans la grande salle. Les tables étaient bondées de Fer-nés qui buvaient, gueulaient, se flanquaient des bourrades en fanfaronnant à qui mieux mieux sur la quantité d’ennemis qu’ils avaient liquidés, sur les prouesses qu’ils avaient accomplies, sur les prises qu’ils avaient réalisées. Beaucoup s’étaient parés des fruits de leurs pillages. Lucas Morru Main-gauche et Quellon Humble avaient déchiré les tapisseries suspendues aux murs pour s’en goupiller des manteaux. Germund Botley portait un collier de perles et de grenats sur son corselet de plates dorées Lannister. Andrik l’Insouriant tituba dans le coin, une femme sous chaque bras ; tout en persistant à ne pas sourire, il avait les doigts surchargés de bagues. Au lieu de plonger leurs pattes dans des tranchoirs creux de pain plus que rassis, c’était devant des plats d’argent massif que s’empiffraient les capitaines.

Nutt le Barbier se rembrunit, rageur, en promenant son regard à la ronde. « Pendant que messire Euron nous bazarde affronter la flotte ennemie, sa fine équipe personnelle se farcit les châteaux, les villages et s’agriffe toutes les femmes et tout le butin. Et nous, il nous laisse quoi ?

— La gloire.

— C’est bien bon, la gloire, riposta Nutt, mais l’or, c’est meilleur. »

Victarion haussa les épaules. « L’Œil-de-Choucas jure que nous aurons tout Westeros à nous. La Treille, Villevieille, Hautjardin… C’est là que tu le trouveras, ton or. Mais trêve de bavardages. J’ai faim, moi. »

Il aurait pu invoquer le droit de son sang pour réclamer un siège sur l’estrade, mais il ne se souciait pas de souper en compagnie d’Euron et de ses créatures. Aussi préféra-t-il jeter son dévolu sur une place libre aux côtés de Ralf le Boiteux, capitaine du Lord Quellon. « Une formidable victoire, lord Capitaine, dit celui-ci. Une victoire qui mérite une seigneurie. Qu’elle devrait vous valoir une île. »

Lord Victarion. Mouais… Pourquoi non ? A défaut du Trône de Grès, ce serait toujours quelque chose.

Hotho Harloi se trouvait de l’autre côté de la table, en train de s’acharner sur un os. Il le rejeta, se pencha en avant. « Bouclier Gris doit être attribué au Chevalier. Mon cousin. Vous étiez au courant ?

— Non. » Son regard se porta vers le bord opposé de la salle, où ser Harras Harloi sirotait du vin dans une coupe d’or ; un grand pendard à longue figure austère. « Pourquoi diantre Euron lui donnerait-il une île, à lui justement ? »

Hotho tendit sa coupe vide, et une jeune femme livide en robe de velours bleu rehaussée de dentelle d’or la lui remplit. « Le Chevalier s’est emparé de Grimston tout seul. Il a planté son étendard au pied du château et défié les Grimm en duel. Un s’est présenté, puis un autre, et encore un autre. Il les a tous tués… Enfin, presque, il y en a deux qui ont demandé grâce. Après la déconfiture du septième homme, le septon de lord Grimm a décidé que les dieux s’étaient prononcés, et il a rendu la place. » Hotho se mit à rire. « Il sera le seigneur et maître de Bouclier Gris, et grand bien lui fasse. Maintenant qu’il a débarrassé le plancher, l’héritier du Bouquineur, c’est moi. » Il se frappa la poitrine avec sa coupe. « Hotho le Bossu, sire de Harloi.

— Sept, vous dites… ? » Victarion se demanda comment se comporterait Crépuscule en face de sa propre hache. Il n’avait jamais affronté d’acier valyrien, mais il avait à plus d’une reprise écrasé Harras Harloi du temps où ils étaient des jeunots tous les deux. A cette époque-là, l’autre était intimement lié avec le fils aîné de Balon, Rodrik, qui avait trouvé la mort sous les murailles de Salvemer.

La chère était succulente, le vin de derrière les fagots. Il y eut du bœuf rôti, saignant, d’un goût rare, ainsi que des canards farcis et de pleines corbeilles de crabes tout frais. Le capitaine ne se fit pas faute de remarquer que les bonnes femmes qui assuraient le service étaient vêtues de fins lainages et de luxueux velours. Il les prit pour des souillons nippées avec les frusques de lady Houëtt et de ses dames jusqu’à ce qu’Hotho le détrompe : c’étaient lady Houëtt et ses dames. Le Choucas trouvait ça marrant, de leur faire jouer les boniches et les échansons. Elles étaient huit en tout : belle encore, même si la maturité l’avait dotée d’un peu trop d’embonpoint, Sa Seigneurie elle-même, et le restant plus jeune, âgé de vingt-cinq à dix ans, ses sept filles et belles-filles.

Quant à lord Houëtt, il occupait sa place habituelle sur l’estrade, affublé de ses plus beaux atours armoriés. On lui avait attaché les bras et les jambes à son fauteuil et fourré dans la bouche un plantureux radis blanc pour l’empêcher de piper mot, mais ce sans qu’il risque de perdre une miette ni du spectacle ni des conversations. Euron s’était arrogé la place d’honneur à la droite du maître de céans. Sur ses genoux se trouvait une jolie greluche potelée de dix-sept à dix-huit ans qui, pieds nus, passablement dépoitraillée, lui avait mis les bras autour du cou. « Et ça, c’est qui ? » s’enquit Victarion auprès de ses voisins.

« La fille bâtarde de milord ! s’esclaffa Hotho. Avant que le Choucas s’empare du château, son rôle était de passer les plats aux autres, et elle prenait ses repas avec la domesticité. »

Euron pressa ses lèvres bleues sur la gorge de sa conquête qui se mit à glousser puis lui chuchota quelque chose à l’oreille. Avec un sourire, il lui embrassa de nouveau la gorge. Tous ses baisers avaient laissé des marques rouges sur la blancheur de la peau ; elles formaient comme une guirlande de roses autour des épaules et du col. Un nouveau chuchotage à l’oreille le fit cette fois carrément éclater de rire, puis il martela la table avec sa coupe pour réclamer le silence. « Gentes dames, cria-t-il à ses aristocratiques servantes, Falia s’inquiète pour vos belles robes. Elle ne voudrait pas qu’elles soient maculées de vin, de graisse et d’empreintes crasseuses de doigts baladeurs, puisque je lui ai promis de la laisser choisir sa garde-robe personnelle parmi les vôtres après le festin. Aussi feriez-vous mieux de vous déshabiller. »

La grande salle fut balayée par des rugissements hilares, et le visage de lord Houëtt s’empourpra si fort que Victarion crut qu’il allait avoir une attaque d’apoplexie. Quant aux interpellées, que pouvaient-elles faire d’autre qu’obtempérer ? La plus jeune versa quelques larmes, mais sa mère la réconforta et l’aida à se délacer dans le dos. Après quoi, elles continuèrent à se déplacer le long des tables avec des flacons de vin pour remplir chacune des coupes vides qui se tendaient, bref à servir comme auparavant, sauf qu’elles le faisaient désormais à poil.

Il humilie Houëtt comme il m’a moi-même humilié jadis, songea le capitaine en se remémorant les sanglots éperdus de sa femme pendant qu’il la rossait à mort. Les insulaires des quatre Boucliers se mariaient souvent en circuit fermé, savait-il, exactement comme le faisaient les Fer-nés. L’une de ces servantes à poil se trouvait peut-être bien être l’épouse de ser Talbert Serry. C’était une chose que de tuer un ennemi, c’en était une autre que de le déshonorer. Victarion serra violemment le poing. Le sang qui imbibait le bandage de sa blessure lui suinta entre les doigts.

Là-bas, sur l’estrade, Euron repoussa la petite garce pour grimper sur la table. Les capitaines se mirent à marteler la leur avec leurs coupes et à taper des pieds. « EU-RON ! hurlaient-ils en cadence, EU-RON ! EU-RON ! EU-RON ! » C’était une récidive des états généraux de la royauté.

« J’ai juré de vous donner Westeros, dit l’Œil-de-Choucas lorsque le tapage se fut éteint, et vous en avez un premier avant-goût ici. Une bouchée, pas plus… Mais, avant la tombée de la nuit, nous nous en mettrons jusque-là ! » Le long des murs, les torches flamboyaient, et il flamboyait lui aussi, les lèvres bleues, l’œil bleu, et tout et tout. « Ce que la seiche attrape, la seiche ne le lâche pas. Ces îles nous appartenaient, jadis, et elles nous appartiennent à nouveau, maintenant. Mais nous avons besoin d’hommes solides pour les tenir. Aussi, levez-vous, ser Harras Harloi, sire de Bouclier Gris. » Le Chevalier se mit debout, une main sur le pommeau en pierre de lune de Crépuscule. « Levez-vous, Andrik l’Insouriant, sire de Bouclier du Sud. » Andrik se débarrassa de ses femmes et bondit sur ses pieds, telle une montagne surgissant soudain de la mer. « Levez-vous, Maron Volmark, sire de Bouclier Vert. » Imberbe puceau de seize ans, Volmark s’exécuta d’un air hésitant, l’air tout craché du sire des lapins. « Et levez-vous, Nutt le Barbier, sire de Bouclier de Chêne. »

Les yeux de Nutt prirent une expression méfiante, comme s’il redoutait d’être en butte à quelque cruelle plaisanterie. « Un sire ? » croassa-t-il.

Victarion s’était attendu à ce que l’Œil-de-Choucas lordifie ses propres créatures, Maindepierre et le Rameur Rouge et Lucas Morru Main-gauche. L’intérêt bien compris d’un roi est de se montrer libéral, essaya-t-il de se persuader, mais une autre voix susurra : les cadeaux d’Euron sont empoisonnés. Il retourna la chose dans sa tête, et l’évidence lui creva les yeux. Le Chevalier était l’héritier désigné du Bouquineur, et Andrik l’Insouriant le vigoureux bras droit de Dunstan Timbal. Volmark n’est encore qu’un petit pataud, mais il a par sa mère du sang d’Harren le Noir. Et pour ce qui est du Barbier…

Il lui empoigna l’avant-bras. « Refuse-lui ! »

Nutt le dévisagea comme s’il était devenu fou. « Lui refuser ? Des terres et une seigneurie ? C’est vous qui me ferez lord ? » Il se dégagea d’une saccade et se dressa, enivré par les ovations.

Et maintenant, ce sont mes hommes qu’il me vole, songea Victarion.

Le roi Euron héla lady Houëtt pour se faire verser une nouvelle coupe de vin qu’il brandit ensuite vers le ciel. « Capitaines et rois, levez vos coupes en l’honneur des seigneurs et maîtres des quatre Boucliers ! » Victarion but comme le reste de l’assistance. Il n’est pas de vin plus exquis que le vin pris à l’ennemi. Quelqu’un lui avait dit cela, une fois. Son père, ou bien son frère Balon. Un jour, c’est ton vin à toi que je boirai, Choucas, et je te prendrai tout ce qui te tient le plus à cœur. Si tant était qu’il y eût au monde quoi que ce fût qui lui tînt à cœur…

« Dès demain, nous nous apprêtons pour un nouvel appareillage, disait cependant Euron. Remplissez nos barils d’eau de source fraîche, emportez chaque tonneau de bœuf et chaque sac de grain disponibles et autant de chèvres et de moutons qu’il nous est possible d’en embarquer. Les blessés qui sont encore assez en forme pour ramer rameront. Les autres resteront ici, pour aider leurs nouveaux seigneurs à tenir ces îles. Torwold et le Rameur Rouge seront bientôt de retour avec des vivres supplémentaires. Nos ponts pueront la porcherie et le poulailler durant notre voyage vers l’est, mais nous reviendrons avec des dragons.

— Quand ça ? »La voix était celle de lord Rodrik. « Quand reviendrons-nous, sire ? Dans un an ? Dans trois ans ? Dans cinq ? Vos dragons se trouvent à un monde d’ici, et l’automne est sur nous. » Le Bouquineur s’avança, sondant tous les hasards de l’aventure. « Des galères gardent la passe Redwyne. Les côtes de Dorne sont sèches et désolées, quatre cents lieues de tourbillons, de falaises et de hauts-fonds sournois, et pour ainsi dire pas de point d’accostage sûr nulle part. Au-delà, les Degrés de Pierre pour perspective, avec leurs tempêtes et leurs nids de pirates lysiens et myriens. Qu’un millier de navires mettent à la voile, et il se peut que trois centaines atteignent la rive opposée du détroit… Et puis après ? Lys ne va pas nous accueillir à bras ouverts, et Volantis pas davantage. Où trouverez-vous des vivres et de l’eau pour vous réapprovisionner ? La première tornade venue nous éparpillera aux quatre coins de l’univers. »

Un sourire se dessina sur les lèvres bleues d’Euron. « La tornade, c’est moi, messire. La première venue comme la dernière. Le Silence a connu sous ma conduite de plus longs périples que celui-ci, et d’infiniment plus hasardeux. L’auriez-vous oublié ? J’ai sillonné la mer Fumeuse et vu Valyria. »

Chacun des hommes présents savait que le Fléau gouvernait toujours Valyria. La mer elle-même y bouillait et fumait, et la terre ferme grouillait de démons. On disait qu’il suffisait à un navigateur de ne serait-ce qu’entr’apercevoir les épouvantables montagnes de Valyria se lever au-dessus des vagues pour goûter aussitôt une mort terrible, et cependant l’Œil-de-Choucas s’était rendu là-bas, et il en était revenu.

« Vraiment ? » lui demanda le Bouquineur avec une inénarrable suavité.

Le sourire bleu d’Euron se dissipa. « Bouquineur, laissa-t-il tomber au milieu du silence, vous feriez bien de garder votre nez dans vos livres. »

Le malaise de l’auditoire était si palpable que Victarion se jucha sur ses pieds. « Frère, tonna-t-il, vous n’avez pas répondu aux questions d’Harloi. »

Euron haussa les épaules. « Le prix des esclaves est en train de grimper. Nous vendrons les nôtres à Lys et à Volantis. Ça, plus le butin que nous avons fait ici, nous procurera suffisamment d’or pour acheter des provisions.

— Serions-nous des négriers, maintenant ? s’enquit le Bouquineur. Et à quelles fins ? Des dragons que personne ici n’a jamais vus ? Irons-nous jusqu’aux extrémités de l’univers traquer la chimère de va savoir quel matelot soûl ? »

Ses paroles suscitèrent des grommellements approbateurs. « La baie des Serfs est trop loin ! cria Ralf le Boiteux.

— Et trop près de Valyria ! hurla Quellon Humble.

— On est aux portes de Hautjardin, reprit Fralegg le Fort. Moi, les dragons, je dis qu’on a qu’à se les chercher ici. Des ceusses en or ! »

Alvyn Aigu l’appuya : « Pour quoi faire qu’on irait courir le monde, quand on a la Mander juste sous le nez ? »

Ralf le Rouge de Maisonpierre se dressa d’un bond.

« Villevieille est plus riche, et La Treille encore plus riche. La flotte de Redwyne est partie au diable. Nous n’avons qu’à tendre la main pour cueillir le fruit le plus pulpeux de Westeros.

— Un fruit ? » L’œil du roi paraissait à présent plutôt noir que bleu. « Il n’y a qu’un pleutre pour dérober un fruit quand il lui serait possible de s’emparer du verger.

— C’est La Treille que nous voulons ! » riposta Ralf le Rouge, et d’autres reprirent son cri. L’Œil-de-Choucas laissa les vociférations déferler sur lui, puis il sauta à bas de la table, empoigna le bras de sa gaupe et, l’entraînant à sa suite, quitta les lieux.

Détalé comme un clébard. L’emprise d’Euron sur le Trône de Grès paraissait tout à coup moins inébranlable que trois minutes avant. Ils ne le suivront pas à la baie des Serfs. Ils ne sont peut-être pas aussi chiens couchants et cinglés que je l’avais redouté. Le lord Capitaine en éprouva une telle jubilation qu’il se sentit le besoin de l’écluser. Il vida une coupe avec le Barbier, manière de lui montrer qu’il ne lui gardait pas rancune pour sa seigneurie, même s’il la devait à la générosité du Choucas.

A l’extérieur, le soleil se coucha, les ténèbres s’appesantirent sur les remparts mais, dedans, la flamme rougeoyante des torches faisait régner un demi-jour orange, et leur fumée qui s’amoncelait sous les poutres formait comme un nuage gris. Des hommes soûls comme des grives se mirent à danser la danse du doigt. Vint un moment où Lucas Morru Main-gauche décida qu’il avait envie de s’envoyer l’une des filles de lord Houëtt, et il la prit sur une table pendant que ses sœurs sanglotaient, en larmes.

Victarion sentit une main lui tapoter l’épaule. L’un des bâtards métis d’Euron se tenait derrière lui, un mouflet de dix ans, le cheveu laineux, la peau couleur de bourbier. « Mon père veut paroles avec vous. »

Victarion se leva en chancelant. Il avait beau être un colosse et pouvoir se permettre sa contenance de pinard, n’empêche qu’il avait trop bu. Je l’ai rossée à mort de mes propres mains, songea-t-il, mais c’est l’Œil-de-Choucas qui l’a tuée quand il se l’est farcie. Je n’avais pas le choix. Il sortit de la salle sur les talons du négrillon et gravit à sa suite un escalier de pierre en colimaçon. Au fur et à mesure qu’ils montaient, le vacarme de viol et de ribouldingue se faisait moins assourdissant, puis plus rien d’autre ne s’entendit que le crissement des bottes sur les marches.

L’Œil-de-Choucas avait fait main basse sur la chambre à coucher de lord Houëtt comme sur sa fille naturelle. Quand le capitaine entra, la petite gueuse était recroquevillée sur le pieu, complètement à poil, et ronflotait tout bas. Euron se tenait près de la fenêtre, une coupe d’argent à la main. Il portait le manteau de zibeline qu’il avait fauché à Noirmarées, son bandeau de cuir rouge sur l’œil et rien d’autre. « Quand j’étais gamin, j’ai rêvé que je savais voler, fit-il tout de go. A mon réveil, j’en étais incapable… à ce que prétendit du moins le mestre. Mais s’il en avait menti ? »

La pièce empestait le vin, le sang et le foutre, mais Victarion perçut tout de même le parfum de la mer qui pénétrait par la fenêtre ouverte. L’air froid et chargé de sel l’aida à se clarifier les idées. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Euron se retourna pour lui faire face, ses lèvres d’un bleu d’ecchymose retroussées en un demi-sourire. « Peut-être que nous pouvons voler. Tous tant que nous sommes. Comment le saurions-nous jamais avec certitude, à moins de nous précipiter dans le vide, du haut d’une tour ? » Une brusque bourrasque entrée par la fenêtre agita son manteau de zibeline. Il y avait quelque chose d’obscène et de maléfique dans sa nudité. « Nul ne peut savoir de quoi il est véritablement capable, à moins d’oser se précipiter dans le vide.

— Il y a une fenêtre. Saute. » Victarion n’avait pas de patience pour ces foutaises. Sa main blessée le tourmentait. « Qu’est-ce que tu veux ?

— Le monde. » La lueur du feu scintilla dans l’œil d’Euron. Son œil enjoué. « Que te dirait de prendre une coupe du vin de lord Houëtt ? Il n’est pas de vin plus exquis que le vin pris à un ennemi battu.

— Non. » Victarion détourna son regard. « Couvre-toi. »

Euron s’assit puis, d’un geste sec, tira sur son manteau pour camoufler ses parties intimes. « J’avais oublié combien ils sont tapageurs et mesquins, mes Fer-nés. Je souhaiterais leur apporter des dragons, et qu’est-ce qu’ils me réclament à cor et à cri ? Des raisins !

— Les raisins, ça existe en vrai. On peut se goberger de raisins. Leur jus est sucré, et ils font du vin. Qu’est-ce que ça fait, les dragons ?

— Mal. » L’Œil-de-Choucas se mit à siroter sa coupe d’argent. « Un jour, il m’est arrivé de tenir un œuf de dragon dans cette même main-ci, frère. Un magicien de Myr me jura ses grands dieux qu’il le ferait éclore si je lui laissais un an et lui donnais tout l’or qu’il exigeait. Quand j’en ai eu marre de ses subterfuges, je l’ai zigouillé. Pendant qu’il regardait ses tripes lui glisser entre les doigts, il a dit : “ Mais ça ne fait pas un an.” » Il éclata de rire. « Cragorn est mort, tu sais.

— Qui ça ?

— Le type qui a sonné ma trompe de dragon. Quand le mestre l’a ouvert, il avait les poumons tout carbonisés et noirs comme de la suie. »

Victarion frissonna. « Montre-moi cet œuf de dragon.

— Je l’ai balancé à la mer, dans un de mes accès d’humeur noire. » Euron haussa les épaules. « L’idée me vient, au fait, que le Bouquineur ne se trompait pas. Une flotte trop importante ne réussirait jamais à rester groupée sur une pareille distance. Le voyage est trop long, trop périlleux. Il n’y a que la fine fleur de nos navires et de nos équipages qui puisse espérer cingler jusqu’à la baie des Serfs et revenir. La flotte de Fer. »

La flotte de Fer est à moi, songea Victarion, mais il ne dit rien.

Le Choucas emplit deux coupes d’un vin noir bizarre et qui coulait gluant comme du miel. « Bois avec moi, frère. Goûte-moi ça. » Il lui tendit l’une des coupes.

Le capitaine prit celle qu’Euron ne lui avait pas offerte et en flaira le contenu d’un air soupçonneux. Vu de près, le liquide était plutôt bleu que noir. Il était épais et huileux, et il exhalait une odeur semblable à celle de la chair putréfiée. Victarion tâta d’une menue gorgée qu’il recracha immédiatement. « Dégueulasse. Tu cherches à m’empoisonner ?

— Je cherche à t’ouvrir les yeux. » Euron avala une bonne lampée de sa propre coupe et sourit. « Ombre-du-soir, le vin des conjurateurs. J’en ai découvert un baril après la capture de certaine galéasse de Qarth à bord de laquelle se trouvaient également du girofle et de la muscade, quarante ballots de soie verte et quatre conjurateurs qui racontaient une histoire plutôt curieuse. L’un d’eux s’étant permis de me menacer, je l’ai tué puis l’ai fait bouffer aux trois autres. Ils refusèrent d’abord de toucher à la bidoche de leur petit pote mais, quand ils eurent suffisamment faim, leur cœur se ravisa. Les hommes sont de la viande. »

Balon était fou, Aeron est encore plus fou, et Euron est le plus fou de tous. Victarion tournait les talons pour se retirer quand Euron reprit : « Un roi doit avoir une épouse qui lui donne des héritiers. Frère, j’ai besoin de toi. Consens-tu à partir pour la baie des Serfs et à m’en ramener ma bien-aimée ? »

Une bien-aimée, j’en ai eu une, autrefois, moi aussi. Les poings de Victarion se crispèrent, et une goutte de sang s’aplatit par terre avec un flop presque imperceptible. Je devrais te réduire en chair à pâté et te fourguer à bouffer aux crabes, comme elle, pareil ! « Tu as déjà des fils, répliqua-t-il.

— Des bâtards métis de bas étage, nés de putains et de pleurnicheuses.

— Ils sont issus de ton propre corps.

— Le contenu de mon pot de chambre l’est tout autant. Aucun d’eux n’est propre à occuper le Trône de Grès, moins encore le Trône de Fer. Non, pour faire un héritier qui soit digne de lui, ce qu’il me faut, c’est une femme toute différente. Lorsque la seiche épousera le dragon, frère, le monde entier aura tout intérêt à faire gaffe.

— Quel dragon ? questionna Victarion en fronçant les sourcils.

— La dernière de sa lignée. On dit qu’elle est la plus belle femme de l’univers. Elle a des cheveux d’argent doré, et ses yeux sont des améthystes… Mais rien ne t’oblige à m’en croire sur parole, frère. Pars pour la baie des Serfs, contemple cette beauté, et ramène-la-moi.

— Pourquoi me faudrait-il faire une chose pareille ? demanda Victarion.

— Par amour. Par devoir. Parce que ton roi l’ordonne. » Euron se mit à glousser. « Et pour le Trône de Grès. Il sera tien, sitôt que j’aurai fait valoir mes droits sur le Trône de Fer. Tu m’y succéderas comme j’y ai succédé à Balon… Et comme tes propres fils légitimes t’y succéderont un jour. »

Mes propres fils… Mais, pour avoir un fils légitime, il fallait d’abord avoir une épouse. Et Victarion n’avait pas de veine avec les épouses. Les cadeaux d’Euron sont empoisonnés, se rappela-t-il, mais, tout compte fait…

« A toi de choisir, frère. Vis serf ou meurs roi. As-tu l’audace de voler ? A moins de te précipiter dans le vide, tu ne le sauras jamais. »

L’œil enjoué d’Euron étincela de goguenardise. « Mais peut-être est-ce trop te demander ? C’est une chose épouvantable que de courir les mers par-delà Valyria.

— Je pourrais mener la flotte de Fer jusqu’en enfer, si besoin était. » Quand Victarion rouvrit sa main, la paume était toute rouge de sang. « J’irai à la baie des Serfs, ouais. Je trouverai cette femme dragon, et je la ramènerai. » Mais pas pour toi. Puisque tu m’as volé ma femme et me l’as dévastée, c’est moi qui aurai la tienne. La plus belle femme de l’univers… pour moi !

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