ALAYNE

Le soleil levant se déversait à flots par les fenêtres quand Alayne s’assit dans son lit et s’étira. En l’entendant bouger, Gretchel se leva tout de suite pour aller lui chercher sa robe de chambre. Un froid de gueux s’était emparé des pièces durant la nuit. Ce sera bien pire lorsque l’hiver aura refermé son étreinte sur nous, songea-t-elle. L’hiver rendra cet endroit aussi glacial qu’une tombe. Elle enfila la robe et en noua la ceinture. « Le feu est presque éteint, fit-elle observer. Mettez-y une nouvelle bûche, s’il vous plaît.

— Qu’il en soit selon le désir de ma dame », opina la vieille.

Situés dans la tour de la Vierge, les appartements d’Alayne étaient vastes et beaucoup plus luxueux que la petite chambre où elle s’était vu reléguer du vivant de lady Lysa. Elle disposait à présent d’une garde-robe et de lieux d’aisances personnels, ainsi que d’un balcon de pierre blanche sculptée jouissant d’une vue panoramique. Pendant que Gretchel s’activait à ranimer le feu, Alayne traversa la chambre à pas de velours, nu-pieds, pour se glisser à l’extérieur. Le dallage lui gelait les orteils, et le vent soufflait avec violence, comme il le faisait invariablement ici, tout en haut, mais le spectacle lui fit oublier une seconde ces trivialités. Des sept tours fuselées des Eyrié, celle de la Vierge étant la plus à l’est, elle avait sous les yeux l’ensemble du Val, avec ses forêts, ses rivières et ses champs tout brumeux dans la lumière du matin. Et le soleil frappait les montagnes d’une façon qui leur donnait l’air d’être en or massif.

Ce que c’est joli… La cime enneigée de la Lance du Géant la surplombait, et sa prodigieuse masse de roche et de glace faisait paraître minuscule le château juché sur son épaule. Des stalactites longues de vingt pieds drapaient le rebord du précipice où cascadaient, l’été, les Larmes d’Alyssa. Un faucon planait au-dessus de la chute gelée, ses ailes bleues largement déployées sur la transparence du ciel. Que n’ai-je des ailes, moi aussi !

Elle appuya ses mains sur la balustrade de pierre ouvragée et se contraignit à jeter un regard dans le vide. Six cents pieds plus bas se distinguaient Ciel et l’escalier taillé dans le flanc de la montagne, le sentier sinueux qui finissait, via Neige et Pierre, par aboutir au niveau de la vallée. Là se discernaient, pas plus gros que des joujoux puérils, les tours et les remparts des portes de la Lune. Autour des murailles s’agitaient les armées des Seigneurs Déclarants. Les fourmis qu’elles déversaient au-dehors faisaient ressembler les tentes à des fourmilières. Si c’étaient seulement de vulgaires fourmis, songea-t-elle, il nous suffirait de les piétiner pour les écraser.

Lord Veneur le Jeune et ses troupes étaient venus grossir les autres l’avant-veille. Nestor Royce avait eu beau fermer les portes pour bloquer le passage, sa garnison comprenait moins de trois cents hommes. Chacun des Seigneurs Déclarants en avait amené un millier, et ils étaient six. Alayne connaissait leurs noms aussi bien que le sien. Benedar Belmore, sire de Forchant, Symond Templeton, chevalier de Neufétoiles, Horton Rougefort, sire de Rougefort, Anya Vanbois, dame des Chênes-en-fer, Gilbois Veneur, appelé le Jeune par tout le monde, sire de Longarc. Et le redoutable Yohn Royce enfin, Yohn le Bronzé, le plus puissant d’entre eux, sire de Roche-aux-runes, cousin de Nestor et chef de la branche aînée de la maison Royce. Les six s’étaient réunis à Roche-aux-runes après la chute mortelle de Lysa Arryn, et le pacte qu’ils avaient conclu les engageait solennellement à défendre son fils, le petit lord Robert, le Val, et à se prêter mutuelle assistance. Leur déclaration ne mentionnait pas le lord Protecteur, mais elle dénonçait une « mauvaise administration », invoquait la nécessité d’y mettre un terme, tout en évoquant « des amis fallacieux et d’exécrables conseillers ».

Une bourrasque lui frigorifia les jambes. Alayne retourna dans la chambre choisir une robe à passer avant de déjeuner. Petyr lui avait donné le vestiaire de sa défunte épouse, un inépuisable filon de soieries, de satins, de velours et de fourrures dont les fastes passaient ses rêves les plus extravagants, même si l’immense majorité de tous ces atours étaient beaucoup trop grands pour elle ; lady Lysa avait énormément forci durant sa kyrielle interminable de grossesses, de fausses couches et de mises au monde d’enfants mort-nés. Un petit nombre de ses tenues les plus anciennes avaient été cependant confectionnées du temps où elle était encore la toute jeune Lysa Tully de Vivesaigues, et Gretchel avait eu le talent d’en retoucher d’autres pour les mettre aux mesures d’Alayne, qui avait la jambe presque aussi longue à treize ans que sa tante à vingt.

Ce matin-là, son œil fut captivé par une robe bariolée aux couleurs Tully, rouge et bleu, et bordée de vair. Gretchel l’aida à insérer ses bras dans les manches cloches puis la lui laça dans le dos, avant de brosser ses cheveux et de les épingler. Alayne avait de nouveau assombri la teinte de ceux-ci la veille au soir avant de se coucher. La lotion donnée par sa tante éteignait le flamboiement de l’auburn naturel qui était le sien au profit du ton brun roux d’Alayne, mais les racines tardaient rarement à se laisser regagner par le rouge. Et que me faudra-t-il faire quand j’aurai épuisé la teinture ? Le produit avait été importé de Tyrosh, sur l’autre rive du détroit.

Lorsqu’elle descendit déjeuner, le mutisme des Eyrié la frappa une fois de plus. Il n’existait pas de château plus silencieux dans toutes les Sept Couronnes. Les serviteurs des lieux étaient une poignée, âgés, et ils ne parlaient qu’à voix basse pour épargner les nerfs fragiles de leur jeune maître. Il ne se trouvait pas de chevaux, à cette hauteur de la montagne, non plus que de chiens pour aboyer ou gronder, ni de chevaliers pour s’entraîner dans la cour. Les pas des gardes eux-mêmes semblaient étrangement feutrés, tandis qu’ils arpentaient les salles de pierre pâle. Elle entendait bien le vent geindre et soupirer autour des tours, mais c’était là tout. A son arrivée aux Eyrié, il y avait en plus le murmure des Larmes d’Alyssa, mais maintenant le gel les avait pétrifiées. Et Gretchel assurait qu’elles allaient demeurer muettes jusqu’au retour du printemps.

Lord Robert était tout seul lorsqu’elle pénétra dans la salle du Matin, au-dessus des cuisines. Armé d’une cuillère en bois, il tripatouillait sans grand enthousiasme une grosse bolée de bouillie d’avoine au miel. « Je voulais des œufs, se lamenta-t-il dès qu’il l’aperçut. Je voulais trois œufs à la coque, mollets, et une tranche de lard maigre. »

Des œufs, ils n’en avaient pas, pas plus que du lard. Les greniers des Eyrié contenaient suffisamment d’avoine, de maïs et d’orge pour les nourrir toute une année, mais, pour les vivres frais, ils dépendaient de Mya Stone, une jeune fille bâtarde, qui les leur apportait d’en bas, dans la vallée. Or, il lui était matériellement impossible de franchir le barrage que constituaient les Seigneurs Déclarants campés au pied de la montagne. Lord Belmore, le premier des six à s’être présenté devant les portes, avait dépêché un oiseau prévenir que plus aucune espèce de nourriture ne monterait aux Eyrié tant que Littlefinger n’en aurait pas fait redescendre lord Robert. Il ne s’agissait pas tout à fait d’un siège, pas encore, mais c’était incessamment ce qui s’ensuivrait de mieux.

« Tu auras des œufs quand Mya viendra. Autant qu’il te plaira, promit-elle au noble moutard. Elle apportera des œufs, du beurre et des melons, tout plein de victuailles délicieuses. »

Il ne s’apaisa pas pour autant. « C’est aujourd’hui que je voulais des œufs.

— Doux Robin de mon cœur, il n’y a pas d’œufs, tu le sais. S’il te plaît, mange ta bouillie d’avoine, elle est très très bonne. » Elle avala une cuillerée de la sienne.

Robert se remit à touiller dans un sens, dans l’autre, mais sans seulement esquisser le geste de porter la cuillère à ses lèvres. « Je n’ai pas faim, décida-t-il. Je veux retourner au lit. Je n’ai pas dormi du tout la nuit dernière. J’ai entendu chanter. Mestre Colemon m’avait donné du vinsonge, mais j’ai quand même entendu chanter. »

Alayne posa sa cuillère. « Si l’on avait chanté, je l’aurais entendu aussi. Tu as fait un mauvais rêve, et c’est tout.

— Non, ce n’était pas un rêve. » Ses yeux s’emplirent de larmes. « Marillion était de nouveau en train de chanter. Ton père dit qu’il est mort, mais il n’est pas mort.

— Si fait. » Elle était terrifiée de l’entendre dire des choses pareilles. Assez calamiteux déjà qu’il soit malingre et souffreteux, mais s’il est fou par-dessus le marché… « Si fait, doux Robin de mon cœur, il est mort. Marillion aimait trop ta mère, et il n’a pas supporté de vivre après ce qu’il lui avait fait, alors, il s’est avancé dans le vide. » Pas plus que Robert, elle n’avait vu le corps, mais elle ne doutait pas du fait que le chanteur était bel et bien mort. « Il est mort, vraiment.

— Mais je l’entends toutes les nuits… Même quand je ferme les volets et que je me mets un oreiller sur la tête. Ton père aurait dû lui faire arracher la langue. Je le lui ai bien dit, mais il n’a jamais voulu ! »

Il avait besoin d’une langue pour les aveux. « Sois un gentil garçon, et mange ta bouillie d’avoine, implora-t-elle. S’il te plaît ? Pour moi ?

— Je ne veux pas de bouillie d’avoine. » Robert balança sa cuillère à travers la pièce. Elle alla rebondir sur une tapisserie suspendue au mur, et une lune de soie blanche se retrouva maculée par une traînée de bouillie d’avoine. « Sa Seigneurie veut des œufs !

— Sa Seigneurie mangera de la bouillie d’avoine, et Elle se sentira mieux après », dit la voix de Petyr, derrière eux.

Alayne se retourna tout d’une pièce et le vit campé sur le seuil de la porte en plein cintre, le mestre à ses côtés. « Vous devriez écouter le lord Protecteur, messire, conseilla ce dernier. Les bannerets de Votre Seigneurie sont en train de faire l’ascension de la montagne pour venir vous rendre hommage, de sorte que vous aurez besoin de toute votre vigueur. »

L’enfant se frotta l’œil gauche avec son index replié. « Renvoyez-les. Je ne veux pas d’eux. Qu’ils viennent, et je les ferai voler.

— Vous me tentez terriblement, messire, mais je crains de leur avoir promis un sauf-conduit, déclara Petyr. De toute manière, il est trop tard pour leur commander de rebrousser chemin. Ils risquent actuellement d’être déjà parvenus à Pierre.

— Pourquoi ne nous laissent-ils pas tranquilles ? gémit Alayne. Nous ne leur avons jamais fait de mal. Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

— Ils veulent uniquement lord Robert. Et le Val. » Petyr sourit. « Ils seront huit. Lord Nestor leur tient lieu d’escorte, et Lyn Corbray fait partie du lot. Ser Lyn n’est pas homme à rester dans son coin lorsqu’il y a du sang dans l’air. »

Ce discours n’était pas franchement de nature à la rassurer beaucoup. Lyn Corbray avait tué presque autant d’adversaires en duel que sur le champ de bataille. Elle savait qu’il avait gagné ses éperons pendant la Rébellion de Robert en se battant pour débuter contre lord Jon Arryn aux portes de Goëville puis sous ses bannières au Trident, où il avait terrassé le prince Lewyn de Dorne, un blanc chevalier de la Garde Royale. Quitte à raconter que ce dernier se trouvait déjà grièvement blessé lorsque la marée des combats l’avait balayé pour entamer son ultime danse avec Dame Affliction, Petyr ajoutait : « Mais c’est un point que tu peux t’abstenir d’aborder avec Corbray. Ceux qui le font se voient bientôt procurer l’occasion de descendre questionner Martell en personne sur la véracité du fait dans les demeures infernales. » S’il fallait en croire ne serait-ce que la moitié de ce qu’elle avait entendu débiter par les gardes de lord Robert, Lyn Corbray était plus dangereux à lui seul que les six Seigneurs Déclarants mis ensemble. « Pourquoi vient-il, lui ? demanda-t-elle. Je croyais que les Corbray étaient de votre parti.

— Lord Lyonel Corbray se montre assez favorable à ma gouvernance, mais son frère suit ses propres voies. Au Trident, lorsque leur père s’effondra, ce fut Lyn qui, tuant celui qui l’avait blessé, ramassa Dame Affliction. Pendant que Lyonel remportait le vieil homme à l’arrière pour le confier aux mestres, Lyn conduisit sa propre charge contre les Dorniens qui menaçaient la gauche de Robert, mit leurs lignes en pièces et tua Lewyn Martell. Aussi est-ce à son cadet qu’en mourant le vieux lord Corbray légua la Dame. Lyonel eut beau hériter pour sa part des terres, du château, du titre et de tout le magot paternels, il n’en conserve pas moins le sentiment d’avoir été dépouillé de son droit d’aînesse, tandis que ser Lyn… ma foi, l’adore tout autant qu’il m’adore. Il brûlait de s’adjuger la main de Lysa.

— Je n’aime pas ser Lyn, protesta Robert. Je ne veux pas de lui ici. Vous le renverrez en bas. Je ne lui ai jamais, moi, donné l’autorisation de venir. Jamais ici. Les Eyrié sont imprenables, disait Maman.

— Votre mère n’est plus, messire. Jusqu’à votre seizième anniversaire, c’est moi qui gouverne, aux Eyrié. » Petyr se retourna vers la servante voûtée qui plantonnait près de l’escalier des cuisines. « Mela, allez chercher une nouvelle cuillère pour Sa Seigneurie. Elle a envie de manger sa bouillie d’avoine.

— Je n’en ai pas envie ! Elle n’a qu’à voler, ma bouillie d’avoine ! » Cette fois, Robert balança le bol, bouillie d’avoine et miel et tout. Petyr Baelish baissa la tête en s’écartant lestement, mais mestre Colemon ne fut pas si prompt. Le récipient de bois l’atteignit en pleine poitrine, et l’explosion du contenu lui barbouilla la figure et les épaules. Pendant qu’il glapissait d’une manière on ne peut moins compatible avec sa mestrise, Alayne essaya de calmer le petit, mais son intervention venait trop tard, déjà la crise s’était emparée de lui. Saisi d’une main fébrile, un pichet de lait prit l’air à son tour. En voulant se lever, Robert renversa son fauteuil, s’y empêtra, tomba par-dessus. L’un de ses pieds décocha dans le ventre de la jeune fille une ruade si violente qu’elle en eut le souffle coupé. « Oh, bons dieux de bons dieux ! » entendit-elle Petyr s’exclamer, d’un ton écœuré.

Le visage et les cheveux tout parsemés de grumeaux de bouillie d’avoine, mestre Colemon s’agenouilla pour s’incliner sur son patient et lui murmurer des paroles apaisantes. Semblable à une larme gélatineuse beigeasse, une grosse éclaboussure dégoulinait lentement le long de sa joue droite. C’est un accès moins dramatique que le dernier, se dit Alayne, en s’efforçant d’espérer quand même. Lorsque les tremblements finirent par s’arrêter, les appels de Petyr avaient fait survenir deux gardes en manteau bleu ciel et chemise de maille argentée. « Allez le recoucher, et appliquez-lui des sangsues », leur ordonna le lord Protecteur, et le plus grand des deux cueillit le petit dans ses bras. Je pourrais le porter moi-même, songea Alayne. Il ne pèse pas plus lourd qu’une poupée.

Colemon s’attarda un court moment. « Messire, peut-être vaudrait-il mieux remettre les pourparlers à un autre jour. Les crises de Sa Seigneurie ont empiré depuis la disparition de lady Lysa. Tant pour la fréquence que pour la violence. J’ai beau pratiquer des saignées aussi souvent que j’ose le faire, j’ai beau préparer des potions de vinsonge et de lait de pavot pour faciliter l’endormissement, n’empêche que…

— Il dort douze heures par jour, répliqua Petyr. J’ai besoin qu’il soit éveillé de temps en temps. »

Le mestre se passa la main dans les cheveux, criblant le sol de parcelles de bouillie d’avoine. « Lady Lysa lui donnait le sein chaque fois qu’il se mettait dans tous ses états. Archimestre Ebrose affirme que le lait maternel possède des quantités de vertus salutaires.

— Est-ce là ce que vous nous conseillez, mestre ? De chercher une nourrice pour le sire des Eyrié, Défenseur du Val ? Alors, quand le sèvrerons-nous donc, le jour de ses noces ? Cette solution lui permettrait de passer directement des tétons de sa nourrice à ceux de son épouse. » Les éclats de rire de lord Petyr interdisaient de se méprendre sur le bien qu’il pensait de l’idée. « Non, m’est avis que non. Je vous suggère de trouver quelque chose d’autre. Le garçon raffole des friandises, n’est-ce pas ?

— Des friandises ? s’ébahit Colemon.

— Des friandises. De tartes et de gâteaux, de confitures et de gelées, de miel en rayons. Il se pourrait même qu’une simple pincée de bonsomme dans son lait fasse l’affaire, avez-vous tenté l’expérience ? Juste une pincée, pour le tranquilliser et arrêter sa maudite tremblote…

— Une pincée ? » Le mestre déglutit, ce qui fit monter puis redescendre la pomme qu’il avait en travers du gosier. « Une seule petite pincée… peut-être bien, peut-être bien. Pas trop ni trop souvent, oui, je pourrais essayer…

— Une pincée, repartit lord Petyr, avant de l’exhiber à la réunion de nos visiteurs.

— A vos ordres, messire. » Le mestre s’empressa de sortir, talonné par le tintinnabulement de sa chaîne.

« Père, s’enquit Alayne après qu’il eut disparu, vous plairait-il de prendre un grand bol de bouillie d’avoine pour votre petit déjeuner ?

— Je fais fi de la bouillie d’avoine. » Il la dévisageait maintenant à la manière de Littlefinger. « Je préférerais un baiser, pour mon petit déjeuner. »

Une fille authentique ne refusant pas un baiser à son géniteur, Alayne s’avança pour le lui donner, sous la forme d’un coup de bec sec et rapide sur la joue, puis, tout aussi rapidement, reprit ses distances.

« Est-ce… consciencieux ! » Un sourire parut sur les lèvres de Littlefinger, mais pas dans ses yeux. « Eh bien, le hasard veut justement que j’aie d’autres corvées à te confier. Va dire à la cuisinière de faire chauffer du vin rouge avec des épices, du miel et des raisins secs. Au terme de leur interminable escalade, nos hôtes auront soif et froid. Il t’incombera de les accueillir à leur arrivée et de leur offrir de quoi se restaurer. Vin, pain et fromage. Que nous reste-t-il, comme variétés de fromage ?

— Du blanc qui pique et du bleu qui empeste.

— Va pour le blanc. Et tu ferais également mieux de changer de tenue. »

Elle considéra tour à tour la coupe de sa robe et ses coloris, le rouge sombre intense et le bleu sombre de Vivesaigues. « Vous la trouvez trop…

— Elle est trop Tully. Les Seigneurs Déclarants ne seraient pas spécialement ravis de voir ma fille bâtarde se pavaner dans les toilettes de ma défunte épouse. Choisis quelque chose d’autre. Me faut-il encore te préciser d’éviter les crème et bleu ciel ?

— Non. » C’étaient les couleurs de la maison Arryn. « Huit, avez-vous dit… Yohn le Bronzé fait partie du nombre ?

— Et le seul qui compte.

— Mais il me connaît ! lui rappela-t-elle. Il a été l’hôte de Winterfell, quand son fils est passé par là pour aller prendre le noir. » Elle était tombée follement amoureuse de ser Waymar, se souvenait-elle mais de façon vague, cet épisode-là remontant à des lustres, alors qu’elle était encore une stupide petite fille. « Et ce n’est pas la seule fois où lord Royce a vu… Sansa Stark, il l’a revue à Port-Réal, pendant le tournoi de la Main. »

Petyr lui mit un doigt sous le menton. « Qu’il ait aperçu ce ravissant minois, je n’en doute pas, mais c’était une figure entre mille. Lorsqu’on participe à des joutes, on a bien trop de soucis en tête pour s’occuper d’une enfant perdue dans la foule. Et, à Winterfell, Sansa n’était qu’une fillette à cheveux auburn. Ma fille à moi est une grande et belle jouvencelle, et elle a les cheveux châtains. Les gens voient seulement ce qu’ils s’attendent à voir, Alayne. » Il l’embrassa sur le nez. « Ordonne à Maddy de faire du feu dans la loggia. C’est là que je recevrai nos Seigneurs Déclarants.

— Pas dans la Grande Salle ?

— Non. Les dieux les gardent de m’apercevoir auprès du trône des Arryn, ils risqueraient de s’imaginer que j’ai l’intention de m’y asseoir. Des fesses d’une naissance aussi basse que les miennes ont le devoir de n’aspirer jamais à des coussins aussi altiers.

— La loggia. » Elle aurait dû s’en tenir là, mais les mots rompirent leurs digues. « Si vous leur donniez Robert…

— Et le Val ?

— Le Val, ils l’ont.

— Hum, en grande partie, c’est vrai. Mais pas en totalité. On m’aime fort, à Goëville, et je ne suis pas sans avoir moi-même dans ma poche quelques amis d’assez jolie noblesse : les sires Grafton, Lynderly, Lyonel Corbray… Je t’accorderai toutefois qu’ils ne font pas le poids face aux Seigneurs Déclarants. Cela dit, où voudrais-tu que nous allions, Alayne ? Tu es tentée de revenir à ma puissante forteresse des Doigts ? »

Elle avait déjà réfléchi à cette éventualité. « Joffrey vous a fait présent d’Harrenhal. Vous êtes le seigneur et maître légitime, là-bas.

— En titre. Pour épouser Lysa, j’avais besoin d’une résidence prestigieuse, et les Lannister n’étaient pas près de m’attribuer Castral Roc.

— Soit, mais le château vous appartient.

— Tu parles, et quel château ! Salles caverneuses, tours démolies, fantômes et courants d’air, ruineux à chauffer, impossible à munir d’une garnison… Ce pour ne point mentionner cette menue babiole de malédiction.

— Les malédictions n’existent que dans les contes et dans les chansons. »

La remarque eut l’air d’amuser Petyr. « Quelqu’un a-t-il consacré une chanson à la mort de Gregor Clegane empoisonné par un coup de lance ? Ou à celle du mercenaire dont le même ser Gregor avait tranché les membres tour à tour ? Le bonhomme avait pris le château à ser Armory Lorch, qui le tenait de lord Tywin. Un ours a tué le premier, ton nain le second. Lady Whent est morte elle aussi, si je ne m’abuse. Les Lothston, Strong, Harroway, Strong encore… Harrenhal a desséché successivement toutes les mains qui ont eu la témérité d’y toucher.

— Alors, donnez-le à lord Frey. »

Il éclata de rire. « Peut-être bien que je le ferai. Ou, mieux encore, à notre bien-aimée Cersei. Encore que je ne devrais pas dire d’horreurs sur elle, alors qu’elle est en train de m’expédier de splendides tapisseries. N’est-ce pas gentil de sa part ? »

La simple évocation de la reine suffit à la hérisser. « Elle n’est pas gentille. Elle me fait peur. Si elle apprenait où je me trouve…

— … je risquerais de me voir contraint à l’éliminer de la partie qui se joue plus tôt que je ne l’avais projeté. A supposer qu’elle ne s’en élimine pas d’ici là toute seule. » Petyr la taquina d’un petit sourire entendu. « Dans le jeu des trônes, même les pièces les plus humbles peuvent avoir des volontés de leur propre cru. Elles refusent quelquefois d’accomplir les mouvements que l’on a programmés pour elles. Note aussi ce détail, Alayne. C’est une leçon que Cersei Lannister a encore à apprendre. Maintenant, n’as-tu pas quelques tâches à remplir ? »

Elle obtempéra, naturellement. Elle s’occupa d’abord de faire chauffer le vin, de dénicher une meule de fromage blanc piquant à point, de commander à la cuisinière d’enfourner suffisamment de pain pour vingt personnes, au cas où les Seigneurs Déclarants surviendraient avec une suite plus nombreuse que prévu. Du moment qu’ils auront partagé avec nous le pain et le sel, ils seront nos hôtes et ne pourront nous faire de mal. Les Frey avaient eu beau bafouer toutes les lois de l’hospitalité en assassinant dame sa mère et son frère Robb aux Jumeaux, n’empêche, elle ne parvenait pas à croire qu’un seigneur aussi noble que Yohn le Bronzé s’abaisserait jamais à se comporter de même.

Ensuite, la loggia. Le sol en étant couvert de tapis de Myr, on était dispensé d’y répandre des joncs. Alayne pria deux serviteurs de dresser la table à tréteaux puis de monter neuf des lourds sièges en chêne tendus de cuir. Pour un festin, elle en aurait disposé un à la tête de la table, un au pied, et quatre et trois face à face, mais il n’allait pas s’agir d’un festin. Aussi en fit-elle installer sept d’un côté, deux de l’autre. A cette heure, les Seigneurs Déclarants devaient plus ou moins se trouver à la hauteur de Neige. L’ascension totale prenait presque une journée, même à dos de mulet. A pied, elle réclamait généralement plusieurs jours.

Comme il se pouvait que les conversations se prolongent fort avant dans la nuit, pourvoir au renouvellement des chandelles s’imposait. Une fois le feu allumé, Alayne envoya Maddy chercher en bas les bougies de cire d’abeille parfumée que lord Cirley avait offertes à lady Lysa dans l’espoir de conquérir sa main. Après quoi elle se rendit aux cuisines encore une fois pour être tout à fait tranquille sur le chapitre du pain et du vin. Les préparatifs y allaient bon train, et elle avait encore assez de temps pour prendre un bain, se laver les cheveux et se changer.

Après avoir longuement hésité entre une robe de soie violette et une autre, en velours bleu sombre à crevés d’argent, qui aurait admirablement fait valoir la couleur de ses yeux, elle finit par se rappeler qu’Alayne était une bâtarde, tout compte fait, et qu’elle ne devait pas prétendre à s’habiller au-dessus de son état. La robe qu’elle en vint à choisir était en laine d’agneau, marron sombre et de coupe simple, avec un corsage, des manches et le bas de la jupe brodés de feuilles de vigne et de grappes en fil d’or. C’était modeste et seyant, quoique à peine plus riche que ce qu’aurait pu porter une jeune servante. Petyr lui avait également donné les bijoux de lady Lysa, et elle essaya plusieurs colliers, mais ils lui semblèrent tous ostentatoires. Finalement, elle se contenta d’un ruban de velours mordoré comme feuille d’automne et, une fois devant le miroir d’argent qu’était allée lui quérir Gretchel, elle en trouva la teinte littéralement parfaite pour rehausser l’opulente chevelure châtain sombre d’Alayne. Ma foi, pour un peu, je ne me reconnaîtrais pas moi-même…

Avec le sentiment d’être presque aussi effrontée que Petyr Baelish, Alayne Stone enfila son sourire et descendit accueillir leurs hôtes.

Les Eyrié étaient l’unique château des Sept Couronnes dont l’entrée principale se situait plus bas que les oubliettes. Les marches abruptes taillées à même le roc qui s’accrochaient au flanc de la montagne et se faufilaient sous les forts de Pierre et de Neige s’arrêtaient brusquement à celui de Ciel. Les six cents derniers pieds de l’ascension se faisaient à la verticale, ce qui obligeait les visiteurs éventuels à abandonner leurs mulets et les plaçait devant le dilemme soit de prendre place à bord de la nacelle de bois brinquebalante qui servait à monter les fournitures, soit de se hisser tout du long dans une espèce de cheminée rocheuse excavée régulièrement pour cramponner les mains et caler les pieds.

Les plus âgés des Déclarants, lord Rougefort et lady Vanbois, préférèrent se laisser treuiller, puis la nacelle redescendit cueillir l’énorme lord Belmore. Leurs compagnons de fortune avaient, quant à eux, opté pour l’escalade. Alayne les reçut au fur et à mesure dans la Chambre du Croissant, près d’une flambée réconfortante, et, après leur avoir souhaité la bienvenue au nom de lord Robert, leur servit le pain, le fromage et leur versa le vin bouillant dans des coupes d’argent.

Petyr lui avait donné à étudier un registre d’armoiries, de sorte qu’elle connaissait l’héraldique de chacun, sinon son visage. A l’évidence, le château rouge était Rougefort ; un petit homme à barbe grise impeccable, aux yeux doux. Unique femme du groupe, lady Anya portait une pèlerine vert sombre sur laquelle des perles de jais figuraient la roue Vanbois. Six clochettes d’argent sur un champ violet, cela désignait Belmore, bedaine en poire et dos voûté. Sa barbe était une horreur d’un gris roussâtre qui jaillissait d’innombrables mentons. Noire était en revanche, avec une pointe effilée, celle de Symond Templeton, le chevalier de Neufétoiles. Le bleu glacial de ses prunelles et son bec de nez lui donnaient l’aspect d’un élégant oiseau de proie. Son doublet était frappé de neuf étoiles noires à l’intérieur d’un sautoir d’or. Lord Veneur le Jeune était emmitouflé dans un manteau d’hermine qui la plongea dans l’embarras jusqu’à ce qu’elle ait repéré la broche qui l’agrafait, cinq flèches d’argent en faisceau. Quant à l’âge qu’il pouvait avoir, elle l’aurait dit plus près de cinquante que de quarante ans. Après avoir régné en maître à Longarc près de soixante ans d’affilée, son père était mort si subitement que les bonnes langues l’accusaient tout bas d’avoir précipité la succession. Rouges comme des pommes, ses joues et son nez témoignaient en tout cas d’une certaine tendresse pour la bouteille. Aussi veilla-t-elle à lui remplir sa coupe aussi souvent qu’il la vidait.

L’homme le plus juvénile de l’assistance avait la poitrine ornée de trois corbeaux, chacun d’eux broyant dans ses serres un cœur rouge sang. Ses cheveux bruns lui balayaient l’épaule ; sur son front s’entortillait une mèche folle. Ser Lyn Corbray, songea-t-elle en louchant à la dérobée sur sa bouche dure et ses yeux de furet fiévreux.

Bons derniers arrivèrent enfin les Royce, lord Nestor et lord Yohn le Bronzé. Le sire de Roche-aux-runes ne le cédait pas pour la taille au Limier. Malgré les rides et les cheveux gris qui trahissaient son âge, il paraissait encore capable de briser la plupart de ses cadets comme des brindilles, avec ces pattes colossales et noueuses qu’il vous avait. La vue de sa figure solennelle et parcheminée suffit à ressusciter tous les souvenirs que Sansa gardait de son séjour à Winterfell. Elle le revoyait à table, en train de bavarder paisiblement avec Mère. Elle entendait encore sa voix tonnante ébranler les murs, le jour où il était revenu de la chasse avec un chevreuil en croupe. Elle le revoyait aussi dans la cour, une épée d’exercice au poing, marteler Père jusqu’à ce qu’il tombe puis s’en prendre à ser Rodrick et le déconfire à son tour. Il va fatalement me reconnaître. Comment pourrait-il ne pas le faire ? Elle envisagea de se jeter à ses pieds pour implorer sa protection. Il ne s’est pas battu pour Robb, pourquoi se battrait-il pour moi ? La guerre est terminée, et Winterfell tombée. « Messire, lui demanda-t-elle d’une voix timide, vous plairait-il de prendre une coupe de vin bien chaud, pour vous dégeler ? »

Il avait des yeux gris ardoise que dissimulaient à moitié les sourcils les plus broussailleux qu’elle eût jamais vus. Ils se plissèrent lorsqu’il les abaissa pour la regarder. « Est-ce que je te connais, petite ? »

Elle eut l’impression d’avoir avalé sa langue, mais lord Nestor vint à sa rescousse. « Alayne est la fille naturelle du lord Protecteur, dit-il à son cousin d’un ton bourru.

— Le petit doigt du Petit-Doigt n’a pas chômé », fit Lyn Corbray avec un sourire perfide. La subtilité du jeu de mots sur Littlefinger suscita la joie de Belmore, et sa délicatesse la rougeur confuse d’Alayne.

« Quel âge as-tu, mon enfant ? questionna lady Vanbois.

— Qua-quatorze ans, ma dame. » L’espace d’une seconde, elle avait oublié l’âge qu’Alayne était censée avoir. « Et je ne suis plus une enfant, j’ai connu ma floraison de jeune fille.

— Mais, on peut toujours espérer, pas ta défloraison… » Lord Veneur le Jeune avait la moustache tellement touffue qu’on ne discernait seulement pas sa bouche.

« Peut encore…, renchérit Lyn Corbray, avec autant d’égards que si elle n’était pas là. Mais mûre à point pour une cueillette imminente, je dirais.

— Est-ce que des propos pareils passent à Cœurmanoir pour de la courtoisie ? » Les cheveux d’Anya Vanbois grisonnaient, et elle avait des fanons flasques et les yeux cernés de pattes d’oie, mais il émanait de sa personne une noblesse incontestable. « Vu son âge et sa parfaite éducation, cette petite a déjà subi suffisamment d’affronts. Surveillez votre langue, ser.

— Ma langue est mon affaire, répliqua Corbray. Votre Seigneurie devrait prendre soin de surveiller la sienne. Je n’ai jamais apprécié que quiconque me morigène, ainsi que pas mal de morts pourraient vous le confirmer. »

Lady Vanbois se détourna de lui. « Il serait préférable de nous introduire tout de suite auprès de ton père, Alayne. Plus tôt nous en aurons terminé de cette démarche, mieux cela vaudra.

— Le lord Protecteur vous attend dans la loggia. Si ma dame et messeigneurs veulent bien me suivre… » Au sortir de la Chambre du Croissant, ils gravirent une volée de degrés de marbre assez vertigineux qui contournait les cryptes et les oubliettes et passait sous trois assommoirs que les Seigneurs Déclarants affectèrent de ne pas remarquer. Belmore ne tarda guère à haleter comme un soufflet de forge, et la figure de Rougefort à devenir aussi grise que ses cheveux. Les gardes apostés sur le palier supérieur relevèrent la herse dès leur arrivée. « Par ici, si je puis me permettre. » Elle leur fit enfiler la galerie que décoraient une douzaine de tapisseries magnifiques. Ser Lothor Brune était planté devant l’entrée de la loggia. Il en ouvrit la porte et, après s’être effacé devant eux, la franchit à son tour.

Petyr était installé devant la table à tréteaux, une coupe de vin à portée de main, et les yeux fixés sur la blancheur crissante d’un parchemin. Il les releva quand les Seigneurs Déclarants pénétrèrent à la queue-leu-leu. « Soyez les bienvenus, messires. Et vous aussi, ma dame. L’escalade est épuisante, je le sais. Veuillez vous asseoir. Alayne, ma chérie, d’autre vin pour nos nobles hôtes.

— Votre humble servante, Père. » On avait dûment allumé les bougies, constata-t-elle avec plaisir ; la pièce embaumait la noix de muscade, entre autres épices de prix. Elle alla s’emparer du carafon pendant que les visiteurs se plaçaient tous côte à côte, tous hormis Nestor Royce qui, après un instant d’hésitation, fit le tour de la table pour venir occuper le fauteuil vacant auprès de lord Petyr, et Lyn Corbray, qui préféra aller se camper près du foyer. Le rubis en forme de cœur serti dans le pommeau de son épée rutila lorsqu’il tendit ses mains vers les flammes. Alayne le vit adresser un petit sourire des plus équivoques à ser Lothor Brune. Il est très beau, pour un homme de son âge, songea-t-elle, mais sa façon de sourire ne me plaît pas du tout.

« Je ne me suis pas lassé de lire et de relire votre remarquable déclaration, commença Petyr. Superbe. Quel qu’il soit, le mestre qui l’a rédigée a le don de l’éloquence. J’aurais seulement désiré que vous m’eussiez convié à la signer aussi. »

La conclusion les prit au dépourvu. « Vous ? fit Belmore. Signer ?

— Je manie une plume aussi bien que quiconque, et personne ne chérit Robert plus que je ne le fais. Et pour ce qui est des amis fallacieux et des exécrables conseillers, là, nul doute, à nous de les supprimer. Messires, je suis avec vous, de cœur et de main. Montrez-moi où signer, je vous en supplie. »

Tout en versant à boire, Alayne entendit Lyn Corbray glousser. Les autres avaient des mines ahuries. Finalement, Yohn Royce le Bronzé fît craquer ses phalanges et lâcha : « Ce n’est pas pour réclamer votre signature que nous sommes venus. Pas plus que pour discutailler avec vous, Littlefinger.

— Quel dommage. J’aime tellement les discutailleries plaisamment tournées. » Il mit le parchemin de côté. « A votre aise. Soyons clairs et nets. Que souhaiteriez-vous obtenir de moi, mes seigneurs et dame ?

— De vous, nous n’attendons strictement rien. » Symond Templeton attacha sur le lord Protecteur le bleu glacial de son regard. « Nous vous forcerons à partir.

— A partir ? » Petyr feignit la stupéfaction. « Pour où partirais-je ?

— La Couronne vous a fait sire d’Harrenhal, signala lord Veneur le Jeune. N’importe qui s’en contenterait.

— Le Conflans a besoin d’un maître, reprit le vieux Horton Rougefort. Vivesaigues se trouve assiégée, Bracken et Nerbosc sont en guerre ouverte, et des hors-la-loi vadrouillent sans entraves sur les deux rives du Trident, pillant et tuant tout leur soûl. Des cadavres privés de sépulture jonchent les campagnes, en quelque endroit que l’on se balade.

— Le tableau que vous en dressez rend la région merveilleusement attirante, lord Rougefort, répondit Petyr, mais il se trouve que des tâches urgentes me retiennent ici. Et puis il faut tenir compte de lord Robert. Vous voudriez que j’entraîne un enfant maladif au beau milieu d’un pareil carnage ?

— Sa Seigneurie ne quittera pas le Val, décréta Yohn Royce. J’ai l’intention de l’emmener chez moi, à Roche-aux-runes, et de l’éduquer pour en faire un chevalier dont Jon Arryn aurait lieu de s’enorgueillir.

— Pourquoi donc à Roche-aux-runes ? rêva Petyr. Pourquoi pas plutôt aux Chênes-en-fer ou à Rougefort ? Pourquoi pas à Longarc ?

— N’importe laquelle de ces demeures ferait aussi bien l’affaire, affirma lord Belmore, et Sa Seigneurie les visitera toutes à leur tour, en temps et lieu.

— Le fera-t-Elle ? » Le ton de Petyr semblait insinuer quelque scepticisme.

Lady Vanbois poussa un soupir. « Lord Petyr, si vous comptez nous dresser les uns contre les autres, tant vaut vous en épargner la peine. Ici, nous parlons tous d’une seule voix. Roche-aux-runes nous convient unanimement. Lord Yohn a élevé on ne peut mieux ses trois propres fils, il n’est personne de plus apte à prendre pour pupille Sa Seigneurie. Mestre Helliweg est beaucoup plus âgé et plus expérimenté que votre propre mestre Colemon, il est mieux à même de traiter les fragilités de l’enfant. A Roche-aux-runes, lord Robert bénéficiera des leçons de Sam Stone le Costaud pour apprendre les arts guerriers. On ne saurait espérer pour personne meilleur maître d’armes. Pour ce qui est de son instruction spirituelle, c’est septon Lucos qui l’assumera. A Roche-aux-runes, il trouvera également des garçons de son âge, soit des compagnons mieux appropriés que les vieilles femmes et les mercenaires qui composent son entourage actuel. »

Petyr Baelish tripota sa barbichette. « Sa Seigneurie a besoin de compagnons, je n’en disconviens nullement. Alayne n’est pas précisément une vieille femme, cependant. Lord Robert aime ma fille de tout son cœur, il se fera un plaisir de vous le confirmer lui-même. Et il se trouve d’aventure que j’ai prié lord Grafton et lord Lynderly de me confier chacun la tutelle d’un de leurs fils. Ils ont tous les deux un garçon de l’âge de Robert. »

Lyn Corbray s’esbaudit. « Deux chiots chiés par une paire de chiens de manchon !

— La présence d’un gamin plus âgé serait aussi bénéfique à Robert. Un jeune écuyer prometteur, disons. » Petyr se tourna vers lady Vanbois. « Ce genre exact de gamin, vous le possédez vous-même aux Chênes-en-fer, ma dame. Peut-être seriez-vous d’accord pour m’envoyer Harrold Hardyng ? »

Anya Vanbois eut l’air amusée. « Lord Petyr, vous êtes le voleur le plus outrecuidant dont je me sois jamais flattée de croiser la route !

— Loin de moi l’envie de voler ce gosse, protesta-t-il, mais lord Robert et lui devraient être amis. »

Yohn Royce le Bronzé s’inclina par-dessus la table. « Il serait en effet bel et bon que lord Robert se lie d’amitié avec le jeune Harry, et il va le faire… Mais à Roche-aux-runes, sous ma tutelle, et comme mon pupille et mon écuyer.

— Remettez-le-nous, fit lord Belmore, et il vous sera loisible de quitter le Val sans encombre à destination de votre vraie demeure, Harrenhal. »

Petyr le regarda d’un air de doux reproche. « Voulez-vous dire par là qu’il pourrait m’arriver malheur, autrement, messire ? Je ne vois pas du tout pourquoi. Ma défunte épouse paraissait penser que ma vraie demeure était celle-ci…

— Lord Baelish, dit lady Vanbois, Lysa Tully était la veuve de Jon Arryn et la mère de l’enfant qu’il lui avait donné, et elle gouvernait ici comme sa régente. Vous… Soyons francs, vous n’êtes pas un Arryn, et lord Robert n’est en aucune manière de votre sang. Sur quel droit fonderiez-vous vos prétentions à nous gouverner ?

— C’est Lysa qui m’a nommé lord Protecteur, il me semble me rappeler. »

Lord Veneur le Jeune intervint alors. « Lysa Tully n’a jamais été véritablement du Val, et elle n’avait pas non plus le droit de disposer de nous.

— Et lord Robert ? questionna Petyr. Votre Seigneurie va-t-elle aussi prétendre que lady Lysa n’avait pas le droit de disposer de son propre fils ? »

Nestor Royce, qui n’avait pas desserré les dents depuis le début, prit à cet instant la parole d’une voix forte. « Je me suis moi-même bercé d’épouser lady Lysa, dans le temps. Tout comme le faisaient le père de lord Veneur et le fils de lady Anya. Pendant six mois, Corbray ne l’a pour ainsi dire pas lâchée d’une semelle. Elle aurait jeté son dévolu sur n’importe lequel d’entre nous que personne ici ne contesterait à celui-ci le droit d’être lord Protecteur. Il se trouve qu’elle a préféré lord Baelish et qu’elle lui a confié le soin de son fils.

— Qui est également celui de Jon Arryn, cousin, se renfrogna Yohn le Bronzé en regardant le Gardien de travers. Il appartient au Val. »

Petyr affecta la dernière des perplexités. « Les Eyrié font autant partie du Val que Roche-aux-runes. A moins que quelqu’un ne les en ait déménagés ?

— Blaguez tant qu’il vous plaît, Littlefinger, fulmina lord Belmore. Le petit nous accompagnera.

— J’aimerais mieux ne pas vous désappointer, lord Belmore, mais mon beau-fils restera ici avec moi. Il n’est pas des plus robustes, ainsi que vous le savez tous pertinemment. Le voyage le soumettrait à très rude épreuve. En ma qualité de beau-père et de lord Protecteur, je ne saurais l’autoriser. »

Symond Templeton s’éclaircit la gorge avant de gronder : « Chacun d’entre nous aligne un millier d’hommes au pied de cette montagne, Littlefinger.

— Quel endroit mirifique pour eux.

— Le cas échéant, nous pouvons en faire venir beaucoup plus.

— Est-ce une menace de guerre à mon endroit, ser ? » Sa voix ne trahissait pas la moindre émotion.

« Nous aurons lord Robert », affirma lord Yohn.

Pendant un moment, l’impression générale fut qu’on avait abouti à une impasse. Là-dessus, Lyn Corbray se détourna du feu. « Tous ces papotages me rendent malade. Littlefinger finira par vous discuter vos petits dessous, si vous avez assez de patience pour écouter jusque-là. Le seul moyen de régler son sort est l’acier. » Il dégaina sa flamberge.

Petyr ouvrit ses mains. « Je ne porte pas d’épée, ser.

— Facile d’y remédier. » La flamme des bougies ridait tout du long l’acier gris fumée de la lame de Corbray, une lame si sombre qu’elle rappela brusquement à Sansa la gigantesque épée de Père, Glace. « Votre croqueur de pommes en a une. Dites-lui de vous la remettre, ou tirez cette dague de votre ceinture. »

Elle vit Lothor Brune esquisser le geste de tirer au clair, mais les fers n’eurent pas le temps de se croiser que Yohn le Bronzé se dressait, furibond. « Rangez-moi ça, ser ! Etes-vous un Corbray ou un Frey ? Nous sommes des hôtes, ici. »

Lady Vanbois fit une moue dégoûtée. « Quelle inconvenance ! éructa-t-elle.

— Rengainez, Corbray, reprit en écho lord Veneur le Jeune. Vous nous couvrez tous d’opprobre avec ces façons.

— Allons, Lyn…, le réprimanda Rougefort sur un ton moins âpre. Ça n’a ni rime ni raison. Dodo, Dame Affliction.

— Ma dame a la gorge sèche, s’obstina ser Lyn. Chaque fois qu’elle sort danser, elle aime bien boire une goutte de rouge.

— Votre dame n’a qu’à rester sur sa soif. » Lord Yohn vint carrément se planter en travers du passage de Corbray.

« Les Seigneurs Déclarants ! » Lyn Corbray renifla. « Vous auriez mieux fait de vous baptiser les Six Vieilles Femmes. » Il renfila l’épée sombre dans son fourreau puis quitta la pièce en bousculant Brune comme s’il ne se trouvait pas là. Alayne écouta s’éloigner le bruit de ses pas.

Horton Rougefort et Anya Vanbois échangèrent un coup d’œil. Veneur vida sa coupe et la tendit pour la faire remplir. « Lord Baelish, dit ser Symond, vous devez nous pardonner cette pantalonnade.

— Le dois-je ? » La voix de Littlefinger s’était singulièrement rafraîchie. « C’est vous qui avez amené ce tranche-montagne, messeigneurs. »

Yohn le Bronzé voulut protester. « Nous n’avons jamais eu l’intention…

— C’est vous qui l’avez amené ici.Je serais pleinement en droit d’appeler mes gardes et de vous faire tous arrêter. »

Veneur bondit si soudainement sur ses pieds qu’il faillit envoyer valser le carafon que tenait Alayne. « Vous nous avez promis un sauf-conduit !

— C’est exact. Sachez-moi gré d’avoir plus d’honneur que certains. » Sa voix vibrait d’une colère aussi violente que ses pires colères entendues jusqu’alors. « J’ai lu votre déclaration, et vous m’avez étourdi de vos exigences. A vous maintenant d’écouter les miennes. Ecartez vos armées de cette montagne. Rentrez chez vous, et fichez la paix à mon beau-fils. Qu’il y ait eu mauvaise administration, je ne le nierai certes pas, mais ce fut l’ouvrage de Lysa, pas le mien. Accordez-moi seulement un an, et, avec l’aide de lord Nestor, je vous promets qu’aucun d’entre vous n’aura plus le moindre motif de grief.

— C’est ce que vous dites, objecta Belmore. Mais comment vous ferions-nous confiance ?

— C’est moi que vous osez traiter d’indigne de foi ? Qui a dénudé l’acier pendant les pourparlers ? Vous déclarez défendre lord Robert en lui refusant tous vivres. Cela doit finir. Je n’ai rien d’un guerrier, mais je vous combattrai, si vous ne levez pas ce siège. Il y a d’autres seigneurs que vous, dans le Val, et Port-Réal dépêchera aussi des troupes. Si c’est la guerre que vous voulez, dites-le tout de suite, et le Val saignera. »

Alayne voyait désormais le doute nettement éclore dans les yeux des Seigneurs Déclarants.

« Un an, ce n’est pas un délai si long que cela, dit lord Rougefort d’une voix mal assurée. Il se pourrait… si vous donniez des garanties…

— La guerre, aucun d’entre nous n’en veut, reconnut lady Vanbois. L’automne décline, et nous devons nous préparer à affronter l’hiver. »

Belmore se racla le gosier. « Et, au bout d’un an…

— … si je n’ai pas rétabli les finances du Val, c’est spontanément que je me démettrai de ma charge de lord Protecteur, leur promit Petyr.

— Voilà une proposition que je qualifierais de plus qu’honnête, glissa lord Nestor.

— Il ne doit pas y avoir de représailles, insista Templeton. Il ne doit pas être question de trahison ni de rébellion. Vous devez nous le jurer aussi.

— De grand cœur, dit Petyr. C’est d’amis que j’ai envie, pas d’ennemis. Je vous pardonnerai à tous, noir sur blanc si vous le souhaitez. Même à Lyn Corbray. Son frère est homme de mérite, et que servirait-il de jeter le discrédit sur une maison noble, je vous prie ? »

Lady Vanbois se tourna vers ses aristocratiques co-Déclarants. « Messires, que diriez-vous de nous réunir pour débattre de tout cela ?

— Point n’est besoin. Il a gagné la partie, manifestement. » Les yeux gris de Yohn le Bronzé s’appesantirent sur Petyr Baelish. « J’en suis fâché, mais il semblerait que vous l’ayez, votre année. Mieux vaudra que vous en fassiez bon usage, milord. Nous ne sommes pas tous vos dupes. » Il ouvrit la porte en tel forcené qu’il manqua l’arracher de ses gonds.

Plus tard fut servie une espèce de banquet, mais d’une telle frugalité que Petyr se vit obligé d’en exprimer ses excuses. On y exhiba Robert en doublet crème et bleu ciel, et il joua fort gracieusement le petit maître de maison. Yohn le Bronzé n’assista pas à ce spectacle ; il était déjà reparti des Eyrié pour entreprendre la longue descente, et Lyn Corbray l’avait précédé. Leurs acolytes restèrent, eux, jusqu’au lendemain.

Il les a possédés, songea Alayne cette nuit-là tout en écoutant, couchée dans son lit, le vent ululer derrière les fenêtres. Elle n’aurait pu dire d’où lui venait ce soupçon, mais, une fois qu’il lui eut traversé l’esprit, il la tourmenta si bien qu’il ne lui permit pas de s’endormir. Elle se tourna et se retourna, s’acharnant sur lui comme un chien sur un vieil os. Finalement, elle se leva et, peu désireuse d’interrompre les rêves de Gretchel, se rhabilla par ses propres moyens.

Encore éveillé, Petyr gribouillait une lettre. « Alayne, fit-il. Ma chérie. Qu’est-ce qui t’amène si tard ici ?

— Il me fallait absolument savoir à quoi m’en tenir. Que se passera-t-il dans un an ? »

Il posa sa plume. « Rougefort et la Vanbois sont vieux. L’un ou l’autre, si ce n’est les deux, risque de mourir d’ici-là. Gilbois Veneur sera assassiné par ses frères. Selon toute vraisemblance par le jeune Harlan, qui a déjà combiné la mort de lord Eon, leur père. Dans le coup pour un sol, dans le coup pour un cerf, je dis toujours. Belmore est vénal et peut s’acheter. Templeton, je le prendrai sous mon aile. Yohn Royce le Bronzé persistera à se montrer hostile, je crains, mais, aussi longtemps qu’il est seul de son bord, il ne constitue pas une menace bien redoutable.

— Et ser Lyn Corbray ? »

La flamme des bougies dansait dans les prunelles de Littlefinger. « Ser Lyn demeurera mon implacable ennemi. Il parlera de moi avec autant de mépris que de répugnance à tout ce qu’il rencontrera, et il prêtera son épée à chacun des complots secrets visant à m’abattre. »

Ce fut alors que les soupçons d’Alayne se muèrent en certitude. « Et vous le récompenserez de quelle manière, pour ce service-là ? »

Littlefinger se mit à rire à gorge déployée. « Avec de l’or, des petits garçons et des promesses, naturellement ! Ser Lyn a des goûts simples, mon petit cœur. Il n’aime en tout et pour tout que trois choses au monde : l’or, les petits garçons et la boucherie. »

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