CERSEI

On ne parvenait au sommet de la colline de Visenya qu’au terme d’une longue et pénible ascension. Tandis que les chevaux gravissaient la pente en ahanant, Cersei se radossa confortablement dans ses coussins rouges. De l’extérieur lui parvenaient les injonctions d’Osmund Potaunoir : « Place ! Dégagez la rue ! Place à Sa Grâce la reine ! »

« Oui, Margaery tient une Cour vraiment très animée, disait au même instant lady Merryweather. Nous avons des jongleurs, des mimes, des poètes, des montreurs de marionnettes…

— Des chanteurs ? lui souffla Cersei.

— Plus qu’à foison, Votre Grâce. Hamish le Harpiste vient jouer tout exprès pour elle une fois tous les quinze jours, et, de temps à autre, Alaric d’Eysen nous consacre une soirée entière, mais c’est au Barde Bleu que va sa prédilection. »

Cersei se souvint d’avoir vu ce dernier aux noces de Tommen. Jeune et pas du tout désagréable à l’œil. Pourrait-il y avoir anguille sous roche de ce côté-là ? « Elle reçoit aussi d’autres hommes, à ce que j’entends. Des chevaliers et des courtisans. Des admirateurs. Parlez-moi franchement, ma dame. Vous la croyez toujours vierge, vous ?

— Elle affirme l’être, Votre Grâce.

— Elle l’affirme, en effet. Et à votre avis ? »

Les prunelles noires de Taena pétillèrent d’espièglerie. « Lorsque lord Renly l’a épousée, à Hautjardin, j’ai contribué à le dévêtir en vue du coucher. Sa Seigneurie était un homme fort bien fait de sa personne et gaillard. J’en ai eu la preuve sous les yeux quand nous l’avons culbuté dans la couche nuptiale où son épousée l’attendait, rougissante à ravir et tout aussi nue qu’au jour de sa naissance sous les courtepointes. C’est dans les bras de ser Loras lui-même qu’elle avait monté l’escalier. Elle a beau prétendre que le mariage ne fut jamais consommé, que lord Renly avait abusé du vin pendant le festin des noces, je vous garantis, moi, que l’engin qu’il avait entre les jambes était tout sauf alangui quand je le contemplai pour la dernière fois.

— Avez-vous eu l’opportunité de voir leur lit, le lendemain matin ? insista Cersei. Elle avait saigné ?

— Aucun drap ne fut montré, Votre Grâce. »

Dommage. Au demeurant, l’absence de drap ensanglanté ne signifiait pas grand-chose, en soi. Des petites paysannes de rien du tout saignaient comme des porcs pendant leur nuit de noces, à ce qu’on rapportait, mais c’était moins vrai de jouvencelles de haut parage comme Margaery Tyrell. Les filles de lords couraient plus de risque de donner leur pucelage à un cheval qu’à un époux, d’après les on-dit, et celle de Mace montait sans discontinuer depuis qu’elle avait eu l’âge de savoir marcher. « Il m’est revenu que notre petite reine avait de nombreux adulateurs parmi les chevaliers de notre maisonnée. Les jumeaux Redwyne, ser Tallad… Qui d’autre encore, je vous prie ? »

Lady Merryweather haussa vaguement les épaules. « Ser Lambert… Mais si, le toqué qui s’éborgne avec un bandeau pour épater la galerie. Bayard Norcroix. Courtenay Vermont. Les frères Le Charpentier, parfois Portifer et souvent Lucantin. Ah, puis le Grand Mestre Pycelle, un assidu, lui.

— Pycelle ? Vraiment ? » Cette vieille larve branlante avait-elle lâché le lion pour la rose ? Si c’est le cas, il s’en mordra les doigts. « Qui d’autre ?

— L’indigène des Iles d’Eté, avec son manteau en plumes. Comment ai-je pu l’omettre, avec sa peau noire comme de l’encre ? Il y en a aussi qui viennent pour faire leur cour aux cousines. Elinor est promise au petit Ambrose, mais elle adore fleureter, et Megga change de soupirant tous les quinze jours. Une fois, elle a embrassé un fouille-au-pot dans les cuisines. J’ai entendu parler de son mariage avec le frère de lady Bulwer, mais si le choix ne dépendait que d’elle, c’est Mark Mullendor qu’elle prendrait plutôt, ça, j’en suis certaine. »

Cersei se mit à rire. « Le chevalier au papillon qui a perdu un bras sur la Néra ? La belle affaire qu’une moitié d’homme !

— Elle le trouve chou. Elle a prié lady Margaery de l’aider à dénicher un singe pour lui.

— Un singe… » La reine en était pantoise. Des singes et des moineaux. Le royaume est décidément en train de devenir cinglé. « Et notre brave ser Loras ? Est-ce qu’il vient fréquemment chez sa sœur ?

— Plus que quiconque. » Taena fronça les sourcils, et un minuscule sillon se creusa entre ses yeux sombres. « Chaque matin et chaque soir, il lui rend visite, à moins que ses fonctions ne s’y opposent. Ils sont on ne peut plus attachés l’un à l’autre, ils partagent tout, absolument tout, tout et le… oh !… » Pendant un moment, la Myrienne eut l’air presque scandalisée. Puis un sourire se répandit sur ses traits. « J’ai eu une pensée très perverse, Votre Grâce.

— Autant la garder pour vous-même. La colline est bourrée de moineaux, et nous savons tous à quel point les moineaux abhorrent la perversité.

— Il paraît qu’ils abhorrent aussi ardemment l’eau et le savon, Votre Grâce.

— Peut-être l’excès de prières entraîne-t-il la perte de l’odorat. Il va falloir que je n’oublie pas de solliciter les lumières de Sa Sainteté Suprême sur cette question. »

En se balançant d’arrière en avant, les tentures de soie suscitaient des remous de lueurs écarlates à l’intérieur de la litière. « Orton m’a raconté que le Grand Septon n’avait pas de nom, reprit lady Taena. Est-il possible que cela soit vrai ? A Myr, tout le monde en a un…

— Oh, il en a eu un, autrefois. Ils font tous ça. » La reine balaya l’air d’un geste dédaigneux. « Même les septons nés de sang noble renoncent à leur patronyme pour porter seulement leur prénom dès qu’ils ont prononcé leurs vœux. Mais, pour peu que l’un d’eux se voie élever à la dignité de Grand Septon, il résigne jusqu’à son prénom. La Foi vous expliquera qu’il n’a plus que faire des appellations bassement humaines, car il est désormais l’incarnation des dieux.

— Comment distinguez-vous alors tel ou tel Grand Septon de tel ou tel autre ?

— Tant bien que mal. Vous êtes obligé de dire “le gros lard” ou “le prédécesseur du gros lard” ou “le vieux qui est mort pendant son sommeil”. Vous pouvez toujours vous débrouiller pour déterrer leur nom de naissance, si ça vous chante, mais, en procédant de la sorte, vous êtes sûre de les offenser. Cela leur remémore qu’ils sont issus du commun des mortels, et ils n’apprécient pas du tout.

— Messire mon époux m’a protesté que le nouvel élu avait de la saleté sous les ongles à sa naissance.

— Je l’en soupçonne également. En règle générale, Leurs Saintetés choisissent l’un des leurs, mais il y a eu des exceptions. » Le Grand Mestre Pycelle l’avait mortellement barbée avec cette interminable chronique. « Sous le règne du roi Baelor le Bienheureux fut désigné comme Grand Septon un simple tailleur de pierre. Il la travaillait si magnifiquement que Baelor décida qu’il était le Ferrant rené dans de la chair mortelle. Il ne savait ni lire ni écrire, et il n’était pas davantage capable de se rappeler les paroles des prières les plus rudimentaires. » D’aucuns affirmaient encore que la Main du Roi l’avait fait empoisonner pour débarrasser le royaume d’un pareil opprobre. « Après la mort de celui-là fut désigné, sur les instances, une fois de plus, du roi Baelor, un gamin de huit ans. Il faisait des miracles, déclara Sa Majesté, que les menottes guérisseuses elles-mêmes furent néanmoins incapables de sauver lors de son dernier jeûne. »

Lady Merryweather émit un gloussement. « Huit ans ? Mon fils pourrait bien avoir une chance d’être Grand Septon. Il a presque sept ans.

— Est-ce qu’il prie beaucoup ? demanda la reine.

— Il préfère jouer avec des épées.

— Un vrai garçon, alors. Est-il capable de nommer chacun des sept dieux ?

— Je le pense.

— Je vais devoir examiner sérieusement son cas. » Elle ne doutait pas qu’il n’y eût des quantités de marmots qui feraient plus d’honneur à la couronne de cristal que le misérable auquel Leurs Saintetés avaient eu la fantaisie de l’attribuer. Voilà ce qui arrive lorsqu’on laisse des imbéciles et des couards se gouverner eux-mêmes. La prochaine fois, c’est moi qui leur choisirai leur maître. Et la prochaine fois ne serait pas longue à venir, si le nouveau Grand Septon continuait à lui casser les pieds. En ce qui concernait de telles matières, Cersei Lannister se flattait de n’avoir pas grand-chose à apprendre de la Main de Baelor.

« Libérez le passage ! »tonitruait ser Osmund Potaunoir. « Place à Sa Grâce la reine ! »

L’allure de la litière commença à se ralentir davantage encore, ce qui signifiait forcément que l’on approchait enfin du sommet de la colline. « Vous devriez amener votre fils à la Cour, conseilla Cersei à lady Merryweather. Six ans n’est pas un âge trop tendre. Tommen a besoin de compagnons. Pourquoi votre petit garçon n’en ferait-il pas partie ? » Joffrey n’avait jamais eu d’ami intime de sa propre génération, se ressouvint-elle. Le pauvre enfant était toujours seul. Quand j’étais toute jeune, moi, j’avais Jaime, ainsi que Melara, jusqu’à ce qu’elle tombe dans le puits. Joff aimait beaucoup le Limier, certes, mais l’affection qu’il lui vouait n’était pas de l’amitié. Il cherchait auprès de lui le père qu’il n’avait jamais trouvé en Robert. Un petit frère adoptif serait exactement ce qu’il faut à Tommen pour le détourner de Margaery et de ses volailles. A la longue, ils pourraient devenir aussi proches l’un de l’autre que l’avaient été Robert et son camarade de jeu Ned Stark. Un crétin, mais un crétin loyal. Tommen aura grand besoin d’amis loyaux qui veillent sur ses arrières.

« Votre Grâce est trop aimable, mais Russell n’a jamais connu d’autre chez soi que Longuetable. Je craindrais qu’il ne se sente complètement perdu dans l’immensité de cette ville.

— Au début, concéda la reine, mais il aura tôt fait de s’y accoutumer, croyez-en ma propre expérience. En apprenant que mon père me mandait à la Cour, je fondis en larmes, et Jaime entra dans une rage folle, et puis ma tante m’entraîna m’asseoir dans le Jardin de Pierre et, là, m’expliqua posément que je n’avais rien à redouter de quiconque à Port-Réal. “Tu es une lionne, avait-elle dit, et c’est toi qui feras peur à toutes les bêtes de moindre grandeur.” Votre fils prendra lui aussi son courage à deux mains. Assurément, vous préféreriez vous-même l’avoir tout près, ce qui vous permettrait de le voir chaque jour, non ? Vous n’avez que lui comme enfant, n’est-ce pas ?

— Pour l’instant. Messire mon époux n’a de cesse de prier les dieux de consentir à nous accorder un autre fils, au cas où…

— Je comprends. » L’image de Joffrey se lacérant la gorge revint la hanter. Face à l’appel désespéré qu’elle avait lu dans son regard alors qu’il vivait ses derniers instants, son cœur s’était arrêté de battre, brusquement frappé par un nouveau ressouvenir ; celui d’une goutte de sang cramoisi qui crépitait au contact de la flamme d’une chandelle, tandis qu’une voix coassante parlait de couronnes et de linceuls, de mort à la merci du valonqar.

Dehors, ser Osmund hurlait quelque chose, et quelqu’un ripostait au même diapason. Un soubresaut secoua la litière, et elle fit halte. « Vous êtes sourds, ou quoi ? rugit Potaunoir. Dégagez de là, bordel ! »

La reine repoussa un coin des tentures et adressa un signe à ser Meryn Trant. « Que se passe-t-il ?

— Les moineaux, Votre Grâce. » Il portait une blanche armure en écailles sous son manteau. Son heaume et son bouclier étaient suspendus à sa selle. « Ils campent dans la rue. Nous allons les en déloger.

— Faites, mais en douceur. Je ne tiens pas à me retrouver prise au piège d’une autre émeute. » Elle laissa retomber la tenture. « Ceci est absurde.

— Absurde, Votre Grâce, abonda lady Merryweather. Le Grand Septon aurait dû venir au-devant de vous. Et ces maudits moineaux…

— Il les nourrit, les dorlote, les bénit. Alors qu’il se refuse à bénir le roi… ! » Ladite bénédiction n’était qu’un rituel creux, elle le savait, mais les rituels et les cérémonies possédaient des pouvoirs, aux yeux des ignares. Aegon le Conquérant lui-même avait daté le début de son règne du jour où le Grand Septon l’avait oint à Villevieille. « Ce maudit prêtre va obéir, sinon, il apprendra que son état ne l’a toujours pas préservé des faiblesses humaines.

— Orton dit qu’en réalité, c’est de l’or qu’il veut. Qu’il a l’intention de différer sa bénédiction jusqu’à ce que la Couronne ait repris ses paiements.

— La Foi aura son or aussitôt que nous aurons la paix. » Septon Torbert et Septon Raynard s’étaient montrés des plus compréhensifs, face à sa détresse… Contrairement au maudit Braavien, qui avait si impitoyablement harcelé le malheureux lord Gyles qu’il l’avait contraint à s’aliter, crachant le sang à pleine toux. Il nous fallait coûte que coûte ces bateaux. Pour sa flotte, elle ne pouvait pas se mettre à la remorque de La Treille ; les Redwyne étaient par trop liés avec les Tyrell. Elle était obligée d’avoir des forces navales qui lui appartiennent en propre.

Les dromons qui se construisaient sur la rivière allaient justement les lui procurer. Son navire amiral plongerait deux fois plus de rames que Le Roi Robert n’en avait eu. Aurane Waters lui avait demandé la permission de baptiser la quadrirème Lord Tywin, permission qu’elle s’était fait un plaisir d’accorder. Il lui tardait d’entendre les gens accoutrer son père d’un « elle » et d’un « la ». Un autre vaisseau s’appellerait Chère Cersei et serait orné d’une figure de proue dorée sculptée à sa propre effigie, coiffée d’un heaume léonin, vêtue de mailles et lance au poing. Brave Joffrey, Lady Joanna et Lionne la suivraient en mer, ainsi que Reine Margaery, Rose d’Or, Lord Renly, Lady Olenna et Princesse Myrcella. Elle avait eu la sottise d’autoriser Tommen à choisir les noms de ces cinq derniers. Or, il s’était avisé de vouloir baptiser l’un d’eux Lunarion. Il avait fallu qu’Aurane insinue que certains ne consentiraient peut-être pas à servir à bord d’un navire équipé d’un nom de bouffon pour qu’il accepte, non sans rechigner, d’honorer plutôt sa sœur à la place.

« Si ce loqueteux de septon se figure me faire acheter la bénédiction de mon fils, il verra ce qu’il verra », dit-elle à Taena. Elle n’allait sûrement pas s’aplatir comme une punaise devant un ramassis de calotins.

La litière s’immobilisa derechef, mais d’une manière si subite que Cersei sursauta. « Oh, c’est horripilant ! » Elle se pencha au-dehors une nouvelle fois et s’aperçut qu’on avait finalement atteint le sommet de la colline de Visenya. Devant se dressait la masse colossale du Grand Septuaire de Baelor, avec son dôme somptueux et ses sept tours étincelantes, mais entre la reine et les degrés de marbre du perron s’étendait une mer houleuse et brune de haillons crasseux. Des moineaux, songea-t-elle à la reniflée, malgré le fait qu’aucun moineau n’avait jamais dégagé d’effluves aussi pestilentiels.

Elle fut horrifiée. Qyburn avait eu beau lui rapporter maintes fois qu’ils pullulaient, entendre parler d’eux était une chose, les voir en était une autre. Ils étaient des centaines à bivouaquer sur l’esplanade, des centaines d’autres dans les jardins. La puanteur et la fumée de leurs feux de camp rendaient l’atmosphère irrespirable. Des tentes de bure et des cahutes misérables faites de terre et de bouts de bois déshonoraient la blancheur immaculée du parvis de marbre. Il s’en était agglutiné jusque sur les marches, au-dessous des portes majestueuses du Grand Septuaire.

Ser Osmund revint vers elle au trot. A ses côtés chevauchait ser Osfryd, monté sur un étalon aussi doré que son manteau. Deuxième né des trois Potaunoir, Osfryd était plus taciturne que ses frères et moins doué pour les sourires que pour les mines renfrognées. Et plus cruel aussi, s’il faut en croire les commérages. J’aurais peut-être dû l’expédier au Mur.

Le Grand Mestre Pycelle aurait voulu que l’on place à la tête des manteaux d’or quelqu’un d’âge plus rassis, quelqu’un de « plus aguerri, militairement parlant », et plusieurs des membres du Conseil avaient abondé dans son sens. « Ser Osfryd est bien assez aguerri », avait-elle décrété, mais sans réussir pour autant à leur clouer le bec. Ils me jappent aux fesses comme une meute de roquets collants. Avec Pycelle, sa patience était plus qu’à bout. Il avait même poussé la témérité jusqu’à trouver à redire à ce qu’elle envoie chercher un maître d’armes à Dorne, arguant qu’elle risquait par là d’offenser les Tyrell. « Et dans quel but vous imaginez-vous que je le fais ? lui avait-elle répliqué de son ton le plus méprisant.

— Je vous demande pardon, Votre Grâce, dit ser Osmund. Mon frère est en train de faire arriver des manteaux d’or supplémentaires. On va déblayer un chemin, n’ayez crainte.

— Je n’ai pas le temps. Je vais continuer à pied.

— Par pitié, Votre Grâce, non… » La main de Taena se crispa sur son bras. « Ils me font une peur affreuse. Ils sont innombrables, et tellement sales ! »

Cersei l’embrassa sur la joue. « Le lion ne redoute pas le moineau… Mais c’est gentil à vous de vous inquiéter. Je sais que vous m’aimez de tout votre cœur, ma dame. Ser Osmund, veuillez m’aider à descendre. »

Si j’avais su que j’aurais à marcher, je me serais habillée en conséquence. Elle portait une robe blanche à crevés de brocart d’or, suggestive mais sage et modeste. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas mise, et elle s’y sentait un peu à l’étroit du côté de la taille. « Ser Osmund, ser Meryn, vous allez m’accompagner. Ser Osfryd, veillez à ce qu’on n’endommage pas ma litière. » Certains des moineaux avaient l’œil assez creux et des mines assez faméliques pour lui dévorer ses chevaux.

Pendant qu’elle se frayait passage à travers la cohue pouilleuse, entre leurs feux de camp, leurs charrettes et leurs abris rudimentaires, la reine fut assaillie par le souvenir d’une tout autre foule qui s’était une fois massée sur la même esplanade. Le jour de son mariage avec Robert Baratheon, des milliers de gens s’étaient déplacés pour les acclamer. Toutes les femmes portaient ce qu’elles possédaient de mieux, la moitié des hommes avaient des gosses sur leurs épaules. A sa sortie du septuaire, main dans la main avec le jeune roi, des ovations si délirantes les avaient accueillis qu’on devait les entendre jusqu’à Port-Lannis. « On vous aime bien, ma dame, lui avait soufflé Robert à l’oreille. Voyez ces sourires sur tous les visages. » Pendant cet unique et bref instant, elle s’était sentie au comble du bonheur comme épouse… Et puis son regard était tombé par hasard sur Jaime. Non, se souvenait-elle avoir pensé, non, messire, pas sur tous.

Plus personne ne souriait, à présent. Les regards que les moineaux fixaient sur elle étaient sombres, revêches, hostiles. S’ils étaient de véritables moineaux, un simple cri les ferait s’envoler. Une centaine de manteaux d’or armés de bâtons, de masses et d’épées suffiraient à les disperser en l’espace de quelques secondes. C’est ce que lord Tywin n’aurait pas manqué de faire. Il leur serait passé sur le ventre au galop au lieu de fendre leur presse à pied.

Lorsqu’elle constata qu’ils avaient fini par atteindre le piédestal de Baelor le Bien-Aimé, la reine eut quelque lieu de déplorer son exquise sensibilité. La gigantesque statue de marbre qui souriait avec tant de sérénité sur l’esplanade depuis cent ans se trouvait enfouie maintenant jusqu’à mi-corps dans un monceau de crânes et d’ossements. Certains des crânes arboraient encore des lambeaux de chair. Un corbeau, perché sur l’un d’eux, dégustait allègrement sa lichette parcheminée. « Que signifie ceci ? lança Cersei à la bougraille. Auriez-vous l’intention d’ensevelir le Bienheureux Baelor sous une montagne d’immondices ? »

Un individu qui n’avait qu’une jambe s’avança cahin-caha, appuyé sur une béquille de bois. « Votre Grâce, ce sont les reliques de saints hommes et de saintes femmes assassinés pour leur foi. Septons, septas, frères bruns et beiges et verts, sœurs blanches et grises et bleues. Certains ont péri pendus, d’autres éviscérés. Des septuaires ont été pillés, des vierges et des mères violées par des êtres impies et des adeptes du démon. Même des sœurs silencieuses ont été violentées. La Mère d’En Haut pousse des cris d’angoisse. C’est de tous les coins du royaume que nous avons apporté leurs restes jusqu’ici pour porter témoignage des affres de la Sainte Foi. »

Cersei sentait tous les regards s’appesantir sur elle. « Sa Majesté sera informée de ces atrocités, décréta-t-elle d’un ton solennel. Tommen partagera votre indignation. Ceci est l’ouvrage de Stannis et de sa sorcière rouge, ainsi que des barbares nordiens qui idolâtrent des arbres et des loups. » Elle éleva la voix. « Bonnes gens, vos morts seront vengés ! »

Quelques cris d’assentiment fusèrent, mais seulement quelques-uns. « Ce que nous réclamons, dit l’unijambiste, ce n’est pas vengeance pour nos morts mais uniquement protection pour les vivants. Pour les septuaires et les lieux sacrés.

— Le Trône de Fer a le devoir de défendre la Foi, gronda une brute énorme dont le front était barbouillé d’une étoile à sept branches. Un roi qui ne protège pas son peuple n’est qu’un roi de pacotille. » Des grognements d’approbation parcoururent son entourage immédiat. Un homme eut l’impudence d’agripper le poignet de ser Meryn et de déclarer : « L’heure a sonné pour les chevaliers oints de laisser tomber leurs maîtres mondains et de défendre notre Sainte Foi. Rangez-vous à nos côtés, ser, si vous aimez les Sept !

— Lâchez-moi, lui intima ser Meryn en se dégageant sans ménagement.

— Je vous ai entendus, dit Cersei. Mon fils est jeune, mais il aime les Sept de tout son cœur. Vous pouvez compter sur sa protection comme sur la mienne. »

L’homme au front barbouillé de l’étoile ne se rasséréna pas pour si peu. « C’est le Guerrier qui nous défendra, protesta-t-il, pas ce roitelet rondouillard. »

Ser Meryn Trant porta la main à son épée, mais la reine interrompit son geste avant qu’il n’ait pu dégainer. Elle n’avait sous la main que deux chevaliers, et un océan de moineaux la cernait. Elle aperçut des bâtons et des faux, des triques et des gourdins, plusieurs haches. « Je ne tolérerai pas la moindre effusion de sang dans ce lieu sacré, ser. » Pourquoi les hommes sont-ils si puérils ? Qu’il abatte celui-ci, et les autres nous déchiquettent morceau par morceau. « Nous sommes tous les enfants de la Mère. Venez, Sa Sainteté Suprême nous attend. » Mais, comme elle s’aventurait à travers la foule vers le perron du septuaire, un troupeau d’hommes en armes surgit de sous le portique pour bloquer les portes. Ils étaient vêtus de mailles et de cuir bouilli, avec de-ci de-là une pièce de plates cabossée. Certains brandissaient des piques, certains avaient des épées. Davantage avaient privilégié la hache et s’étaient cousu une étoile rouge sur leur surcot blanchi. Deux eurent l’insolence de croiser leurs piques pour lui barrer le passage.

« Est-ce ainsi que vous recevez votre reine ? les interpella-t-elle. Où sont, je vous prie, Raynard et Torbert ? » Ceux-là n’étaient pas du genre à rater une seule occasion de la régaler de courbettes. Torbert en faisait toujours tout un numéro, de se prosterner à genoux pour lui lécher les pieds.

« Je ne connais pas les gens dont vous parlez, dit l’un des hommes à surcot rehaussé d’une étoile rouge, mais, s’ils appartiennent à la Foi, sans doute que les Sept avaient besoin de leurs services.

— Septon Raynard et Septon Torbert sont deux de Leurs Saintetés, rétorqua-t-elle, et ils seront furieux d’apprendre comment vous vous comportez envers moi. Prétendriez-vous m’interdire de pénétrer dans le saint septuaire de Baelor ?

— Votre Grâce, intervint une barbe grise aux épaules voûtées. Vous êtes ici la bienvenue, mais vos hommes doivent déposer leurs baudriers. Aucune arme n’est admise à l’intérieur, par ordre du Grand Septon.

— Les chevaliers de la Garde Royale ne se défont pas de leurs épées, pas même en présence du roi.

— Dans la demeure du roi, la loi du roi doit tenir lieu de règle, répliqua le vieil homme, mais ces lieux-ci se trouvent être la demeure des dieux. »

Le rouge lui monta aux joues. Elle n’avait qu’un mot à dire à Meryn Trant, et la barbe grise voûtée rejoignait ses dieux plus tôt qu’à son gré. Mais pas ici. Pas maintenant. « Attendez-moi », dit-elle sèchement aux gardes royaux. Elle gravit les marches sans escorte. Les piques se décroisèrent devant elle. Deux autres des hommes armés poussèrent de tout leur poids sur les vantaux des portes qui s’entrouvrirent avec un boucan du diable.

Dans la salle aux Lampes, Cersei tomba sur une vingtaine de septons agenouillés, mais qui n’étaient pas en prière. Equipés de seaux d’eau savonneuse, ils étaient en train de récurer le dallage. Leurs robes de bure grossière et leurs sandales l’incitèrent à les prendre pour des moineaux jusqu’à ce que l’un d’eux relève la tête. Il avait la figure aussi violacée qu’une betterave, et des ampoules éclatées lui ensanglantaient les mains. « Votre Grâce.

— Septon Raynard ? » Elle avait du mal à en croire ses yeux. « Que faites-vous là, dans cette posture ?

— Il nettoie le sol. » L’homme qui venait de prendre la parole était aussi décharné qu’un manche à balai. « Le travail est une forme de prière il ne se peut plus agréable au Ferrant. » Il se leva, sans lâcher la brosse de chiendent qu’il tenait à la main. Il avait plusieurs pouces de moins que la reine. « Votre Grâce. Nous vous attendions avec impatience. »

Sa barbe grise et brune était taillée de près, ses cheveux étaient noués sur la nuque en un sévère petit chignon. Elles avaient beau être propres, ses robes étaient non seulement râpées mais rapetassées de partout. Il avait retroussé ses manches jusqu’aux coudes pour s’adonner à sa besogne, mais, en dessous des genoux, le tissu était trempé et cochonné. Le visage était anguleux, pointu, l’œil profondément enfoncé dans l’orbite et brun comme de la crotte. Il a les pieds nus, s’aperçut-elle, en plein désarroi. Ils étaient hideux, au surplus, ses pieds, des machins durs comme de la corne, calleux, difformes. « C’est vous, Sa Sainteté Suprême ?

— C’est nous. »

Père, donnez-moi la force.La reine savait qu’elle devait s’agenouiller, mais le dallage était mouillé, mousseux de savon, sillonné d’eau sale, et elle n’avait aucune envie d’abîmer sa robe. Elle jeta un coup d’œil sur les vieillards qui se vautraient par terre. « Je ne vois pas mon ami Septon Torbert.

— Septon Torbert a été consigné dans une cellule de pénitence au pain et à l’eau. C’est pécher, quel qu’on soit, que d’être aussi gras lorsque la moitié du royaume se meurt de faim. »

Cersei en avait enduré plus qu’à suffisance pour une seule journée. Elle laissa transparaître sa colère. « Est-ce ainsi que vous m’accueillez ? Une brosse de ménage à la main, toute dégoulinante ? Savez-vous qui je suis ?

— Votre Grâce est la reine Régente des Sept Couronnes, lui répondit-il, mais il est écrit dans L’Etoile à Sept Branches que, de même que les vassaux s’inclinent devant leurs seigneurs et les seigneurs devant leurs rois, de même les rois et les reines doivent s’incliner devant les Sept Qui Sont Un. »

Prétend-il exiger par là que je m’agenouille ? Dans ce cas, il la connaissait plutôt mal. « En principe, vous auriez dû venir à ma rencontre sur le perron, vêtu de vos plus belles robes et le chef coiffé de la couronne de cristal.

— Nous ne possédons pas de couronne, Votre Grâce. »

Le froncement de ses sourcils s’accentua. « Le seigneur mon père a offert à votre prédécesseur une couronne d’une beauté rare, en cristal serti de fil d’or.

— Et pour cette offrande nous l’honorons dans nos prières, répliqua le Grand Septon, mais les pauvres ont un plus pressant besoin de nourriture dans leur ventre que notre chef d’or et de cristal. Cette couronne a été vendue. Tout comme l’ont été celles que nous conservions dans nos cryptes et toutes nos bagues, ainsi que nos robes de brocart d’or et de brocart d’argent. La laine tient aussi bien son homme au chaud. C’est dans ce but que les Sept nous ont fait présent des moutons. »

Il est complètement dément.Leurs Saintetés devaient l’être elles aussi pour avoir promu cet énergumène… Déments ou terrifiés par la vue des mendigots qui assiégeaient leurs portes. D’après les chuchoteurs de Qyburn, il ne manquait plus que neuf suffrages à Septon Luceon pour se voir élever à la dignité suprême lorsque ces mêmes portes avaient cédé, et que les moineaux s’étaient déversés dans le Grand Septuaire avec leur meneur sur les épaules et des haches au poing.

Elle attacha sur le petit homme un regard de glace. « Existe-t-il un endroit quelconque où nous puissions avoir un entretien plus confidentiel, Votre Sainteté ? »

Le Grand Septon remit sa brosse de chiendent à l’un des dignitaires qui l’avaient élu. « Si Votre Grâce veut bien daigner nous suivre ? »

Il lui fit franchir les portes intérieures qui donnaient dans le septuaire proprement dit. Leurs pas firent résonner le dallage de marbre. Des grains de poussière virevoltaient dans les flots de lumière multicolores que déversaient les verrières à résille de plomb de l’immense coupole. L’air était parfumé d’encens, et des cierges scintillaient comme des étoiles auprès des sept autels. Il en clignotait des myriades en faveur de la Mère et presque autant en faveur de la Jouvencelle, mais l’on avait largement plus qu’assez de ses dix doigts pour dénombrer ceux qui rendaient hommage à l’effigie de l’Etranger.

L’invasion des moineaux n’avait même pas épargné le temple. Une douzaine de chevaliers errants déguenillés se tenaient agenouillés devant le Guerrier, le conjurant de bénir les épées qu’ils avaient entassées à ses pieds. A l’autel de la Mère, un septon dirigeait les prières d’une centaine de moineaux dont les voix lointaines rappelaient le flux et le reflux des vagues sur le rivage. Le Grand Septon conduisit Cersei vers le coin dans lequel l’Aïeule brandissait sa lanterne. Lorsqu’il se mit à genoux devant l’autel, force fut à la reine de s’agenouiller à ses côtés. Par bonheur, ce Grand Septon-ci ne se montrait pas aussi verbeux que l’avait été le gros lard d’avant. Je devrais savoir au moins gré de cela, je suppose.

Sa Sainteté Suprême n’esquissa même pas le geste de se relever, sa prière achevée. Apparemment, il allait falloir subir que tout l’entretien se déroule à genoux. Un stratagème d’homme petit, songea-t-elle, amusée. « Sainteté Suprême, dit-elle, ces moineaux terrorisent la ville. Je veux qu’ils s’en aillent.

— Où devraient-ils aller. Votre Grâce ? »

Il y a sept enfers, n’importe lequel leur ira comme un gant. « Là d’où ils sont venus, j’imagine.

— Ils sont venus de partout. De même que le moineau est le plus humble et le plus commun des oiseaux, de même sont-ils les plus humbles et les plus communs des êtres humains. »

Pour être communs, ils le sont, nous sommes d’accord au moins sur ce point. « Avez-vous vu ce qu’ils ont fait à la statue du Bienheureux Baelor ? Ils souillent l’esplanade avec leurs chèvres et leurs porcs et leurs excréments.

— Les excréments sont plus faciles à laver que le sang, Votre Grâce. Si l’esplanade a été souillée, elle a dû sa souillure à l’exécution que l’on y a faite. »

Il ose me jeter Ned Stark à la figure ? « Nous en sommes tous marris. Emporté par la fougue de sa jeunesse, Joffrey ne mesurait pas bien la portée de ses actes. Lord Stark aurait dû être décapité ailleurs, par respect pour le Bienheureux Baelor… Mais il était un traître, ne l’oublions pas.

— Le roi Baelor accorda son pardon à ceux qui conspiraient contre sa personne. »

Le roi Baelor emprisonna ses propres sœurs, dont l’unique crime était d’être belles. La première fois qu’elle avait entendu raconter cette histoire, elle s’était rendue dans la chambre de ce petit monstre de Tyrion, tout bébé encore, et l’avait pincé jusqu’à ce qu’il se mette à hurler. C’est son nez que j’aurais dû pincer, tout en lui bourrant la bouche avec ma chaussette. Elle se força à sourire. « Le roi Tommen accordera lui aussi son pardon aux moineaux, dès l’instant où ils seront retournés chez eux.

— La plupart n’ont plus de chez eux. La souffrance sévit partout, et le chagrin, la mort. Avant de venir à Port-Réal, je m’occupais d’une cinquantaine de bourgades et de hameaux trop minuscules pour posséder un septon à eux. J’allais de l’un à l’autre pour célébrer des mariages, absoudre les pécheurs de leurs péchés, donner un nom aux nouveau-nés. Ces bourgades et hameaux n’existent plus, Votre Grâce. Les herbes et les ronces ont submergé les lieux où des jardins florissaient jadis, et des ossements jonchent le bord des chemins.

— La guerre est une chose épouvantable. Ces atrocités sont l’ouvrage des Nordiens, de lord Stannis et de ses adorateurs du démon.

— Certains de mes moineaux assurent avoir été pillés par des bandes de lions. Ils parlent aussi du Limier, qui était l’un de vos hommes liges. A Salins, il a tué un septon d’âge vénérable et violenté une fillette de douze ans, une enfant innocente promise à la Foi. Il portait son armure quand il l’a violée, et sa cotte de mailles de fer s’est incrustée dans la chair tendre de la malheureuse et l’a déchiquetée. Son forfait perpétré, il l’a livrée à ses hommes qui lui ont tranché les tétons et le nez.

— Le roi ne saurait être tenu pour responsable des crimes commis par chacun des gens qui ont plus ou moins servi la maison Lannister. Sandor Clegane est un traître doublé d’une sombre brute. Pour quelle raison pensez-vous que je l’aie renvoyé de notre service ? Il se bat maintenant pour ce bandit de Béric Dondarrion, pas pour Sa Majesté Tommen.

— Soit. Encore convient-il de se poser la question suivante : où donc se trouvaient les chevaliers du roi pendant que se passaient ces abominations ? Jaehaerys le Conciliateur n’a-t-il pas juré sur le Trône de Fer lui-même que la Couronne protégerait et défendrait toujours la Foi ? »

Cersei n’avait pas la moindre idée de ce que Jaehaerys le Conciliateur pouvait avoir juré. « Si fait, convint-elle, et le Grand Septon le bénit et lui conféra l’onction royale. Il est de tradition que chaque nouveau Grand Septon donne au roi sa bénédiction, et cependant vous persistez à refuser d’accorder la vôtre à Sa Majesté Tommen.

— Votre Grâce fait erreur. Nous n’avons jamais refusé.

— Vous n’êtes pas venu.

— C’est la saison qui ne l’est pas encore. »

Qu’est-ce que vous êtes, un prêtre ou un marchand de quatre saisons ? « Et que pourrais-je faire pour la… hâter ? » S’il a le culot de mentionner l’or, je lui réglerai son affaire comme au précédent, et je couronnerai de cristal un pieux octogénaire de ma façon.

« Le royaume foisonne de rois. Pour que la Foi puisse se permettre d’en exalter un par-dessus tous autres, notre devoir est d’acquérir des certitudes. Voilà trois cents ans, lorsque Aegon le Conquérant atterrit au bas de cette même colline-ci, le Grand Septon se claquemura dans le septuaire Etoilé de Villevieille et pria sept jours et sept nuits durant, sans prendre aucun autre aliment que du pain et de l’eau. A sa sortie, il annonça que la Foi ne s’opposerait pas au Targaryen et à ses sœurs, car l’Aïeule avait élevé sa lampe pour lui révéler l’avenir. Si Villevieille prenait les armes contre le Dragon, le feu s’abattrait sur Villevieille, et la Grand-Tour comme la Citadelle et le septuaire Etoilé seraient ravagés et détruits. Lord Hightower était un homme pieux. Eu égard à la prophétie, il laissa ses forces dans leurs foyers et ouvrit les portes de la ville lorsque Aegon survint. Et Sa Sainteté Suprême oignit celui-ci des sept huiles. A nous, son successeur, d’en agir de même. A nous de prier et jeûner.

— Sept jours et sept nuits durant ?

— Autant de temps qu’il sera nécessaire. »

Cersei fut démangée de souffleter le solennel visage du bigot. Je pourrais t’aider à jeûner, songea-t-elle. Je pourrais t’enfermer dans une tour et veiller à ce que personne ne t’apporte de nourriture jusqu’à ce que les dieux se soient prononcés. « Ces faux rois ont épousé la cause de faux dieux, lui rappela-t-elle. Le roi Tommen est le seul à défendre celle de la Foi Sacrée.

— Et des septuaires sont néanmoins mis à sac et incendiés partout. Des sœurs silencieuses ont même été violées, criant leur détresse au ciel. Votre Grâce a vu les crânes et les ossements de nos saints défunts ?

— Oui, reconnut-elle à contrecœur. Accordez à Tommen votre bénédiction, et il mettra fin à ces indignités.

— Et comment fera-t-il cela, Votre Grâce ? Enverra-t-il un chevalier parcourir les routes avec chaque frère mendiant ? Nous donnera-t-il des hommes pour préserver nos septas des loups et des lions ?

Je ferai comme si tu n’avais pas mentionné les lions. « Le royaume est en guerre. Sa Majesté a besoin de chaque homme. » Elle n’allait sûrement pas gaspiller les forces de Tommen en leur faisant jouer les nourrices à moineaux ou garder les cons racornis d’un millier de laissées-pour-compte acariâtres. La moitié d’entre elles prie sans doute dans l’espérance d’un ramonage bien orchestré. « Vos moineaux sont bardés de haches et de gourdins. Qu’ils se défendent par eux-mêmes.

— Les lois du roi Maegor le leur interdisent, ainsi que Votre Grâce doit le savoir. Ce fut suite à un décret de lui que la Foi dut déposer l’épée.

— Aujourd’hui, c’est Tommen qui règne, et non Maegor. » Si elle s’en fichait, de ce que Maegor le Cruel avait décrété trois cents ans plus tôt ! Au lieu de désarmer les fidèles, il aurait mieux fait de les utiliser tels quels pour aboutir à ses propres fins. Elle pointa l’index vers l’autel de marbre rouge au-dessus duquel se dressait le Guerrier. « Qu’est-ce qu’il tient ?

— Une épée.

— A-t-il oublié comment on s’en sert ?

— Les lois de Maegor…

— …pourraient être abrogées. » Elle laissa l’appât en suspens, dans l’attente que le Grand Moineau morde à l’hameçon.

Il ne la dépita point. « La Foi Militante ressuscitée… Voilà la réponse qui exaucerait trois cents années de prières, Votre Grâce. Le Guerrier brandirait à nouveau sa lame étincelante et purifierait ce royaume adonné au péché de tous ses mauvais penchants. Si Sa Majesté devait me permettre de restaurer les anciens ordres bénis de l’Etoile et de l’Epée, chacune des âmes pieuses des Sept Couronnes reconnaîtrait en Elle son authentique et légitime seigneur et maître. »

C’était du baume, d’entendre cela, mais Cersei se garda de manifester un excès d’ardeur. « Votre Sainteté Suprême a parlé tout à l’heure de rémission. En ces temps troublés, le roi Tommen vous aurait une gratitude infinie s’il vous était possible de trouver le moyen de remettre la dette de la Couronne. Il me semble me rappeler que nous sommes redevables à la Foi d’environ neuf cent mille dragons.

— Neuf cent mille six cent soixante-quatorze dragons. De l’or qui permettrait de nourrir les affamés et de reconstruire mille septuaires.

— Est-ce de l’or que vous voulez ? demanda-t-elle. Ou bien la mise au rancart de cette législation poussiéreuse de Maegor le Cruel ? »

Le Grand Septon s’accorda le temps de la réflexion. « Qu’il en soit selon vos désirs. Cette dette sera remise, et le roi Tommen obtiendra sa bénédiction. Les Fils du Guerrier m’escorteront jusqu’auprès de lui, dans la gloire éblouissante de leur foi, pendant que, renés en Pauvres Compagnons comme dans l’ancien temps, mes moineaux partiront défendre les doux et les humbles des campagnes. »

La reine se releva et lissa ses jupes. « Je ferai rédiger les documents, et Sa Majesté y apposera sa signature et le sceau royal. » S’il y avait quelque chose que Tommen adorait dans l’exercice de la royauté, c’était de jouer avec son sceau.

« Puissent les Sept sauvegarder Sa Majesté. Puisse-t-Elle régner longtemps. » Le Grand Septon joignit ses mains en posture orante et leva les yeux vers les cieux. « Et puissent les méchants trembler dorénavant ! »

Entendez-vous ça, lord Stannis ?Cersei ne put s’empêcher de sourire. Messire son père en personne n’aurait su mieux mener sa barque. D’un seul coup, d’un seul, elle venait de débarrasser Port-Réal du fléau des moineaux, de décrocher la bénédiction de Tommen et de réduire l’endettement de la Couronne de près d’un million de dragons. Son cœur nageait dans une telle allégresse qu’elle eut la complaisance de se laisser reconduire à la salle aux Lampes par le Grand Septon.

Tout en partageant son ravissement, lady Merryweather confessa n’avoir jamais entendu parler jusque-là des Fils du Guerrier ni des Pauvres Compagnons. « Leur existence est antérieure à la Conquête d’Aegon, lui expliqua la reine. Les Fils du Guerrier étaient un ordre de chevaliers qui, après s’être volontairement dépouillés de leurs terres et de leur fortune, vouaient leurs épées au service de Sa Sainteté Suprême. Quant aux Pauvres Compagnons, d’origine plus humble, mais infiniment plus nombreux, c’étaient des espèces de frères mendiants, sauf qu’au lieu de sébiles ils portaient des haches. Ils sillonnaient les routes et tenaient lieu d’escorte aux voyageurs de septuaire en septuaire et de ville en ville. Attendu que leur emblème était l’étoile à sept branches, rouge sur fond blanc, le petit peuple les désignait sous le nom d’Etoiles. Les Fils du Guerrier portaient des manteaux arc-en-ciel et, par-dessus leurs haires, des armures niellées d’argent. Un cristal en forme d’étoile était enchâssé sur le pommeau de leurs flamberges. On les appelait communément les Epées. Qualifiés tantôt de saints hommes ou d’ascètes, et tantôt de fanatiques, de sorciers, de tueurs de dragons, de chasseurs de démons, il courait mille histoires contradictoires sur leur compte. Mais elles s’accordent unanimement sur le fait qu’ils poursuivaient d’une haine implacable tous les ennemis de la Sainte Foi. »

Lady Merryweather comprit instantanément. « Des ennemis tels que lord Stannis et sa sorcière rouge, peut-être ?

— Eh bien, oui, comme par hasard, répondit Cersei en pouffant comme une gamine. Que diriez-vous d’entamer un flacon d’hypocras et de boire à la ferveur des Fils du Guerrier pendant que nous rentrons chez nous ?

— A la ferveur des Fils du Guerrier et au génie de la reine Régente. A Cersei, première du nom ! »

Celle-ci trouva l’hypocras aussi gouleyant et goûteux que sa jubilation triomphale, et elle eut presque l’impression de retraverser la ville à bord d’une litière en lévitation. Mais, au pied de la grande colline d’Aegon, son cortège tomba sur Margaery Tyrell qui rentrait avec ses cousines d’une balade à cheval. Où que j’aille, elle me colle aux talons ! songea-t-elle, hérissée, quand elle aperçut la petite reine.

Dans le sillage de Margaery froufroutait une longue traîne de courtisans, de gardes et de serviteurs, nombre d’entre eux chargés de corbeilles de fleurs toutes fraîches. Chacune des cousines avait harponné un sigisbée ; Alyn Ambrose, le grand échalas d’écuyer auquel elle était fiancée, chevauchait avec Elinor, ser Tallad avec cette mijaurée d’Alla, le manchot Mark Mullendor avec les fous rires et les bourrelets de Megga. Les jumeaux Redwyne équipaient deux des dames de Margaery, Meredith Crane et Janna Fossovoie. Toutes les femmes avaient des fleurs dans les cheveux. Jalabhar Xho s’était mis lui aussi de la partie, tout comme ser Lambert Tournebaie, avec son ridicule bandeau sur l’œil, ainsi que le beau chanteur qui se faisait appeler le Barde Bleu.

Et, comme il va de soi qu’un chevalier de la Garde Royale doit accompagner la reinette, il va de soi que c’est le Chevalier des Fleurs. Et s’il resplendissait, ser Loras, dans sa blanche armure d’écailles niellée d’or ! Il avait beau ne plus prétendre à l’entraînement de Tommen, celui-ci passait encore beaucoup trop de temps en sa société. Chaque fois qu’il rentrait d’un après-midi perdu dans les jupons de sa petite épouse, il avait invariablement quelque nouveau conte à débiter sur tel ou tel truc que ser Loras avait dit ou fait.

Margaery les héla quand les deux colonnes se rejoignirent et vint se porter à la hauteur de la litière de la reine. Elle avait les joues toutes roses, et les boucles brunes annelées qui cascadaient librement jusqu’à ses épaules oscillaient au moindre zéphyr. « Nous sommes allés cueillir des fleurs d’automne au Bois-du-Roi », susurra-t-elle.

Je sais bien où tu te trouvais,songea Cersei. Elle n’avait qu’à se louer de ses informateurs. Ils ne lui laissaient rien ignorer des mouvements de Margaery. Est-elle agitée, notre petite reine ! Il s’écoulait rarement plus de trois jours sans qu’elle parte cavaler.

Parfois, c’était sur la route de Rosby, avec à la clef recherche de coquillages et pique-nique au bord de la mer. D’autres fois, c’était pour un après-midi de chasse au faucon sur l’autre rive de la Néra. Elle adorait aussi les promenades en bateau sur la rivière qu’elle remontait et redescendait sans but particulier. Se sentait-elle d’humeur dévote, et la voilà qui délaissait le château pour courir au Grand Septuaire de Baelor. Elle avait donné sa pratique à une douzaine de couturières différentes, jouissait d’une espèce de célébrité chez les orfèvres de la ville et s’était même singularisée par des visites au marché au poisson, près de la porte de la Gadoue, sous couleur de jeter un coup d’œil aux prises du jour. En quelque endroit qu’elle se rendît, les petites gens frétillaient d’extase, et dame Margaery se ruinait en frais d’amabilité pour attiser leurs bonnes grâces. Elle était constamment en train d’acheter des tourtes chaudes aux marchands ambulants, de prodiguer des aumônes aux pauvres et d’immobiliser sa monture pour jacasser avec de vulgaires artisans.

N’eût été que d’elle, Tommen se serait également jeté dans le tourbillon. Elle l’invitait sans relâche à se joindre à elle et à ses volailles pour ces escapades, et lui, sans relâche, harcelait sa mère pour obtenir l’autorisation de les suivre. La reine avait accordé son consentement de loin en loin, ne serait-ce que pour offrir à ser Osney le loisir de passer quelques heures supplémentaires en compagnie de Margaery. Pour ce que ça a donné… Il m’a cruellement déçue jusqu’ici. « Te souviens-tu du jour où ta sœur s’est embarquée pour Dorne ? avait-elle une fois demandé à son fils. Te souviens-tu des hurlements que poussait la populace sur notre passage pendant que nous retournions au château ? Des pierres qu’elle jetait, de ses imprécations ? »

Mais il était resté sourd à tout argument de bon sens, grâce à sa petite reine. « Si nous nous mêlons à eux, les gens du commun nous aimeront mieux.

— La populace aimait si bien le Grand Septon gros lard qu’elle l’a mis en pièces, tout saint homme qu’il était », lui avait-elle rappelé. Ce sans autre résultat que d’essuyer sa maussaderie. Exactement ce que souhaite Margaery, je parie. Chaque jour et par tous les moyens, elle travaille à me le voler. Joffrey aurait percé à jour ses agaceries d’intrigante, et il aurait su la remettre à sa place, mais Tommen était d’une inénarrable crédulité. Elle a pigé que Joff était trop fort pour elle, songea Cersei en repensant à la pièce d’or dénichée par Qyburn. Pour que la maison Tyrell puisse se flatter de gouverner, il fallait qu’il soit supprimé. Il lui revint brusquement à l’esprit que Margaery et sa mégère de grand-mère avaient autrefois conspiré de marier Sansa Stark à l’estropié de la famille, Willos. Lord Tywin avait déjoué leur manège en les devançant d’une tête au profit de Tyrion, mais elle tenait enfin là le maillon manquant. Ils ont tous trempé dans le coup, saisit-elle en sursaut. Les Tyrell ont graissé la patte aux geôliers pour délivrer Tyrion, puis ils l’ont fait filer par la route de la Rose pour qu’il rejoigne son infâme épouse. A présent, tous les deux se trouvent en sécurité, cachés à Hautjardin derrière un mur de roses.

« Votre Grâce aurait dû venir avec nous, continua de pépier la petite fourbe tandis que l’on se mettait à gravir le versant de la grande colline d’Aegon. Cela nous aurait permis de partager des heures si merveilleuses ! Les arbres sont tout atourés d’or, d’orange et de rouge, et il y a des fleurs à foison partout. Des châtaignes aussi. Nous en avons fait griller quelques-unes sur le chemin du retour.

— Je n’ai pas de temps pour me promener dans les bois et pour ramasser des fleurs, riposta Cersei. J’ai un royaume à gouverner, moi.

— Rien qu’un, Votre Grâce ? Qui gouverne donc les six autres ? » Margaery gazouilla un joli petit rire joyeux. « Vous voudrez bien me pardonner ma plaisanterie, j’espère. Je conçois de quel fardeau vous êtes accablée. Vous devriez me permettre de vous en soulager un peu. Il doit bien y avoir des choses que je pourrais faire pour vous aider. Cela ferait taire tous ces caquets sur notre prétendue rivalité dans le cœur du roi.

— On prétend cela ? » Cersei sourit. « Quelle idiotie. Jamais je ne vous ai considérée comme une rivale, ne serait-ce qu’un seul instant.

— Vous ne sauriez imaginer quel plaisir vous me faites là. » Elle n’avait apparemment pas perçu la rosserie. « Il faut absolument que vous nous accompagniez, vous et Tommen, la prochaine fois. Sa Majesté adorerait cela, je le sais. Le Barde Bleu a joué pour nous, et ser Tallad nous a montré comment on se sert d’un bâton pour se battre, à la manière des gens du commun. Et les bois sont d’une telle beauté, en automne…

— La forêt était aussi la passion de feu mon époux. » Dans les premières années de leur mariage, Robert n’arrêtait pas de la supplier de le suivre à la chasse, mais elle trouvait toujours une excuse pour se dérober. Le temps qu’il consacrait à courir derrière le gibier la laissait libre de retrouver Jaime. Jours d’or et nuits d’argent. C’était une danse périlleuse qu’ils avaient dansée là, sans conteste. Il y avait des yeux et des oreilles partout, dans le Donjon Rouge, et l’on ne pouvait jamais savoir avec certitude à quel moment reviendrait Robert. Mais, dans un sens, le péril n’avait rendu que plus excitantes leurs récréations. « N’empêche, il arrive parfois à la beauté de masquer un danger mortel, avertit-elle la petite reine. C’est dans les bois que Robert a perdu la vie. »

Margaery sourit à ser Loras ; un sourire délicieux de sœur, pourri de tendresse. « Votre Grâce est trop bonne de craindre pour moi, mais je puis aveuglément me reposer sur la protection de mon frère. »

Pars pour la chasse, avait enjoint Cersei plutôt deux fois qu’une à Robert. Je puis aveuglément me reposer sur la protection de mon frère. Elle se ressouvint de ce que Taena lui avait susurré, tout à l’heure, et un grand éclat de rire s’échappa de ses lèvres.

« Votre Grâce rit à ravir… » Lady Margaery lui adressa un sourire interrogatif. « Nous serait-il permis d’avoir notre part de ce qui lui paraît si drôle ?

— Vous l’aurez, répondit la reine. Je vous promets que vous l’aurez. »

Загрузка...