LE FAISEUR DE REINES

Comme la richesse se mesurait en eau tout autant qu’en or, sous les ardeurs du soleil de Dorne, chaque puits du pays était gardé avec un soin jaloux. Celui de Roche Panachée s’étant tari cent ans plus tôt, cependant, ses gardiens étaient partis pour des lieux moins arides, abandonnant leur modeste manoir fortifié, ses colonnes cannelées et ses triples arceaux. Après quoi les dunes n’avaient pas manqué de revenir furtivement faire valoir leurs droits immémoriaux de propriété.

C’est juste à l’heure où l’astre du jour, achevant son déclin, transformait l’ouest en une tapisserie sur les ors et les violets de laquelle se détachaient les rougeoiements de nuages écarlates qu’Arianne Martell y survint, accompagnée de Drey et de Sylva. Les ruines aussi paraissaient embrasées ; les colonnes tombées luisaient de tons roses, des ombres sanglantes rampaient sur les dalles de pierre toutes craquelées, et, tandis que s’affaiblissait progressivement la luminosité, les sables eux-mêmes passaient de l’or à l’orange et au lie-de-vin. Garin les avait précédés là de quelques heures, et dès la veille le chevalier surnommé Sombre astre.

« Quel endroit magnifique ! » s’émerveilla Drey tout en aidant Garin à abreuver les montures. Ils avaient apporté leurs provisions d’eau personnelles. Les coursiers des sables de Dorne étaient rapides et infatigables, ils maintenaient le train des lieues et des lieues après que leurs congénères d’ailleurs avaient déclaré forfait, mais ces qualités ne les dispensaient tout de même pas d’avoir soif. « Comment en avez-vous eu connaissance ?

— Grâce à mon oncle qui nous y avait amenées, moi, Tyerne et Sarella. » Le souvenir fit sourire Arianne. « Il avait capturé des vipères et appris à Tyerne la façon de s’y prendre pour leur soutirer leur venin. Sarella avait retourné des pierres, épousseté le sable des mosaïques et voulu savoir par le menu tout ce qui concernait les gens qui avaient jadis habité céans.

— Et vous, princesse, que faisiez-vous pendant tout ce temps ? » demanda Sylva Mouchette.

Je m’étais assise auprès du puits, et je me figurais qu’un bandit de chevalier m’avait transportée là pour jouir de moi à sa guise, songea-t-elle, un grand diable inflexible aux yeux noirs et dont les cheveux descendaient en V sur le front. Ce souvenir, pour le coup, la mit mal à l’aise. « Je rêvassais, dit-elle, et, quand était survenu le crépuscule, je m’étais installée, jambes en tailleur, aux pieds de mon oncle et l’avais prié de me raconter une histoire.

— Le prince Oberyn en avait un répertoire inépuisable. » Garin s’était aussi trouvé des leurs ce fameux jour-là ; il était le frère de lait d’Arianne, et ils avaient fait une paire inséparable tous les deux dès avant d’avoir appris à marcher. « Il nous avait parlé du prince Garin, je me rappelle, de celui dont on m’a donné le nom.

— Garin le Prodigieux, proposa Drey, l’émerveillement des Rhoyniens ?

— Tout juste. Celui qui fit trembler les gens de Valyria.

— Ça, pour trembler, ils tremblèrent, intervint ser Gerold, et ils finirent par avoir sa peau. Si moi, je menais au massacre un quart de million d’hommes, est-ce que l’on m’appellerait Gerold le Prodigieux ? » Il renifla. « Je resterai “Sombre astre”, m’est avis. Du moins n’ai-je pas usurpé ce surnom. » Il dégaina sa longue épée puis, s’asseyant sur la margelle du puits asséché, entreprit d’en affûter la lame avec une pierre à huile.

Arianne attarda sur lui un regard méfiant. Il est d’assez grande naissance pour faire un époux sortable, songea-t-elle. Père mettrait mon bon sens en doute, mais nos enfants seraient aussi beaux que des seigneurs du dragon. S’il existait un plus bel homme à Dorne, alors, elle ne le connaissait pas. Ser Gerold Dayne avait un nez aquilin, des pommettes hautes, une mâchoire forte. Il avait toujours le visage impeccablement rasé, mais ses cheveux drus lui dévalaient jusqu’au col, tel un glacier d’argent, partagés par un filet noir comme la pleine nuit. Mais il a une bouche cruelle, et une langue plus cruelle encore. Il paraissait avoir, assis là, découpé contre le soleil couchant, des prunelles noires, mais elle savait, elle, pour les avoir observées sous un angle plus avantageux, qu’elles étaient violettes. Violet sombre. Sombre et colère.

Il dut sentir qu’elle l’examinait, car il leva les yeux de dessus son épée, rencontra les siens et sourit. Une bouffée de chaleur soudaine assaillit le visage d’Arianne. Je n’aurais jamais dû l’emmener. S’il me décoche une pareille œillade quand Arys sera là, nous aurons du sang sur le sable. Le sang duquel des deux, elle n’aurait su dire. La tradition voulait que les chevaliers de la Garde Royale fussent les plus fins bretteurs des Sept Couronnes…, mais Sombre astre était Sombre astre.

Il règne un froid piquant, la nuit, dans les dunes dorniennes. Garin alla ramasser du bois pour la petite troupe, des branches blanchies d’arbres desséchés et morts cent ans auparavant. Drey se chargea de préparer le feu puis, tout en sifflotant, se mit à faire jaillir des étincelles de son briquet.

Une fois que le menu bois eut pris, ils s’assirent autour des flammes et se passèrent tous de main en main une gourde de vin d’été, tous sauf Sombre astre, qui préféra boire de la citronnade sans sucre. Garin était d’humeur joviale et les divertit avec les toutes dernières histoires de Bourg-Cabanes, sis à l’embouchure de la Sang-vert, et où les orphelins de la rivière venaient commercer avec les cargos, galères et autres caraques en provenance des Cités libres, de l’autre côté du détroit. S’il fallait en croire du moins ce que racontaient les marins, miracles et terreurs mettaient l’Orient en ébullition : une révolte d’esclaves à Astapor, des dragons à Qarth, la peste grise à Yi Ti. Un nouveau roi corsaire s’était levé dans les îles du Basilic, il avait razzié la ville de Grand-Banian, et, à Qohor, les sectateurs des prêtres rouges avaient provoqué des émeutes et tenté d’incendier la Chèvre Noire. « Et la Compagnie Dorée a rompu son contrat avec Myr, juste au moment où celle-ci s’apprêtait à partir en guerre contre Lys.

— Ce sont les gens de Lys qui l’auront débauchée pour leur propre compte, suggéra Sylva.

— Malins Lysiens, commenta Drey. Malins de trouillards lysiens. »

Arianne était plus perspicace. Si Quentyn a l’appui de la Compagnie Dorée… « Sous l’or, l’aigre acier », telle était la devise des mercenaires. De l’aigre acier, frère, il t’en faudra, et bien d’autres choses, si tu rumines de m’évincer. Elle, on l’adorait, à Dorne, tandis que l’on y connaissait peu Quentyn. Aucune compagnie de reîtres au monde ne changerait cet état de fait.

Ser Gerold se leva. « Je crois que je vais aller pisser.

— Faites attention où vous mettez les pieds, le prévint Drey. Ça fait un bout de temps que le prince Oberyn n’a pas trait les vipères locales.

— J’ai été sevré avec du venin, Dalt. Qu’une vipère s’avise de me mordre, et elle s’en repentira. » Le chevalier disparut par une arche brisée.

Après son départ, les autres échangèrent des coups d’œil en dessous. « Pardonnez-moi, princesse, dit Garin tout bas, mais cet individu ne me revient pas.

— Dommage, fit Drey. J’ai comme qui dirait l’idée qu’il est à moitié amoureux de toi.

— Nous avons besoin de lui, leur rappela Arianne. Il se pourrait que son épée nous soit utile, et son château, assurément.

— Haut Hermitage n’est pas le seul château de Dorne, signala Sylva Mouchette, et vous avez d’autres chevaliers qui vous aiment de tout leur cœur. Drey est chevalier.

— En effet, confirma celui-ci. Je possède un merveilleux cheval et une très belle épée, et ma vaillance ne le cède… Eh bien, qu’à plusieurs, en fait.

— Il serait plausible de dire plutôt plusieurs centaines, ser », riposta Garin.

Arianne les abandonna à leurs badinages. Drey et Sylva Mouchette étaient ses amis les plus chers, mise à part sa cousine Tyerne, et Garin n’avait pas arrêté de la taquiner depuis l’époque où ils tétaient conjointement sa mère. Mais voilà, en cette heure précise, elle n’était certes pas d’humeur à plaisanter. Le soleil s’était éclipsé, et le ciel fourmillait d’étoiles. Tant et tant… Elle s’adossa contre une colonne cannelée et se demanda si son frère était en train de contempler les mêmes étoiles, en quelque lieu qu’il pût se trouver, cette nuit. Tu la vois, la blanche, Quentyn ? C’est l’étoile de Nyméria, tout incandescente, et cette bande laiteuse, dans son sillage, ce sont ses dix mille vaisseaux. Elle brûla, femme, avec autant d’éclat que n’importe quel homme, et c’est ainsi que je ferai moi-même. Tu ne me déposséderas pas de mon droit de naissance !

Quentyn était encore tout jeune quand on l’avait envoyé comme pupille à Ferboys ; trop jeune, au gré de leur mère. Les habitants de Norvos ignoraient la pratique de ce genre d’» adoption » pour leurs enfants, et lady Mellario n’avait jamais pardonné au prince Doran de lui avoir enlevé son fils. L’oreille d’Arianne avait surpris les propos de ses parents sur ce sujet. « Je n’ai pas plus de goût que toi pour cette méthode, déclarait son père, mais je dois régler une dette de sang, et Quentyn se trouve être l’unique monnaie que lord Ormond acceptera jamais.

— Monnaie ? s’était récriée sa mère d’un ton véhément. C’est de ton fils qu’il est question ! A quelle espèce de père faut-il appartenir pour payer ses dettes en se servant de sa propre chair et de son propre sang ?

— A l’espèce princière », avait-il répliqué.

Quentyn, prétendait toujours Doran Martell, n’avait pas quitté lord Ferboys, mais la mère de Garin avait vu le jeune homme à Bourg-Cabanes, déguisé en négociant. La vue basse dont était affecté l’un de ses compagnons présentait une ressemblance pour le moins étonnante avec celle de Cletus Ferboys, le rejeton débauché de lord Anders. Un mestre voyageait aussi avec eux, un mestre expert en langues étrangères. Mon frère n’est pas aussi malin qu’il se le figure. Un vrai malin serait parti de Villevieille, dût cette solution rallonger forcément le trajet. A Villevieille, il aurait eu de fortes chances de ne pas être reconnu. Elle avait des amis parmi les orphelins de Bourg-Cabanes, et les motifs qui pouvaient bien pousser un prince et un fils de grand seigneur à circuler sous de faux noms et à chercher à s’embarquer pour l’autre côté du détroit n’avaient pas manqué de piquer la curiosité de certains d’entre eux. Il en était même un qui, s’étant furtivement introduit chez Quentyn par une fenêtre, à la faveur de la nuit, avait chatouillé la serrure de son petit coffre-fort et découvert les rouleaux dûment cachetés qu’il recelait.

Arianne aurait donné cher, et même très cher, pour apprendre que c’était son frère, et lui seul, qui avait manigancé cette équipée secrète vers le continent, mais les parchemins qu’il emportait là portaient tous le sceau pique-et-soleil de Dorne. Si le cousin de Garin n’avait pas osé rompre celui-ci pour les parcourir, il n’empêchait que…

« Princesse. » Ser Gerold Dayne se tenait derrière elle, à demi éclairé par les étoiles, à demi dans l’ombre.

« Pissé à votre pleine et entière satisfaction ? questionna-t-elle malicieusement.

— Les dunes en ont été reconnaissantes comme de juste. » Il posa un pied sur la tête d’une statue qui avait peut-être été à l’effigie de la Jouvencelle avant que les sables n’en rongent entièrement les traits. « L’idée m’a traversé l’esprit pendant que je pissais que votre plan risquait de ne pas vous apporter ce que vous en escomptez.

— Et qu’est-ce que j’en escompte, selon vous, ser ?

— Faire libérer les Aspics des Sables. Venger Oberyn et Elia. La chanson m’est-elle connue ? Vous mourez d’envie de goûter au sang du lion. »

Ainsi qu’aux droits que me garantit ma naissance. Je veux Lancehélion, et je veux succéder à mon père. Je veux Dorne.« C’est de justice que je meurs d’envie.

— Appelez-le comme il vous plaira. Couronner la petite Lannister est un geste creux. Elle n’occupera jamais le Trône de Fer. Et vous n’obtiendrez pas davantage la guerre que vous désirez. Le lion ne se laisse pas si facilement provoquer.

— Le lion est mort. Sait-on lequel de ses autres petits préfère la lionne ?

— Celui qu’elle a dans sa propre tanière. » Ser Gerold Dayne tira son épée. La lueur des étoiles la fit miroiter, acérée comme des mensonges. « C’est par ce biais que l’on déclenche des hostilités. Non pas avec une couronne d’or, mais avec une lame d’acier. »

Je ne suis pas du genre à assassiner des enfants. « N’y songez pas. Myrcella se trouve sous ma protection. Et ser Arys ne tolérera pas que l’on touche un cheveu de sa précieuse princesse, vous le savez pertinemment.

— Non, ma dame. Ce que je sais pertinemment, c’est que, depuis plusieurs milliers d’années, les Dayne ne se sont pas privés de tuer des du Rouvre. »

Arianne eut le souffle coupé par son arrogance. « Il me semble à moi que les du Rouvre ne se sont pas davantage privés de tuer des Dayne pendant le même laps de temps.

— Nous possédons tous nos traditions familiales respectives. » Sombre astre rengaina. « La lune se lève, et je vois que s’approche votre parangon. »

Il avait l’œil perçant, car le cavalier monté sur le grand palefroi gris se révéla être effectivement ser Arys, piquant des deux à travers les dunes, environné par les pans fougueux de son blanc manteau. Il portait en croupe la princesse Myrcella, tout emmitouflée dans une vaste pèlerine dont le capuchon dissimulait ses boucles d’or.

Tandis que le chevalier de la Garde aidait la petite à mettre pied à terre, Drey ploya le genou devant elle. « Votre Grâce.

— Ma dame et maîtresse. » Sylva Mouchette s’agenouilla à côté de lui.

« Ma reine, je suis votre homme. » Garin se laissa tomber sur ses deux genoux.

Suffoquée, Myrcella saisit le bras d’Arys du Rouvre. « Pourquoi me donnent-ils ces titres ? demanda-t-elle d’un ton plaintif. Ser Arys, quel est donc ce lieu, et qui sont ces gens ? »

Ne lui a-t-il rien dit ?Arianne se précipita, soieries virevoltantes, en souriant pour la rassurer de son mieux. « Ce sont des amis à moi, dévoués et loyaux, Votre Grâce, et qui n’aspirent qu’à être aussi vos amis.

— Princesse Arianne ? » L’enfant lui jeta les bras au cou. « Pourquoi me traitent-ils en reine ? Est-ce qu’il est arrivé malheur à Tommen ?

— Il est entouré de méchants, Votre Grâce, répondit Arianne, et je crains qu’ils n’aient conspiré avec lui pour vous dérober votre trône.

— Mon trône ? Vous voulez dire le Trône de Fer ? » Elle se montrait plus stupéfaite que jamais. « Tommen ne m’a rien dérobé de tel, il est…

— … plus jeune que vous, sans doute ?

— J’ai un an de plus que lui.

— Ce qui signifie que vous êtes l’héritière légitime du Trône de Fer, dit Arianne. Votre frère n’étant qu’un petit garçon, vous n’avez pas à le blâmer. Il a de mauvais conseillers, mais vous avez de bons amis, vous. Me permettez-vous de vous les présenter ? » Elle prit la fillette par la main. « Votre Grâce, je vous offre ser Andrey Dalt, héritier de Boycitre.

— Mes amis m’appellent Drey, déclara celui-ci, et je me tiendrais pour grandement honoré si Votre Grâce daignait faire de même. »

Il avait beau avoir une physionomie ouverte et un sourire plein d’aisance, Myrcella le considéra d’un air circonspect. « Jusqu’à ce que je vous connaisse plus avant, je me verrai obligée de vous appeler ser.

— Quelque nom que Votre Grâce préfère me donner, je suis d’ores et déjà son homme. »

Sylva s’éclaircit la gorge jusqu’à ce qu’Arianne reprenne : « Me permettez-vous de vous présenter lady Sylva Santagar, ma reine ? Ma très chère Sylva Mouchette ?

— D’où vous vient un pareil surnom ? s’enquit Myrcella.

— De mes taches de rousseur, Votre Grâce, expliqua Sylva, quoique tout le monde prétende que je le dois au fait d’être l’héritière de Bois-moucheté. »

Puis vint le tour de Garin, gaillard basané à l’allure souple, à long nez, dont une oreille était ornée d’un clou de jade. « Voici le joyeux Garin des orphelins, qui a le talent de me faire rire. Sa mère fut ma nourrice.

— Je suis navrée qu’elle soit morte, dit Myrcella.

— Elle ne l’est pas, reine des cœurs. » Garin fit flamboyer la dent d’or dont Arianne l’avait doté pour remplacer celle qu’elle lui avait cassée. « Ma dame voulait dire par là que je faisais partie des orphelins de la Sang-vert. »

La jeune princesse ayant amplement le temps de se faire conter l’histoire desdits orphelins pendant que l’on remonterait la rivière, Arianne la mena vers l’ultime membre de la petite bande. « Enfin, bon dernier, mais le premier par la vaillance, je vous fais présent de ser Gerold Dayne, un chevalier des Météores. »

Celui-ci mit un genou en terre. La clarté de la lune fît étinceler ses prunelles sombres pendant qu’il examinait froidement la fillette.

« Il y a eu un Arthur Dayne, dit Myrcella. C’était l’un des chevaliers de la Garde Royale, à l’époque du roi Aerys le Dément.

— L’Epée du Matin. Il est mort.

— C’est vous, l’Epée du Matin, maintenant ?

— Non. Les hommes m’appellent Sombre astre, et j’appartiens à la nuit. »

Arianne entraîna l’enfant. « Vous devez avoir faim. Nous avons des dattes, du fromage et des olives et, comme boisson, de la citronnade sucrée. Mieux vaudrait toutefois ne pas trop manger ni trop boire. Quand vous aurez pris un peu de repos, nous devrons nous remettre en route. Ici, dans les dunes, il est toujours préférable de chevaucher de nuit, avant que le soleil ne s’élève à l’assaut du ciel. On soumet ainsi les chevaux à moins rude épreuve.

— Tout autant que les cavaliers, reprit Sylva Mouchette. Allons, Votre Grâce, venez vous réchauffer. Je me trouverais grandement honorée que d’être admise à vous servir personnellement. »

Pendant que la jeune femme entraînait la princesse vers le feu, Arianne s’aperçut que ser Gerold se tenait derrière elle. « Ma maison remonte à dix mille ans, gémit-il. Pour quelle raison mon cousin est-il l’unique Dayne dont tout le monde conserve le souvenir ?

— Il fut un chevalier des plus distingués, souligna ser Arys du Rouvre.

— Il possédait une épée des plus distinguées, rétorqua Sombre astre.

— Et un cœur des plus distingués. » Ser Arys s’empara du bras d’Arianne. « Princesse, je vous prie de m’accorder un moment d’entretien.

— Suivez-moi. » Elle l’emmena dans le sein des ruines. Sous son manteau, il portait un doublet de brocart d’or sur lequel étaient brodées les trois feuilles de chêne vertes de sa maison. Surmonté d’une pointe dentelée, le léger heaume d’acier qui le coiffait était enturbanné d’une écharpe jaune, selon la coutume dornienne. Ainsi vêtu, il aurait pu passer pour n’importe quel chevalier, n’eût été son manteau. De soie blanche toute chatoyante était celui-ci, pâle comme le clair de lune et aussi aérien qu’une brise. Un manteau de la Garde Royale, sans l’ombre d’un doute, le galant crétin. « Jusqu’à quel point la petite est-elle au courant ?

— Elle ne sait pas grand-chose. Avant notre départ de Port-Réal, son oncle lui a rappelé que j’étais son protecteur et que tous les ordres que je pourrais être amené à lui donner viseraient à assurer sa sécurité. Elle a également entendu retentir dans les rues de Lancehélion les clameurs vindicatives de la populace. Elle a compris qu’il ne s’agissait pas là d’une plaisanterie. Elle est brave, et beaucoup plus avisée qu’on ne l’est à son âge. Elle a fait tout ce que je lui demandais, et sans jamais poser la moindre question. » Il lui saisit de nouveau le bras, jeta un coup d’œil alentour puis baissa la voix. « Il y a d’autres nouvelles que vous devez absolument savoir. Tywin Lannister est mort. »

Ce fut un choc pour elle. « Mort ?

— Assassiné par le Lutin. La reine s’est adjugé la régence.

— Elle a fait cela ? » Une femme sur le Trône de Fer ? Après y avoir réfléchi un moment, Arianne décida que c’était une bonne chose. Si les seigneurs des Sept Couronnes finissaient par s’accoutumer à subir la férule de la reine Cersei, il leur serait d’autant plus facile de se mettre à genoux devant la reine Myrcella. Et lord Tywin avait été un adversaire dangereux ; lui disparu, les ennemis de Dorne seraient beaucoup plus faibles. Des Lannister tuant des Lannister, n’est-ce pas friand ? « Qu’est-il advenu du nain ?

— Il s’est enfui, répondit ser Arys. Cersei récompensera d’une seigneurie quiconque lui apportera sa tête. » Une fois parvenu dans une cour intérieure au carrelage à demi enfoui par l’invasion des sables, il la repoussa contre une colonne pour l’embrasser, tout en portant la main vers ses seins. Il lui prit un long baiser vorace et lui aurait volontiers retroussé les jupes, mais elle l’en empêcha en se dégageant vivement, rieuse. « Je vois que faire des reines vous excite, ser, mais le loisir nous fait défaut pour la bagatelle. Ce sera pour plus tard, je vous le promets. » Elle lui caressa la joue. « Vous n’avez pas rencontré de problèmes ?

— Sauf avec Trystan. Il voulait s’installer au chevet de Myrcella pour faire une partie de cyvosse avec elle.

— Il a eu les pustules rouges à l’âge de quatre ans, je vous en avais averti. On ne peut les avoir qu’une seule fois. Vous auriez plutôt dû faire courir le bruit qu’elle était atteinte par la léprose, et il n’aurait pas manqué de rester au diable.

— Lui peut-être, mais pas le mestre de votre père.

— Caleotte, fit-elle. Il a essayé de la voir ?

— Pas après que je lui eus décrit les pustules rouges qu’elle avait au visage. Il a déclaré qu’on ne pouvait rien faire jusqu’à ce que le mal ait achevé son cours, et il m’a remis un pot de baume pour apaiser les démangeaisons. »

En dessous de dix ans, personne ne mourait jamais des pustules rouges, mais elles pouvaient se révéler mortelles pour des adultes, et, dans son enfance, mestre Caleotte en avait été épargné. Arianne avait appris ce détail lors de son propre accès de pustules, à l’âge de huit ans. « Bon, dit-elle. Et la camériste ? Elle est convaincante ?

— D’un peu loin. Le Lutin l’avait choisie pour remplir ce rôle, de préférence à pas mal de filles de plus noble naissance. Myrcella l’a aidée à se boucler les cheveux et lui a peint elle-même la figure de pointillés. Elles ont une lointaine parenté. Port-Lannis fourmille de Lannys, Lannett, Lantell et autres moindres Lannister, et la moitié d’entre eux possèdent cette blondeur-là. Drapée dans la robe de chambre de la petite et le museau tout tartiné du baume du mestre…, elle aurait leurré même moi, dans une demi-pénombre. Il a été beaucoup plus ardu de trouver un homme pour prendre ma place. Pour la taille, Dack était le plus crédible, mais il est trop gras, aussi j’ai mis Rolder dans mon armure, en lui commandant de garder sa visière abaissée. Il a trois pouces de moins que moi, mais il se peut que personne ne s’en avise, dès lors que je ne suis pas là pour me tenir à côté de lui. De toute façon, il ne bougera pas des appartements de Myrcella.

— Quelques jours, voilà tout ce dont nous avons besoin. Passé ce délai, la princesse sera hors de la portée de mon père.

— Où ? » Il l’attira plus près de lui et, du bout du nez, lui fourragea le cou. « Il serait temps que vous m’informiez du reste de votre plan, ne croyez-vous pas ? »

Elle se mit à rire en le repoussant. « Non, il est seulement l’heure de repartir. »

La lune avait couronné la Vierge lunaire lorsqu’ils quittèrent en direction du sud et de l’ouest les ruines arides et ensablées de Roche Panachée. Arianne et ser Arys prirent la tête, avec entre eux Myrcella montée sur une jument fringante. Garin les talonnait, en compagnie de Sylva Mouchette, et les deux chevaliers dorniens chevauchaient à l’arrière-garde. Nous sommes sept, constata subitement Arianne au cours de leur progression. Ce détail lui avait échappé jusque-là, mais il lui parut de bon augure pour leur cause. Sept cavaliers en chemin vers la gloire. Un jour, les chanteurs nous immortaliseront tous. Drey s’était prononcé en faveur d’une troupe plus nombreuse, mais le risque d’éveiller une attention malvenue avait fait écarter cette option, sans compter celui de trahison qu’aurait doublé l’adjonction de tout complice supplémentaire. Voilà au moins une chose que mon père m’aura apprise. Lors même qu’il était plus jeune et plus vigoureux, Doran Martell avait fait preuve d’un caractère aussi prudent que féru de silences et de secrets soigneusement gardés. L’heure a sonné pour lui de se décharger de ses fardeaux, mais je ne souffrirai pas que l’on fasse le moindre affront ni à son honneur ni à sa personne. Elle le renverrait achever ce qu’il lui resterait d’années à vivre dans ses chers Jardins Aquatiques, entouré de marmousets rieurs et enivré par les parfums d’oranges et de limons. Oui, et Quentyn pourra toujours aller lui tenir compagnie. Une fois que j’aurai couronné Myrcella et libéré les Aspics des Sables, Dorne se ralliera comme un seul homme à mes bannières. A la rigueur, les Ferboys se déclareraient pour Quentyn, mais ils ne constituaient à eux seuls aucune menace. S’ils prenaient le parti de Tommen et des Lannister, elle les ferait anéantir des racines aux branches par Sombre astre.

« Je suis fatiguée, se plaignit Myrcella au bout de nombre d’heures de cavalcade. Y a-t-il encore beaucoup de route à faire ? Où est-ce que nous allons ?

— La princesse Arianne emmène Votre Grâce dans un endroit où vous serez en sécurité, lui affirma ser Arys.

— Nous avons à faire un long voyage, dit Arianne, mais il deviendra plus facile lorsque nous aurons atteint la Sang-vert. Nous y retrouverons quelques-uns des compatriotes de Garin, les orphelins de la rivière. Ils la remontent et la descendent à la perche, elle et ses affluents, à bord des bateaux qu’ils habitent, pratiquant la pêche et la cueillette des fruits, tout en accomplissant les travaux de toutes sortes qu’il faut accomplir.

— Ouais ! lança Garin de sa voix cordiale, et nous chantons et jouons et dansons sur l’eau, et nous connaissons mille et une manières de soigner les maux. Ma mère est la sage-femme la plus experte de Westeros, et mon père sait guérir les verrues.

— Comment pouvez-vous être des orphelins, si vous avez des pères et des mères ? demanda la petite.

— Ils sont les Rhoyniens, lui expliqua Arianne, et ils avaient pour Mère la rivière Rhoyne. »

Cela demeura incompréhensible pour Myrcella. « Je croyais que c’étaient vous, les Rhoyniens. Vous autres, je veux dire, les natifs de Dorne.

— Nous le sommes en partie, Votre Grâce. Si le sang de Nyméria coule dans mes veines, il est mêlé à celui de Mors Martell, le seigneur de Dorne qu’elle prit pour époux. Le jour de leur mariage, Nyméria brûla ses vaisseaux, afin que son peuple comprenne qu’il n’était plus question de pouvoir retourner en arrière. La plupart de ses sujets se réjouirent à la vue des flammes, car ils avaient subi des errances terribles et interminables avant de débarquer à Dorne, et les tempêtes, la maladie, l’esclavage les avaient privés d’une foule et pire encore des leurs. Il en fut néanmoins un petit nombre pour se désoler. Et comme ils n’aimaient pas plus ce pays sec et rouge que son dieu à sept faces, ils se cramponnèrent à leurs coutumes immémoriales, se fabriquèrent des navires en rassemblant vaille que vaille les débris des épaves et des coques incendiées, et ils devinrent de la sorte les orphelins de la Sang-vert. La Mère qui figure dans leurs chansons n’est pas notre Mère à nous, mais la Rhoyne, leur Mère à eux, dont les flots les avaient nourris depuis l’aube des jours.

— J’avais ouï dire que les Rhoyniens vénéraient une espèce de dieu tortue, déclara ser Arys.

— Le Vieil Homme de la Rivière est simplement une divinité secondaire, dit Garin. Lui aussi était né de la Rivière Mère, et il combattit le Roi Crabe pour assurer sa prépondérance sur toutes les créatures qui séjournent sous la surface des eaux courantes.

— Oh, fit Myrcella.

— Je sais que Votre Grâce livre de fameuses batailles, Elle aussi, fit Drey de sa voix la plus chaleureuse. On raconte que vous vous montrez sans merci vis-à-vis de notre brave prince Trystan, devant la table de cyvosse.

— Il dispose toujours ses carrés de la même façon, les montagnes toutes en première ligne, et ses éléphants dans les cols, répliqua-t-elle. Alors, moi, je n’ai plus qu’à y dépêcher mon dragon pour les lui dévorer.

— Est-ce que votre femme de chambre en dispute également des parties ? demanda-t-il ensuite.

— Rosamund ? Non. J’ai bien essayé de lui apprendre à jouer, mais elle a dit que les règles étaient trop compliquées.

— Elle est une Lannister, elle aussi ? s’enquit lady Sylva.

— Une Lannister de Port-Lannis, pas une Lannister de Castral Roc. Ses cheveux ont beau être de la même couleur que les miens, ils sont tout raides, au lieu de boucler naturellement. Elle ne me ressemble pas vraiment, mais, lorsqu’elle porte mes vêtements, les gens qui ne nous connaissent pas la prennent pour moi.

— Ce n’est donc pas la première fois que vous le faites, alors ?

— Oh non ! Nous nous sommes déjà substituées l’une à l’autre, à bord du Véloce, quand nous nous rendions à Braavos. Septa Eglantine m’avait mis de la teinture brune dans les cheveux. Elle a prétendu que c’était pour nous amuser, mais cela devait en fait garantir ma sécurité, au cas où il arriverait que le navire soit capturé par mon oncle Stannis. »

Comme les forces de l’enfant commençaient manifestement à s’épuiser, Arianne imposa une halte. Après avoir abreuvé leurs montures une fois de plus, ils prirent un brin de repos, tout en grignotant du fromage et des fruits. Myrcella partagea une orange avec Sylva Mouchette, tandis que Garin mangeait des olives et en crachait les noyaux à Drey.

Arianne s’était flattée d’atteindre la rivière avant le lever du soleil, mais on s’était mis en route beaucoup plus tard qu’elle ne l’avait projeté, de sorte qu’on se trouvait encore en selle quand le ciel s’empourpra à l’est. Sombre astre prit le trot pour se porter à sa hauteur. « Princesse, dit-il, j’adopterais une allure plus rapide, à votre place, à moins que vous n’ayez l’intention de tuer la petite, en définitive. Nous n’avons pas de tentes, et, de jour, les dunes sont cruelles.

— Je connais les dunes aussi bien que vous, ser », lui riposta-t-elle, quitte à se comporter d’ailleurs comme il le suggérait.

C’était là malmener les bêtes, mais elle aimait mieux s’exposer à perdre six chevaux qu’une seule princesse.

Un vent d’ouest ne tarda guère à souffler par rafales brûlantes et sèches qui vous criblaient de sable. Arianne rabattit son voile sur sa figure. Il était tissé de soie dont les teintes, dessus vert pâle et jaune dessous, se fondaient l’une dans l’autre en reflets moirés. Les menues perles vertes qui le faisaient plomber tintinnabulaient doucement entre elles au rythme de la chevauchée.

« Je sais pour quelle raison ma princesse porte un voile, dit ser Arys pendant qu’elle l’ajustait aux tempes de son heaume de cuivre. Sans cela, l’éclat de sa beauté éclipserait celui du soleil. »

Elle en fut réduite à s’esclaffer. « Non pas ! Votre princesse ne porte un voile que pour préserver ses yeux de la lumière éblouissante et sa bouche du sable. Vous feriez bien de l’imiter, ser. » Elle se demanda combien de temps son blanc chevalier avait mis à peaufiner cette galanterie pachydermique. Du Rouvre était un partenaire agréable au lit, mais l’esprit et lui faisaient décidément deux.

Ses Dorniens se voilèrent en même temps qu’elle, et Sylva Mouchette aida la petite princesse à se protéger du soleil comme eux, mais ser Arys demeura intraitable. Aussi son visage fut-il bientôt ruisselant de sueur, pendant que ses joues se fardaient d’un rose ardent. Encore un peu, et il cuira dans ces vêtements pesants, se fit-elle la réflexion. Il ne serait pas le premier. Au fil des siècles écoulés, mainte armée n’avait dévalé du Pas-du-Prince, bannières battantes, que pour venir se flétrir et griller sur les brûlants sables rouges de Dorne. « Les armoiries de la maison Martell comportent le soleil et la pique, les deux armes favorites des Dorniens, avait jadis écrit le Jeune Dragon dans sa fanfaronnante Conquête de Dorne, mais, des deux, c’est le soleil qui est la plus mortelle. »

Par bonheur, ils n’avaient pas en l’occurrence à traverser le fin fond des dunes mais uniquement une maigre tranche des terres arides. Il suffit à Arianne de repérer un faucon qui planait tout là-haut là-haut dans l’azur sans nuages pour savoir que le pire se trouvait derrière eux. Peu de temps après, ils tombèrent sur un arbre. Ce n’était jamais qu’un machin rabougri, tordu, muni d’autant d’épines que de feuilles, et qui appartenait à l’espèce appelée mangave des sables, mais il signifiait que l’on n’était plus très loin de l’eau.

« Nous y sommes presque, Votre Grâce », annonça joyeusement Garin à Myrcella lorsque se discernèrent devant eux de nouveaux mangaves groupés en taillis sur le pourtour du lit d’un ruisseau à sec. Le soleil frappait désormais à coups redoublés comme un marteau féroce, mais cela n’avait pas d’importance, puisque leur équipée touchait à sa fin. Ils firent halte pour abreuver de nouveau les chevaux, boire à longues goulées dans leurs gourdes et humecter leurs voiles, puis ils remontèrent en selle pour l’ultime étape. Au bout d’une demi-lieue, ils foulaient de l’herbe-au-diable et croisaient des bosquets d’oliviers. Une fois franchie une enfilade de collines rocheuses, l’herbe se fit plus verte et plus grasse, et des vergers de limoniers parurent, irrigués par un inextricable réseau de canaux séculaires. Garin fut le premier à distinguer les miroitements verts de la rivière et, poussant des clameurs, devança la troupe au galop.

La princesse Martell avait un jour franchi la Mander, en compagnie de trois des Aspics des Sables, à l’occasion d’une visite à la mère de Tyerne. Comparée à cette puissante voie d’eau, la Sang-vert méritait à peine l’appellation de rivière, ce qui ne l’empêchait pas d’incarner l’existence même de Dorne. Elle devait son qualificatif aux teintes glauques de ses flots nonchalants mais, à l’heure où ils s’en approchèrent, la lumière du soleil semblait lui faire rouler de l’or. Arianne avait rarement vu spectacle plus à son gré. La suite du programme ne devrait plus être qu’une flânerie sans problèmes, songea-t-elle, vers l’amont de la Sang-vert puis sur toute la partie du Vaith qu’une embarcation menée à la perche peut emprunter. La lenteur du voyage lui donnerait suffisamment de temps pour préparer Myrcella à tout ce qui devait advenir. Au-delà du Vaith les attendait le désert de sable. Pour en faire la traversée, ils auraient besoin de l’aide de La Gresserie et du Fourré l’Enfer, mais elle ne doutait pas de se la voir accorder. La Vipère Rouge avait grandi comme pupille à La Gresserie, et la maîtresse du prince Oberyn, Ellaria Sand, étant sa fille naturelle, lord Uller avait quatre Aspics des Sables pour petites-filles. C’est au Fourré l’Enfer que je couronnerai Myrcella et que je lèverai mes bannières.

Ils découvrirent le bateau à une demi-lieue vers l’aval, caché sous les branches pleureuses d’un gigantesque saule vert. Bas de rouf et larges par le travers, les barques à perche n’avaient pour ainsi dire pas de tirant d’eau ; le Jeune Dragon les avait dénigrées en les définissant comme « des gourbis construits sur des radeaux », mais ce n’était guère leur rendre justice. A moins d’appartenir à la classe la plus indigente des orphelins, elles étaient merveilleusement peintes et sculptées. Celle qu’ils avaient devant eux se distinguait par mille nuances de vert, par un gouvernail de bois recourbé en forme de sirène et par les masques de poissons qui vous dévisageaient au travers des balustres de son bastingage. Des perches, des cordages et des jarres d’huile d’olive encombraient ses ponts, et des lanternes en fer se balançaient à l’avant et à l’arrière. Cependant, Arianne n’apercevait pas l’ombre d’un orphelin. Où est donc l’équipage ? se demanda-t-elle.

Garin freina des quatre fers au pied du saule. « Holà, réveillez-vous, bougres de feignants vitreux ! lança-t-il en sautant à bas de sa selle. Votre reine est là, qui réclame son royal accueil ! Debout, dehors, nous allons nous régaler de chansons, de vin doux ! J’ai le gosier tout prêt pour… »

La porte du rouf s’ouvrit à la volée. En plein soleil sortit Areo Hotah, hallebarde au poing.

Garin sursauta, pétrifié. Arianne eut l’impression qu’une hache s’était plantée dans ses entrailles. Notre aventure n’était pas censée s’achever de cette manière. Ce coup de théâtre n’était pas supposé se produire. En entendant Drey s’exclamer : « Voilà bien la dernière figure que j’avais espéré voir ! », elle se rendit compte qu’elle devait agir. « Filons ! » cria-t-elle en bondissant de nouveau en selle. « Arys, protégez la princesse… »

Hotah martela le pont avec la hampe de sa hallebarde. De derrière le bastingage se dressèrent une douzaine de gardes, armés d’arbalètes ou de lances de jet. Il en apparut encore d’autres sur le toit de la cabine. « Rendez-vous, ma princesse, héla le capitaine, ou bien nous nous verrons obligés de tuer tout le monde, excepté la petite et vous-même, conformément aux ordres de votre seigneur père. »

La princesse Myrcella demeura immobile sur sa monture. A reculons, Garin s’éloigna lentement du bateau, mains en l’air.

Drey déboucla son ceinturon. « Le plus sage paraît de nous rendre, lança-t-il à l’adresse d’Arianne, tandis que son épée tombait pesamment à terre.

— Non ! » Sa lame au clair étincelant au soleil comme de l’argent, ser Arys du Rouvre poussa son cheval entre Arianne et les arbalétriers. Il avait déjà décroché son bouclier et glissé son bras gauche dans les courroies. « Vous ne vous emparerez pas d’elle tant qu’il me restera un souffle de vie. »

Espèce d’idiot téméraire !fut tout ce qu’elle eut le temps de penser, vous vous figurez faire quoi ?

Sombre astre éclata d’un rire sonore. « Etes-vous aveugle ou inepte, du Rouvre ? Ils sont trop nombreux. Relevez-moi cette épée-là !

— Faites ce qu’il dit », le pressa Drey.

Nous sommes dans la nasse, ser, aurait pu l’avertir Arianne. Votre mort ne nous en tirera pas. Si vous aimez votre princesse, rendez-vous. Mais, lorsqu’elle s’efforça de parler, les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Ser Arys du Rouvre la gratifia d’un dernier long regard, poignant de mélancolie, puis il enfonça ses éperons d’or dans les flancs de sa monture et chargea.

Il fonça tête baissée droit sur le bateau, son blanc manteau flottant dans son sillage. Arianne Martell n’avait jamais rien vu, tant s’en fallait, d’aussi galamment héroïque, ni, tant s’en fallait, d’aussi bête. « Noooon ! » s’époumona-t-elle d’une voix stridente, mais elle avait retrouvé trop tard l’usage de sa langue. Une arbalète vrombit, puis une autre. Hotah aboya un ordre. A si courte portée, l’armure du blanc chevalier le protégeait aussi bien que du parchemin. Le premier carreau transperça son lourd bouclier de chêne et le lui épingla à l’épaule. Le second lui égratigna la tempe. Une lance de jet se ficha dans le ventre de sa monture, mais celle-ci poursuivit néanmoins sa course et trébucha en heurtant la passerelle. « Non ! » hurlait une petite fille, une toute petite fille idiote. « Non ! Ceci n’était pas censé se produire ! » Elle entendait Myrcella piauler elle aussi, d’une voix que la peur rendait suraiguë.

La rapière de ser Arys tailla de droite et de gauche, et deux lanciers mordirent la poussière. Son grand destrier rua et frappa un arbalétrier en pleine figure alors qu’il s’évertuait à recharger son arme, mais les autres arbalètes s’étaient mises à tirer, emplumant l’animal de traits successifs qui touchaient au but avec tant de violence qu’ils le renversèrent et, ses jambes se dérobant sous lui, le firent s’écrouler d’une masse en travers du pont. Son cavalier réussit comme par miracle à s’en dégager d’un bond. Il accomplit même l’exploit de conserver son épée au poing, et il rassemblait tant bien que mal ses genoux auprès de la bête agonisante lorsque…

… lorsqu’il découvrit Areo Hotah campé devant lui.

Il tenta de parer, mais pas assez vite. La hallebarde lui détacha le bras droit de l’épaule, reprit son essor en tournoyant dans des embruns sanglants, revint comme l’éclair s’abattre en un terrible revers à deux mains qui trancha net la tête du blanc chevalier et l’envoya voler, roulant sur elle-même, à travers les airs, avant d’atterrir parmi les roseaux, et puis la Sang-vert engloutit le rouge avec un plouf moelleux.

Arianne ne se souvint pas d’avoir dévalé de sa selle. Peut-être avait-elle fait une chute. Elle ne se souvenait pas de cela non plus. En tout cas, elle se retrouva à quatre pattes dans le sable, tremblant de tous ses membres, en sanglots et vomissant tout ce qu’elle savait. Non, voilà tout ce qui lui traversait la cervelle. Non, personne, il ne devait arriver de mal à personne, j’avais prévu tous les détails, je m’étais montrée si prudente… Elle entendit Areo Hotah rugir : « A ses trousses ! Il ne faut pas qu’il s’échappe ! A ses trousses !* Myrcella se trouvait par terre et gémissait, secouée de convulsions, blême et se tenant la figure à deux mains, du sang ruisselant à travers ses doigts. Arianne n’y comprenait rien. Des hommes étaient en train de se jucher sur des chevaux, pendant qu’un essaim d’autres se ruaient sur elle et ses compagnons, mais rien de tout cela ne signifiait rien. Elle avait sombré dans un rêve, dans un épouvantable cauchemar pourpre. Ceci ne peut être réel. Je vais bientôt me réveiller, et je rirai de mes terreurs nocturnes.

Lorsqu’on chercha à lui attacher les mains derrière le dos, elle ne résista pas. L’un des gardes la remit debout sans ménagement. Il portait les couleurs de son père. Un autre se pencha pour rafler dans sa botte le poignard de jet qu’elle avait reçu en présent de sa cousine, lady Nym.

Areo Hotah le prit des mains de l’homme et se renfrogna en l’examinant. « Le prince m’a ordonné de vous ramener à Lancehélion », annonça-t-il. Il avait les joues et le front tout éclaboussés par le sang de ser Arys du Rouvre. « Je suis désolé, petite princesse. »

Arianne leva vers le capitaine un visage ruisselant de larmes. « Mais comment se fait-il qu’il ait pu savoir ? lui demanda-t-elle en balbutiant. Je m’étais montrée si prudente… Comment a-t-il pu savoir ?

— Quelqu’un a bavardé. » Hotah haussa les épaules. « Quelqu’un bavarde toujours. »

Загрузка...