CERSEI

Trois maudits imbéciles avec un sac de cuir,songea la reine tandis qu’ils s’agenouillaient devant elle. Leur aspect suffisait à la dépiter par avance. Toujours une chance à courir, admettons.

« Votre Grâce, lui souffla discrètement Qyburn, le Conseil restreint…

— … voudra bien attendre mon bon plaisir. Il se peut que nous soyons en mesure de lui apporter la nouvelle de la mort d’un traître. » De l’autre bout de la ville, au loin, les cloches du Septuaire de Baelor chantaient leur chanson funèbre. Il n’en sonnera pas une seule pour toi, Tyrion, songea Cersei. Je plongerai ta tête dans le goudron, et je livrerai aux chiens ton corps déjeté. « Debout, dit-elle aux lords potentiels. Montrez-moi ce que vous m’avez apporté. »

Ils se relevèrent ; ils étaient laids et vêtus de haillons. L’un d’eux avait un furoncle au cou, et ni lui ni ses compagnons ne s’étaient lavés depuis six bons mois. La perspective de lordifier semblable racaille la divertit. Je pourrais les asseoir auprès de Margaery pendant les festins. Lorsque l’imbécile en chef dénoua le cordon qui fermait le sac et se mit à farfouiller dedans, l’odeur de pourriture qui envahit sa salle d’audiences privée lui évoqua celle d’une rose fétide. La tête qu’exhiba finalement l’homme était d’un gris verdâtre et grouillait d’asticots. Elle pue comme Père. Dorcas émit un hoquet, tandis que Jocelyn se couvrait la bouche et se mettait à vomir.

La reine examina sa prise sans broncher. « Ce n’est pas le bon nain que vous avez tué, prononça-t-elle enfin, chacun de ses mots suant la rancœur.

— Si fait que ça l’est, eut l’impudence de maintenir l’un des imbéciles. Forcément que ça devait être lui, ser. Un nain, regardez. Gâté qu’il est un chouïa, c’est tout.

— Il lui a aussi poussé un nouveau nez, observa Cersei. Et un plutôt bulbeux, je dirais. Tyrion avait eu le sien emporté au cours d’un combat. »

Les trois imbéciles échangèrent un coup d’œil. « Par personne qu’on était avertis, nous, déclara celui qui tenait la tête. Çui-là te vous venait, marchant ’vec un de ces culots que c’était un plaisir, nain faut voir comme, et puis tellement moche, en p’us, qu’on s’est pensé, nous…

— ’la dit qu’il était un moineau, ajouta le furoncle, et toi, t’as dit qu’il mentait. » Ces derniers mots s’adressaient au troisième.

L’idée qu’elle avait fait attendre son Conseil restreint pour cette pitrerie mit la reine en colère. « Vous m’avez fait perdre mon temps, et vous avez assassiné un innocent. Ce sont vos propres têtes que je devrais faire trancher. » Seulement, si elle agissait de la sorte, le prochain candidat risquerait d’hésiter et de laisser le Lutin glisser à travers les mailles du filet. Elle aimait mieux empiler des nains morts sur dix pieds de haut que de jamais laisser cela se produire. « Retirez-vous de ma vue.

— Ouais, Vot’ Grâce, fit le furoncle. On vous demande plein de pardons.

— Vous voulez la tête ? proposa le type qui la tenait.

— Donnez-la à ser Meryn. Non, dans le sac, bougre de crétin. Oui. Ser Osmund, reconduisez-les. »

Trant déblaya la pièce de la tête et Potaunoir des bourreaux, ne laissant pour pièce à conviction de leur visite que le déjeuner de dame Jocelyn. « Nettoie-moi ça tout de suite », lui ordonna la reine. C’était en l’occurrence la troisième tête qu’on lui eût livrée. Au moins celle-ci était-elle bien d’un nabot. La précédente s’était simplement révélée celle d’un affreux morpion.

« Quelqu’un finira bien par retrouver le nain, n’ayez crainte, lui garantit ser Osmund. Et quand ça sera fait, on le tuera nous-mêmes une bonne fois. »

Le ferez-vous ? La nuit précédente, Cersei avait rêvé de la vieille aux bajoues granuleuses et des coassements qui lui avaient valu d’être surnommée Maggy la Grenouille par tout Port-Lannis. Si Père avait su ce qu’elle m’a prédit, il lui aurait fait arracher la langue. Cersei s’était toujours gardée d’en souffler mot à qui que ce soit, même à Jaime. Melara prétendait que, si nous ne parlions jamais de ses prophéties, nous finirions par les oublier. Elle affirmait qu’une prophétie oubliée ne pouvait pas se réaliser.

« J’ai partout des mouchards attachés à flairer la piste du Lutin, Votre Grâce », intervint Qyburn. Il s’était façonné une espèce de tenue qui ressemblait beaucoup à des robes de mestre, mais blanche au lieu d’être grise, d’un blanc aussi immaculé que les manteaux de la Garde Royale. Des volutes d’or en ornaient l’ourlet, les manches et le haut col dur, et une écharpe d’or lui ceignait la taille. « A Villevieille, Goëville, Dorne et même dans les Cités libres. En quelque lieu qu’il puisse chercher refuge, mes chuchoteurs ne manqueront pas de le repérer.

— Vous présumez qu’il a quitté Port-Réal. N’empêche qu’il pourrait tout aussi bien se tenir tapi dans le Septuaire de Baelor et être justement en train de se suspendre aux cordes des cloches pour nous assommer de cet affreux tapage. » Avec une grimace acrimonieuse, elle laissa Dorcas l’aider à se mettre debout. « Venez, messire. Mon Conseil attend. » Elle s’accrocha au bras de Qyburn pendant qu’ils descendaient l’escalier. « Vous vous êtes occupé de la petite tâche que je vous avais confiée ?

— Oui, Votre Grâce. Je suis confus qu’elle ait pris tant de temps. Une tête aussi colossale… Il a fallu des heures et des heures aux fourmis pour la dépouiller de sa chair. En guise d’excuses, j’ai doublé de feutre un coffret d’ébène et d’argent, pour rendre plus séante la présentation du crâne.

— Un sac de jute conviendrait autant. Le prince Doran veut sa tête. Il se souciera comme d’une guigne de l’aspect de la boîte servant à l’envoi. »

Les volées de cloches étaient encore plus assourdissantes dans la cour. Il n’était jamais qu’un Grand Septon. Combien de temps nous faudra-t-il encore subir ce chahut ? Les sonneries avaient beau être plus mélodieuses que les hurlements de la Montagne auparavant, tout de même… !

Qyburn eut l’air de deviner ses pensées du moment. « Le glas s’interrompra dès la tombée du jour, Votre Grâce.

— Cela sera un prodigieux soulagement. Mais comment pouvez-vous savoir ?

— Savoir est la nature même de mes fonctions. »

Varys nous avait tous amenés à croire qu’il était irremplaçable. Quels idiots nous faisions ! Aussitôt que la reine avait consenti à ce qu’il devienne de notoriété publique que Qyburn occupait la place de l’eunuque, la vermine habituelle s’était empressée sans perdre une seconde de se faire connaître du nouveau titulaire, afin de troquer ses chuchotements contre une pincée de liards. Le nœud de tout, depuis toujours, c’était l’argent, pas l’Araignée. Qyburn nous servira de façon tout aussi satisfaisante. Elle se promettait un vif plaisir de contempler la grimace que ferait Pycelle en voyant son confrère déchu s’installer sur son siège.

Un chevalier de la Garde était toujours posté sur le palier, devant la chambre du Conseil, lorsque le Conseil restreint tenait ses séances. Aujourd’hui, c’était le tour de ser Boros Blount. « Ser Boros, lui décocha la reine sur un ton badin, je vous trouve le teint bien gris, ce matin. Quelque chose que vous auriez mangé, d’aventure ? » Jaime avait fait de lui le taste-mets du roi. Une tâche friande, mais humiliante pour un chevalier. Blount ne goûta pas non plus la plaisanterie. Ses fanons flasques en tremblotaient pendant qu’il tenait la porte ouverte devant eux.

Les conseillers firent silence à leur entrée. Lord Gyles toussa en guise de bienvenue, suffisamment fort pour réveiller Pycelle. Les autres se levèrent en marmottant des amabilités. Cersei leur condescendit l’ombre d’un sourire. « Messires, je sais que vous me pardonnerez mon retard.

— Nous nous trouvons ici pour servir Votre Grâce, répondit ser Harys Swyft. C’est un plaisir pour nous tous que de devancer votre arrivée.

— Chacun de vous connaît lord Qyburn, je suis sûre. »

La réaction du Grand Mestre Pycelle combla son attente. « Lord Qyburn ? » réussit-il à sortir, non sans s’empourprer. « Votre Grâce, ce… Un mestre jure sa foi par des vœux sacrés de ne tenir ni terres ni titres seigneuriaux…

— Votre Citadelle l’a dépouillé de sa chaîne, lui rappela-t-elle. S’il n’est pas mestre, il ne peut pas être engagé par des vœux de mestre. Nous donnions également du lord à l’eunuque, souvenez-vous. »

Pycelle en bafouilla. « Cet individu n’est… Il ne possède pas d’aptitudes à…

— N’allez pas vous permettre de me parler d’aptitudes. Pas après le pestilentiel objet de risée que vous avez fait du cadavre de mon seigneur père.

— Votre Grâce ne peut pas penser… » Il brandit précipitamment une main tavelée, comme pour se préserver d’un soufflet. « Les sœurs silencieuses avaient retiré les entrailles et les viscères de lord Tywin, drainé son sang… Toutes les précautions avaient été prises avec le dernier soin…, son corps était rempli de sels et d’herbes odoriférantes…

— Oh, épargnez-moi ces détails répugnants ! J’ai bien senti les résultats de votre dernier soin. Grâce à ses arts de guérisseur, lord Qyburn a sauvé la vie de mon frère, et je ne doute pas un seul instant qu’il ne serve le roi de manière plus compétente que ne le faisait ce minaudier d’eunuque. Messire, vous connaissez vos collègues du Conseil ?

— Dans le cas contraire, Votre Grâce, je serais un pitoyable informateur. » Là-dessus, Qyburn s’assit entre Orton Merryweather et Gyles Rosby.

Mes conseillers. Elle avait là déraciné tous les rosiers, ainsi que tous les gens redevables de quelque chose à son oncle et à son frère. A leur place se trouvaient des hommes sur la loyauté personnelle desquels elle pourrait compter. Elle leur avait même conféré de nouveaux titres, empruntés aux Cités libres, de manière à ce que sa Cour n’ait pas d’autre « maître » qu’elle-même. Orton Merryweather était son justicier, Gyles Rosby son lord trésorier. Aurane Waters, le beau jouvenceau bâtard de Lamarck, serait son grand amiral.

Et, pour lui tenir lieu de Main, ser Harys Swyft.

Mollasson, chauve et obséquieux, ce dernier avait une absurde petite houppette de barbe blanche à l’emplacement qu’occupait le menton chez la plupart des êtres humains. Ouvragé en perles de lapis-lazuli, le coq nain bleu de sa maison barrait le plastron de son pourpoint de peluche jaune. Ser Harys portait par là-dessus un mantelet de velours bleu frappé d’une centaine de mains d’or. Sa désignation l’avait plongé dans le ravissement, trop bouché qu’il était pour se rendre compte qu’elle le vouait moins au rôle de Main que d’otage. Dame sa fille était l’épouse de l’oncle Kevan, lequel adorait icelle en dépit de son absence de menton, de ses pattes de volaille et de la platitude de son bréchet. Aussi longtemps que la reine tiendrait le sieur Swyft à sa botte, le sieur Lannister devrait y réfléchir à deux fois avant de s’opposer à elle. Un beau-père n’est assurément pas l’otage idéal, mais tant vaut un piètre bouclier que pas de bouclier du tout.

« Est-ce que le roi va se joindre à nous ? s’enquit lord Merryweather.

— Mon fils est en train de s’amuser avec sa petite reine. Pour l’instant, l’idée qu’il se fait de la royauté se cantonne au bonheur d’imprimer le sceau royal sur des paperasses. Sa Majesté est encore d’un âge trop tendre pour appréhender les affaires d’Etat.

— Et notre valeureux lord Commandant ?

— Ser Jaime est pour l’heure occupé à se faire ajuster une main chez son armurier. Nous sommes tous las du spectacle qu’il donne avec ce vilain moignon, je le sais. Et m’est avis que ces réunions lui sembleraient aussi barbantes qu’à Tommen. » Cette dernière réflexion fit glousser Aurane Waters. Bon, songea Cersei, plus ils s’en rient, moins il incarne une menace. Laissons-les rire. « Est-ce que nous avons du vin ?

— Oui, Votre Grâce. » Sans être d’une beauté flagrante, avec son grand nez grumeleux et sa crinière indisciplinée d’un orange rougeâtre, Orton Merryweather se montrait toujours d’une courtoisie sans faille. « Nous avons du rouge de Dorne et du La Treille auré, ainsi qu’un hypocras doux grand cru de Hautjardin.

— L’auré, je pense. Je trouve aux vins de Dorne autant d’âpreté qu’aux Dorniens. » Tandis que Merryweather lui emplissait sa coupe, Cersei déclara : « Je présume que nous ne ferions pas plus mal de commencer par eux. »

En dépit du tremblement qui lui affectait encore les lèvres, le Grand Mestre Pycelle réussit à se débrouiller pour retrouver sa langue. « Votre serviteur. Le prince Doran a fait incarcérer les séditieuses bâtardes de son frère, mais Lancehélion demeure en effervescence. Le prince écrit qu’il ne peut se flatter d’apaiser les vagues avant d’avoir reçu la justice que vous lui avez promise.

— Certainement. » Quelqu’un d’horripilant, ce prince. « Sa longue attente touche à son terme. J’expédierai incessamment Balon Swann à Lancehélion lui livrer la tête de Gregor Clegane. » Ser Balon serait aussi chargé d’une autre mission, mais il était préférable de taire cet aspect des choses.

« Ah. » Ser Harys Swyft tripatouilla sa ridicule barbichette entre le pouce et l’index. « Il est mort, alors ? Ser Gregor ?

— J’inclinerais à le penser, messire, fit en pince-sans-rire Aurane Waters. J’ai ouï dire que séparer la tête du corps est souvent mortel. »

Cersei le gratifia d’un sourire ; un rien d’esprit n’était pas pour lui déplaire, dans la mesure où il ne la prenait pas elle-même pour cible. « Ser Gregor a succombé à ses blessures, exactement comme l’avait prédit le Grand Mestre Pycelle. »

Celui-ci rumina un grognement inarticulé puis foudroya Qyburn d’un regard venimeux. « La pique était empoisonnée. Personne au monde n’aurait pu le sauver.

— C’est bien ce que vous disiez. Je m’en souviens parfaitement. » La reine se tourna vers sa Main. « De quoi parliez-vous quand je suis arrivée, ser Harys ?

— Moineaux, Votre Grâce. D’après Septon Raynard, il y en aurait déjà quelque deux milliers dans la ville, et leur nombre se grossit chaque jour de nouveaux arrivants. Les prédications de leurs meneurs ont pour thèmes l’approche de cataclysmes et l’idolâtrie du démon… »

Cersei prit un avant-goût de son vin. Délicieux. « Et depuis bien longtemps, n’est-ce pas votre avis ? De quel autre terme qualifieriez-vous ce dieu rouge qu’adore Stannis, sinon de démon ? La Foi devrait combattre un fléau pareil. » L’idée lui avait été soufflée par ce petit malin de Qyburn, décidément précieux. « Feu notre Grand Septon s’est montré beaucoup trop coulant, je crains. L’âge avait affaibli sa vue et sapé son énergie.

— C’était un vieil homme en bout de course, Votre Grâce. » Qyburn sourit à Pycelle. « Sa disparition n’aurait pas dû nous surprendre. Nul ne saurait demander bénédiction plus insigne que de s’éteindre chargé d’ans, paisiblement, durant son sommeil.

— Non, convint Cersei, mais il nous faut espérer que son successeur se montre plus robuste. Mes amis de l’autre colline m’assurent que celui-ci sera selon toute vraisemblance ou Torbert ou Raynard. »

Le Grand Mestre Pycelle s’éclaircit la gorge. « Je possède moi-même des amis parmi Leurs Saintetés, et ils parlent, eux, de Septon Ollidor.

— Gardez-vous de compter pour rien le dénommé Luceon, dit Qyburn. La nuit dernière, il a régalé trente de Leurs Saintetés de cochon de lait arrosé de La Treille auré, tandis qu’au grand jour il distribue du pain de munition aux pauvres afin de prouver sa pieuse charité. »

Tous ces caquetages à propos de septons paraissaient ennuyer Aurane Waters autant que Cersei. Vus de tout près, comme cela, ses cheveux étaient d’une teinte plus proche de l’argent que de l’or, et il avait des yeux gris-vert, alors que ceux du prince Rhaegar étaient violets. Et néanmoins, la ressemblance… Elle se demanda si Waters consentirait à lui sacrifier sa barbe. Il avait beau être son cadet de quelque dix ans, il la désirait ; elle le voyait à sa seule façon de la regarder. Des hommes l’avaient admirée de cette façon-là dès l’époque où ses seins s’étaient mis à bourgeonner. Parce que j’étais si belle, ils disaient, mais Jaime était beau, lui aussi, et ils ne le dévisageaient jamais de cette façon-là. Quand elle était toute petite encore, il lui arrivait de s’amuser à mettre les vêtements de son frère. Et ça la suffoquait toujours de voir à quel point l’attitude des hommes envers elle était différente quand ils la prenaient pour Jaime. Même et y inclus lord Tywin en personne…

Pycelle et Merryweather continuant plus que jamais à se chicaner sur l’identité plausible du nouveau Grand Septon, « Tel ou tel nous servira aussi bien que tel autre, intervint brusquement la reine, mais, quel que soit finalement l’attributaire de la couronne de cristal, son devoir sera de prononcer un anathème à l’encontre du Lutin ». Le Grand Septon défunt s’était montré remarquablement silencieux sur le chapitre de Tyrion. « Quant à ces moineaux roses, aussi longtemps qu’ils ne prêchent aucune félonie, c’est le problème de la Foi, pas le nôtre. »

Lord Orton et ser Harys murmurèrent en être d’accord. La tentative de Gyles Rosby pour abonder dans le même sens se désintégra dans des quintes de toux. Cersei se détourna, écœurée, pendant qu’il se convulsait pour crachouiller un glaviot sanguinolent. « Mestre, avez-vous apporté la lettre reçue du Val ?

— Oui, Votre Grâce. » Pycelle la cueillit dans son monceau de paperasses et la lissa soigneusement. « C’est une déclaration, plutôt qu’une lettre. Cosignée à Roche-aux-runes par Yohn Royce le Bronzé, par lady Vanbois, par les lords Veneur, Rougefort et Belmore, ainsi que par Symond Templeton, le Chevalier de Neufétoiles. Qui ont tous apposé leurs sceaux. Ils écrivent… »

Des tas de saletés. « Libre à messeigneurs d’en faire la lecture, s’ils le désirent. Royce et sa clique sont en train de masser des troupes au bas des Eyrié. Ils entendent démettre Littlefinger de ses fonctions de lord Protecteur du Val, et par la force si nécessaire. La question est : nous en laverons-nous les mains ?

— Est-ce que lord Baelish réclame notre aide ? demanda Harys Swyft.

— Pas jusqu’ici. A la vérité, cette affaire ne semble pas le troubler du tout. Il ne mentionne les rebelles que de manière très laconique dans sa dernière missive, avant de solliciter la faveur que je fasse envoyer par mer certaines des vieilles tapisseries de la collection de Robert. »

Ser Harys tripota sa barbichette mentonnière. « Et ces nobles signataires de la déclaration, est-ce qu’ils en appellent au roi, eux, pour qu’il leur donne un coup de main ?

— Ils n’en font rien.

— Dans ce cas… Peut-être n’avons-nous pas à nous mêler de quoi que ce soit.

— Il serait on ne peut plus tragique qu’une guerre éclate dans le Val, observa Pycelle.

— Une guerre ? » Orton Merryweather se mit à rire. « Lord Baelish est quelqu’un de très amusant, mais les guerres ne se livrent pas à coups de bons mots. Je doute qu’il y ait la moindre effusion de sang. Et puis nous importe-t-il vraiment de savoir qui administre la tutelle du petit lord Robert, pourvu que le Val s’acquitte de ses impôts ? »

Non, décida Cersei. Pour parler franc, Littlefinger s’était révélé d’un meilleur usage à la Cour. Il avait un don pour trouver de l’or, et il ne toussait jamais. « L’argumentation de lord Orton m’a persuadée. Mestre Pycelle, mandez à nos sires déclarants qu’il ne doit être fait aucun dommage à Petyr. A cette réserve près, la Couronne se fait un plaisir de ratifier par avance quelques dispositions qu’ils puissent prendre en ce qui concerne le gouvernement du Val jusqu’à la majorité de Robert Arryn.

— Parfait, Votre Grâce.

— Nous serait-il possible d’aborder le sujet de la flotte ? demanda Aurane Waters. Moins d’une douzaine de nos navires ont réchappé de la fournaise de la Néra. Il nous faut coûte que coûte reconstituer notre puissance maritime. »

Ser Harys Swyft acquiesça d’un hochement. « La puissance maritime est une chose des plus essentielles.

— Est-ce que nous pourrions employer les Fer-nés ? questionna Merryweather. L’ennemi de notre ennemi ? En quoi consisteraient les exigences du Trône de Grès pour prix d’une alliance avec nous ?

— Ils veulent le Nord, répondit le Grand Mestre Pycelle, seulement, le noble père de notre reine l’a déjà promis à la maison Bolton.

— Comme c’est ennuyeux…, fit Merryweather. Reste cependant que le Nord est vaste. Il ne serait pas difficile d’en démembrer le territoire. Et les conventions que l’on passerait n’ont pas besoin d’être permanentes. Je ne vois pas pourquoi Bolton refuserait d’y consentir, s’il se voit donner la garantie formelle que nous grossirions ses propres forces avec toutes les nôtres, une fois liquidé Stannis…

— J’avais entendu dire que Balon Greyjoy était mort, reprit Harys Swyft. Est-ce que nous savons qui gouverne les Iles à présent ? Lord Balon avait-il un fils ?

« Léo ? s’étouffa lord Gyles. Theo ?

— Theon. Lequel a été élevé à Winterfell, en qualité d’otage et pupille d’Eddard Stark, précisa Qyburn. Il n’y a pas d’apparence qu’il soit de nos amis.

— Le bruit courait qu’il avait été tué, dit Merryweather.

— Il était fils unique ? » Ser Harys Swyft tirailla les trois poils de sa barbichette. « Des frères. Il y avait des frères. N’est-ce pas qu’il y en avait ? »

Confrontée cette fois au mutisme de Qyburn, Varys l’aurait su, lui, s’irrita Cersei. « Je trouve hors de propos d’envisager que nous fassions couche commune avec cette minable bande d’encornets. Leur tour viendra, sitôt que nous en aurons fini avec Stannis. Ce qu’il faut avoir à tout prix, c’est une flotte qui nous appartienne en propre.

— Je serais quant à moi d’avis que nous construisions de nouveaux dromons, dit Aurane Waters. Dix, pour commencer.

— Et les fonds nécessaires, d’où les tirera-t-on ? » demanda Pycelle.

Lord Gyles prit cette question pour une invite à recommencer à tousser. Ce qui lui fit expectorer une bolée plus copieuse de glaires rosâtres qu’il se dépêcha de dissimuler dans son éternel carré de soie rouge. « Il n’y a pas de… », bafouilla-t-il néanmoins, jusqu’à ce que l’accès mange le reste de sa phrase. « … non… nous ne dispo… »

Ce ballot de Swyft honora pour une fois son patronyme d’assez de vivacité[1] d’esprit pour saisir ce que sous-entendaient les intervalles entre les quintes. « Les revenus de la Couronne n’ont jamais été plus magnifiques, lui opposa-t-il. Je tiens ce détail-là de ser Kevan en personne. »

Lord Gyles Rosby éructa par salves : « … dépenses… manteaux d’or… »

Ces objections-là, Cersei les lui avait déjà entendu exprimer. « Notre lord trésorier cherche à dire que nous avons trop de manteaux d’or et trop peu d’or. » La toux de Rosby finissait par lui taper sur les nerfs. Il aurait peut-être mieux valu prendre Garth la Brute, en définitive. « Tout considérables qu’ils sont, les revenus de la Couronne ne sauraient suffire à éponger les dettes de Robert. En conséquence, j’ai décidé de différer le remboursement des sommes dues à la Sainte Foi et à la Banque de Fer de Braavos jusqu’à la fin des hostilités. » Le nouveau Grand Septon s’en tordrait sans doute ses mains sacrées, et les Braaviens ne laisseraient pas que de la tanner de piaulements hystériques, et puis alors ? « Les sommes mises de côté seront employées à la construction de notre nouvelle flotte.

— Votre Grâce fait là preuve de prudence, abonda lord Merryweather. Cette mesure est la sagesse même. Et elle s’impose effectivement jusqu’à ce que la guerre soit terminée. J’y souscris de grand cœur.

— Moi aussi, dit ser Harys.

— Votre Grâce, intervint Pycelle d’une voix tremblante, cela suscitera plus d’ennuis que vous ne l’imaginez, je crains. La Banque de Fer…

— … a toujours son siège à Braavos, loin d’ici, sur l’autre rive du détroit. Elle aura son or de toute façon, mestre. Un Lannister paie toujours ses dettes.

— Les Braaviens ont aussi leur propre devise. » La chaîne embijoutée de Pycelle tintinnabula doucement. « “La Banque de Fer obtiendra toujours son dû”, dit-elle.

— La Banque de Fer obtiendra son dû lorsque je le décréterai. Jusque-là, la Banque de Fer attendra respectueusement. Lord Waters, mettez donc en chantier vos navires de course.

— Très bien, Votre Grâce. »

Ser Harys fouilla parmi des paperasses. « La question suivante : nous avons reçu de lord Frey une lettre qui fait état de certaines réclamations…

— Combien lui faut-il encore de terres et d’honneurs, à ce requin-là ? aboya la reine. Sa mère devait avoir trois mamelles !

— Messeigneurs risquent de ne pas être au courant, intervint Qyburn, mais il y a, dans les gargotes et les assommoirs de la ville, des individus qui suggèrent que la Couronne pourrait bien avoir été peu ou prou complice du crime perpétré par lord Walder. »

Ses collègues du Conseil le dévisagèrent d’un air perplexe. « Est-ce aux Noces Pourpres que vous faites allusion ? demanda Aurane Waters.

— Crime ? » fit ser Harys.

Pycelle se racla la gorge.

Lord Gyles fut repris par sa toux.

« Nos fameux moineaux se montrent particulièrement virulents, les avertit Qyburn. Les Noces Pourpres ont bafoué toutes les lois humaines et divines, disent-ils, et ceux qui y ont trempé sont voués à la damnation. »

Cersei ne fut pas longue à saisir ce qu’il voulait dire. « Lord Walder devra bientôt affronter le jugement du Père. Il est très âgé. Laissez les moineaux cracher sur sa mémoire. Cela ne nous concerne en rien.

— Non, fit ser Harys.

— Non, confirma Merryweather.

— Nul n’en saurait douter, dit Pycelle, tandis que lord Gyles s’étouffait de nouveau.

— Quelques postillons sur la tombe de lord Walder ne devraient guère perturber la paix des vers, convint Qyburn, mais il pourrait aussi se révéler utile de châtier quelqu’un, le cas échéant, pour les Noces Pourpres. Une poignée de têtes Frey, voilà qui ne manquerait pas d’efficacité pour calmer la rancœur du Nord.

— Lord Walder n’acceptera jamais de sacrifier les siens, affirma Pycelle.

— Non…, rêva Cersei, mais ses héritiers peuvent se montrer moins sourcilleux. Lord Walder nous fera incessamment la politesse de mourir, il est permis de l’espérer. De quel meilleur moyen le nouveau seigneur des Jumeaux disposerait-il pour se débarrasser d’encombrants demi-frères, de cousins déplaisants, de sœurs intrigantes que de leur faire nommément porter la responsabilité du massacre ?

— Pendant que nous attendons la disparition de lord Walder, il se pose un autre problème, avança Aurane Waters. La Compagnie Dorée a rompu son contrat avec Myr. Dans les environs des docks, il m’est revenu aux oreilles que lord Stannis l’a engagée pour son propre compte et s’occupe à lui faire actuellement traverser le détroit.

— Avec quoi la paierait-il ? demanda Merryweather. Avec de la neige ? Ce n’est pourtant pas pour rien qu’elle se fait appeler la Compagnie Dorée. Quelles quantités d’or Stannis a-t-il en sa possession ?

— Médiocres, lui assura Cersei. Lord Qyburn a bavardé avec les hommes d’équipage de la galère de Myr qui mouille dans la baie. Ils déclarent formellement que la Compagnie Dorée s’est mise en route pour Volantis. Si son intention est bien de passer à Westeros, alors elle marche dans la mauvaise direction.

— Peut-être que ces mercenaires en ont finalement assez de se battre pour le parti des perdants, suggéra Merryweather.

— Il y a aussi de ça, lui accorda la reine. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’apercevoir que notre guerre est gagnée d’avance. Accalmie subit le blocus de lord Tyrell. Vivesaigues est assiégée par mon cousin Daven, notre nouveau Gouverneur de l’Ouest, et par les Frey. Les vaisseaux de lord Redwyne ont déjà franchi le pas de Torth, et ils remontent la côte à pleines voiles. Il ne reste à Peyredragon qu’une maigre flottille de bateaux de pêche pour s’opposer à son débarquement. Le château peut tenir quelque temps, mais, une fois maîtres du port, nous serons en mesure de couper la garnison de l’accès à la mer. Dès lors, il ne restera plus que Stannis comme trouble-fête.

— Si les rapports de lord Janos méritent quelque foi, il serait en train d’essayer de faire cause commune avec les sauvageons, avertit Pycelle.

— Des primitifs en peaux de bêtes, laissa tomber de tout son haut Orton Merryweather. Faut-il qu’il soit désespéré, vraiment, pour aller se chercher pareils alliés !

— Aussi stupide que désespéré, renchérit la reine. Les Nordiens détestent les sauvageons. Roose Bolton ne devrait pas avoir grand-peine à les gagner à notre cause. Un petit nombre d’entre eux se sont déjà ralliés à son bâtard de fils pour l’aider à nettoyer Moat Cailin de ces maudits Fer-nés et à déblayer le chemin du retour devant le sire de Fort-Terreur. Ombrais, Rysouël… J’oublie les autres noms. Même Blancport est sur le point de se joindre à nous. Son seigneur et maître est tombé d’accord pour marier d’un coup ses deux petites-filles à nos amis Frey et pour ouvrir son havre à nos bateaux.

— Nos bateaux ? je croyais que nous n’en avions pas…, lâcha ser Harys, médusé.

— Eddard Stark possédait en Wyman Manderly un banneret indéfectible, fit observer le Grand Mestre Pycelle. Quelle confiance peut-on accorder à ce genre d’homme ? »

On n’en peut faire aucune à personne.« Il est vieux, obèse et froussard. Cependant, il est un point sur lequel il se révèle n’en pas démordre. Il déclare avec la dernière opiniâtreté qu’il ne ploiera pas le genou sans avoir d’abord obtenu la restitution de son héritier.

— Et cet héritier, c’est nous qui le détenons ? questionna ser Harys.

— Il doit se trouver à Harrenhal, s’il est toujours en vie. C’est Gregor Clegane qui l’avait capturé. » La Montagne ne s’était pas toujours montré des plus amènes envers ses prisonniers, même envers ceux qui valaient une bonne rançon. « Dans le cas où il ne le serait plus, je suppose que nous nous verrions obligés d’expédier la tête de ses assassins à lord Manderly tout en lui exprimant nos excuses les plus sincères. » S’il suffisait d’une seule tête pour apaiser le courroux d’un prince de Dorne, l’ire d’un obèse du Nord empaqueté de peaux de phoque en requerrait pour le moins un énorme sac.

« Mais lord Stannis, est-ce qu’il ne va pas s’efforcer lui aussi d’obtenir l’allégeance de Blancport ? s’inquiéta le Grand Mestre Pycelle.

— Oh, mais il l’a déjà fait ! Ses divers courriers, lord Manderly nous les a transmis, tout en y répondant de manière évasive. Stannis lui réclame des hommes et de l’argent, quitte à lui offrir en contrepartie… ma foi, rien. » Un de ces jours, il serait bon qu’elle aille allumer un cierge devant l’Etranger pour lui rendre grâces d’avoir emporté Renly et laissé Stannis. Sa vie à elle aurait été autrement plus dure si c’était l’inverse qui s’était produit. « Tenez, ce matin même est arrivé un nouvel oiseau. Pour traiter de sa part avec Blancport, Stannis y a envoyé son cher contrebandier aux petits oignons. Manderly a flanqué ce coquin dans une cellule, et il nous demande ce qu’il devrait faire de lui.

— L’expédier ici, ce qui nous permettrait de le cuisiner, suggéra lord Merryweather. Il risque de savoir des choses inestimables.

— Le laisser crever, dit Qyburn. Sa mort sera une bonne leçon pour le Nord en lui apprenant ce qu’il advient des traîtres.

— J’en suis pleinement d’accord, repartit la reine. J’ai mandé à lord Manderly de le raccourcir sur-le-champ. Cette exécution devrait éliminer tout risque de voir jamais Blancport soutenir Stannis.

— Stannis aura dès lors besoin d’une nouvelle Main, fit remarquer Aurane Waters avec un gloussement. Le chevalier Navet, peut-être ?

— Un chevalier Navet ? lâcha ser Harys Swyft, de plus en plus abasourdi. Qui est cet individu-là ? Je n’en ai jamais entendu parler… »

Pour toute réponse, Waters se contenta de rouler comiquement des yeux.

« Et si lord Manderly refusait, d’aventure ? s’enquit Merryweather.

— Il n’osera pas. La tête du chevalier Oignon lui tiendra lieu de monnaie d’échange forcée pour ravoir son fils. » Cersei sourit à belles dents. « Ce vieil imbécile obèse peut bien s’être montré loyal à sa manière à lui vis-à-vis des Stark, l’extinction totale des loups de Winterfell va sûrement le…

— Votre Grâce oublie la lady Sansa… », dit Pycelle.

La reine se hérissa. « Je n’ai certes pas oublié cette petite louve ! » Elle s’abstint délibérément d’en prononcer le nom. « Alors que j’aurais dû lui faire tâter des oubliettes en sa qualité de fille de traître, au lieu de cela, je l’ai accueillie au sein de ma maisonnée personnelle. Je lui ai donné l’hospitalité dans ma demeure et à mon foyer, je l’ai laissée s’amuser avec mes propres enfants. Je l’ai nourrie, je l’ai vêtue, je me suis échinée à la rendre un peu moins ignorante à propos de ce monde, et comment m’a-t-elle remerciée de mes bontés ? En contribuant à l’assassinat de mon fils ! Lorsque nous retrouverons le Lutin, nous retrouverons votre lady Sansa par la même occasion. Elle n’est pas morte, bon, mais je vous garantis qu’avant que j’en aie terminé avec elle, l’Etranger aura été soûlé de ses chansonnettes et de ses supplications pour qu’il consente à l’embrasser. »

Un silence embarrassé suivit sa tirade. Auraient-ils tous avalé leur langue ? songea-t-elle avec irritation. Le mutisme de ses conseillers suffit à l’amener à se demander pourquoi diable elle s’encombrait d’eux.

« Dans tous les cas, poursuivit-elle, la fille cadette de lord Eddard se trouve auprès de lord Bolton, qui la mariera avec son Ramsay de fils aussitôt que Moat Cailin sera tombée. » Dans la mesure où la petite aurait joué son rôle avec suffisamment de talent pour rendre inattaquables leurs prétentions sur Winterfell, ni l’un ni l’autre de ces derniers ne se soucierait outre mesure qu’elle soit en fait issue de la portée d’un régisseur quelconque et des traficotages de Littlefinger. « S’il faut au Nord coûte que coûte un Stark, eh bien, nous lui en donnerons un. » Elle laissa lord Merryweather lui remplir sa coupe une fois de plus. « Un autre problème a surgi sur le Mur, néanmoins. Les frères de la Garde de Nuit ont complètement perdu la boule et choisi pour lord Commandant le bâtard de Ned Stark.

— Snow, on l’appelle, crut indispensable de spécifier cette nullité de Pycelle.

— Je l’ai entr’aperçu jadis à Winterfell, dit la reine, malgré tout le mal que se donnaient les Stark pour le cacher. Il ressemble énormément à son père. » C’était aussi le cas des malencontreux coups de queue de son propre mari, mais du moins Robert avait-il la bonne grâce de les maintenir hors de vue. Un jour, après cette navrante affaire de la chatte, il l’avait plus ou moins prévenue qu’il se proposait d’introduire à la Cour va savoir laquelle de ses filles de la main gauche. « Agis à ta guise, l’avait-elle prévenu, mais tu risques de finir par t’apercevoir que l’air de Port-Réal n’est pas des plus salubres pour de la graine d’adolescente. » Ces mots lui avaient valu une ecchymose que Jaime pouvait difficilement ignorer, mais il n’avait plus jamais été question du projet. Si Catelyn Tully n’avait pas été une mauviette, elle aurait étouffé ce Jon Snow dans son berceau. Elle m’a laissé ce sale boulot. « De lord Eddard, ce Snow tient aussi le goût de la trahison, continua-t-elle. Le père aurait volontiers remis le royaume à Stannis. Et voici le fils qui lui a donné des terres et des châteaux.

— Ses serments engagent la Garde de Nuit à ne prendre aucun parti dans les guerres des Sept Couronnes, rappela Pycelle à ses collègues. Cela fait des milliers d’années que les frères noirs respectent cette tradition.

— Jusqu’à aujourd’hui, confirma Cersei. Ce bâtard de gamin nous a écrit pour protester que la Garde de Nuit persiste à n’être d’aucun bord, mais ses agissements démentent ces propos. Il a eu beau fournir à Stannis vivres et abri, cela ne l’empêche pas d’avoir l’outrecuidance de nous réclamer des hommes et des armes.

— Quel affront ! se récria lord Merryweather. Nous ne pouvons pas tolérer que la Garde de Nuit joigne ses forces à celles de Stannis.

— Il nous faut déclarer ce Snow traître et rebelle, abonda ser Harys Swyft. Les frères noirs se doivent de le déposer. »

Le Grand Mestre Pycelle opina pesamment du bonnet. « Je propose d’informer Châteaunoir que nous ne dépêcherons plus aucune recrue tant que Snow n’en sera pas parti.

— Nos nouveaux navires auront besoin de rameurs, dit Aurane Waters. Mandons aux lords de m’envoyer dorénavant leurs braconniers et leurs voleurs au lieu d’en garnir le Mur. »

Qyburn se pencha en avant avec un sourire. « La Garde de Nuit nous préserve des tarasques et des snarks. Mon opinion personnelle, messires, est que nous sommes tenus d’aider ces braves frères noirs. »

Cersei lui jeta un coup d’œil acerbe. « Que nous chantez-vous là ?

— Tout bonnement ceci, répondit-il, que la Garde de Nuit n’a pas arrêté de réclamer du monde depuis des années. Lord Stannis a satisfait cette requête. Le roi Tommen peut-il faire moins ? Sa Majesté devrait fournir au Mur une centaine d’hommes. Lesquels seraient destinés à prendre le noir, apparemment, mais, en réalité, à…

— … démettre Jon Snow du commandement suprême », acheva Cersei, enthousiasmée. Je savais que j’avais raison de vouloir qu’il siège à mon Conseil. « Et c’est là ce que nous ferons, tel quel. » Elle se mit à rire. Si ce petit bâtard est véritablement le fils de son père, il ne se doutera de rien du tout. Peut-être même ira-t-il jusqu’à me remercier, avant de sentir la lame se faufiler entre ses côtes. « L’exécution de ce plan va assurément exiger la plus grande circonspection. Avec votre permission, je me chargerai d’en régler tous les détails, messires. » Et voilà comment on se délivrait d’un ennemi : en brandissant un poignard et non pas une déclaration. « Nous avons fait du bon travail, aujourd’hui, messires. Je vous remercie. Y a-t-il encore autre chose ?

— Une dernière, Votre Grâce, dit Aurane Waters d’un ton contrit. J’hésite à prolonger la durée du Conseil pour des balivernes, mais une étrange rumeur circule dans les docks depuis peu. Elle émane de marins de l’est. Ils parlent de dragons…

— … et de manticores, sans aucun doute, ainsi que de chimères à barbe ? gloussa la reine. Revenez me voir quand vous entendrez parler de nains, messire. » Elle se leva, de manière à bien signifier qu’elle considérait la réunion comme terminée.

Un vent d’automne soufflait par bourrasques lorsqu’elle quitta la chambre du Conseil, et les cloches de Baelor le Bienheureux continuaient à chanter leur chanson funèbre à tous les quartiers de la ville. Dans la cour, le vacarme était complété par les coups d’épées et de boucliers dont se martelaient mutuellement une quarantaine de chevaliers. Raccompagnée par ser Boros Blount, Cersei regagna ses appartements personnels et y trouva lady Merryweather en train de pouffer avec Jocelyn et Dorcas. « Je puis savoir ce qui vous amuse à ce point ?

— Les jumeaux Redwyne, répondit Taena. Tous les deux se sont amourachés de lady Margaery. D’ordinaire, ils se chamaillaient pour déterminer lequel d’entre eux serait le prochain maître et seigneur de La Treille. A présent, ils aspirent de conserve à entrer dans la Garde Royale, et ce dans le seul but de ne point s’éloigner de la petite reine.

— Les Redwyne ont toujours eu plus de taches de rousseur que d’esprit. » La nouvelle n’en était pas moins utile à savoir, d’ailleurs. S’il devait advenir qu’on découvre Baveur ou Horreur dans le lit de Margaery… Cersei se demanda si la petite reine éprouvait un faible pour les taches de rousseur. « Dorcas, va me chercher ser Osney Potaunoir. »

La jeune fille s’empourpra. « Votre humble servante. »

Une fois celle-ci partie, Taena Merryweather lança à la reine un regard interrogateur. « Pour quelle raison est-elle devenue si rouge ?

— L’amour. » Ce fut au tour de Cersei de se mettre à rire. « Notre ser Osney lui a tapé dans l’œil. » Il était le plus jeune des Potaunoir, et celui qui se rasait de près. Tout en possédant les mêmes cheveux noirs, le même nez crochu, le même sourire décontracté que son frère Osmund, il avait la joue marquée des trois longues cicatrices dont l’avaient gratifié les griffes d’une des putains de Tyrion. « Elle est sensible à ses cicatrices, m’est avis. »

Les prunelles sombres de lady Merryweather étincelèrent d’espièglerie. « Tout juste. Les cicatrices donnent aux hommes un air dangereux, et c’est tellement excitant, le danger !

— Vous me scandalisez, madame, dit la reine d’un ton taquin. Si le danger vous excite si fort, pourquoi avoir épousé lord Orton ? Nous l’aimons tous beaucoup, c’est vrai, mais n’empêche… » Petyr Baelish avait un jour fait observer que la corne d’abondance qui ornait les armoiries de la maison Merryweather allait à merveille à lord Orton, vu qu’il avait la tignasse couleur de carotte, un pif aussi bulbeux qu’une betterave et de la purée de pois pour cervelle.

Taena s’esclaffa. « Mon seigneur et maître est plus généreux que dangereux, j’en conviens. Toutefois, et j’espère que cet aveu ne me fera pas descendre dans l’estime de Votre Grâce, je n’étais pas tout à fait vierge quand je suis entrée dans le lit d’Orton. »

Vous êtes toutes des putains, dans les Cités libres, n’est-ce pas ? Encore une chose bonne à savoir ; un jour viendrait peut-être où il serait possible d’en tirer parti. « Et, s’il vous plaît, qui donc fut cet amant qui se montrait aussi… effroyablement dangereux ? »

Le teint olivâtre de Taena devenait encore plus sombre quand elle rougissait. « Oh, je n’aurais pas dû parler ! Je puis compter que Votre Grâce m’en gardera le secret, au moins ?

— Les hommes ont des cicatrices, les femmes des mystères. » Cersei l’embrassa sur la joue. Tu ne vas pas tarder à me livrer son nom, crois-moi.

Lorsque ser Osney Potaunoir se présenta, conduit par Dorcas, la reine congédia son monde. « Venez vous asseoir avec moi près de la fenêtre, ser Osney. Vous plairait-il de prendre une coupe de vin ? » Elle en emplit deux de sa propre main. « Votre manteau est usé jusqu’à la corde. Je me propose de vous en faire endosser un nouveau.

— Hein ? un blanc ? Qui c’est qui est mort ?

— Personne, pour l’instant, répondit-elle. Est-ce là ce que vous souhaitez, rejoindre votre frère Osmund au sein de notre Garde Royale ?

— Ça serait plus à mon goût d’être le garde de la reine, avec le bon plaisir de Votre Grâce. » Quand son sourire s’épanouissait, les cicatrices de sa joue viraient au rouge vif.

Les doigts de Cersei s’attardèrent à la lui caresser. « Vous avez une langue bien hardie, ser. Vous allez me faire m’oublier une fois de plus.

— Bon ! » Ser Osney lui prit la main et y planta des baisers grossiers. « Ma reine chérie.

— Vous êtes un affreux coquin, susurra la reine, et pas un véritable chevalier, je pense. » Elle le laissa tripoter ses seins à travers la soie de sa robe. « Assez…

— Non. Je vous veux.

— Vous m’avez déjà eue.

— Rien qu’une seule fois. » Il lui empoigna de nouveau le sein gauche et le lui malaxa avec une gaucherie qui la fit penser aux brutalités de Robert.

« Une bonne chevauchée pour un bon chevalier. Vous m’aviez vaillamment rendu service, et vous avez eu votre récompense. » Elle promena les doigts sur ses aiguillettes et sentit à travers ses chausses qu’il commençait à bander. « C’est un nouveau cheval que vous montiez dans la cour, hier matin ?

— L’étalon noir ? Ouais. Un cadeau de mon frère Osfryd. Minuit, je l’appelle. »

D’une originalité confondante… !« Une belle monture pour champ de bataille. Mais, pour l’agrément, il n’y a rien de comparable à celui de galoper sur une jeune pouliche fougueuse. » Elle lui adressa un sourire en accentuant la pression de sa main. « Parlez-moi franchement. Notre petite reine, est-ce que vous la trouvez jolie ? »

Ser Osney battit en retraite, prudent. « J’ suppose. Pour une fillette. Me botterait mieux une femme, moi.

— Pourquoi pas les deux ? souffla-t-elle. Cueille pour moi le bouton de rose, et tu ne trouveras pas une ingrate en moi.

— Le bouton… Margaery, c’est ça que vous voulez dire ? » Ses chausses trahissaient des signes avant-coureurs de dépérissement. « Elle est la femme au roi. Y a pas eu quelqu’un, déjà, dans la Garde Royale, qu’a perdu sa tête pour avoir couché avec la femme au roi ?

— Cela fait une éternité. » Elle était la maîtresse du roi, pas sa femme, et lui, la tête fut la seule chose qu’il ne perdit pas. Aegon le dépeça morceau par morceau, tout en contraignant la belle à y assister. Cersei préféra cependant ne pas laisser à Osney le loisir de s’appesantir sur cette antique abomination. « Tommen n’est pas Aegon l’Indigne. N’aie pas peur, il se conduira comme je le lui commanderai. C’est la tête de Margaery que j’entends voir tomber, pas la tienne. »

Il en resta d’abord interloqué. « Vous voulez dire sa tête de pont ?

— Celle-là aussi. Sous réserve qu’on ne la lui ait pas déjà défoncée. » Ses doigts suivirent à nouveau la trace des cicatrices. « A moins que tu ne croies que Margaery se montrerait peu sensible à tes… charmes ? »

Il la regarda d’un air blessé. « Je la dégoûte pas tant que ça. Ces cousines qu’elle vous a me charrient tout le temps sur mon nez. Comme il est gros, et tout et tout. Le dernier coup que Megga l’a fait, Margaery leur a dit d’arrêter, puis elle a même ajouté que j’avais une tête adorable.

— Ton affaire est faite, alors !

— Mon affaire est faite…, concéda-t-il d’un ton dubitatif, oui, mais où c’est que ça me mène, hein, moi, si elle… si je… après qu’on… ?

— … que tu auras accompli l’exploit ? » Cersei lui dédia un sourire mordant. « C’est félonie que de coucher avec une reine. Tommen n’aurait pas d’autre solution que de t’expédier au Mur.

— Au Mur ? » reprit-il en écho sans cacher son enthousiasme plus que relatif.

C’est de justesse qu’elle réussit à ne pas éclater de rire. Non, mieux vaut pas. Les hommes détestent qu’on se moque d’eux. « Ça t’irait bien, un manteau noir, avec les yeux noirs et les cheveux noirs que tu as.

— Y a personne qu’en revient, du Mur.

— Toi si. Tu n’auras rien d’autre à faire là-bas que d’y tuer un garçon.

— C’est qui, ce garçon ?

— Un petit bâtard ligué avec Stannis. Un jeunot, un bleu, et tu auras une centaine d’hommes avec toi. »

Potaunoir avait peur, elle le sentit à l’odeur qui émanait de lui, mais il était trop orgueilleux pour en faire l’aveu. Les hommes sont tous pareils.

« Des garçons, j’en ai tué plus que je peux compter, fanfaronna-t-il. Une fois que çui-là est mort, j’aurais mon pardon du roi ?

— Oui, plus une seigneurie. » A moins que les frères de Snow ne te pendent d’abord. « Une reine doit avoir un consort. Un qui ne connaisse pas la peur.

— Lord Potaunoir ? » Un sourire envahit lentement sa figure, et ses cicatrices prirent un rouge flamboyant. « Ouais, ça sonne plutôt plaisant. Seigneurial à souhait…

— … et séant pour coucher avec une reine. »

Il fronça les sourcils. « ’l est froid, le Mur.

— Et je suis chaude, moi. » Elle lui noua le cou dans ses bras. « Baise une fillette et tue un gamin, et je suis à toi. Tu as le courage ? »

Osney réfléchit quelques secondes avant de hocher la tête. « Je suis votre homme.

— Vous l’êtes, ser. » Elle l’embrassa, lui permit de prendre un modeste avant-goût de langue puis se dégagea. « Suffit pour maintenant. Le reste doit attendre. Tu rêveras de moi, cette nuit ?

— Ouais. » Il avait la voix rauque.

« Et quand tu seras au plumard avec notre Margaery la Pucelle ? demanda-t-elle d’un ton taquin. Quand tu seras en elle, tu rêveras de moi, alors ?

— Oui, de vous, jura Osney Potaunoir.

— Bon ! »

Après qu’il se fut retiré, Cersei convoqua Jocelyn et, pendant qu’elle se faisait donner un coup de brosse, elle enleva ses chaussures et s’étira comme un chat. J’étais décidément faite pour ce métier-là, se dit-elle. Le plus grand plaisir qu’il lui procurait était la suprême élégance avec laquelle elle l’exerçait. Mace Tyrell lui-même n’oserait pas défendre sa fille bien-aimée si celle-ci se faisait pincer en flagrant délit avec l’acabit d’un Osney Potaunoir, et ni Stannis Baratheon ni Jon Snow n’auraient de motif de se demander pourquoi le Mur héritait du galant. Elle veillerait d’ailleurs à ce que ce soit ser Osmund qui découvre le pot aux roses ; de cette manière, la loyauté des deux autres frères Potaunoir n’aurait à souffrir aucune espèce de contestation. Si Père pouvait seulement me voir, maintenant, il ne parlerait plus si précipitamment de se débarrasser de moi par un remariage. Dommage qu’il soit si bel et bien mort. Lui et Robert, Jon Arryn, Ned Stark, Renly Baratheon, tous morts. Il ne reste plus que Tyrion, et pas pour longtemps.

Ce soir-là, elle manda lady Merryweather dans sa chambre à coucher. « Que diriez-vous de boire une coupe de vin ? lui demanda-t-elle.

— Une petite, alors. » La Myrienne se mit à rire. « Une grande.

— Je souhaite que demain matin vous alliez rendre une visite à ma belle-fille, reprit la reine pendant que Dorcas lui passait sa toilette de nuit.

— Lady Margaery est toujours heureuse de me voir.

— Je sais. » Elle ne manqua pas de remarquer de quel titre se servait Taena pour qualifier la jeune épouse de Tommen. « Veuillez l’aviser que j’ai fait parvenir sept cierges en cire d’abeille au Septuaire de Baelor, afin de célébrer la mémoire de notre regretté Grand Septon. »

Taena se remit à rire. « Dans ce cas, elle va vouloir y faire parvenir soixante-dix-sept cierges de son propre cru, de manière à ne pas se laisser surclasser en regrets !

— Je serai très fâchée si elle n’en fait rien, répliqua Cersei en souriant. Avisez-la aussi qu’elle a un secret admirateur, un chevalier si violemment épris de sa beauté qu’il en a perdu le sommeil.

— Me serait-il permis de demander à Votre Grâce quel chevalier ? » La malignité fit pétiller les grands yeux sombres de Taena. « S’agirait-il de ser Osney, des fois ?

— Cela se pourrait, dit la reine, mais gardez-vous d’offrir spontanément ce nom. Laissez-la vous tirer les vers du nez. Aurez-vous l’amabilité de faire cela ?

— Si tel est votre désir. Je n’en ai pas d’autre que de complaire à Votre Grâce. »

A l’extérieur se levait un vent froid. Elles veillèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, à boire du La Treille auré tout en se racontant mutuellement des histoires. Taena finit par être tout à fait ivre, et Cersei par lui dérober le nom de son mystérieux amant. C’était un Myrien, capitaine de la marine marchande, à moitié pirate, aux cheveux noirs cascadant jusqu’à ses épaules, et dont une cicatrice barrait la figure de l’oreille jusqu’au menton. « Cent fois, je lui ai dit non, et lui disait oui, confia la belle, si bien qu’à la fin j’ai dit oui moi-même. Il n’était pas le genre d’homme auquel on peut se refuser.

— Je connais ce genre-là, dit la reine avec un sourire mi-figue mi-raisin.

— Votre Grâce a-t-elle jamais pratiqué un homme comme ça ? Je serais curieuse de le savoir…

— Robert », mentit Cersei, qui pensait à Jaime.

Et néanmoins, quand elle ferma les yeux, ce fut de son autre frère qu’elle rêva, ainsi que des trois bougres d’imbéciles en compagnie desquels elle avait entamé sa journée. Dans son rêve, c’était bien la tête de Tyrion qu’ils lui apportaient dans leur sac. Elle l’avait fait couler dans le bronze et la conservait dans son pot de chambre.

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