IX












Le deuxième mariage eut lieu en juillet 1968, à la mairie du Xe arrondissement de Paris. Le calme était revenu dans la ville, les Parisiens partis en vacances, il faisait chaud.

Cette cérémonie était une idée d’Edgar. Il tenait à racheter le caractère presque clandestin de leur première union, au consulat de Kiev, et surtout la procédure humiliante et douloureuse du divorce. Par contraste avec ces débuts calamiteux, il entendait placer ce deuxième mariage sous le signe de l’aisance. Chez lui, faute d’expérience, le luxe prenait volontiers à cette époque la forme du mauvais goût. Il avait loué pour deux jours une Rolls décapotable rose avec un chauffeur en frac. C’est dans cet équipage qu’après la cérémonie à la mairie ils allèrent jusqu’au Chalet du Lac dans le bois de Boulogne, pour déjeuner sur la terrasse avec les témoins. Ceux-ci avaient meilleure allure que la première fois. Au lieu d’un planton et d’une prostituée, ils eurent pour parapher l’acte solennel le concours de deux hommes et de deux femmes qui présentaient tous les signes de la respectabilité. Edgar, de son côté, avait choisi ses associés. Hugues Laureau avait quitté son emploi de livreur et se prétendait maintenant chef d’entreprise, ce qu’il était sur le papier puisque la société bibliophilique portait son nom. Georges Rabutin affectait, lui, une contenance modeste et continuait à dire qu’il était un simple encadreur, malgré le rôle central qu’il jouait dans l’affaire. Pour Ludmilla, les témoins furent moins proches mais plus prestigieux. La première personne était la veuve d’un grand amateur d’autographes. Elle avait confié à Edgar le soin de tirer le meilleur prix de la collection dont elle avait hérité. L’autre était une des pensionnaires de l’institution, la seule qui n’eût jamais pris parti contre Edgar. Elle se prénommait Mathilde, était native de Clermont-Ferrand, fille d’une famille de notables. D’un tempérament tendre et influençable, elle avait suivi à Paris un homme plus âgé, qu’elle avait rencontré par hasard, en herborisant sur les pentes du puy de Dôme. Elle avait rompu avec sa famille pour finalement découvrir que son compagnon n’était rien de ce qu’il prétendait. Ni héritier, ni génie de la finance, ni familier du boulevard Saint-Germain, l’amant de Mathilde était un séducteur et même presque un proxénète. Il recevait de l’argent de plusieurs femmes soumises à ses chantages. Mathilde s’était enfuie quand il l’avait présentée à des hommes riches, en lui indiquant clairement ce qu’il attendait d’elle. À l’institution, elle avait développé ses dons pour le dessin et la peinture. Elle travaillait désormais dans une galerie tout en poursuivant une œuvre d’aquarelliste.

Ludmilla n’aurait pas eu elle-même l’idée de ces nouvelles noces. Mais quand Edgar les proposa, elle accepta tout naturellement. Elle y voyait une matérialisation du bonheur qu’ils vivaient depuis leurs retrouvailles. C’était aussi une occasion de s’habiller et de faire la fête, toutes choses à quoi elle commençait à prendre goût – sans atteindre encore les excès auxquels elle devait se livrer par la suite.

Elle s’était fait coudre une robe de mariée qui combinait un haut de percale blanc et des volants de mousseline. L’ensemble avait une élégance à la fois vaporeuse et géométrique où l’on retrouvait l’influence de Coco Chanel et le talent d’un jeune créateur qu’elle admirait et qui se nommait Yves Saint Laurent.

La cérémonie fut grave à la mairie, avec l’échange des anneaux qu’Edgar, cette fois, n’avait pas oubliés. Il avait même apporté un soin particulier au choix des alliances. Celle de Ludmilla était en petits brillants, montée à l’or blanc car ce métal pâle se mariait mieux avec ses yeux bleus et sa peau très claire. Ensuite, le cortège et le déjeuner furent marqués par la gaieté. Rabutin porta des toasts très élégants et l’on feignit de ne pas remarquer combien ceux de Laureau étaient grivois. À 5 heures, tout le monde reprit les canots, pour gagner la berge et les voitures. Edgar était extrêmement satisfait. Il fit pendant le chemin du retour des remarques enthousiastes sur le luxe des vêtements, la finesse des vins, l’obligeance du maire qui avait célébré en personne le mariage. Ludmilla ne retenait qu’une chose : il était heureux. L’amour débordait en elle ; il aurait fait chavirer la barque des mots. Elle préférait se taire, regarder Edgar, l’embrasser, se souvenir de tout, les yeux grands ouverts sur ces moments de bonheur.

Cependant, ces grandes délices n’étaient pas gratuites. Edgar avait dû emprunter pour régler les frais de cette journée somptueuse. Il n’en avait pas envisagé le prix en fonction de ce qu’il avait déjà gagné – même si son entreprise était florissante – mais à proportion de ce qu’il attendait de l’avenir.

Assurément, les perspectives étaient encourageantes, exaltantes même. Grâce à trois ventes récentes – une lettre d’Érasme à Luther, une édition originale de La Divine Comédie annotée de la main de Dante et un brouillon de La Marseillaise daté de six mois avant la Révolution –, l’entreprise Laureau, c’est-à-dire celle d’Edgar et Rabutin, s’était installée au premier plan des grands courtiers sur la place de Paris. Le succès attirant le succès, Edgar était appelé un peu partout en France et jusqu’aux Pays-Bas et en Italie pour des expertises ou des achats de fonds.

Si Rabutin avait choisi (on saura pourquoi par la suite) de vivre et de travailler tapi dans son relais de poste, Edgar, lui, avait emménagé dans de vastes bureaux près de la place des Ternes. Il voyageait beaucoup mais tâchait de rentrer chaque jeudi soir et de ne repartir que le lundi pour partager un long week-end avec Ludmilla. Au gré des ventes où il se rendait en province, il achetait parfois des meubles et des bibelots qu’il faisait expédier boulevard Magenta. C’était encore un moyen d’être près de Ludmilla quand il en était éloigné.

Elle ne voyait d’ailleurs pas passer la semaine car, pendant qu’Edgar travaillait, elle en profitait pour approfondir son apprentissage du chant. C’était une période bizarre, à cet égard. Sa professeure de musique vieillissait vite et il était évident qu’elle n’allait pas pouvoir continuer longtemps à donner des leçons. Ludmilla avait été accueillie avec enthousiasme par les curés de la paroisse Saint-Médard. Edgar, qui avait découvert le don de sa femme, venait l’écouter en se plaçant au fond de l’église. Il avait du mal à cacher son émotion et souvent ses larmes. Pour l’usage qu’elle en avait – chanter dans des églises –, Ludmilla en savait bien assez. Elle n’attendait plus rien de ces cours mais elle ne les aurait manqués sous aucun prétexte. Il y avait l’habitude, certes, son amour pour sa vieille maîtresse de chant aussi. Quelque chose d’autre, pourtant, était à venir. Elle en était certaine sans pouvoir dire quoi. Et, en effet, elle était loin d’imaginer ce qui allait se produire un après-midi d’automne.

La vieille professeure de musique habitait au rez-de-chaussée d’une cour qu’occupaient seulement des garages. Ainsi aucun voisin n’était gêné par les graves de son piano ni par les vocalises de son élève. Pour parvenir jusqu’à son appartement, il fallait cheminer entre de hauts murs couverts de vigne vierge. Elle rougissait déjà en cette fin de saison. Ludmilla aperçut une femme qui s’arrêtait devant ces feuillages ; elle crut qu’elle était en train d’en admirer les tons vineux et elle continua de chanter. C’était une cantate de Bach qu’elle maîtrisait particulièrement bien et qui mettait en valeur sa voix d’alto. La professeure la lui faisait moins chanter pour la corriger que pour le plaisir d’être emportée par le lent balancement de sa mélodie. La fenêtre était ouverte car la vieille dame avait déjà fait démarrer le poêle et il faisait très chaud dans la pièce. Quand Ludmilla eut terminé, la femme approcha et, sans frapper, ouvrit la porte. Elle avait l’air bouleversée.

— Qui êtes-vous ? dit-elle à l’adresse de Ludmilla.

Ce n’était pas une question indiscrète. Il n’y avait rien d’inquisiteur dans cette voix, seulement l’expression d’un saisissement, une envie de voir levé un irritant mystère.

Cependant, la professeure, pour dévisager l’intruse, avait chaussé sa deuxième paire de lunettes. Ce fut elle qui, du coup, répondit.

— Denise ! s’écria-t-elle. Vous êtes venue ! Quel bonheur ! Merci.

La femme se jeta dans les bras de la vieille musicienne.

Après ces effusions, toutes les trois prirent place autour d’une table basse en cuivre rapportée d’un voyage au Maroc avant guerre. Ludmilla s’affaira dans la petite cuisine et revint avec une théière fumante et des tasses. Ce fut enfin le moment de s’expliquer et de faire les présentations.

Denise Leobel était une ancienne élève, une pianiste d’exception sur laquelle sa professeure avait fondé autrefois de grands espoirs. Elle lui avait fait préparer le concours Marguerite Long, où elle avait obtenu la deuxième place. Hélas, vers vingt-cinq ans, Denise avait traversé une grave dépression et arrêté la musique. Sa professeure ne l’avait jamais accepté. Elle lui avait écrit pendant des mois des lettres tantôt suppliantes, tantôt ridiculement menaçantes, auxquelles Denise ne répondait pas. Un jour, elle avait envoyé un faire-part de mariage posté de New York, où elle s’était établie. Puis, plus rien.

C’est par hasard, trois ans avant cette scène, que la vieille musicienne, en feuilletant un magazine qui consacrait ses reportages aux gens à la mode, avait vu la photo de Denise et retrouvé sa trace.

Si elle avait abandonné à jamais le piano, elle n’avait pas quitté le domaine musical. Elle était mariée à un critique d’art très en vue aux États-Unis et elle-même était devenue agent pour des artistes lyriques.

Quand on lui avait confié l’éducation musicale de Ludmilla, sa professeure avait tout de suite eu la certitude que son élève pouvait aller très loin. Elle savait aussi qu’elle-même ne pourrait pas l’y aider au-delà d’un certain point. Il fallait que Ludmilla fasse des démarches, demande des auditions, passe des concours. La jeune Ukrainienne s’y refusait absolument. Elle montrait – le fait peut paraître incroyable aujourd’hui – une absence totale d’ambition. Il faut dire que depuis son arrivée en France elle avait eu bien d’autres préoccupations : d’abord apprendre la langue, soutenir Edgar qu’elle sentait perdre pied. Ensuite, ce fut la mélancolie du divorce. Le chant était pour elle une consolation, un bonheur intime. Si elle acceptait de le perfectionner en suivant des cours, elle refusait de l’envisager comme un métier.

Sa professeure chercha qui, parmi ses collègues ou relations, aurait pu l’aider à convaincre Ludmilla de son talent. Elle ne trouva personne. Toutes ses connaissances étaient à la retraite ou mortes. Alors elle eut l’idée de Denise. Elle lui écrivit sans trop savoir où adresser la lettre, finit par obtenir des coordonnées. Le premier courrier resta sans réponse. Elle en rédigea un autre. Elle expliquait à Denise qu’elle était depuis longtemps pardonnée. Et elle lui parlait de Ludmilla en lui confiant qu’il s’agissait d’une des plus grandes voix qu’elle eût jamais entendues. Denise connaissait son ancienne professeure, sa modestie, la sincérité – et la dureté – de son jugement. Elle sentit aussi que c’était le moment ultime pour la revoir et lui exprimer la dette qu’elle avait envers elle. Elle avait décidé de lui faire une visite impromptue et avait débarqué la veille à Paris. Elle attendit l’heure des leçons pour surprendre la professeure et son élève.

Après tant d’années à New York, Denise avait pris les manières américaines. Son enthousiasme était bruyant. Elle se lança dans un long monologue, en tenant les mains de Ludmilla. Elle lui dit combien elle avait été touchée par ce qu’elle venait d’entendre, détailla ses qualités vocales de Ludmilla, envisagea divers emplois pour elle.

Pour la première fois, Ludmilla entendit à son propos prononcer le mot « opéra ».

Elle en fut étourdie. Elle n’était jamais allée à l’opéra et s’en faisait l’idée d’un lieu très sévère, guindé, inaccessible.

Denise, emportée par son enthousiasme, énumérait les rôles qu’elle voyait Ludmilla tenir. Puis, tout à trac, le visage tordu par une angoisse inattendue, elle lui demanda :

— Au fait, quel âge avez-vous ?

— Vingt-huit ans.

— Aïe ! C’est tard.

— Non, non, coupa la professeure, elle sait tout. Tu peux lui faire apprendre des rôles dès demain…

— Et la scène ? Il faut savoir jouer, se mouvoir.

— Elle sait.

Les deux femmes regardèrent leur vieille professeure. Elle était attendrissante de passion. On sentait qu’elle n’attendait plus de la vie que cet ultime bonheur, elle qui avait connu beaucoup d’épreuves. Denise sourit, hocha la tête et dit :

— D’accord, je la prends sous contrat.

La professeure ne savait pas exactement ce qu’impliquait ce terme. Elle comprenait seulement qu’une carrière s’ouvrait pour le talent de Ludmilla et c’était tout ce qu’elle désirait. Il y eut un moment d’émotion, quelques pleurs mal contenus. L’artiste et son agent convinrent de se revoir le lendemain.

Quand Ludmilla rentra boulevard Magenta, elle trouva Edgar soucieux d’une grosse vente prévue pour le lendemain. Au cours du dîner, elle lâcha négligemment :

— Je vais chanter à l’opéra.

— Ah, bon, dit-il. C’est bien.

Il était admiratif des talents de sa femme mais il faut reconnaître qu’il les considérait avec un peu de condescendance. L’essentiel pour lui était ailleurs, dans ce qu’il faisait lui et qui leur apportait la prospérité. Il aurait dû se méfier. La vie se charge souvent d’administrer des leçons aux présomptueux. Il n’eut pas à attendre longtemps pour s’en apercevoir.

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