XI












Pendant ces jours difficiles, Ludmilla prit d’abord un rôle de consolatrice. Elle s’efforça de montrer de la gaieté, quelles que fussent les circonstances. Le premier soir dans leur refuge, au fond du jardin de Neuilly qui était encore gris de l’hiver et humide, elle eut un long fou rire qui finit par dérider Edgar. Ils étaient assis sur de méchantes chaises à barreaux devant un morceau de jambon emballé dans un papier gras et posé par terre. Tous leurs meubles du boulevard Magenta étaient dans un dépôt, en attendant d’être vendus aux enchères. Et elle riait.

Ce n’était pas un rire nerveux, pas un rire désespéré comme celui par lequel Edgar lui répondit. C’était un rire de vie et de bonheur, un rire de majesté devant les petites flèches que leur envoyait l’existence. Edgar ne la comprit pas. Il retomba dans sa morosité.

Depuis que l’affaire avait éclaté au grand jour et qu’il était devenu inutile de faire des efforts pour la cacher, il présentait tous les signes de l’abattement et de l’angoisse. Cette transformation était d’autant plus frappante qu’il était d’ordinaire toujours gai et plein de vitalité. Désormais, il ne mangeait plus, parlait à peine, passait ses journées à regarder verdir le jardin quand il n’était pas occupé par les démarches de sa défense. La nuit, allongé sur le lit, il tenait les yeux grands ouverts et Ludmilla, à son côté, l’entendait même quelquefois sangloter.

Pendant ces mois d’instruction judiciaire, elle tint de nouveau un rôle à l’opéra, dans Fidelio et dans Così fan tutte. Edgar ne vint pas la voir chanter. Elle ne dit rien mais en fut un peu blessée. Sa carrière lyrique, à l’évidence, marquait le pas. Sa voix avait enthousiasmé Denise et bouleversé tous ceux qui l’avaient entendue dans le cadre particulier des églises où elle chantait des cantiques. Le passage à l’opéra était cependant moins simple que ses soutiens ne l’avaient espéré. Elle les sentait toujours encourageants mais un peu déçus. Les rôles qu’on lui confiait étaient modestes et ne lui permettaient pas de percer. Quant aux auditions, elle les passait sans parvenir à faire la différence ni à convaincre les directeurs de théâtre de lui donner sa chance dans de plus grands emplois. On ne lui reprochait rien de précis. Ses qualités lyriques étaient réelles mais pas exceptionnelles ; ses interprétations manquaient d’originalité. Dans ces rôles, elle ne dégageait aucune émotion, laissait les auditeurs indifférents et, par un réflexe injuste mais naturel, ils lui en voulaient de ne pas avoir su les faire vibrer.

Elle aurait eu plus que jamais besoin d’Edgar pour l’aider à supporter ce passage difficile. Hélas, depuis ses ennuis, il ne faisait même plus semblant de s’intéresser à sa carrière. Elle le comprenait et lui pardonnait. Mais dans son for intérieur, elle sentait parfois le goût amer d’un reproche qu’elle s’interdisait d’exprimer.

Arriva le procès, après un interminable été qu’avaient gâté des orages. Il se déroula du mieux qu’Edgar pouvait espérer. Rabutin, qui, à son âge, pensait n’avoir rien à perdre et qui était au fond très généreux, se chargea jusqu’au bout de toute la culpabilité. Malgré le scepticisme du juge d’instruction, le tribunal accepta cette version et le condamna lourdement à une peine de prison avec sursis. Edgar fut seulement sanctionné comme complice et écopa d’une amende raisonnable. Il était de nouveau sans le sou mais libre et presque traité comme une victime.

Ludmilla fêta ce verdict avec des cris de joie. Elle embrassa son mari dès la sortie du tribunal et insista pour qu’ils rentrent à pied jusqu’à Neuilly, en se tenant par la main. Ils étaient ruinés, certes, mais Edgar était libre. La vie continuait. Ludmilla espérait sincèrement que ce serait la fin de cette période noire.

Elle devait vite se rendre compte qu’il n’en était rien. Edgar était plus abattu que jamais. Pire, il était sujet à des crises de désespoir. Il restait toute la journée enfermé, l’œil fixe, sans ressort. Ludmilla ne comprenait pas. Elle l’interrogea, le supplia de lui dire ce qu’il avait sur le cœur. Sortit alors de la bouche d’Edgar une interminable litanie de plaintes et de culpabilité. Il s’accusait de ne pas être digne d’elle, de la rendre malheureuse, de l’avoir précipitée dans la pauvreté, d’avoir pris en l’épousant des engagements qu’il était incapable de tenir, de lui promettre un avenir sans éclat dans le dénuement et l’opprobre public, en lui imposant de vivre au côté d’un condamné.

Ludmilla écouta tout cela silencieusement. À mesure qu’Edgar parlait, le visage de sa jeune femme changeait. Elle avait d’abord montré de l’émotion, de l’inquiétude, de la tristesse. Peu à peu, ces sentiments faisaient place à une seule passion : la colère.

Quand, à un moment, Edgar se tut et retomba avachi sur son fauteuil, elle se leva, se planta devant lui et posa les mains sur ses hanches comme une blanchisseuse qui considère un tas de linge à battre. Puis elle parla.

— Maintenant, dit-elle, tu vas m’écouter.

Et elle se fâcha. C’était la première fois. Edgar allait devoir s’y habituer.

Elle parlait désormais suffisamment bien le français pour exprimer ce qu’elle avait sur le cœur, pour mettre des mots sur ce qu’elle ressentait depuis des mois, pour expliquer la conception qui était la sienne de la vie. Elle le fit sans préméditation et découvrit ses propres pensées à mesure qu’elle les formulait, avec cette clarté soudaine et cette lucidité que donne la colère, quand elle n’aveugle pas.

Elle commença par lui dire qu’elle n’avait jamais rien attendu d’autre de lui que de l’amour. Si elle avait tout risqué pour le suivre, ce n’était ni pour de l’argent, ni pour un statut social, ni pour de quelconques considérations matérielles. Elle l’aimait, c’était tout. Et elle n’espérait qu’une chose de lui : qu’il partage avec la même force cet amour.

Il n’y a pas d’amour durable qui ne soit fondé sur l’égalité. Une égalité au-delà des différences et qui, parfois, peut correspondre à de grands écarts de conditions. Reste qu’il fallait que chacun voie l’autre comme son égal. Or, pour des raisons qui étaient sans doute propres à Edgar, il ne parvenait pas à accepter l’idée de cette égalité.

Au début, il y avait eu ce désir de la protéger, de la sauver, qui était légitime et dont elle lui était reconnaissante. Cette médaille n’était pas sans revers. L’ambition de protéger imposait en effet implicitement un rapport du fort au faible qui n’allait pas dans le sens de l’égalité. C’était devenu encore plus manifeste lors de leurs retrouvailles à l’institution. Ludmilla n’avait pas voulu troubler le bonheur sincère qu’exprimait Edgar dans tous ses actes. Elle avait cependant jugé inutile et peut-être même un peu choquant qu’il eût besoin, en la retrouvant, de faire étalage de sa prospérité et de sa réussite. Elle avait été bien heureuse qu’à la faveur des manifestations dans la rue ils se fussent retrouvés à pied, les vêtements imprégnés de sueur et maculés de boue, pour s’embrasser comme des adolescents dans l’encoignure des portes cochères.

— Dis-toi une chose, martela-t-elle sans le quitter des yeux, je ne suis pas à vendre et tu ne m’as pas achetée. Je n’ai épousé ni un compte en banque, ni un titre sur une carte de visite, ni un train de vie.

Riches ou pauvres, ce qu’ils étaient et ce qu’ils seraient lui était bien égal, pourvu qu’ils le fussent ensemble. L’argent était là ? Tant mieux. Ils le dépenseraient pour leurs plaisirs. Il manquait ? Tant pis. Ils pouvaient toujours chanter, marcher dans les rues, grimper aux arbres. Et s’aimer.

— Au lieu de cela, ajouta-t-elle, tu es là à gémir, à te plaindre de ce que tu n’as plus, sans un regard pour ce que tu possèdes encore.

— Et qu’est-ce qu’il me reste ? osa-t-il, en redressant la tête. J’ai tout perdu.

Mal lui en prit.

— Moi ! hurla-t-elle. Il te reste moi. Mais cela n’a pas valeur à tes yeux car on ne te l’a pas pris. Du jour où tu as eu des ennuis, tu n’as plus eu un mot d’intérêt pour ce que je fais. Si je peux te livrer une confidence, je te dirais que cela me manque plus que tous les beaux meubles qu’on nous a saisis.

— Je suis désolé, lâcha-t-il, en se tassant dans son siège.

Ludmilla, qui s’était rapprochée de la table, donna un coup sur le plateau de chêne, du plat de la main.

— Je ne veux pas que tu sois désolé, comprends-tu cela ? Je veux que tu sois heureux, dans le bonheur comme dans le malheur, que nous traversions tout cela sans faiblir, en nous donnant l’un à l’autre des preuves d’amour. Des preuves gratuites, pas des cadeaux de luxe ni des réceptions mondaines.

— Je veux, poursuivit-elle en s’approchant de lui, que l’échec te donne du courage autant que le bonheur, pourvu que nous le partagions.

Pas de réponse. Elle attendit puis s’impatienta.

— Es-tu décidé, oui ou non, à traverser la vie avec moi en acceptant ce qu’elle nous apporte ? Les joies et les épreuves, l’inconnu. C’est ce qu’il y a de plus beau à vivre, l’inconnu, tu ne crois pas ?

Edgar opina mais haussa légèrement les épaules en signe d’impuissance. Et, en effet, s’il semblait entendre les mots qu’elle prononçait, il restait accablé par la honte et l’indignité. Elle comprit qu’il lui fallait frapper plus fort et en cherchant à toucher en lui une fibre sensible qui le ferait vraiment réagir.

— Je vais demander le divorce, prononça-t-elle, étonnée elle-même par la netteté de cette réponse.

Il la regarda stupéfait. Elle sentit que son instinct ne l’avait pas égarée et qu’elle avait atteint en lui un point vulnérable.

— Le divorce ? Et pourquoi ?

— Pour que tu comprennes que je ne suis pas avec toi pour un papier. Pour te délivrer des obligations que tu crois avoir à mon égard.

Il y eut un long silence. Edgar, passé le premier moment de sidération, fut gagné par un soupçon et il la regarda en dessous, avec un air de paysan rusé.

— Tu veux m’abandonner, c’est cela ?

Il se redressa, pensant tenir une contre-attaque.

— Tu prétends me contredire avec tes belles paroles mais en réalité tu me donnes raison : je suis ruiné et, du coup, tu préfères me laisser tomber. Va, je le comprends. Je ne t’en veux pas. Sans doute est-ce mieux ainsi.

— Tu ne comprends rien du tout, fit Ludmilla avec un demi-sourire.

Elle était bien persuadée maintenant que cette solution était la bonne et qu’elle devait aller jusqu’au bout.

— Tu verras que c’est exactement le contraire.

Il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. Seuls les actes pourraient apporter la preuve de ce qu’elle voulait dire.

— Eh bien, soit ! conclut Edgar avec une sorte de joie mauvaise. Tu veux ta liberté ? Prends-la, je ne m’y opposerai pas. Et tu m’ôteras un poids insupportable.

Tout de même, il doutait. Il y avait en lui une part sincère et désespérée qui souhaitait se délivrer de sa culpabilité. Mais une autre voix, étouffée, recouverte par les conventions sociales et une absurde conception de ses devoirs, lui faisait espérer que Ludmilla n’irait pas jusqu’au bout. Cette voix de l’amour lui criait de le retenir mais son écho lui parvenait assourdi derrière le mur de son entêtement et de sa fierté.

Dès le lendemain, Ludmilla consulta un avocat et engagea une procédure. Comme Edgar l’avait affirmé, il ne s’y opposa pas et c’est d’un commun accord qu’ils aboutirent à la séparation officielle.

Cependant que se tenaient les audiences, ils continuaient à vivre ensemble. C’était Ludmilla, désormais, qui se déplaçait le plus. Elle se produisit à Londres et à Prague, toujours dans des rôles modestes et le plus souvent dans des opéras de Mozart.

Pour gagner sa vie et dans la perspective de la séparation, elle accepta de chanter des chansons tziganes un soir par semaine dans un restaurant russe. C’était assez pénible, à cause du bruit et de la fumée, mais elle était heureuse de retrouver pour un moment des airs de sa terre natale et cet esprit slave dans lequel elle reconnaissait la racine de son propre caractère.

Vaclav, son agent, ne se résolvait pas à la voir réduite à une carrière médiocre. Il espérait toujours obtenir pour elle de plus grands engagements. Il lui fit travailler le rôle-titre de la Norma de Bellini et lui arrangea un contrat de remplaçante dans une très prestigieuse représentation de l’œuvre à l’Opéra de Bruxelles. Un mois durant, elle se tint prête en coulisses à chanter à la place de la mezzo-soprano Teresa Berganza, si elle connaissait une défaillance. Elle se mit à scruter le ciel et la température, guettant le mauvais temps et ses conséquences sur la voix de la diva. Malheureusement pour Ludmilla, la prima donna tint bon et ne manqua pas un seul soir.

Edgar, lui, ne sortait guère de leur deux-pièces sombre. Il ruminait toute la journée, lisait le journal du matin puis celui de l’après-midi sans sauter une ligne. Il fit tout de même l’effort d’assister une fois à une représentation dans laquelle Ludmilla était susceptible de se produire, si la Berganza venait à faillir. Il eut à subir sans la voir apparaître un opéra dont les accents pathétiques provoquaient dans son cœur une douleur insupportable.

L’ambiance, quand ils se trouvaient ensemble, n’était ni bonne ni mauvaise. On sentait qu’un décret de la Providence était suspendu au-dessus d’eux et qu’il allait bientôt changer le cours de leurs vies. Ils s’observaient l’un l’autre, se demandant s’ils iraient jusqu’au bout et sinon qui flancherait le premier. Ludmilla tremblait intérieurement mais elle s’en tenait coûte que coûte à l’idée que cette solution était la meilleure. Edgar avait l’effrayante impression que, par sa passivité, il laissait le train de leur couple foncer à grande vitesse vers un précipice. Mais il ne faisait rien pour le retenir.

La conversation entre eux n’évoquait jamais la procédure en cours. Edgar ne parlait plus d’affaires et, de toute manière, il n’aurait rien eu à raconter car aucune occasion favorable ne se présentait. Ludmilla n’évoquait plus l’opéra : elle gardait pour elle ses espoirs et sa déception dans ce domaine.

Il leur arrivait de faire l’amour et le vide de leur existence commune donnait à ces moments physiques une intensité accrue, comme si la passion qui avait déserté leur quotidien se fût réfugiée dans ces gestes d’intimité.

Vint l’audience ultime : le même palais de justice, les mêmes couloirs sinistres, un autre juge mais la même indifférence professionnelle. Edgar s’agitait sur le banc. Il n’avait pas cessé d’espérer sans se l’avouer que Ludmilla calerait. Il avait envie de se lever, de mettre un terme à cette mauvaise plaisanterie, de la retenir. Mais une force plus grande lui disait qu’il ne pouvait plus prétendre honorer les obligations d’un mari et que le mieux, si déchirante que fût cette décision, était qu’ils en finissent.

Ludmilla était impénétrable. Son bluff lui coûtait. Mais elle savait que, pour être efficace, le programme devait se dérouler jusqu’à son terme.

À 18 h 45, le 20 mars 1970, ils étaient divorcés pour la deuxième fois.

Ils se retrouvèrent seuls sur les marches du palais de justice. Les avocats s’étaient enfuis, leur besogne accomplie.

C’était un jour venté. Des giboulées précoces s’abattaient sur Paris, trempaient tout puis laissaient place à un grand ciel frais. Le perron de pierre était verni par l’eau tombée du ciel, mais l’air était sec et sentait encore l’hiver. Edgar, qui n’avait pas de manteau, releva le col de son veston et le tint dans sa main serrée. Ludmilla était enveloppée dans un trench-coat blanc qu’elle n’avait pas quitté pendant toute l’audience.

Ils se regardèrent en silence. Edgar était livide et sa lèvre inférieure tremblait. Ludmilla souriait d’un air énigmatique.

— Tu m’aurais laissée partir comme ça ? souffla-t-elle sans cesser de sourire.

Elle le disait avec tendresse et un peu de pitié. Aussi curieux que cela ait pu paraître à d’autres, elle savait que la passivité d’Edgar était une preuve d’affection. Mais il était temps de briser la carapace, de le délivrer de tout ce qui en lui faisait obstacle à l’amour.

— Allons dîner, annonça-t-elle avec décision.

Il ouvrit de grands yeux.

— J’ai réservé, ajouta-t-elle. Je t’invite.

— Je ne suis pas habillé.

Ce fut tout ce que, dans sa surprise, il trouva à dire.

— Tant pis pour toi. Moi, j’ai pris mes précautions.

Elle entrouvrit son imperméable et laissa apparaître une robe Saint Laurent noire et ivoire qu’elle avait réussi à cacher lors de la saisie de leurs biens. Autour de son cou, un pendentif de diamants qu’il lui avait offert. Il était de plus en plus surpris.

Un taxi passait en contrebas. Elle descendit les marches en courant et le héla.

— Il est tôt mais ce n’est pas grave… On commencera par boire un verre.

Elle demanda au chauffeur de les conduire rue Brea. Ils entrèrent chez Dominique. Le restaurant russe recevait ses premiers clients. Les musiciens boutonnaient leurs vareuses blanches brodées et faisaient couiner leurs instruments pour les accorder.

Le maître d’hôtel les plaça dans une sorte d’alcôve tendue de tapisseries rouge et bleu foncé. Il leur servit de la vodka et des zakouski. Visiblement, ils étaient attendus. Edgar comprit que Ludmilla avait non seulement réservé leur place mais aussi prévu l’agencement de la soirée dans ses moindres détails.

Il était bien qu’ils soient arrivés tôt. Ils eurent ainsi un moment pour se parler avant que le brouhaha du service et le crin-crin des violons tziganes ne recouvrent tout.

— Voilà, dit-elle en portant un premier toast, je t’annonce mon intention de ne jamais te quitter.

Elle but son verre d’un trait et il l’imita avec une grimace. Ils rirent tous les deux.

— Plus rien ne m’oblige à rester avec toi. Nous sommes séparés. Tu n’es plus responsable, plus coupable. Nous sommes libres de tout, y compris de nous aimer.

Avait-elle fait un signe au patron, qui rôdait près de l’entrée du restaurant ? Ou était-ce combiné à l’avance ? Toujours est-il qu’une sono, à cette heure précoce, remplaçait les violonistes et les joueurs de balalaïka, qui buvaient encore un verre au bar. Elle enchaînait des morceaux russes. Soudain, une chanson du dernier album de Brassens publié quatre ans plus tôt sortit des haut-parleurs. Ludmilla s’était servie de ces paroles quand elle apprenait le français. Car elles étaient riches mais faciles à comprendre : c’était une déclaration d’amour provocante et paradoxale. Elle rejetait la routine et la tristesse du mariage mais exaltait la pure et permanente fraîcheur de fiançailles sans fin.

Quelqu’un avait monté le son. Un des serveurs, derrière le bar, disparut subrepticement mais il sembla à Edgar qu’il les avait regardés avec attention. Il pensa que c’était lui qui avait augmenté le volume de la sono.

La tension retombait d’un coup. Edgar sentait un vertige, presque une nausée. Il dit plus tard qu’une digue, en lui, s’était rompue ce soir-là. Il se poussa sur le coussin du divan, pour être à côté de Ludmilla et passa son bras autour de son épaule. Puis il cacha son visage dans le cou de la jeune femme, comme un enfant qui cherche une protection. Elle entoura sa tête de son bras, caressa ses cheveux en désordre. Edgar a toujours prétendu qu’il n’avait pas pleuré ce soir-là mais, à condition que je promette de ne pas le répéter, Ludmilla n’a pas hésité à me confier qu’elle avait senti des larmes couler dans le décolleté de sa robe.

Les musiciens avaient compris d’eux-mêmes l’urgence d’intervenir. Ils s’étaient placés en cercle autour du couple et avaient commencé à jouer des mélodies joyeuses. Edgar s’était ressaisi. Il tenait Ludmilla par la taille et de temps en temps l’embrassait sur la bouche.

À un moment, elle se leva, sans quitter Edgar des yeux. Le restaurant était déjà bien rempli. On avait vu passer Kessel, avec une grande femme brune. L’acteur Pierre Fresnay l’avait rejoint et bien d’autres visages célèbres. Les conversations étaient animées mais soudain se turent. Ludmilla s’était mise à chanter, accompagnée par les violons. Les musiciens l’entraînèrent dans la salle. Edgar la regarda s’éloigner. Il vit les regards brillants tournés vers elle. Sa voix claire, riche, faisait entrer dans les cœurs une joie sombre et une envie sauvage de vivre. Les écailles tombées des yeux d’Edgar lui laissaient voir jusqu’à l’aveuglement combien cette femme rayonnait, quelle force il y avait en elle et avec quelle intensité il l’aimait.

Elle revint vers lui, cessa de chanter et tomba dans ses bras tandis que la salle applaudissait et criait de bonheur.

Puis ils mangèrent, burent, portèrent des toasts et s’embrassèrent jusqu’à si tard dans la nuit qu’ils ne gardèrent aucun souvenir de la fin de cette soirée.

Ludmilla avait gagné son pari : ce divorce les rapprocha plus que tous les mariages passés et à venir.

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