XXV












Carmelita Rodriguez-Pacheco était née le 13 juillet 1978. Elle avait donc dix-huit ans depuis un mois en mai 1996. C’était son seul défaut et il put être corrigé sur ses papiers mexicains. De toute façon, elle était entrée illégalement aux États-Unis en traversant le Rio Grande deux ans plus tôt et ne disposait pas d’une autorisation de séjour légal. Celle qui se faisait appeler Sally dans les bars de Los Angeles pouvait donc assez facilement, le jour venu, être présentée comme mineure. Cela décida Rick de Lacour à retenir sa candidature parmi celle de trois autres filles que proposait l’agence chargée du casting. Le grand avantage de Sally était qu’avec sa poitrine généreuse et ses yeux barbouillés de noir elle ne pouvait pas, toute mineure qu’elle était presque, éveiller les soupçons de son futur client. Elle avait l’air adulte et même d’une adulte particulièrement au fait des choses de la vie.

Dans cette affaire à tiroirs où tout le monde trompait tout le monde, Rick de Lacour fut lui aussi victime d’une légère arnaque. La prétendue « agence de casting », aux services grassement rémunérés, n’existait pas. C’est le photographe lui-même qui, payant généreusement de sa personne, avait écumé les clubs à hôtesses de Los Angeles pour sélectionner les jeunes femmes.

Jean-Pierre Sandjac était photographe de presse depuis près de trente ans. Après avoir couvert toutes les guerres de la planète, il s’était reconverti en paparazzi, ce qui lui paraissait plus compatible avec l’arthrose de hanche qui l’empêchait désormais de courir. C’était un spécialiste des longues planques. Il n’avait pas son pareil pour trouver la fenêtre, l’arbre, la terrasse de café d’où il pourrait tout voir. Né dans les Landes d’une famille de chasseurs, il avait hérité ce goût de la traque.

Entre ces moments de travail, il tuait le temps dans les bars et passait ses nuits dans les lieux les plus louches. Il n’avait pas eu à forcer sa nature pour sillonner les bas quartiers à la recherche de jeunes figurantes.

Sa mission était payée par le journal avec lequel Rick avait passé contrat pour monter l’opération.

Puisqu’il n’avait pas demandé l’aide de Camponelli, Rick avait dû se débrouiller seul pour connaître en détail le programme d’Edgar pendant ce séjour à L. A.

Après deux journées de réunion dans les studios de cinéma pour en négocier le rachat, il était prévu qu’Edgar séjourne quarante-huit heures dans un hôtel confortable de Santa Monica. La recommandation venait de son médecin, ami personnel de Rick, qui lui avait fortement suggéré cette idée. Après un hiver fatigant, Edgar devait prendre un peu de repos au soleil, etc.

L’hôtel était un problème aussi. Il fallait trouver un établissement suffisamment luxueux pour correspondre aux standards d’Edgar. En même temps, les réceptionnistes et agents de sécurité devaient laisser aller et venir un personnage comme Sally qu’ils veillaient d’ordinaire à ne pas laisser entrer. Là encore, Sandjac fut à la manœuvre. Il dut graisser quelques pattes et surtout, douce violence, séjourner lui-même quelque temps à l’hôtel la semaine précédant l’opération, y faire venir Sally et habituer le personnel à la croiser. Il en profita pour repérer les différents espaces extérieurs et choisit celui où la scène devait se dérouler. Il étudia les planques correspondantes.

Tout fut prêt à l’heure. Edgar, fatigué par le décalage horaire et les négociations qu’il menait avec le bataillon d’avocats de la major, arriva le mardi en début d’après-midi. Il s’enferma dans sa chambre pour la sieste. Son secrétariat, sur l’intervention discrète de Rick, lui avait réservé une vaste suite avec un balcon qui donnait sur le rivage. De là, il découvrait la ligne des palmiers, les allées sur lesquelles évoluaient joggeurs et cyclistes puis la plage et les rouleaux du Pacifique.

Il descendit dans les salons vers 18 heures. Les ombres commençaient à s’allonger dans le jardin, les jasmins en pot embaumaient ; au loin la ligne de l’horizon, sur la mer, se colorait de mauve. Il s’assit sur la vaste terrasse qui ouvrait vers la piscine. Des bungalows donnaient de plain-pied sur cet espace. Il n’y avait personne autour des tables à l’exception d’une jeune femme. Elle était habillée très élégamment d’une robe imprimée assez peu décolletée mais qui moulait ses formes. Rick était intervenu lui-même dans le choix du modèle. S’il avait laissé faire Sally et son maquereau de photographe, elle se serait présentée presque nue et toute l’affaire serait tombée à l’eau. Son calcul était juste. La retenue vestimentaire de la jeune femme empêcha Edgar de s’interroger sur ses véritables intentions quand elle lui sourit. Il ne douta pas que l’heure romantique, les effluves de ce jardin et peut-être, pourquoi pas, son charme naturel avaient conduit cette délicate personne à lui marquer son intérêt. Il venait de franchir une étape cruciale dans la négociation avec la major et se montrait confiant : il allait bientôt en prendre le contrôle. Il était plein d’un sentiment de puissance qui, après tout, était peut-être perceptible pour ces êtres intuitifs que sont les femmes. Tel est, du moins, ce qu’il pensait. Il tira sur son tee-shirt pour en effacer les plis, se redressa sur sa chaise et rentra le ventre. Puis, pris d’une inspiration soudaine, il souleva son verre et trinqua de loin.

La jeune personne lui répondit par le même geste. Ses yeux le fixèrent par-dessus le rebord du verre, éclairés par un sourire qu’il crut complice.

Sauf à avoir l’air d’un imbécile, il devait faire quelque chose. Il se leva et alla s’asseoir à la table de Sally.

La conversation qui s’engagea ne vaut certainement pas d’être transcrite. De toute façon, on en ignore les termes car Rick n’avait pas jugé utile de sonoriser la scène.

Seule certitude, la farouche Sally se laissa convaincre malgré une résistance assez molle qui lui était imposée par son contrat. Elle retrouva Edgar pour le dîner.

Il s’était changé dans sa chambre. Ça n’avait pas été sans mal : il n’avait emporté que des costumes pour ses rendez-vous professionnels. Il demanda à la réception qu’on lui montât le polo blanc qu’il avait vu dans le hall à la devanture d’une boutique de luxe. Il prit le moins triste de ses complets dans les tons bleus. L’ensemble faisait un peu yachtman. Il jugea que ça pourrait aller. Il se rasa de près, se coiffa soigneusement. À vrai dire, il n’avait aucune intention précise à ce stade. Il lui était très rarement arrivé de connaître des aventures en voyage mais, fait étrange, il y avait souvent pensé et c’était même un de ses fantasmes les plus récurrents. Pas un instant cependant, c’est ce qu’il a toujours prétendu par la suite, il n’a eu le sentiment de « tromper » Ludmilla. Sans doute la faiblesse des liens que ce dernier mariage avait tendus entre eux lui donnait-elle l’impression d’être toujours libre. Peut-être aussi gardait-il une petite rancune à Ludmilla de la vieille affaire Langerbein.

Le fait est qu’en rejoignant Sally à la réception de l’hôtel il se sentait comme un adolescent qui se rend à son premier rendez-vous. Il avait envie de séduire, d’être admiré, de conquérir, mais dans un sens très classique, presque suranné, comme dans les films français de son enfance.

Il y réussit parfaitement. Sally le regardait avec un air de pâmoison. Edgar avait bien remarqué qu’elle n’avait guère de conversation. C’était un point qui avait inquiété Rick quand il avait entendu la description de Sally par Sandjac. Il ne s’attendait pas à un bas-bleu mais tout de même. Il craignait qu’Edgar ne la trouve complètement idiote. Rick avait pris le risque, pensant à juste titre que ces entraîneuses savaient se rendre intéressantes par d’autres moyens. Il avait raison. Edgar mit le mutisme de Sally sur le compte de la timidité : à l’évidence, il l’impressionnait. Il ne se fit pas prier et parla courageusement pour deux. À la fin du dîner, elle l’avait si religieusement écouté qu’il la trouvait intelligente. Ils avaient l’un et l’autre pas mal bu. Ils sortirent dans le jardin. Des lampes dissimulées dans le sol éclairaient le tronc des palmiers. Les massifs de fleurs, en noir et blanc, prenaient des allures de plantes mythologiques.

Sans les consignes qu’on lui avait fait répéter, Sally serait bien passée tout de suite à l’action. Au lieu de cela, elle dut attendre, en frôlant Edgar de son mieux sans enfreindre les règles de la bienséance, qu’il se décide à lui prendre la main. Le jardin était plus profond qu’il n’y paraissait et, au-delà de la piscine, il montait en pente douce vers une pinède. Les chaussures neuves de Sally – fournies par Sandjac car elle-même n’aurait jamais acheté un modèle d’un si effrayant classicisme – lui faisaient des ampoules au talon. Et ce balourd ne se décidait pas. Elle eut soudain une inspiration pour en finir : elle fit mine de se tordre la cheville. Edgar était si attaqué par la boisson qu’au moment où elle bascula sur le côté en se rattrapant à son bras, elle crut qu’il allait lui tomber dessus. Ils manquèrent d’atterrir dans un plant d’agave hérissé de piquants. Heureusement, Edgar tint debout et, de reconnaissance, Sally, tout émue, se blottit contre lui. Pour la forme, elle se massait la cheville. Il avait toujours l’air aussi embarrassé. Mais enfin, le pas était franchi : elle le touchait, s’agrippait à son bras, frottait son corps contre le sien. Elle se dit alors que les consignes n’avaient été que trop suivies et que, dorénavant, il lui revenait de prendre la direction des opérations. Elle avait là-dessus une expérience que nul ne pouvait contester.

Avec un naturel éprouvé, elle passa en quelques instants de l’émotion à la reconnaissance, de la reconnaissance à la tendresse, de la tendresse au désir. Et pas plus que tant d’autres avant lui, Edgar ne protesta. Embrasser une jolie femme dans un jardin exotique à Santa Monica est une épreuve à laquelle, je pense, la plupart des hommes sont préparés, même s’ils savent, à regret, qu’ils n’auront jamais à la subir.

Après le premier moment de surprise, Edgar se laissa aller au plaisir de tenir contre lui ce corps délicieux, souple, et qui semblait peu entravé par la pudeur. Sally fit si bien que le désir d’Edgar devint impérieux. Il commença à regarder autour de lui si une surface tendre se prêterait à leurs ébats. Faute d’en trouver dans cet environnement de pierres sèches et de plantes grasses, il la conduisit doucement vers l’hôtel.

Sally se laissa faire mais elle savait garder, comme un soldat, la conscience des ordres dans le feu de la bataille. Or ces ordres étaient formels : rien ce soir-là. Elle raccompagna Edgar et dut se défendre de ses sollicitations. Lui qui avait démarré si lentement ne semblait plus capable de se gouverner. Il la pria, la supplia presque. Elle se montra inflexible mais promit tout pour le lendemain. Il la quitta comme un enfant puni.

— Retrouvez-moi demain à 11 heures près de la piscine, lâcha-t-elle.

Il partit en serrant ces mots comme un paysan qui emporte sa fortune après un incendie.

Le lendemain matin, il la rejoignit mais ne la vit pas tout de suite. Elle était allongée sur une chaise longue à l’extrémité la plus éloignée de la piscine. Un curieux dispositif d’arbustes et de parasols la cachait presque complètement. Mais un transat était vide, à côté du sien. Elle le désigna à Edgar et lui fit un grand sourire. Dieu, qu’elle lui parut désirable ! Pour seul vêtement, elle portait un bas de maillot de bain rose qui faisait ressortir sa peau mate. Edgar vit dans cette pratique « topless » la raison pour laquelle Sally avait choisi cet endroit reculé et caché aux regards. Il ne s’inquiétait pas de l’absence de serveurs. Dans l’hôtel, dès qu’un client prenait place sur la terrasse ou autour de la piscine, des employés en veste noire s’empressaient. Les pourboires nécessaires avaient été versés pour que personne n’interrompe la scène qui allait se dérouler.

Tout était prêt. Si le lieu où Sally et Edgar se trouvaient restait invisible depuis l’hôtel, il donnait en revanche sur la plage. À hauteur d’homme, personne ne pouvait rien voir car l’hôtel était en surélévation. Sandjac, en revanche, installé dans un des postes de surveillance dont disposaient de loin en loin les maîtres-nageurs, braquait ses puissants téléobjectifs sur le couple.

Restait à attendre le spectacle.

Sally était à la manœuvre. Elle devait se sentir plus à l’aise sur ce terrain que dans les exercices de conversation comme celui auquel elle avait dû se prêter la veille au soir.

Sitôt Edgar étendu à côté d’elle, elle changea de place. Une fesse posée sur le transat de son partenaire, elle se pencha sur lui et l’embrassa à pleine bouche. Edgar fut surpris par cet assaut direct. Il y répondit en enlaçant la jeune femme. Elle le poussa sur le côté et s’allongea près de lui. S’ensuivirent de longues caresses qui ne pouvaient malheureusement pas livrer grand-chose dans les boîtiers de Sandjac. Les deux corps allongés et enlacés n’étaient pas reconnaissables. Le photographe avait fait longuement répéter son rôle à Sally et il avait bien insisté sur ce qu’il voulait. Elle fit des efforts pour se relever et se plaça à genoux près du ventre d’Edgar.

Celui-ci portait un bermuda à rayures de bonne marque (un label du groupe Luxel). Sally posa sur l’étoffe tendue sa main soigneusement manucurée.

Sandjac parlait tout seul dans sa planque.

— Vas-y ! murmurait-il. C’est le moment.

Il tenait le couple plein cadre. Edgar relevait la tête, on le reconnaissait parfaitement. Sally apparaissait de profil. Encore un instant et le cliché du scandale serait dans la boîte.

Tout se déroula très vite et Sandjac ne comprit pas tout de suite : les protagonistes avaient disparu de sa mire. Le transat était vide. Qu’est-ce qu’ils faisaient, bon Dieu ? Il saisit des jumelles qui lui donnaient une vision plus large.

Edgar était debout et Sally, toujours à genoux, le regardait de bas en haut. Il lui tendait la main. Elle se leva à son tour.

L’explication était simple. À jeun, plus lucide que la veille, Edgar, malgré son désir violent, avait été envahi par un scrupule. Il était en Amérique, une affaire importante était sur le point de se conclure les jours à venir ; mieux valait éviter de commettre un attentat à la pudeur dans ce pays si sensible sur ces sujets.

— Allons dans ma suite, dit-il à Sally.

Il mit l’expression épouvantée de la jeune femme sur le compte de la frustration, incapable de concevoir un doute quant à la séduction qu’il avait exercée sur elle. En vérité, Sally était catastrophée : elle connaissait tout le dispositif, Sandjac le lui avait expliqué. Ce qui se déroulerait dans les murs de l’hôtel ne pouvait servir à rien.

Elle comprit pourtant qu’il était impossible de résister. Elle noua un paréo autour de sa poitrine, enfila des sandales de corde à talon plein, prit son sac et suivit Edgar.

Restait à mettre en place le plan B. Sandjac l’avait évoqué succinctement mais elle en avait retenu les grandes lignes. Arrivés dans le hall, ils prirent l’ascenseur. Elle se coula contre Edgar.

— J’ai peur, susurra-t-elle.

— De quoi ?

— Claustrophobe, murmura-t-elle en baissant la tête.

L’ascenseur était arrivé à l’étage.

— Voilà, la rassura Edgar. C’est fini.

— Ce n’est pas seulement l’ascenseur.

Elle regardait le couloir avec méfiance.

— Qu’est-ce que tu crains ?

Ils étaient devant la porte de la suite. Edgar l’ouvrit.

— Les murs.

— Les murs ? Tu as peur des murs ?

Elle fondit en larmes ; il la prit dans ses bras.

— Ne ris pas. Tu sais, ici, il y a des tremblements de terre terribles. Quand j’étais petite, toute ma famille est morte écrasée par les plafonds de la maison.

— Et toi…

— Moi, j’étais dehors. J’avais fait une fugue pour rejoindre un petit copain.

— Depuis, tu n’entres plus dans les maisons ?

— Si, mais j’ai peur. Ça m’empêche d’être bien.

Tandis qu’elle parlait, elle avait repéré la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse et s’en était approchée.

— Je n’ai jamais pu faire l’amour dans une maison.

Il sourit.

— Tu te moques de moi !

Elle boudait. Il la prit dans ses bras. Elle l’entraîna sur la terrasse. Elle était meublée de chaises longues. La balustrade en métal laissait voir la plage au loin. Elle se demanda si Sandjac avait eu le temps de rejoindre l’autre point d’observation qu’il avait étudié les jours précédents en vue de ce plan B. Elle fit durer l’affaire, demanda un café qu’Edgar alla préparer dans la chambre. Quand il revint, ils reprirent leurs ébats là où ils les avaient laissés quand Edgar s’était relevé. Il se sentait en confiance, cette fois, à l’abri dans cet espace qu’il croyait privé. Il ne fit aucune difficulté pour ôter son bermuda.

La suite, en détail, avec un peu moins de netteté que s’ils étaient restés dans le jardin, put être captée par les objectifs de Sandjac. Le reportage était si détaillé qu’il n’eut qu’une crainte : que les clichés fussent trop crus pour un magazine grand public. Heureusement, Sally faisait varier les pauses et plusieurs plans furent explicites, sans tomber pour autant dans la pornographie.

L’une de ces photos servit à illustrer la couverture du journal avec lequel Rick avait conclu l’affaire. Un reportage complet suivait en pages intérieures. En cas de procédure judiciaire, des pièces plus compromettantes permettraient à la direction du journal d’exercer un discret chantage.

L’affaire eut un retentissement énorme. Edgar était rentré depuis une semaine quand parut le magazine. Ludmilla, à qui Rick, l’air navré, avait mis les photos sous le nez, entra comme une furie dans la chambre d’Edgar et lui jeta le journal à la figure.

C’était moins la jalousie que l’humiliation qui la faisait souffrir. Les mots s’étranglaient dans sa gorge. Elle quitta la pièce, appela le chauffeur et se fit conduire à l’hôtel.

La première personne qu’elle appela fut son avocat. Elle demanda le divorce dans les délais les plus brefs, quelles que fussent les conditions.

Ainsi prit fin la quatrième union d’Edgar et de Ludmilla, après quelques mois seulement d’une cohabitation sans passion. Si cette séparation n’avait pas eu de si graves conséquences, ils en auraient presque été, l’un et l’autre, soulagés.

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