Chapitre 3

Les chaises étaient à fond de paille tressée et avaient, dans la pénombre, des reflets dorés. Le plancher, de vulgaire sapin pourtant, très vieux, était si bien encaustiqué qu'on y voyait comme dans un miroir le rectangle de la fenêtre. Le balancier de cuivre d'une horloge, au mur, battait à un rythme paisible.

On aurait dit que le moindre objet, le tisonnier, les bols à grandes fleurs roses et jusqu'au balai où le chat se frottait le dos avait sa vie propre, comme dans les anciens tableaux hollandais ou dans les sacristies.

La vieille ouvrait le poêle pour y verser deux pelletées de charbon luisant et un instant les flammes venaient lui lécher la figure.

— Vous permettez que j'enlève mon pardessus ?

— Cela veut dire que vous allez rester longtemps ?

— Il y a moins cinq degrés dehors et, chez vous, il fait plutôt chaud.

— On prétend que les vieux deviennent frileux, grommelait-elle, plutôt pour elle-même, pour occuper son esprit, que pour lui. Moi, mon poêle me tient compagnie. Tout jeune, mon fils était déjà comme ça. Je le vois encore, chez nous, à Sénarclens, collé contre le poêle pour étudier ses leçons.

Elle regardait le fauteuil vide, au bois poli, au cuir usé.

— Ici aussi, il le rapprochait du feu et pouvait passer des journées à lire sans rien entendre.

— Qu'est-ce qu'il lisait ?

Elle levait les bras en signe d'impuissance.

— Est-ce que je sais, moi ? Des livres qu'il allait chercher au cabinet de lecture de la rue Monge. Tenez ! Voici le dernier. Il les échangeait au fur et à mesure. Il avait une sorte d'abonnement. Vous devez connaître ça...

Relié d'une toile noire et lustrée qui faisait penser à une vieille soutane, c'était un ouvrage de Lenotre sur un épisode de la Révolution.

— Il savait beaucoup de choses, Honoré. Il ne parlait pas beaucoup, mais sa tête n'arrêtait pas de travailler. Il lisait des journaux aussi, quatre ou cinq chaque jour, et de gros illustrés qui coûtent cher, avec des images en couleur...

Maigret aimait l'odeur du logement, faite de maintes odeurs différentes. Il avait toujours eu un faible pour les habitations qui ont une odeur caractéristique et il hésitait à allumer sa pipe qu'il avait bourrée machinalement.

— Vous pouvez fumer. Il fumait la pipe aussi. Il tenait même tellement à ses vieilles pipes qu'il lui arrivait de les réparer avec du fil de fer.

— Je voudrais vous poser une question, madame Cuendet.

— Cela me fait un drôle d'effet que vous m'appeliez comme ça. Il y a tellement longtemps que tout le monde m'appelle Justine ! Je crois bien qu'à part le maire, quand il m'a félicitée le jour de mon mariage, personne ne m'a appelée autrement. Dites toujours ! Je vous répondrai si j'en ai envie.

— Vous ne travaillez pas. Votre mari était pauvre.

— Vous avez rencontré un taupier riche, vous ? Surtout un taupier qui boit du matin au soir ?

— Vous vivez donc de l'argent que vous remettait votre fils.

— Il y a du mal à ça ?

— Un ouvrier remet sa paie à sa femme ou à sa mère chaque semaine, un employé tous les mois. Je suppose qu'Honoré vous donnait de l'argent au fur et à mesure de vos besoins ?

Elle le regardait avec attention, comme si elle comprenait la portée de la question.

— Et alors ?

— Il aurait aussi pu vous remettre une somme importante au retour de ses absences, par exemple.

— Il n'y a jamais eu de somme importante ici. Qu'est-ce que j'en aurais fait ?

— Ces absences duraient plus ou moins longtemps, parfois des semaines, n'est-ce pas ? Si, pendant ce temps-là, vous aviez besoin d'argent, que faisiez-vous ?

— Je n'en avais pas besoin.

— Il vous en donnait donc suffisamment avant de partir ?

— Sans compter que j'ai un compte chez le boucher, chez l'épicier, que je peux acheter à crédit chez n'importe quel commerçant du quartier et même aux petites charrettes. Tout le monde, dans la rue, connaît la vieille Justine.

— Il ne vous a jamais envoyé de mandat ?

— Je ne sais pas comment j'aurais fait pour le toucher.

— Écoutez, madame Cuendet...

— J'aime encore mieux que vous disiez Justine...

Elle était toujours debout et remettait un peu d'eau chaude dans son ragoût, reposait le couvercle en laissant une légère ouverture pour la vapeur.

— Je ne peux plus lui causer d'ennuis et je n'ai aucune intention de vous en causer à vous. Ce que je cherche, c'est à retrouver ceux qui l'ont tué.

— Quand est-ce que je pourrai le voir ?

— Cet après-midi, sans doute. Un inspecteur viendra vous chercher.

— Et on me le rendra ?

— Je pense que oui. Pour retrouver son ou ses assassins, j'ai besoin de comprendre certaines choses.

— Qu'est-ce que vous voulez comprendre ?

Elle se méfiait encore, en paysanne qu'elle était restée, en vieille femme à peu près illettrée qui flaire partout des pièges. C'était plus fort qu'elle.

— Votre fils vous quittait plusieurs fois par an, restait absent pendant plusieurs semaines...

— Quelquefois trois semaines, quelquefois deux mois.

— Comment était-il à son retour ?

— Comme un homme satisfait de retrouver ses pantoufles au coin du feu.

— Vous avertissait-il de ses départs ou quittait-il la maison sans rien dire ?

— Qui est-ce qui aurait préparé sa valise ?

— Donc, il vous en parlait. Il emportait des vêtements de rechange, du linge...

— Il emportait tout ce qu'il faut.

— Il avait plusieurs costumes ?

— Quatre ou cinq. Il aimait être bien habillé.

— Avez-vous l'impression qu'à son retour il cachait quelque chose dans l'appartement ?

— Ce ne serait pas facile de trouver une cachette dans les quatre pièces. D'ailleurs, vous les avez fouillées, et pas seulement une fois. Je me souviens que vos hommes ont fouiné partout et qu'ils ont même démonté des meubles. Ils sont allés dans la cave, qui est pourtant commune à tous les locataires, et dans le coin de grenier auquel nous avons droit.

C'était vrai. On n'avait rien trouvé.

— Votre fils n'a pas de compte en banque, nous nous en sommes assurés, ni de carnet de caisse d'épargne. Or, il fallait bien qu'il dépose son argent quelque part. Savez-vous s'il lui arrivait de se rendre à l'étranger, en Belgique, par exemple, ou en Suisse, en Espagne ?

— En Suisse, il se serait fait arrêter.

— C'est exact.

— Il ne m'a jamais parlé des autres pays que vous dites.

On avait plusieurs fois alerté les frontières. Pendant des années, la photographie d'Honoré Cuendet avait figuré parmi celle des personnes à surveiller dans les gares et aux différentes sorties du pays.

Maigret pensait à voix haute.

— Il a dû forcément, revendre des bijoux, des objets. Il ne s'est pas adressé à des receleurs professionnels. Et, comme il dépensait peu, il avait forcément quelque part une somme importante.

Il regardait la vieille avec plus d'attention.

— S'il ne vous remettait l'argent du ménage qu'au fur et à mesure, qu'est-ce que vous allez devenir ?

Cette idée la frappa et elle tressaillit. Il vit une inquiétude passer dans ses yeux.

— Je n'ai pas peur, n'en répondit-elle pas moins avec fierté. Honoré est un bon fils.

Elle ne disait pas « était », cette fois. Et elle continuait, comme s'il était toujours en vie :

— Je suis sûre qu'il ne me laissera pas sans rien.

Il enchaîna :

— Il n'a pas été tué par un rôdeur. Il ne s'agit pas d'un crime crapuleux. Il n'a pas non plus été abattu par un complice.

Elle ne lui demandait pas pourquoi et il ne le lui expliquait pas. Un rôdeur n'aurait eu aucune raison de défigurer le cadavre en s'acharnant sur le visage et en vidant les poches des moindres objets, y compris les papiers sans valeur, la pipe, les allumettes.

Un complice ne l'aurait pas fait non plus, sachant que Cuendet avait fait de la prison et serait par conséquent identifié par ses empreintes digitales.

— Celui qui l'a tué ne le connaissait pas. Pourtant, il avait une raison importante de le supprimer. Vous comprenez ?

— Qu'est-ce que je dois comprendre ?

— Que, quand nous saurons quel coup Honoré préparait, dans quelle maison, dans quel appartement il s'est introduit, nous serons bien près de connaître son assassin.

— Cela ne le fera pas revivre.

— Vous permettez que je jette un coup d'œil dans sa chambre ?

— Je ne peux pas vous en empêcher.

— Je préfère que vous y veniez avec moi.

Elle le suivait, haussant ses maigres épaules, balançant ses hanches presque monstrueuses et le petit chien roux marchait sur leurs talons, prêt à gronder à nouveau.

La salle à manger était neutre, sans vie, presque sans odeur. Une courtepointe très blanche recouvrait le lit de fer de la vieille et la chambre d'Honoré, mal éclairée par la fenêtre donnant sur la cour, prenait déjà un aspect mortuaire.

Maigret ouvrait la porte d'une armoire à glace, trouvait trois complets qui pendaient à des cintres, deux gris et un bleu marine, des souliers rangés dans le fond et, sur une tablette, des chemises sur lesquelles était posé un bouquet de lavande séchée.

Des livres, sur une étagère : un exemplaire rouge du Code pénal, tout usé, qui avait dû être acheté sur les quais ou chez un bouquiniste du boulevard Saint-Michel ; quelques romans datant du début du siècle, plus un Zola et un Tolstoï ; un plan de Paris qu'on avait dû souvent consulter...

Dans un coin, sur une console à deux étages, des magazines dont les titres firent froncer les sourcils du commissaire. Ils ne cadraient pas avec le reste. C'étaient des magazines épais, luxueux, sur papier couché, qui publiaient des photographies en couleur des plus beaux châteaux de France et des intérieurs somptueux de Paris.

Il en feuilleta quelques-uns, espérant y trouver des notes, des coups de crayon.

À Lausanne, le jeune Cuendet, apprenti serrurier, vivant dans un galetas, s'appropriait tout ce qui lui tombait sous la main, y compris des objets sans valeur.

Plus tard, rue Saint-Antoine, il devait montrer un peu plus de discernement, mais il ne cambriolait encore, au petit bonheur, que les boutiques et les appartements du quartier.

Il allait gravir un nouvel échelon, s'en prendre à des maisons bourgeoises où il trouvait à la fois de l'argent et des bijoux.

Il en était arrivé, enfin, patiemment, aux beaux quartiers. La vieille, tout à l'heure, sans le vouloir, avait prononcé une phrase importante. Elle avait parlé des quatre ou cinq journaux que son fils lisait chaque jour.

Maigret aurait parié que ce n'étaient pas les faits divers qu'il y cherchait, moins encore les nouvelles politiques, mais les rubriques mondaines, mariages, comptes rendus de réceptions, de répétitions générales.

N'y décrivait-on pas les bijoux des femmes en vue ?

Les magazines que Maigret avait sous les yeux apportaient à Honoré des renseignements aussi précieux : non seulement la description minutieuse des hôtels particuliers et des appartements, mais encore des photographies des différentes pièces.

Assis au coin du feu, le Vaudois méditait, pesait le pour et le contre, faisait son choix.

Puis il allait rôder dans le quartier, louait une chambre dans un hôtel ou, s'il s'en trouvait une de libre, dans une maison particulière, comme ça avait été le cas rue de la Pompe.

Lors de la dernière enquête, qui remontait à plusieurs années, on avait aussi retrouvé sa trace dans un certain nombre de cafés dont, du jour au lendemain, il était devenu, pour un temps, un habitué.

— Un homme bien tranquille, qui passait des heures dans son coin, à boire du vin blanc, à lire les journaux et à regarder dans la rue...

En fait, il observait les allées et venues d'une maison, patrons et domestiques, étudiait leurs habitudes, leur emploi du temps et, de sa fenêtre, il les épiait ensuite dans leur intérieur.

Ainsi, après quelque temps, un immeuble entier n'avait-il plus de secrets pour lui.

— Je vous remercie, madame Cuendet.

— Justine !

— Pardon : Justine. J'avais beaucoup de...

Il cherchait le mot. Amitié était trop fort. Attirance n'aurait pas eu de sens pour elle.

— J'avais beaucoup d'estime pour votre fils...

Le mot n'était pas exact non plus, mais ni le substitut ni le juge d'instruction n'étaient là pour l'entendre.

— L'inspecteur Fumel viendra vous voir. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, adressez-vous à moi.

— Je n'aurai besoin de rien.

— Au cas où vous apprendriez dans quel quartier Honoré a passé ces dernières semaines...

Il remettait son lourd pardessus, descendait avec précaution l'escalier aux marches usées. Il était repris par le vacarme de la rue et par le froid. Il y avait maintenant dans l'air un peu de poudre blanche comme en suspens mais il ne neigeait pas et on ne voyait aucune trace sur le sol.

Quand il pénétra dans le bureau des inspecteurs, Lucas lui annonça :

— Moers vous a demandé au téléphone.

— Il n'a pas dit pourquoi ?

— Il a demandé que vous l'appeliez.

— Toujours pas de nouvelles de Fernand ?

Il n'oubliait pas que sa tâche principale était de découvrir les auteurs des hold-up. Cela pouvait durer des semaines, sinon des mois. Des centaines, des milliers de policiers et de gendarmes avaient en poche la photographie du prisonnier libéré. Des inspecteurs faisaient du porte à porte, comme des marchands d'aspirateurs électriques.

— Pardon, madame. Avez-vous vu récemment cet homme ?

La brigade des meublés s'occupait des hôtels. Celle des mœurs, la « mondaine », interrogeait les filles. Dans les gares, les voyageurs ne se doutaient pas que des yeux anonymes les examinaient au passage.

Il n'était pas chargé de l'enquête au sujet de Cuendet. Il n'avait pas le droit de détourner ses hommes de leur service. Il n'en trouva pas moins un moyen de concilier son devoir et sa curiosité.

— Tu vas demander là-haut une photographie, la plus récente possible, de Cuendet. Tu en feras remettre une copie à tous ceux qui recherchent Fernand, surtout ceux qui visitent les bistrots et les meublés.

— Dans tous les quartiers ?

Il hésita, faillit répondre :

— Seulement dans les quartiers riches.

Mais il se souvint qu'on trouve des hôtels particuliers et des immeubles de luxe dans les vieux quartiers aussi.

Une fois dans son bureau, il appela Moers.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Je ne sais pas si cela peut vous servir. En examinant les vêtements à la loupe, mes hommes ont mis la main sur trois ou quatre poils qu'ils ont étudiés au microscope. Delage, qui s'y connaît, affirme que ce sont des poils de chat sauvage.

— Sur quelle partie des vêtements se trouvaient-ils ?

— Dans le dos, vers l'épaule gauche. Il y a aussi des traces de poudre de riz. Nous arriverons peut-être à en déterminer la marque, mais ce sera plus long.

— Je te remercie. Fumel ne t'a pas appelé ?

— Il vient de passer. Je lui ai donné le tuyau.

— Où est-il ?

— Aux Sommiers, plongé dans le dossier Cuendet.

Maigret se demanda un moment pourquoi ses paupières picotaient et il se souvint qu'il avait été tiré du lit à quatre heures du matin.

Il dut donner des signatures, remplir plusieurs formulaires, recevoir deux personnes qui l'attendaient et qu'il écouta d'une oreille distraite. Une fois seul, il appela un important fourreur de la rue La Boétie, dut insister longtemps pour l'avoir en personne au bout du fil.

— Commissaire Maigret, de la P. J. Je vous demande pardon de vous déranger, mais je voudrais que vous me donniez un renseignement. Pouvez-vous me dire combien il y a à peu près de manteaux de chat sauvage à Paris ?

— De chat sauvage ?

On aurait dit que l'homme était vexé par la question.

— Ici, nous n'en avons pas. Il fut un temps, à l'époque héroïque des premières automobiles, où notre maison en faisait pour certaines clientes et surtout pour certains clients.

Maigret revoyait de vieilles photographies d'automobilistes qui ressemblaient à des ours.

— C'était du chat sauvage ?

— Pas toujours, mais les plus beaux. On en porte encore dans les pays très froids, au Canada, en Suède, en Norvège, dans le nord des États-Unis...

— Il n'y en a plus à Paris ?

— Je pense que certaines maisons en vendent parfois, mais très peu. Il m'est difficile de vous citer un chiffre exact. Je parierais pourtant qu'il n'existe pas cinq cents manteaux de ce genre dans tout Paris et la plupart doivent être assez vieux. Maintenant...

Une idée lui venait.

— Vous ne vous intéressez qu'aux manteaux ?

— Pourquoi ?

— Parce qu'il nous arrive, de loin en loin, de traiter le chat sauvage à des fins non vestimentaires. On en fait par exemple des couvertures à jeter sur un divan. Ces couvertures servent aussi dans les autos...

— Il en existe beaucoup ?

— En cherchant dans nos livres, je pourrais vous dire combien sont sorties de chez nous ces dernières années. Trois ou quatre douzaines, à vue de nez. Mais des fourreurs les fabriquent en série, d'une qualité plus ordinaire, bien entendu. Un instant. Je pense à autre chose. Tout en vous parlant, je viens de revoir la vitrine d'une pharmacie, non loin d'ici, avec une peau de chat sauvage que l'on vend comme remède contre les rhumatismes...

— Je vous remercie.

— Vous voulez que je vous fasse préparer une liste des ...

— Si cela ne vous dérange pas trop.

C'était assez décourageant. Depuis des semaines, on recherchait Fernand sans avoir la certitude qu'il était mêlé aux récents hold-up, Cela représentait un travail presque aussi considérable que, par exemple, l'élaboration d'un dictionnaire ou même d'une encyclopédie.

Or, on connaissait Fernand. ses goûts, ses habitudes, ses manies. Par exemple, un détail tout bête pourrait aider à le faire retrouver : il ne buvait jamais que du mandarin-curaçao.

Maintenant, pour obtenir éventuellement une indication sur les assassins de Cuendet, on possédait quelques poils de chat sauvage.

Moers avait dit que ces poils avaient été trouvés dans le dos du veston, près de la manche gauche. S'ils provenaient d'un manteau, n'auraient-ils pas plutôt été découverts sur le devant du complet ?

Une femme avait-elle aidé à le porter, en le tenant par les épaules ?

Maigret préférait l'hypothèse de la couverture, surtout d'une couverture d'auto. Et, dans ce cas, ce n'était pas une petite voiture quelconque, car on n'utilise guère de couvertures de fourrure dans une 4 CV.

Depuis quelques années, Cuendet ne s'en prenait-il pas exclusivement aux maisons riches ?

Il aurait fallu faire le tour des garages de Paris, poser inlassablement la même question.

On frappait à la porte. C'était l'inspecteur Fumel, le sang à la tête, les paupières rougeâtres. Il avait encore moins dormi que Maigret. De service la nuit précédente, il n'avait même pas dormi du tout.

— Je ne vous dérange pas ?

— Entre.

Ils étaient quelques-uns, comme ça, que le commissaire tutoyait, des anciens d'abord, avec qui il avait débuté et qui, à l'époque, le tutoyaient aussi, qui n'osaient plus, qui l'appelaient maintenant monsieur le commissaire ou, quelquefois, patron. Il y avait aussi Lucas. Pas Janvier, il ignorait pourquoi. Et enfin les très jeunes, comme le petit Lapointe.

— Assieds-toi.

— J'ai tout lu. En fin de compte, je ne sais plus par quel bout commencer. Une équipe de vingt hommes n'y suffirait pas. Je me suis rendu compte, par les procès-verbaux, que vous le connaissiez bien.

— Assez bien. Ce matin, je suis allé voir sa mère, officieusement. Je lui ai annoncé la nouvelle et je lui ai dit que tu irais la chercher tout à l'heure pour la conduire à l'institut médico-légal. Tu as des indications sur les résultats de l'autopsie ?

— Rien. J'ai téléphoné au docteur Lamalle. Il m'a fait dire par son assistant qu'il enverrait son rapport, ce soir ou demain, au juge d'instruction.

Le docteur Paul, lui, n'attendait pas que Maigret l'appelle. Il lui arrivait même de grommeler :

— Qu'est-ce que je dis au juge ?

Il est vrai qu'à cette époque-là la police menait l'enquête et que, la plupart du temps, le magistrat ne s'en occupait qu'une fois que le coupable avait avoué.

Il y avait alors trois étapes distinctes : l'enquête, qui était, à Paris, l'affaire du Quai des Orfèvres ; l'instruction ; et enfin, plus tard, après l'examen du dossier par la chambre des mises en accusation, le procès aux assises.

— Moers t'a parlé des poils ?

— Oui. Du chat sauvage.

— Je viens de téléphoner à un fourreur. Tu ferais bien de te renseigner sur les couvertures en chat sauvage qui ont été vendues à Paris. Et, en questionnant les garagistes...

— Je suis seul là-dessus.

— Je sais, vieux.

— J'ai envoyé un premier rapport. Le juge Cajou m'a convoqué cet après-midi, à cinq heures, Cela va faire un drame. Comme j'étais de service la nuit dernière, je devais être libre aujourd'hui et quelqu'un m'attend. Je téléphonerai, mais je sais qu'on ne me croira pas et cela créera des complications à n'en plus finir...

Une femme, bien sûr !

— Si je trouve quelque chose, je te passerai un coup de fil. Surtout, ne dis pas au juge que je m'en occupe.

— Compris !

Maigret rentra déjeuner chez lui. L'appartement était aussi propre, les parquets et les meubles aussi bien astiqués que chez la vieille Cuendet.

Il faisait chaud aussi et il y avait un poêle, malgré les radiateurs, car Maigret avait toujours aimé les poêles et il avait obtenu longtemps de l'administration qu'on lui en laisse un dans son bureau.

Il régnait une bonne odeur de cuisine. Pourtant, il lui semblait soudain qu'il manquait quelque chose, il n'aurait pu dire quoi.

Chez la mère d'Honoré, l'atmosphère était encore plus calme et plus enveloppante, peut-être par contraste avec l'animation de la rue. Par la fenêtre, on touchait presque les échoppes et on entendait les appels des marchands.

Le logement était plus bas de plafond, plus petit, plus replié sur lui-même. La vieille y vivait du matin au soir, du soir au matin. Et, Honoré absent, on n'en sentait pas moins où était sa place.

Il se demanda un instant s'il n'achèterait pas un chien et un chat, lui aussi.

C'était stupide. Il n'était pas une vieille femme, ni un gamin de la campagne venu vivre en solitaire dans la rue la plus populeuse de Paris.

— À quoi penses-tu ?

Il sourit.

— À un chien.

— Tu as l'intention d'acheter un chien ?

— Non. D'ailleurs ce ne serait pas la même chose. Celui-là a été trouvé dans la rue, les deux pattes cassées...

— Tu ne fais pas la sieste ?

— Pas le temps, hélas !

— On dirait que tes préoccupations sont à la fois agréables et déplaisantes...

Il fut frappé par la justesse de l'observation. La mort de Cuendet le rendait mélancolique et chagrin. Il en voulait personnellement à ses assassins, comme si le Vaudois eût été un ami, un camarade, en tout cas une vieille relation.

Il leur en voulait aussi de l'avoir défiguré et de l'avoir jeté, comme une bête morte, dans une allée du bois de Boulogne, sur la terre gelée où le corps avait dû rebondir.

En même temps, il ne pouvait s'empêcher de sourire en pensant à la vie de Cuendet et, à ses manies qu'il s'efforçait de comprendre. Chose curieuse, alors qu'ils étaient si différents l'un de l'autre, il avait l'impression d'y parvenir.

Certes, au début de sa carrière, si l'on peut dire, quand il n'était qu'un maigre apprenti, Honoré s'était fait la main de la façon la plus banale qui soit, celle de tous les mauvais garçons nés dans des quartiers pauvres, chipant sans distinction ce qui se trouvait à sa portée.

Il ne revendait même pas les objets acquis de la sorte, les entassait dans sa mansarde, comme un jeune chien entasse des croûtons et de vieux os sous sa paillasse.

Pourquoi, considéré comme un soldat modèle, avait-il déserté par deux fois ? Gauchement ! Bêtement ! Les deux fois, il s'était laissé reprendre sans tenter de fuir ou de résister.

À Paris, dans le quartier de la Bastille, il se perfectionnait et on commençait à voir se dessiner sa manière. Il n'appartenait à aucune bande. Il n'avait pas d'amis. Il travaillait seul.

Serrurier, chaudronnier, bricoleur, habile de ses mains, méticuleux, il apprenait à pénétrer dans des magasins, dans des ateliers, dans des entrepôts.

Il n'était pas armé. Il n'avait jamais possédé une arme, fût-ce un couteau à cran d'arrêt.

Pas une fois il n'avait provoqué l'alarme, laissé une trace. C'était l'homme silencieux par excellence, dans sa vie comme dans son travail.

Quels étaient ses rapports avec les femmes ? On n'en trouvait pas dans sa vie. Il n'avait jamais cohabité qu'avec sa mère et, s'il s'offrait des amours de passage, il devait le faire discrètement, dans des quartiers éloignés où nul ne le remarquait.

Il pouvait rester des heures assis dans un café, près de la vitre, devant une chopine de vin blanc. Il pouvait aussi guetter, pendant des journées entières, à la fenêtre d'une chambre meublée, tout comme, rue Mouffetard, il lisait au coin du feu.

Il n'avait presque pas de besoins. Or, la liste des bijoux volés, pour ne parler que des vols qu'on pouvait raisonnablement lui attribuer, représentait une fortune.

Lui arrivait-il d'aller, ailleurs qu'à Paris, mener une autre vie et dépenser son argent ?

— Je pense, expliquait Maigret à sa femme, à un drôle de type, un cambrioleur...

— Celui qui a été assassiné ce matin ?

— Comment le sais-tu ?

— C'est dans le journal de midi qu'on vient de me monter.

— Laisse voir.

— Il n'y a que quelques lignes. Je suis tombée dessus par hasard.

Un cadavre au bois de Boulogne.

La nuit dernière vers trois heures, deux agents cyclistes du XVIe arrondissement ont découvert, dans une allée du bois de Boulogne, le corps d'un homme au crâne défoncé. Il s'agit d'Honoré Cuendet, d'origine suisse, 50 ans, repris de justice. Selon le juge d'instruction Cajou, qui a été chargé de l'affaire et qui s'est transporté sur les lieux en compagnie du substitut Kernavel et du médecin légiste, il s'agirait d'un règlement de comptes.

— Qu'est-ce que tu disais ?

Le « règlement de comptes » le mettait en boule, car cela signifiait que, pour ces messieurs du Palais de Justice, l'affaire était pratiquement enterrée. Comme disait un procureur :

« Qu'ils s'entretuent donc jusqu'au dernier. C'est autant de besogne en moins pour le bourreau et autant de gagné pour le contribuable. »

— Je disais... Ah ! oui... Imagine un cambrioleur qui choisirait, exprès, des maisons ou des appartements occupés...

— Pour y pénétrer ?

— Oui. Chaque année, à Paris, et pour ainsi dire à chaque saison, des appartements restent vides pendant plusieurs semaines tandis que les locataires sont à la mer, à la montagne, dans leur château ou à l'étranger.

— On les cambriole, non ?

— On les cambriole, c'est vrai. Des spécialistes, qui ne s'attaqueront jamais à une habitation où ils risquent de rencontrer des gens.

— Où veux-tu en venir ?

— À mon Cuendet qui, lui, ne s'intéresse qu'aux appartements occupés. Souvent, il attend, pour y pénétrer, que les maîtres soient rentrés du théâtre ou d'ailleurs, que la femme ait déposé ses bijoux dans une pièce voisine ou même, parfois, sur un meuble de la chambre à coucher.

Mme Maigret répliqua avec logique :

— S'il opérait quand la femme se trouve à une soirée, il ne trouverait pas les bijoux, puisque tu dis qu'elle les porte.

— Il en trouverait probablement d'autres, en tout cas, des objets de valeur, des tableaux, de l'argent liquide.

— Tu veux dire que, chez lui, c'est une sorte de vice ?

— Le mot est peut-être trop fort, mais je soupçonne que c'était une manie, qu'il ressentait un certain plaisir à s'introduire dans la vie toute chaude des gens. Une fois, il a pris un chronomètre sur la table de nuit d'un homme qui dormait et qui n'a rien entendu.

Elle souriait aussi.

— Combien de fois l'as-tu attrapé ?

— Il n'a été condamné qu'une fois, et encore n'avait-il pas alors adopté cette technique et volait-il comme tout le monde. Nous n'en possédons pas moins, au bureau, une liste des cambriolages qui peuvent lui être attribués à coup presque sûr. Dans certains cas, il a loué une chambre pendant plusieurs semaines en face des locaux cambriolés et il ne fournît aucune explication plausible.

— Pourquoi l'a-t-on assassiné ?

— C'est ce que je me demande. Pour le savoir, j'ai besoin de découvrir à quelle maison il s'est attaqué, la nuit dernière probablement...

Il en avait rarement autant dit à sa femme sur une affaire en cours sans doute parce que, pour lui, ce n'était pas une affaire comme les autres et il n'en était même pas chargé.

Cuendet l'intéressait en tant qu'homme et en tant que spécialiste, le fascinait presque, tout comme la vieille Justine.

Je suis sûre qu'il ne me laissera pas sans rien... avait-elle dit avec confiance.

Pourtant, Maigret en était persuadé, elle ignorait où son fils cachait l'argent.

Elle avait confiance, la foi du charbonnier : Honoré était incapable de la laisser sans ressources.

Comment cet argent parviendrait-il jusqu'à elle ? Quelles mesures son fils avait-il prises, lui qui, pas une fois dans sa vie, n'avait eu de complices ?

Et pouvait-il prévoir qu'un jour il serait assassiné ?

Le plus curieux, c'est que Maigret en arrivait à partager la confiance de la vieille, à croire, lui aussi, que Cuendet avait envisagé toutes les éventualités.

Il buvait son café à petites gorgées. Allumant sa pipe, il jetait un coup d'œil au buffet. Comme rue Mouffetard, il y avait là un carafon, avec une eau-de-vie blanche qui, ici, était de l'eau-de-vie de prunes.

Mme Maigret avait compris et lui en servait un petit verre.


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