Chapitre 4

À quatre heures moins cinq, penché sur le rond de lumière de sa lampe qui éclairait un dossier annoté, Maigret hésitait entre deux pipes quand le téléphone sonna. C'était le central de Police-Secours, boulevard du Palais.

— Hold-up rue La Fayette, entre la rue Taitbout et la Chaussée d'Antin. On a tiré. Il y a des morts.

Cela s'était passé à quatre heures moins dix et déjà l'alerte générale était donnée, les voitures radio alertées, un car d'agents en uniforme quittait la cour de la police municipale tandis que, dans son bureau paisible du Palais de Justice, le procureur général, selon des ordres qu'il avait donnés, recevait la nouvelle à son tour.

Maigret ouvrait la porte, faisait signe à Janvier, grommelait quelques mots plus ou moins distincts et les deux hommes descendaient l'escalier en enfilant leur pardessus, s'engouffraient dans une voiture-pie.

À cause du brouillard qui avait commencé à descendre sur la ville, jaunâtre, un peu après le déjeuner, il faisait aussi sombre qu'à six heures du soir et le froid, au lieu de diminuer, était devenu plus pénétrant.

— Demain matin, il vaudra mieux faire attention au verglas, remarqua le chauffeur.

Il faisait fonctionner sa sirène, son feu clignotant. Taxis et autobus se rangeaient au bord du trottoir et les passants suivaient la police des yeux, Dès l'Opéra, la circulation était perturbée. Des bouchons s'étaient formés. Des agents arrivés en renfort sifflaient et gesticulaient.

Rue La Fayette, du côté des Galeries et du Printemps, c'était l'heure de pointe, une foule dense, surtout composée de femmes, sur les trottoirs ; c'était aussi l'endroit le plus illuminé de Paris.

On avait canalisé la foule, établi des barrages. Un tronçon de la rue était désert, avec seulement quelques silhouettes sombres d'officiels qui allaient et venaient.

Le commissaire de police du IXe était arrivé avec plusieurs de ses hommes. Des spécialistes prenaient des mesures et faisaient des marques à la craie. Une auto, ses deux roues avant sur le trottoir, avait son pare-brise en éclats et, à deux ou trois mètres, on voyait une tache sombre autour de laquelle des gens discutaient à mi-voix.

Un petit monsieur à cheveux gris, vêtu de noir, un foulard de laine tricotée autour du cou, tenait encore à la main le verre de rhum qu'on était allé lui chercher à la brasserie d'en face. C'était le caissier d'un grand magasin d'articles de ménage de la rue de Châteaudun.

Il recommençait son récit pour la troisième ou la quatrième fois, en évitant de se tourner vers une forme humaine, recouverte d'un tissu râpeux, étendue à quelques mètres.

Derrière les barrières mobiles, comme celles dont la ville se sert pour les cortèges, la foule poussait et les femmes, excitées, parlaient d'une voix aiguë.

— Comme toutes les fins de mois...

Maigret avait oublié qu'on était le 31.

— ... j'étais allé chercher à la banque, derrière l'Opéra, l'argent nécessaire à la paie du personnel.

Maigret, en passant, avait vu le magasin sans soupçonner son importance. Il comportait trois étages de rayons, deux sous-sols et trois cents personnes y étaient occupées.

— J'avais à peine six cents mètres à parcourir. Je tenais ma mallette de la main gauche.

— Elle n'était pas attachée à votre poignet par une chaîne ?

Ce n'était pas un encaisseur professionnel et aucun dispositif d'alarme n'était prévu. Le caissier avait seulement un automatique dans la poche droite de son pardessus.

Il avait traversé la rue entre les lignes jaunes. Il se dirigeait vers la rue Taitbout, dans une foule si dense qu'aucun attentat ne paraissait possible. Soudain, il avait remarqué qu'un homme marchait très près de lui, à sa hauteur, puis, tournant la tête, il en avait vu un autre sur ses talons.

La suite avait été si rapide que l'employé s'était mal rendu compte du déroulement des événements. Il se souvenait surtout des mots murmurés à son oreille :

— Si tu tiens à ta peau, fais pas le mariole !

Au même moment, on lui arrachait violemment sa mallette. Un des hommes se précipitait vers une auto qui venait en sens inverse, rasant le trottoir au ralenti. Entendant une détonation le caissier avait d'abord cru que c'était sur lui qu'ou tirait. Des femmes criaient, se bousculaient. Un second coup de feu avait été suivi d'un bruit de verre brisé.

Il y en avait eu d'autres, certains disaient trois, certains quatre ou cinq.

Un personnage rougeaud se tenait à l'écart avec le commissaire de police. Il était assez ému, ne sachant pas encore si on allait le traiter en héros on lui réclamer des comptes.

C'était l'agent Margeret, du 1er arrondissement. N'étant pas de service cet après-midi-là, il ne portait pas son uniforme. Pourquoi avait-il néanmoins son automatique en poche ? Il aurait à s'en expliquer plus tard.

— J'allais rechercher ma femme qui faisait des courses... J'ai assisté au hold-up... Quand les trois hommes se sont précipités vers l'auto...

— Ils étaient trois ?

— Un de chaque côté du caissier, un autre derrière...

L'agent Margeret avait tiré. Un des bandits était tombé à genoux, puis s'était étendu lentement sur le trottoir parmi les jambes des femmes qui se mettaient à courir.

L'auto fonçait dans la direction de Saint-Augustin. L'agent de la circulation sifflait. On tirait, de la voiture, qui avait bientôt disparu dans le trafic.

Pendant deux jours, Maigret n'allait guère avoir le temps de penser à son Vaudois paisible et, deux fois, l'inspecteur Fumel l'appela au téléphone alors qu'il était trop occupé pour répondre.

On avait relevé le nom et l'adresse d'une cinquantaine de témoins, y compris la marchande de gaufres dont le stand était tout proche, un infirme au violon qui mendiait à quelques pas et deux des garçons de café qui travaillaient en face, ainsi que la caissière qui prétendait avoir tout vu, bien que les vitres fussent embuées.

Il y avait un second mort, un passant de trente-cinq ans, père de famille, tué sur le coup sans se douter de ce qui lui arrivait.

Pour la première fois depuis que cette série de hold-up avait commencé, on tenait un membre de la bande, celui que l'agent Margeret, qui se trouvait miraculeusement sur place, avait abattu.

— Mon idée était de lui tirer dans les jambes pour l'empêcher de fuir...

La balle n'en avait pas moins atteint l'homme à la nuque et, à l'hôpital Beaujon où une ambulance l'avait transporté, il restait dans le coma.

Lucas, Janvier, Torrence se relayaient à la porte de sa chambre, guettant l'instant où il pourrait enfin parler, car on ne désespérait pas de le sauver.

Le lendemain, comme le chauffeur de la voiture-pie l'avait prévu, les rues de Paris étaient couvertes de verglas. Il faisait sombre. Les autos n'avançaient qu'au pas. Des camions de la municipalité répandaient du sable dans les principales artères.

Le grand couloir de la P. J. était plein de gens qui attendaient en silence et Maigret, avec chacun, reprenait patiemment les mêmes questions en traçant des signes cabalistiques sur un plan des lieux dressé par les services compétents.

Dès le soir du hold-up, il s'était rendu à Fontenay-aux-Roses, au domicile du gangster abattu, un nommé Joseph Raison, que sa carte d'identité donnait comme ajusteur.

Dans un immeuble neuf, il avait trouvé un appartement clair et coquet, une jeune femme blonde, deux petites filles de six et neuf ans occupées à leurs devoirs.

Joseph Raison, qui avait quarante-deux ans, était vraiment ajusteur et travaillait dans une usine du quai de Javel. Il possédait une 2 CV et, chaque dimanche, emmenait sa famille à la campagne.

Sa femme prétendait n'y rien comprendre et Maigret la croyait sincère.

— Je ne vois pas pourquoi il aurait fait ça, monsieur le commissaire. Nous étions heureux. Nous avions acheté cet appartement il y a à peine deux ans. Joseph gagnait bien sa vie. Il ne buvait pas, ne sortait presque jamais seul...

Le commissaire l'avait conduite à Beaujon pendant qu'une voisine gardait les enfants. Elle avait pu voir son mari pendant quelques instants puis, malgré son insistance, sur l'ordre des médecins, on l'avait ramenée chez elle.

Il fallait maintenant s'y retrouver dans le fouillis de témoignages confus et contradictoires. Certains en avaient trop vu, d'autres pas assez.

— Si je parle, ces gens-là sauront bien me retrouver...

Il en ressortait malgré tout une description à peu près plausible des deux hommes qui avaient encadré le caissier, surtout de celui qui avait arraché la serviette.

Mais c'est seulement en fin d'après-midi qu'un des garçons de café crut reconnaître Fernand sur une des photographies qu'on lui montrait.

— Il est entré dans l'établissement dix ou quinze minutes avant le hold-up et m'a commandé un café-crème. Il était assis à un guéridon près de la porte, tout contre la vitre...

Le deuxième jour après le drame, Maigret obtenait un autre témoignage au sujet de Fernand qui était vêtu, le 31 janvier, d'un épais manteau brun.

Ce n'était pas grand-chose, mais cela indiquait que le commissaire ne s'était pas trompé en pensant que l'ancien prisonnier de Saint-Martin-de-Ré était la tête de la bande.

Le blessé, à Beaujon, avait repris connaissance pendant quelques instants mais n'avait fait que murmurer :

— Monique...

C'était le prénom de sa plus jeune fille.

Maigret était fort intéressé par une autre découverte : c'est que Fernand ne recrutait plus exclusivement ses hommes parmi les mauvais garçons.

Le Parquet lui téléphonait d'heure en heure et il envoyait rapport sur rapport. Il ne pouvait sortir de son bureau sans être entouré d'une grappe de journalistes.

À onze heures, le vendredi, le couloir était enfin vide. Maigret discutait avec Lucas qui venait de Beaujon, lui parlait de l'opération qu'un chirurgien connu allait tenter sur le blessé. On frappa à la porte. Il cria, impatient :

— Entrez !

C'était Fumel qui, sentant le moment mal choisi, se faisait tout petit. II devait avoir attrapé un rhume de cerveau, car il avait le nez rouge, les yeux humides.

— Je peux revenir...

— Entre !

— Je crois que j'ai trouvé une piste... Ou plutôt c'est la brigade des garnis qui l'a trouvée pour moi... Je sais où Cuendet a vécu pendant les cinq dernières semaines...

C'était un soulagement, un délassement presque, pour Maigret, d'entendre parler de son Vaudois tranquille.

— Dans quel quartier ?

— Son ancien quartier... Il occupait une chambre dans un petit hôtel de la rue Neuve-Saint-Pierre...

— Derrière l'église Saint-Paul ?

Une rue étroite, vieillotte, entre la rue Saint-Antoine et les quais. C'était rare d'y voir passer une auto et il n'y avait que quelques boutiques.

— Raconte.

— Il paraît que c'est surtout un hôtel de passe. Ils ont pourtant quelques chambres au mois. Cuendet y vivait sans se faire remarquer, ne sortant guère de chez lui que pour aller manger dans un petit restaurant qu'on appelle le Petit Saint-Paul.

— Qu'est-ce qu'il y a en face de l'hôtel ?

— Une maison du XVIIIe siècle, avec une cour d'honneur et de hautes fenêtres, qu'on a entièrement restaurée il y a quelques années...

— Qui l'habite ?

— Une dame seule, avec ses domestiques, bien entendu. Une certaine Mme Wilton.

— Tu t'es renseigné sur elle ?

— J'ai commencé mais, dans le quartier, on ne sait à peu près rien.

C'était la mode, depuis une dizaine d'années, pour les gens fort riches, de racheter un vieil immeuble du Marais, rue des Francs-Bourgeois, par exemple, et de le remettre plus ou moins dans son état primitif.

Cela avait commencé par l'île Saint-Louis et, maintenant, on cherchait les anciens hôtels particuliers partout où il s'en trouvait encore, fût-ce dans les rues les plus populeuses.

— Il y a même un arbre dans la cour... On ne voit pas beaucoup d'arbres dans le quartier...

— La dame est veuve ?

— Divorcée. Je suis allé voir un journaliste à qui je donne parfois des tuyaux, quand cela ne peut pas nuire... C'est lui qui, cette fois, m'a renseigné... Bien que divorcée, elle voit encore assez souvent son ancien mari et il leur arrive de sortir ensemble...

— Comment s'appelle-t-il?

— Wilton. Stuart Wilton. Avec son autorisation, paraît-il, elle a conservé son nom. Son nom de jeune fille, que j'ai trouvé au commissariat du quartier, est Florence Lenoir. Sa mère était repasseuse rue de Rennes et son père, qui est mort depuis longtemps, agent de police. Elle a fait du théâtre. D'après mon journaliste, elle dansait avec une troupe de girls au Casino de Paris et Stuart Wilton, déjà marié, a divorcé pour l'épouser...

— Il y a combien de temps ?

Maigret crayonnait sur son buvard, évoquant Honoré Cuendet à la fenêtre du petit hôtel louche.

— Une dizaine d'années à peine... L'hôtel particulier appartenait à Wilton. Il en possède un autre, qu'il habite actuellement, à Auteuil, et le château de Besse, près de Maisons-Laffitte...

— Il fait courir ?

— Pas d'après mes renseignements, c'est un assidu des courses, mais il ne possède pas d'écurie.

— Il est américain ?

— Anglais. Il vit en France depuis très longtemps.

— D'où vient sa fortune ?

— Je ne fais toujours que vous répéter ce qu'on m'a raconté. Il appartient à une famille de gros industriels et a hérité d'un certain nombre de brevets. Cela rapporte beaucoup d'argent sans qu'il ait à s'en occuper. Il voyage une partie de l'année, loue, chaque été, une villa au Cap-d'Antibes ou au Cap-Ferrat et appartient à un certain nombre de clubs. Mon journaliste affirme que c'est un homme fort connu, mais seulement dans un milieu fermé dont on parle rarement dans les journaux....

Maigret se leva en soupirant, alla décrocher son manteau, s'entoura le cou de son écharpe.

— Allons ! dit-il.

Et, à Lucas :

— Si on me demande, je serai ici dans une heure.

À cause du gel, du verglas, les rues étaient presque aussi désertes qu'au mois d'août et il n'y avait pas un seul enfant à jouer dans l'étroite rue Neuve-Saint-Pierre. La porte entrouverte de l'hôtel Lambert était surmontée d'un globe laiteux et, dans le bureau qui sentait le renfermé, un homme, le dos collé au radiateur, lisait le journal.

Il reconnut l'inspecteur Fumel et grogna en se levant :

— Les ennuis commencent, à ce que je vois !

— Il n'y aura aucun ennui pour vous si vous vous taisez. La chambre de Cuendet est-elle occupée ?

— Pas encore. Il avait payé le mois d'avance. J'aurais pu en disposer le 31 janvier mais, comme il y a encore ses affaires, j'ai préféré attendre.

— Quand a-t-il disparu ?

— Je ne sais pas. Attendez que je compte. Si je ne me trompe pas, cela doit être samedi dernier... samedi ou vendredi... On pourra le demander à la femme de chambre...

— Il vous a prévenu qu'il s'absentait ?

— Il n'a rien dit du tout. D'ailleurs, il ne disait jamais rien.

— Le soir de sa disparition, il est sorti tard ?

— C'est ma femme qui l'a vu. La nuit, les clients qui entrent avec une femme n'aiment pas être reçus par un homme. Cela les gêne. Alors...

— Elle ne vous en a pas parlé ?

— Bien sûr que si. D'ailleurs, vous pourrez la questionner tout à l'heure. Elle ne tardera pas à descendre.

L'air était stagnant, surchauffé, et il régnait une odeur équivoque, avec comme un fond de désinfectant qui rappelait le métro.

— À ce qu'elle m'a dit, il n'est pas allé dîner ce soir-là.

— C'était exceptionnel ?

— Cela lui est arrivé quelquefois. Il s'achetait de quoi manger. On le voyait monter avec des petits paquets et des journaux. Il disait bonsoir et on ne l'entendait plus jusqu'au lendemain.

— Ce soir-là, il est ressorti ?

— Il faut bien qu'il soit sorti, puisqu'il n'était plus chez lui le lendemain matin. Mais, pour ce qui est de l'avoir vu, ma femme ne l'a pas vu. Elle était montée avec un couple, au fond du couloir du premier. Elle est allée chercher des serviettes et c'est alors qu'elle a entendu quelqu'un qui descendait l'escalier.

— Quelle heure était-il ?

— Passé minuit. Elle a bien eu l'intention de voir qui c'était mais, le temps de refermer le placard à linge et de parcourir le corridor et l'homme était déjà en bas...

— Quand avez-vous su qu'il n'était plus dans sa chambre ?

— Le lendemain. Sans doute vers dix ou onze heures, quand la bonne a frappé pour faire le ménage. Elle est entrée et a remarqué que le lit n'était pas défait.

— Vous n'avez pas signalé la disparition de votre locataire à la police ?

— Pourquoi ? Il était libre, non ? Il avait payé. Je fais toujours payer d'avance. Il arrive que des gens s'en aillent comme ça sans rien dire...

— En laissant leurs affaires ?

— Pour ce qu'il a laissé !

— Conduisez-nous dans sa chambre.

Le patron traîna ses pantoufles sur le plancher, sortit du bureau derrière les policiers, tourna la clé dans la serrure et la mit dans sa poche. Il n'était pas très âgé, mais il marchait avec peine et, dans l'escalier, on l'entendait souffler.

— C'est au troisième... soupira-t-il.

Il y avait une pile de draps sur le palier du premier et plusieurs portes qui donnaient sur le couloir étaient ouvertes ; une domestique s'affairait quelque part.

— C'est moi, Rose ! Je monte avec des messieurs...

L'odeur devenait plus fade à mesure qu'on avançait et, au troisième, il n'y avait plus de tapis dans le couloir. Quelqu'un, dans sa chambre, jouait de l'harmonica.

— C'est ici...

On voyait le chiffre 33, gauchement peint, sur le panneau. La chambre sentait déjà le renfermé.

— J'ai tout laissé en place.

— Pourquoi ?

— Je pensais qu'il reviendrait... Il avait une bonne tête... Je me suis demandé ce qu'il venait faire ici, surtout qu'il était bien habillé et qu'il ne paraissait pas manquer d'argent...

— Comment savez-vous qu'il avait de l'argent ?

— Les deux fois qu'il a payé, j'ai vu des gros billets dans son portefeuille...

— Il n'a jamais reçu personne ?

— Pas à ma connaissance, ni à celle de ma femme. Un de nous deux est toujours au bureau.

— Pas pour le moment.

— Bien sûr, il nous arrive de le quitter pour quelques minutes, mais on tend l'oreille et vous avez remarqué que j'ai prévenu la bonne...

— Il ne recevait pas de courrier ?

— Jamais.

— Qui occupe la chambre voisine ?

Il n'y en avait qu'une, car le 33 était au bout du couloir.

— Olga. Une fille.

L'homme savait que c'était inutile de tricher, qu'on n'ignorait rien, à la police, de ce qui se trafiquait dans sa maison.

— Elle est chez elle ?

— À cette heure, elle doit dormir.

— Vous pouvez nous laisser.

Il s'éloignait, maussade, traînant la jambe. Maigret refermait la porte, commençait par ouvrir une armoire bon marché, en sapin verni, avec une serrure qui ne tenait pas.

Il ne découvrit pas grand-chose : une paire de souliers noirs bien cirés, des pantoufles du type charentaises, presque neuves, et un complet gris pendu à un cintre. Il y avait aussi un chapeau de feutre sombre d'une marque courante.

Dans un tiroir, six chemises blanches, une bleu clair, des caleçons, des mouchoirs et des chaussettes de laine. Dans le tiroir voisin, deux pyjamas et des livres : Impressions de voyage en Italie, la Médecine pour Tous (éditée en 1899) et un roman d'aventures.

Le lit était en fer, la table ronde recouverte d'un tapis en velours vert sombre, l'unique fauteuil à moitié défoncé. Les rideaux, coincés sur leur tringle, ne fermaient plus, mais des brise-bise tamisaient la lumière.

Maigret, debout, regardait la maison d'en face, la cour d'abord, où on apercevait une grosse voiture noire de marque anglaise, le perron de plusieurs marches, la porte vitrée à deux battants.

On avait nettoyé la pierre de la façade, qui était devenue d'un gris clair très doux et, autour des fenêtres, il y avait de délicates moulures.

Une lumière brillait au rez-de-chaussée, éclairant un tapis à dessins compliqués, un fauteuil Louis XV, le coin d'un guéridon.

Les fenêtres du premier étage étaient très hautes, celles du second mansardées.

L'hôtel particulier, plus large que haut, ne devait pas comporter, en définitive, autant de pièces qu'on aurait pu le croire à première vue.

Deux des fenêtres du premier étaient ouvertes et un valet de chambre en gilet rayé passait l'aspirateur dans une pièce qui avait l'air d'un salon.

— Tu as dormi, la nuit dernière ?

— Oui, patron. J'ai eu presque mes huit heures.

— Tu as faim ?

— Cela ne presse pas encore.

— J'enverrai quelqu'un, tout à l'heure, pour te relayer. Tu n'as qu'à t'installer dans le fauteuil et rester devant la fenêtre. Du moment que tu n'allumes pas, on ne peut pas te voir d'en face.

N'était-ce pas ce que Cuendet avait fait pendant près de six semaines ?

— Note les allées et venues et, s'il vient des voitures, essaie d'en relever le numéro.

L'instant d'après, Maigret frappait de petits coups à la porte voisine. Il devait attendre un certain temps avant d'entendre le grincement d'un sommier, puis des pas sur le plancher. La porte ne faisait que s'entrouvrir.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Police.

— Encore ?

Résignée, la femme ajoutait :

— Entrez !

Elle était en chemise, les yeux bouffis. Son maquillage, qu'elle n'avait pas enlevé avant de se coucher, s'était étendu, lui déformant les traits.

— Je peux me recoucher ?

— Pourquoi avez-vous dit : encore ? La police est venue récemment ?

— Pas ici, mais dans la rue. Depuis quelques semaines, elle ne cesse de nous houspiller et, en un mois, j'ai couché au moins six fois au dépôt. Qu'est-ce que j'ai fait, ce coup-ci?

— Rien, je l'espère. Et je vous demande de ne pas parler de ma visite.

— Vous n'êtes pas des mœurs, vous ?

— Non.

— Il me semble que j'ai vu votre photographie quelque part.

Sans son maquillage fondu, ses cheveux mal teints, elle n'aurait pas été laide ; un peu grasse, mais drue, les yeux encore vifs.

— Commissaire Maigret.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Je n'en sais encore rien. Il y a longtemps que vous habitez ici ?

— Depuis mon retour de Cannes, en octobre. Je fais toujours Cannes l'été.

— Vous connaissez votre voisin ?

— Lequel ?

— Celui du 33.

— Le Suisse ?

— Comment savez-vous qu'il est suisse ?

— À cause de son accent. J'ai travaillé en Suisse aussi, il y a trois ans. J'étais entraîneuse dans un cabaret de Genève, mais on ne m'a pas renouvelé mon permis de séjour. Je suppose que, là-bas, ils n'aiment pas la concurrence.

— Il vous a parlé ? Il est venu chez vous ?

— C'est moi qui suis allée chez lui. Un après-midi, en me levant, je me suis aperçue que je n'avais plus de cigarettes. Je l'avais déjà rencontré dans le couloir et il me faisait chaque fois un gentil bonjour.

— Qu'est-il arrivé ?

Elle eut une mimique expressive en répliquant :

— Justement : rien ! J'ai frappé. il a mis un temps à ouvrir. Je me demandais ce qu'il fricotait. Pourtant, il était habillé et il n'y avait personne chez lui, pas de désordre. J'ai vu qu'il fumait la pipe. Il en avait une à la bouche. Je lui ai dit :

« — Je suppose que vous n'avez pas de cigarettes ?

« Il m'a répondu que non, qu'il le regrettait, puis, après une hésitation, il a proposé d'aller m'en acheter.

« J'étais comme quand je vous ai ouvert la porte, avec seulement ma chemise sur le corps. Il y avait du chocolat sur la table et, quand il a vu que je le regardais, il m'en a offert un morceau.

« J'ai cru que ça y était. Entre voisins, on se doit bien ça. Je me suis mise à manger un morceau de chocolat et j'ai jeté un coup d'œil sur le livre qu'il était en train de lire, quelque chose sur l'Italie, avec de vieilles gravures.

« — Vous ne vous ennuyez pas, tout seul ? lui ai-je demandé.

« Je suis sûre qu'il en avait envie. Et je ne crois pas que je sois bien impressionnante. À certain moment, j'ai compris qu'il hésitait, puis il a soudain bafouillé :

« — Il faut que je sorte. On m'attend... »

— C'est tout ?

— Je crois bien que oui. Les murs ne sont pas épais, ici. On entend les bruits d'une chambre à l'autre. Et, la nuit, il ne devait pas avoir beaucoup de chances de dormir, si vous voyez ce que je veux dire.

« Il ne s'en est jamais plaint. Les lavabos, vous l'avez peut-être remarqué en montant, sont à l'autre bout du couloir, au-dessus de l'escalier. Il y a une chose que je peux dire, c'est qu'il ne se couchait pas de bonne heure, car je l'ai rencontré au moins deux fois, au milieu de la nuit, allant aux toilettes, tout habillé. »

— Il ne vous arrive pas de jeter un coup d'œil à la maison d'en face ?

— Chez la folle ?

— Pourquoi l'appelez-vous la folle ?

— Pour rien. Parce que je trouve qu'elle a l'air d'une folle. Vous savez, d'ici, on voit très bien. L'après-midi, je n'ai rien à faire et je regarde parfois par la fenêtre. C'est rare, en face, qu'ils tirent les rideaux et ça vaut le coup, le soir, d'admirer leurs lustres. D'énormes lustres de cristal, avec des douzaines de lampes...

« Sa chambre est juste devant la mienne. C'est à peu près la seule pièce où on tire les rideaux vers la fin de l'après-midi, mais on les ouvre le matin et alors on dirait qu'elle ne se rend pas compte qu'on la voit se promener toute nue. Peut-être qu'elle le fait exprès ? Il y a des femmes qui ont ce vice-là.

« Elle a deux femmes de chambre pour s'occuper d'elle, mais elle sonne aussi bien le valet quand elle est dans cette tenue.

« Certains jours, le coiffeur vient au milieu de l'après-midi, des fois plus tard quand elle se met en grand tralala.

« Elle n'est pas mal, pour son âge, je dois l'avouer... »

— Quel âge lui donnez-vous ?

— Dans les quarante-cinq piges. Seulement avec les femmes qui se soignent comme elle, on ne peut pas savoir.

— Elle reçoit beaucoup ?

— Quelquefois, il y a deux ou trois voitures dans la cour, rarement plus. C'est plus souvent elle qui sort. À part le gigolo, bien entendu !

— Quel gigolo ?

— Je ne prétends pas que ce soit un vrai gigolo. Il est pourtant un peu jeunet pour elle, dans les trente ans à peine. Un beau garçon, grand, brun, habillé comme un mannequin, qui conduit une magnifique voiture.

— Il vient souvent la voir ?

— Je ne suis pas toujours à la fenêtre, hein ! J'ai mon boulot aussi. Des jours, je commence à cinq heures de l'après-midi et cela ne me donne guère le temps de regarder chez les gens. Mettons qu'il vienne une ou deux fois par semaine ? Trois fois ?

« Ce dont je suis sûre, c'est qu'il lui arrive d'y coucher. D'habitude, je me lève tard mais, les jours de visite, je suis obligée de sortir au petit matin. À croire que vos collègues le font exprès de choisir ces heures-là ! Eh ! bien, deux ou trois fois, la voiture du gigolo, comme je l'appelle, était encore dans la cour à neuf heures.

« Quant à l'autre... »

— Il y en a un autre ?

— Le vieux, quoi ! Le sérieux.

Maigret ne pouvait s'empêcher de sourire en écoutant cette interprétation des faits par Olga.

— Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai dit une bêtise ?

— Continuez.

— Il y a un type très chic, aux cheveux argentés, qui vient parfois en Rolls Royce et qui a le plus beau chauffeur que j'aie jamais vu.

— Il lui arrive de coucher en face, lui aussi ?

— Je ne crois pas. Il ne reste jamais longtemps. Autant que mes souvenirs sont exacts, je ne l'ai jamais vu tard le soir. Plutôt vers les cinq heures. Sans doute pour le thé...

Elle semblait tout heureuse de montrer ainsi qu'elle savait que certaines gens, dans un univers fort éloigné du sien, prennent le thé à cinq heures.

— Je suppose que vous ne pouvez pas me dire pourquoi vous me posez ces questions ?

— En effet.

— Et je dois me taire ?

— J'y tiens énormément.

— Cela vaudra mieux pour moi, n'est-ce pas ? N'ayez pas peur. J'avais entendu parler de vous par des copines, mais je vous imaginais plus vieux.

Elle lui souriait, le corps légèrement arqué sous la couverture.

Après un court silence, elle murmura :

— Non ?

Et il répondit en souriant :

— Non.

Alors, elle éclata de rire.

— Comme mon voisin, quoi !

Puis, soudain sérieuse :

— Qu'est-ce qu'il a fait ?

Il fut sur le point de lui dire la vérité. Il en était tenté. Il savait qu'il pouvait compter sur elle. Il savait aussi qu'elle était capable de comprendre plus de choses que le juge d'instruction Cajou, par exemple. Peut-être certains indices qui ne lui revenaient pas à l'esprit la frapperaient-ils si elle était mise au courant ?

Plus tard, si cela devenait nécessaire.

Il se dirigeait vers la porte.

— Vous reviendrez ?

— C'est probable. Comment mange-t-on, au Petit Saint-Paul ?

— La patronne fait la cuisine et, si vous aimez les andouillettes, vous n'en trouverez pas de meilleures dans le quartier. Seulement, les nappes sont en papier et la fille de salle est une garce.

Il était midi quand il se dirigea vers le Petit Saint-Paul où il demanda d'abord un jeton afin de téléphoner à sa femme qu'il ne rentrerait pas déjeuner.

Il n'en oubliait pas Fernand et ses gangsters, mais c'était plus fort que lui.


Загрузка...