Chapitre 6

Il ne savait pas, en se mettant à table, qu'un coup de téléphone, tout à l'heure, l'arracherait à la tranquillité un peu sirupeuse de son appartement, ni que des dizaines de gens qui, en ce moment, faisaient des projets pour la soirée, allaient passer une nuit différente de celle qu'ils avaient prévue, enfin que, jusqu'au matin, toutes les fenêtres du Quai des Orfèvres resteraient éclairées comme les nuits de grand branle-bas.

Ce dîner était bien agréable pourtant, plein d'intimité, de compréhension subtile entre sa femme et lui. Il lui avait parlé de l'andouillette de midi, dans le bistrot du quartier Saint-Antoine. Ils avaient souvent fréquenté ensemble ce genre de restaurants-là, autrefois plus nombreux. Typiques de Paris, on en trouvait presque dans chaque rue et on les appelait des restaurants de chauffeurs.

Au fond, si on y mangeait si bien, c'est que les patrons venaient tous de leur province, Auvergnats, Bretons, Normands, Bourguignons, et qu'ils avaient gardé, non seulement les traditions de chez eux, mais des contacts, faisant venir de leur pays, jambons et charcuterie, parfois même le pain de campagne...

Il pensait à Cuendet et à sa mère qui, eux, avaient apporté rue Mouffetard l'accent trainant du pays de Vaud, un certain calme, un certain immobilisme où il y avait comme de la paresse.

— Tu n'as pas de nouvelles de la vieille ?

Mme Maigret avait suivi sa pensée dans ses yeux.

— Tu oublies qu'officiellement je ne m'occupe en ce moment que des hold-up. Ça, c'est plus grave, car ça menace les banques, les compagnies d'assurances, les grosses affaires. Les gangsters se sont modernisés plus vite que nous.

Un petit coup de cafard, en passant. Plus exactement de la nostalgie, sa femme le savait, sachant aussi que cela ne durait jamais longtemps.

À ces moments-là, d'ailleurs, il s'effrayait moins de la retraite, qui l'attendait dans deux ans. Le monde changeait, Paris changeait, tout changeait, hommes et méthodes. Sans cette retraite, qui lui apparaissait parfois comme un épouvantail, ne se sentirait-il pas dépaysé dans un univers qu'il ne comprendrait plus ?

Il n'en mangeait pas moins de bon appétit, lentement.

— C'est un drôle de type ! Rien ne laissait prévoir ce qui lui est arrivé et pourtant sa mère s'est contentée de murmurer, quand je me suis inquiété de son avenir :

Je suis sûre qu'il ne me laissera pas sans rien...

Si c'était vrai, comment Cuendet s'y était-il pris ; quelle combinaison avait-il fini par échafauder dans sa grosse tête rougeaude ?

C'est alors, comme Maigret commençait son dessert, que le téléphone sonna.

— Tu veux que je réponde ?

Il était déjà debout, sa serviette à la main. On l'appelait du Quai. C'était Janvier.

— Une nouvelle qui pourrait être importante, patron. L'inspecteur Nicolas vient de m'appeler. On a pu retrouver l'appel téléphonique fait par René Lussac du café de la porte de Versailles.

« Il s'agit d'un numéro des environs de Corbeil, une villa au bord de la Seine, qui appartient à quelqu'un que vous connaissez, Rosalie Bourdon. »

— La belle Rosalie ?

— Oui. J'ai appelé la brigade mobile de Corbeil. La femme est chez elle.

Encore une qui avait, maintes fois, passé des heures entières dans le bureau de Maigret. À présent, elle approchait de la cinquantaine, mais c'était encore une créature appétissante, bien en chair, haute en couleur, au langage vert et pittoresque.

Elle avait débuté, très jeune, sur le trottoir, aux alentours de la place des Ternes et, à vingt-cinq ans, elle dirigeait une maison de rendez-vous fréquentée par les hommes les plus distingués de Paris.

Elle avait tenu ensuite, rue Notre-Dame-de-Lorette, un cabaret de nuit d'un genre spécial à l'enseigne de La Cravache.

Son dernier amant, l'homme de sa vie, était un certain Pierre Sabatini, de la bande des Corses, condamné à vingt ans de travaux forcés après avoir abattu deux membres du gang des Marseillais, dans un bar de la rue de Douai.

Sabatini était encore à Saint-Martin-de-Ré pour plusieurs années. L'attitude de Rosalie, au procès, avait été pathétique et, la condamnation prononcée, elle avait remué ciel et terre pour obtenir l'autorisation d'épouser son amant.

Toute la presse en avait parlé, à l'époque. Elle s'était prétendue enceinte. Certains avaient imaginé qu'elle s'était fait faire un enfant par le premier venu dans l'espoir de ce mariage.

Lorsque le ministère avait refusé, d'ailleurs, il n'avait plus été question de maternité et Rosalie avait disparu de la circulation, s'était retirée dans sa villa des environs de Corbeil d'où elle envoyait régulièrement lettres et colis au prisonnier. Chaque mois, elle faisait le voyage de l'île de Ré et on la tenait à l'œil, là-bas, craignant qu'elle prépare l'évasion de son amant.

Or, à Saint-Martin, Sabatini partageait la cellule de Fernand.

Janvier continuait :

— J'ai demandé à Corbeil de surveiller la villa. Plusieurs hommes sont autour en ce moment.

— Et Nicolas ?

— Il vous fait dire qu'il se rend à la porte de Versailles. D'après ce qu'il a vu hier, son impression est que Lussac et ses deux amis s'y réunissent chaque soir. Il préfère s'installer dans le café avant eux, afin de moins attirer leur attention.

— Lucas est encore au bureau ?

— Il vient de rentrer.

— Dis-lui de garder, cette nuit, un certain nombre d'hommes sous la main. Je te rappellerai dans quelques minutes.

Il se mit en communication avec le Parquet, n'eut au bout du fil qu'un substitut de garde.

— Je désire parler au procureur Dupont d'Hastier.

— Il n'est pas ici.

— Je sais. J'ai pourtant besoin de lui parler d'urgence. Il s'agit des derniers hold-up et, sans doute, de Fernand.

— Je vais essayer de l'atteindre. Vous êtes au Quai ?

— Chez moi.

Il donna son numéro et, dès lors, les événements s'enchaînèrent avec rapidité. Il avait a peine fini son dessert que la sonnerie retentissait à nouveau. C'était le procureur.

— On m'apprend que vous avez arrêté Fernand ?

— Pas encore, monsieur le procureur, mais nous avons peut-être une chance de l'arrêter, cette nuit.

Il le mettait au courant, en quelques phrases.

— Venez me rejoindre a mon bureau d'ici un quart d'heure. Je suis à table chez des amis, mais je les quitte immédiatement. Vous avez pris contact avec Corbeil ?

Mme Maigret lui préparait du café très noir et sortait la bouteille de framboise du buffet.

— Fais attention de ne pas prendre froid. Tu crois que tu iras à Corbeil ?

— Cela m'étonnerait qu'ils m'en laissent une chance.

Il ne se trompait pas. Au Palais de Justice, dans un des vastes bureaux du Parquet, il trouvait, non seulement le procureur Dupont d'Hastier, en smoking, mais le juge d'instruction Legaille, chargé du dossier des hold-up, ainsi qu'un de ses vieux camarades de l'autre maison, c'est-à-dire de la rue des Saussaies, le commissaire Buffet.

Buffet était plus grand, plus large, plus épais que lui, le teint rouge, les yeux toujours comme endormis, ce qui ne l'empêchait pas d'être un des policiers les plus redoutables.

— Asseyez-vous, Maigret, et dites-nous où vous en êtes exactement.

Avant de quitter le boulevard Richard-Lenoir, il avait eu une nouvelle conversation téléphonique avec Janvier.

— J'attends des nouvelles, ici, d'un instant à l'autre. Je peux déjà vous affirmer qu'il y a un homme depuis quelques jours, dans la villa de Rosalie Bourdon, à Corbeil.

— Nos policiers l'ont vu ? questionna Buffct, qui avait une toute petite voix pour un si gros corps, presque une voix de fille.

— Pas encore. Des voisins leur en ont parlé, et le signalement correspond assez bien avec celui de Fernand.

— Ils cernent la villa ?

— D'assez loin, pour ne pas donner l'alarme.

— Il existe plusieurs issues ?

— Bien entendu, mais la situation se développe par ailleurs aussi. Comme je l'ai dit tout à l'heure par téléphone au procureur, Lussac est un ami de Joseph Raison, le gangster qui a été tué rue La Fayette, et qui habitait le même immeuble que lui, à Fontenay-aux-Roses. Or, Lussac fréquente, avec au moins deux camarades, un café de la porte de Versailles, le café des Amis.

« Ils y jouaient aux cartes hier soir et, à neuf heures et demie, Lussac s'est enfermé dans la cabine pour appeler Corbeil.

« Il apparaît donc que c'est de cette façon que les trois hommes restent en contact avec leur chef. J'attends un coup de fil d'un moment à l'autre.

« Maintenant, si, ce soir, ils se réunissent au même endroit, ce que nous ne tarderons pas à savoir, nous aurons une décision à prendre. »

Autrefois, il l'aurait prise seul, et cette sorte de conseil de guerre, dans les bureaux du Parquet, n'aurait pas eu lieu. Elle aurait même été impensable, à moins d'une affaire politique.

— Selon un témoin, Fernand se trouvait, au moment du hold-up, dans une brasserie située juste en face de l'endroit où le caissier a été assailli et où ses attaquants, moins un, ont sauté en voiture.

« Ces hommes emportaient la mallette contenant les millions.

« Il est improbable que, depuis, étant donne surtout l'accident qui s'est produit, Fernand ait pu les rencontrer.

« Si c'est lui qui se cache chez la belle Rosalie, il s'y est planqué le soir même et chaque soir, par téléphone, il donne ses instructions au café des Amis...

Buffet écoutait, l'air endormi. Maigret savait que son collègue de la Sûreté voyait les choses de la même façon que lui, envisageait les mêmes possibilités, les mêmes dangers. Ce n'était que pour ces messieurs du Parquet qu'il fournissait tant de détails.

— Tôt ou tard, un des complices sera chargé de porter à Fernand tout ou une partie du magot. Dans ce cas-là, évidemment, nous disposerions d'une preuve absolue. L'attente peut durer plusieurs jours. D'ici là, il est possible que Fernand cherche une autre retraite et, même avec la villa cernée, il est capable de nous glisser entre les doigts.

« D'un autre côté, si la réunion a lieu ce soir, comme hier, au café des Amis, nous avons la possibilité d'arrêter les trois hommes en même temps qu'à Corbeil on mettrait la main Sur Fernand. »

Le téléphone sonnait. Le greffier tendait l'appareil à Maigret.

— C'est pour vous.

C'était Janvier, qui faisait en quelque sorte la liaison.

— Ils y sont, patron. Qu'est-ce que vous avez décidé ?

— Je te le dirai dans quelques minutes. Envoie un de nos hommes, avec une Assistante sociale, à Fontenay-aux-Roses. Une fois arrivé, qu'il t'appelle au téléphone.

— Compris.

Maigret raccrocha.

— Quelle est votre décision, messieurs ?

— De ne pas courir de risques, prononça le procureur. Des preuves, on finira par en trouver, n'est-ce pas ?

— Ils retiendront les meilleurs avocats, refuseront de parler et sans doute se sont-ils fabriqués d'excellents alibis.

— Par contre, si on ne les arrête pas ce soir, nous risquons de ne jamais les arrêter.

— Je me charge de Corbeil, annonça Buffet.

Maigret n'avait pas à protester. C'était en dehors de son secteur et regardait la Sûreté nationale.

Le juge d'instruction questionna :

— Vous croyez qu'ils tireront ?

— S'ils en ont l'occasion, c'est à peu près certain, mais nous essayerons de ne pas leur laisser le choix.

Quelques minutes plus tard, Maigret et le gros commissaire de la rue des Saussaies passaient d'un monde à un autre en franchissant la simple porte séparant le Palais de Justice de la Police judiciaire.

Ici, on sentait déjà l'animation des grands jours.

— Il vaut mieux, avant d'attaquer la villa, attendre de savoir si, à neuf heures et demie, il y a un coup de téléphone...

— D'accord. Je préfère néanmoins être là-bas en avance, pour tout préparer. Je vous téléphonerai afin de savoir où vous en êtes.

Dans la cour obscure et froide, il y avait déjà une voiture radio dont on chauffait le moteur et un car plein de policiers. Le commissaire de police du XVIe devait se trouver quelque part aux alentours du café des Amis, avec tous ses hommes disponibles.

De paisibles commerçants y discutaient de leurs affaires, jouaient aux cartes sans se douter de rien et nul ne remarquait l'inspecteur Nicolas plongé dans la lecture d'un journal.

Il venait de téléphoner, laconique :

— C'est fait.

Cela signifiait que les trois hommes étaient là, comme la veille, René Lussac regardant parfois l'heure afin, sans doute, à neuf heures et demie, de ne pas rater son coup de fil à Corbeil.

Là-bas, autour de la villa, où deux fenêtres du rez-de-chaussée étaient éclairées, des hommes étaient figés un peu partout dans le noir, parmi les flaques de glace.

Le standard téléphonique, alerté, attendait. À neuf heures trente-cinq, il annonçait :

— On vient de demander Corbeil.

Et un inspecteur, à la table d'écoute, enregistrait l'entretien.

— Ça va ? demandait Lussac.

Ce n'était pas un homme qui répondait, mais Rosalie.

— Ça va, rien de nouveau.

— Jules est impatient.

— Pourquoi ?

— Il voudrait partir en voyage.

— Garde l'appareil.

Elle devait s'entretenir avec quelqu'un, revenait au téléphone.

— Il dit qu'il faut encore attendre.

— Pourquoi ?

— Parce que !

— Ici, on commence à nous regarder de travers.

— Un instant.

Nouveau silence, puis :

— Demain, il y aura sans doute du nouveau.

Buffet appelait, de Corbeil :

— Ça y est ?

— Oui. Lussac a téléphoné. C'est la femme qui a répondu, mais il y a quelqu'un près d'elle. Il paraît qu'un certain Jules, qui appartient à la bande, commence à s'impatienter.

— On y va ?

— Dix heures un quart.

Il fallait que les deux actions soient simultanées afin d'éviter que si, avenue de Versailles, un des hommes échappait par miracle au coup de filet, il puisse donner l'alerte à Corbeil.

— Dix heures un quart.

Maigret donnait ses dernières instructions à Janvier.

— Quand Fontenay-aux-Roses appellera, fais arrêter Mme Lussac, mandat ou pas mandat. Qu'on l'amène ici et qu'on laisse l'Assistante sociale s'occuper de l'enfant.

— Et Mme Raison ?

— Pas elle. Pas tout de suite.

Maigret prenait place dans la voiture radio. Le car était parti. Quelques passants, à la porte de Versailles, froncèrent les sourcils en voyant une animation inhabituelle, des hommes qui frôlaient les maisons et parlaient bas, d'autres qui disparaissaient comme par magie dans des coins obscurs.

Maigret prenait contact avec le commissaire de police, mettait au point avec lui la marche à suivre.

Une fois encore, on avait le choix entre deux méthodes. On pouvait attendre la sortie des trois joueurs de cartes qu'on apercevait de loin, derrière les vitres du café, chacun ayant, comme la veille, sa voiture à proximité.

Cela paraissait la solution la plus simple. C'était pourtant la plus dangereuse car, dehors, ces hommes auraient toute liberté de mouvement et peut-être le temps de tirer. À la faveur de la bagarre, l'un d'eux ne risquait-il pas de sauter dans son auto et de s'échapper ?

— Il y a une seconde sortie ?

— Une porte donne sur la cour, mais les murs sont hauts et la seule issue est le couloir de l'immeuble.

La mise en place ne dura pas un quart d'heure et n'éveilla pas l'attention des consommateurs du café des Amis.

Des hommes, qui pouvaient passer pour des locataires, entrèrent dans la maison et certains d'entre eux se postèrent dans la cour.

Trois autres, bons vivants, un verre dans le nez, poussèrent la porte du café et s'assirent à la table voisine des joueurs de cartes.

Maigret regardait sa montre, comme un chef d'état-major qui attend l'heure H et, à dix heures quatorze, il poussa, seul, la porte du café. Il avait son écharpe tricotée autour du cou, la main droite dans la poche de son pardessus.

Il n'avait que deux mètres à parcourir et les gangsters n'eurent pas le temps de se lever. Debout, tout près d'eux, il prononçait à mi-voix :

— Ne bougez pas. Vous êtes cernés. Gardez les mains sur la table.

L'inspecteur Nicolas s'était rapproché.

— Passe-leur les menottes. Vous autres aussi.

D'un mouvement brusque, un des hommes parvint à renverser la table et on entendit un bruit de verre brisé, mais deux inspecteurs lui tenaient déjà les poignets.

— Dehors...

Maigret se retournait vers les consommateurs.

— Ne craignez rien, messieurs-dames... Simple opération de police...

Quinze minutes plus tard, on débarquait les trois hommes du car et on les conduisait chacun dans un bureau du Quai des Orfèvres.

Corbeil était au bout du fil, la voix fluette du gros Buffet.

— Maigret ? C'est fait.

— Sans anicroches ?

— Il est quand même parvenu à tirer et un de mes hommes a une balle dans l'épaule.

— La femme ?

— J'ai le visage couvert d'égratignures. Je vous les amène dès que j'en ai fini avec les formalités.

Le téléphone n'arrêtait pas de sonner.

— Oui, monsieur le procureur, Nous les tenons tous... Non. Je ne leur ai pas posé une seule question. Je les ai mis séparément dans des bureaux et j'attends l'homme et la femme que Buffet va m'amener de Corbeil.

— Soyez prudent. N'oubliez pas qu'ils prétendront que la police les a brutalisés.

— Je sais.

— Ni qu'ils ont le droit strict de ne rien dire en dehors de la présence de leur avocat.

— Oui, monsieur le procureur...

Maigret n'avait d'ailleurs pas l'intention de les interroger tout de suite, préférant les laisser mariner chacun dans son jus. Il attendait Mme Lussac.

Elle n'arriva qu'à onze heures, car l'inspecteur l'avait trouvée couchée et elle avait dû prendre le temps de s'habiller, d'expliquer à l'Assistante sociale les soins à donner éventuellement à son fils.

C'était une petite brune, maigre, assez jolie, qui n'avait guère plus de vingt-cinq ans. Elle était pâle, les narines pincées. Elle ne disait rien, évitait de jouer la comédie de l'indignation.

Maigret la fit asseoir en face de lui tandis que Janvier s'installait au bout du bureau avec du papier et un crayon.

— Votre mari s'appelle René Lussac et exerce la profession de représentant de commerce.

— Oui, monsieur.

— Il est âgé de trente et un ans. Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

— Quatre ans.

— Quel est votre nom de jeune fille ?

— Jacqueline Beaudet.

— Originaire de Paris ?

— D'Orléans. Je suis venue vivre à Paris, chez ma tante, à l'âge de seize ans.

— Que fait votre tante ?

— Sage-femme. Elle habite rue Notre-Dame-de-Lorette.

— Où avez-vous rencontré René Lussac ?

— Dans une maison de disques et d'instruments de musique où je travaillais comme vendeuse. Où est-il, monsieur le commissaire? Dites-moi ce qui lui est arrivé. Depuis que Joseph...

— Vous parlez de Joseph Raison ?

— Oui. Joseph et sa femme étaient nos amis. Nous habitons le même immeuble.

— Les deux hommes sortaient beaucoup ensemble ?

— Cela leur arrivait. Pas souvent. Depuis que Joseph est mort...

— Vous avez peur que le même accident arrive à votre mari, n'est-ce pas ?

— Où est-il ? Il a disparu ?

— Non. Il est ici.

— Vivant ?

— Oui.

— Blessé ?

— Il a failli l'être, mais il ne l'est pas.

— Je peux le voir ?

— Pas tout de suite.

— Pourquoi ?

Elle eut un sourire amer.

— Je suis bête de vous poser cette question ! Je devine ce que vous cherchez, pourquoi vous m'interrogez. Vous vous dites que ce sera plus facile de faire parler une femme qu'un homme, n'est-ce pas vrai ?

— Fernand est arrêté.

— Qui est-ce ?

— Vous ne le savez vraiment pas ?

Elle le regarda dans les yeux.

— Non. Mon mari ne m'en a jamais parlé. Je sais seulement que quelqu'un donne des ordres.

Si elle avait tiré un mouchoir de son sac, par contenance, elle ne pleurait pas.

— Vous voyez que c'est plus facile que vous ne l'imaginiez. Il y a assez longtemps que j'ai peur et que je supplie René de ne plus fréquenter ces gens-là. Il a un bon métier. Nous étions heureux. Si nous n'étions pas riches, nous n'avions pas une mauvaise vie. Je ne sais pas qui il a rencontré...

— Il y a combien de temps ?

— Environ six mois... C'était l'hiver dernier... Vers la fin de l'été... J'aime encore mieux que ce soit fini, car je n'aurai plus à trembler... Vous êtes sûr que cette femme saura s'occuper de mon fils ?

— Vous n'avez rien à craindre de ce côté.

— Il est nerveux, comme son père. Il s'agite, la nuit...

On la sentait lasse, un peu perdue, s'efforçant de mettre ses pensées en ordre.

— Ce que je peux vous affirmer, c'est que René n'a pas tiré.

— Comment le savez-vous ?

— D'abord, parce qu'il en serait incapable. Il s'est laissé entraîner par ces gens-là, sans se figurer que cela deviendrait aussi grave.

— Il vous en parlait ?

— Je voyais bien, depuis quelque temps, qu'il rapportait plus d'argent qu'il n'aurait dû. Il sortait davantage aussi, presque toujours avec Joseph Raison. Un jour, j'ai trouvé son automatique.

— Qu'est-ce qu'il a dit ?

— Que je n'avais pas à avoir peur, que dans quelques mois nous pourrions aller vivre tranquillement dans le Midi. Il avait envie d'ouvrir un commerce à son compte, à Cannes ou à Nice...

Elle pleurait enfin, sans bruit, à petits coups.

— Au fond. c'est la faute à la voiture... Il tenait absolument à une Floride... Il a signé des traites... Puis le moment est venu de les payer... Quand il saura que j'ai parlé, il m'en voudra... Peut-être n'acceptera-t-il plus de vivre avec moi...

On entendait du bruit dans le couloir et Maigret fit signe à Janvier d'emmener la jeune femme dans le bureau voisin. Il avait reconnu la voix de Buffet.

Ils étaient trois à pousser devant eux un homme qui avait les menottes aux poignets et qui regarda tout de suite Maigret d'un air de défi.

— La femme ? questionna le commissaire.

— À l'autre bout du couloir. Elle est plus dangereuse que lui, car elle griffe et elle mord.

C'était vrai que Buffet avait le visage égratigné, du sang sur le nez.

— Entre, Fernand.

Buffet entrait aussi, cependant que les deux inspecteurs restaient dehors. L'ancien bagnard inspectait les lieux autour de lui et remarquait :

— Il me semble que je suis déjà venu ici. Il redevenait goguenard, sûr de lui.

— Je suppose que vous allez m'abrutir de questions, comme la dernière fois. J'aime mieux vous prévenir tout de suite que je ne répondrai pas.

— Quel est ton avocat ?

— Toujours le même. Maître Gambier.

— Tu veux qu'on l'appelle ?

— Personnellement, je n'ai rien à lui dire. Si cela vous amuse, vous, de tirer cet homme de son lit...

Toute la nuit, Quai des Orfèvres, il y eut des allées et venues dans les couloirs et de bureau à bureau. On entendait crépiter les machines à écrire. Le téléphone sonnait sans cesse, car le Parquet tenait à garder le contact et le juge d'instruction ne s'était pas couché.

Un inspecteur passait le plus clair de son temps à préparer du café et, parfois, Maigret rencontrait un de ses collaborateurs entre deux portes.

— Toujours rien ?

— Il se tait.

Aucun des trois hommes du café des Amis ne reconnaissait Fernand. Chacun jouait la même comédie.

— Qui est-ce ?

Et, quand on leur faisait entendre l'enregistrement de la communication avec Corbeil, ils répondaient:

— Cela regarde René. Ses affaires de cœur ne nous intéressent pas.

Celui-ci répondait :

— J'ai le droit d'avoir une maîtresse, non ?

On mettait Mme Lussac en présence de Fernand.

— Vous le reconnaissez ?

— Non.

— Qu'est-ce que je vous disais ? triomphait l'ancien prisonnier. Ces gens-là ne m'ont jamais vu. Je suis sorti de Saint-Martin-de-Ré sans un, et un copain m'a fourni l'adresse de son amie en me disant qu'elle me donnerait à croûter. J'étais chez elle, peinard...

Maître Gambier arrivait à une heure du matin et soulevait tout de suite des points de droit.

Selon le nouveau code de procédure criminelle, la police ne pouvait détenir ces hommes plus de vingt-quatre heures, après quoi, l'affaire dépendait du Parquet et du juge d'instruction qui auraient à prendre leurs responsabilités.

Déjà, du côté du Palais, on commençait à sentir des doutes.

La confrontation entre Mme Lussac et son mari ne donnait rien.

— Dis-leur la vérité.

— Quelle vérité ? Que j'ai une maîtresse ?

— L'automatique...

— Un copain m'a refilé un automatique. Et après ? Je suis souvent en voyage, seul sur les routes au volant de ma voiture...

Dès le matin, on irait chercher les témoins, tous ceux qui avaient déjà défilé Quai des Orfèvres, les garçons de café de la rue La Fayette, la caissière, le mendiant, les passants, l'agent de police en civil qui avait tiré.

Dès le matin aussi, on fouillerait le logement des trois hommes arrêtés à la porte de Versailles et peut-être, chez l'un d'eux, retrouverait-on la mallette.

Ce n'était plus que de la routine, une routine un peu écœurante, harassante.

— Vous pouvez retourner à Fontenay-aux-Roses, mais l'Assistante sociale restera avec vous jusqu'à nouvel ordre...

Il la fit reconduire. Elle ne tenait plus debout et écarquillait les yeux en regardant autour d'elle comme si elle ne savait plus où elle en était.

Pendant que ses hommes continuaient à harceler les prisonniers, Maigret alla faire un tour, à pied, recevant sur son chapeau et ses épaules les premiers flocons de neige. Un bar ouvrait ses portes, boulevard du Palais, et il s'accouda au zinc, mangea des croissants chauds en buvant deux ou trois tasses de café.

Quand, à sept heures, il revint au bureau, le pas pesant, les paupières clignotantes, il fut surpris d'y trouver Fumel.

— Tu as du nouveau, aussi, toi ?

Et l'inspecteur, très excité, se mettait à parler avec volubilité.

— J'étais de service, cette nuit. On m'a tenu au courant de ce que vous faisiez avenue de Versailles, mais je n'étais pas dans le coup et j'en ai profilé pour appeler au téléphone des copains des autres arrondissements. Ils ont tous, à présent, la photographie de Cuendet.

« Je me disais qu'un jour ou l'autre cela donnerait peut-être quelque chose...

« Alors, comme je bavardais avec Duffieux, du XVIIIe, je lui ai parlé de mon zèbre. Et Duffieux m'a dit qu'il allait justement m'appeler à ce sujet.

« Il travaille avec l'inspecteur Lognon, un de vos amis. Quand Lognon a vu la photographie, hier matin, il a tout de suite tiqué et l'a fourrée dans sa poche sans rien dire.

« La tête de Cuendet lui rappelait quelqu'un. Il s'est mis, paraît-il, à poser des questions dans les bars et les petits restaurants de la rue Caulaincourt et de la place Constantin-Pecqueur.

« Vous savez que quand Lognon a une idée en tête, il y tient. Il a fini par frapper à la bonne porte, tout en haut de la rue Caulaincourt, une brasserie à l'enseigne de La Régence.

« Ils ont reconnu Cuendet sans hésiter et ont affirmé à Lognon qu'il venait assez souvent chez eux en compagnie d'une femme. »

Maigret questionna :

— Depuis longtemps ?

— Justement, c'est le plus intéressant. Depuis des années, selon eux.

— On connaît la femme ?

— Le garçon ne sait pas son nom, mais jure qu'elle habite dans une des maisons voisines, car il la voit passer chaque matin quand elle va faire son marché.

La P. J. tout entière s'occupait de Fernand et de ses gangsters. Dans deux heures, les couloirs déborderaient à nouveau de témoins à qui on présenterait successivement les quatre hommes. On en avait pour toute la journée et les machines à écrire n'arrêtaient pas de taper des dépositions.

Seul au milieu de cette agitation qui ne le concernait pas, l'inspecteur Fumel, les doigts brunis par la nicotine des cigarettes qu'il fumait jusqu'à l'extrême bout au point d'en avoir une marque indélébile au-dessus de la lèvre, seul Fumel venait entretenir Maigret du Vaudois tranquille dont personne ne parlait plus.

N'était-ce pas une affaire enterrée ? Le juge d'instruction Cajou n'était-il pas persuadé qu'il n'aurait plus à s'en soucier ?

Il avait tranché la question, dès le premier jour :

Règlement de comptes...

Il ne connaissait ni la vieille Justine, ni le logement de la rue Mouffetard, encore moins l'hôtel Lambert et la somptueuse maison d'en face.

— Tu es fatigué ?

— Pas trop.

— On y va, tous les deux ?

C'était presque en complice que Maigret parlait à Fumel, comme il lui eût proposé de faire l'école buissonnière.

— Quand nous arriverons là-bas, il fera jour...

Il laissa des instructions à ses hommes, s'arrêta au coin du quai pour acheter du tabac et, flanqué de l'inspecteur qui grelottait, attendit l'autobus pour Montmartre.


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