Chapitre 8

Quai des Orfèvres, tout le monde était exténué, aussi bien du côté des inspecteurs que de celui des hommes arrêtés pendant la nuit. On était allé chercher les témoins à domicile et on en trouvait dans tous les coins, certains mal éveillés, de mauvaise humeur, qui harcelaient Joseph :

— Quand se décidera-t-on à nous entendre ?

Qu'est-ce que le vieil appariteur pouvait leur répondre ? Il n'en savait pas plus long qu'eux.

Le garçon de la brasserie Dauphine apportait une fois de plus un plateau de petits pains et du café.

Le premier soin de Maigret, en s'installant dans son bureau, fut d'appeler Moers, qui n'était pas moins occupé, là-haut, à l'Identité Judiciaire.

On avait fait sur les mains des quatre hommes le test de la paraffine ; autrement dit, si l'un d'eux avait tiré avec une arme quelconque au cours des trois ou quatre jours précédents, on retrouverait, dans la peau, de la poudre incrustée, même s'il avait pris la précaution de se ganter.

— Tu as les résultats ?

— Le laboratoire vient de me l'apporter.

— Lequel des quatre ?

— Le numéro trois.

Maigret consulta la liste qui portait un numéro en regard de chaque nom. Le no 3 était Roger Stieb, réfugié tchécoslovaque, qui avait travaillé un certain temps dans la même usine que Joseph Raison, quai de Javel.

— L'expert est formel ?

— Absolument.

— Rien chez les trois autres ?

— Rien.

Stieb était un grand garçon blond qui, pendant la nuit, s'était montré le plus docile de tous et qui, maintenant encore, en face de Torrence qui le harcelait, regardait l'inspecteur avec flegme comme s'il ne comprenait pas un mot de français.

C'était pourtant le tueur de la bande, chargé de protéger la fuite des assaillants.

L'autre, Loubières, un homme trapu, musclé et velu, originaire de Fécamp, tenait un garage à Puteaux. Il était marié, père de deux enfants, et toute un équipe de spécialistes était occupée à fouiller son établissement.

Chez René Lussac, la fouille n'avait rien donné, non plus que dans la villa de la belle Rosalie.

De tous, celle-ci était la plus bruyante et Maigret entendait ses glapissements, bien qu'elle fût enfermée deux bureaux plus loin en tête à tête avec Lucas.

On avait commencé les confrontations. Les deux garçons de café, impressionnés, n'osaient pas être trop catégoriques, mais croyaient reconnaître en Fernand le client qui se trouvait dans la brasserie au moment du hold-up.

— Vous êtes sûrs d'avoir toute la bande ? avaient-ils demandé avant la confrontation.

On leur avait répondu que oui, encore que ce ne fût pas tout à fait vrai. Il manquait un complice, celui qui conduisait l'auto et sur lequel on ne possédait aucune indication.

Celui-ci, comme toujours, devait être un as du volant, mais n'était probablement qu'un comparse.

— Allô !.. Oui, monsieur le procureur... Cela progresse... Nous savons qui a tiré : le nommé Stieb... Il nie, oui... Il niera jusqu'au bout... Ils nieront tous...

Sauf la pauvre Mme Lussac qui, chez elle, s'occupant de son bébé en compagnie de l'Assistante sociale, restait effondrée.

Maigret avait de la peine à garder les paupières ouvertes et le grog de La Régence n'avait rien arrangé. Il lui arriva de saisir, dans son placard, la bouteille de fine qu'il y conservait pour les grandes occasions et, non sans hésiter, d'en avaler une gorgée.

— Allô !... Pas encore, monsieur le juge...

On l'appelait à deux appareils à la fois et il était dix heures vingt, quand il reçut enfin le bon coup de téléphone. Il provenait de Puteaux.

— On a trouvé, patron.

— Tout ?

— Il ne manque pas un billet.

On avait laissé annoncer dans les journaux que la banque connaissait les numéros de série des billets volés. C'était faux. Le mensonge n'en avait pas moins empêché les gangsters de mettre l'argent en circulation. Ils attendaient l'occasion d'écouler les billets en province ou à l'étranger ; Fernand était assez malin pour ne pas se presser et pour empêcher ses hommes de quitter la ville tant que l'enquête battait son plein.

— Où ?

— Dans le capitonnage d'une vieille bagnole. La mère Loubières, qui est une maîtresse femme, ne nous lâchait pas d'un poil...

— Elle paraît être au courant ?

— C'est mon avis. On a fouillé les voitures une à une. On les a même quelque peu démontées. Enfin ! on tient le paquet !

— N'oublie pas de faire signer Mme Loubières.

— Elle refuse. J'ai essayé.

— Alors, prends des témoins.

— C'est ce que j'ai fait.

Pour Maigret, c'était la fin, ou presque. On n'avait pas besoin de lui pour questionner les témoins et procéder aux confrontations. Il y en avait pour des heures.

Après quoi, chacun des inspecteurs lui ferait son rapport. Et il aurait personnellement un rapport général à établir.

— Passez-moi le procureur Dupont d'Hastier, voulez-vous ?

Et, l'instant d'après :

— On a retrouvé les billets.

— La mallette aussi ?

Il en demandait trop. Pourquoi pas avec des empreintes digitales bien nettes ?

— La mallette flotte quelque part dans la Seine ou a été brûlée dans un calorifère.

— Chez qui a-t-on découvert l'argent ?

— Le garagiste.

— Qu'est-ce qu'il dit ?

— Encore rien. On ne lui en a pas parlé.

— Veillez à ce que son avocat soit présent. Je ne veux pas de contestations ni, plus tard, d'incidents d'audience.

Quand les couloirs seraient enfin vides, on emmènerait les quatre hommes au Dépôt, la femme Rosalie aussi — pas dans la même pièce — et là, nus comme des vers, ils passeraient à l'anthropométrie. Pour deux d'entre eux au moins, ce n'était pas une expérience nouvelle.

Ils dormiraient vraisemblablement dans une cellule du rez-de-chaussée, car le juge d'instruction tiendrait à les voir le lendemain matin avant de les écrouer à la Santé.

L'affaire ne viendrait devant les assises que dans plusieurs mois et, d'ici là, d'autres bandes auraient le temps de se former, de la même manière, pour des raisons qui ne regardaient pas le commissaire.

Il poussa une porte, puis une seconde, trouva Lucas devant une machine à écrire, tapant à deux doigts, en face d'une Rosalie qui allait et venait, les poings aux hanches.

— Vous voilà, vous ! Vous êtes content, hein ? L'idée que Fernand était en liberté vous empêchait de dormir et vous vous êtes arrangé pour lui remettre le grappin dessus. Vous n'avez même pas honte de vous en prendre à une femme, oubliant que, jadis, il vous est arrivé de venir boire un verre à mon bar et que vous n'étiez pas fâché que je vous refile des tuyaux...

C'était la seule à n'avoir pas sommeil, à garder son énergie intacte.

— Et vous le faites exprès, pour m'humilier, de me mettre dans les mains du plus petit de vos inspecteurs... Un homme comme ça, moi, je n'en fais qu'une bouchée...

Il ne répondait pas, clignait de l'œil à l'adresse de Lucas.

— Je vais me coucher une heure ou deux. On a trouvé l'argent.

— Quoi ? hurlait-elle.

— Ne la laisse pas seule. Appelle n'importe qui, pour lui tenir compagnie, un grand si elle y tient, et installe-toi dans mon bureau.

— Bien, patron.

Il se fit reconduire par une voiture-pie. Il y en avait plein la cour, car on vivait depuis la veille en état de mobilisation générale.

— J'espère que tu te couches ? lui dit sa femme en préparant le lit. À quelle heure dois-je t'éveiller ?

— Midi et demi.

— Si tôt ?

Il n'eut pas le courage de prendre un bain tout de suite. Il le ferait après avoir dormi. Il commençait à peine à s'assoupir, la tête chaude, quand la sonnerie du téléphone retentit.

Il déploya le bras, grogna :

— Maigret, oui...

— Ici, Fumel, monsieur le commissaire...

— Je te demande pardon. J'étais en train de m'endormir. Où es-tu ?

— Rue Marbeuf.

— Je t'écoute.

— J'ai du nouveau. Au sujet de la couverture.

— Tu l'as retrouvée ?

— Non. Je doute qu'on la retrouve un jour. Mais elle a existé. Le pompiste de la rue Marbeuf est catégorique. Il l'a encore remarquée il y a une semaine environ.

— Pourquoi l'a-t-il remarquée ?

— Parce que c'est rare de voir une couverture, surtout en fourrure, dans une auto de grand sport...

— Quand l'a-t-il vue pour la dernière fois ?

— Il ne peut pas préciser, mais il prétend qu'il n'y a pas longtemps, Voilà deux ou trois jours, quand le fils Wilton est venu faire le plein d'essence, elle n'y était plus.

— Mets ça dans ton rapport.

— Qu'est-ce qui va se passer, selon vous ?

Maigret, qui avait hâte d'en finir, se contenta de laisser tomber :

— Rien !

Il raccrochait. Il avait besoin de sommeil. Il était d'ailleurs presque sûr de ne pas se tromper.

Il n'arriverait rien !

Il imaginait l'air pincé du juge d'instruction si Maigret était allé lui dire :

— Honoré Cuendet, la nuit de vendredi à samedi, vers une heure, a pénétré dans l'hôtel particulier de Florence Wilton, née Lenoir, rue Neuve-Saint-Pierre.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu'il surveillait la maison depuis cinq semaines, d'une chambre de l'hôtel Lambert.

— Ainsi, parce qu'un homme prend une chambre dans un hôtel douteux, vous en concluez...

— Il ne s'agit pas d'un homme quelconque, mais d'Honoré Cuendet qui, depuis bientôt trente ans...

Il décrirait la manière de Cuendet.

— Vous l'avez déjà pris sur le fait ?

Maigret était bien obligé d'avouer que non.

— Il avait les clés de l'hôtel particulier ?

— Non.

— Des intelligences dans la place ?

— C'est peu vraisemblable.

— Et Mme Wilton était chez elle, ainsi que ses domestiques ?

— Cuendet ne s'introduisait jamais dans des maisons inoccupées.

— Vous prétendez que cette femme...

— Pas elle. Son amant.

— Comment savez-vous qu'elle a un amant ?

— Par une prostituée nommée Olga, qui, elle aussi, habite en face.

— Elle les a vus ensemble dans un lit ?

— Elle a vu la voiture.

— Et qui est cet amant ?

— Le fils Wilton.

Les images devenaient un peu incohérentes, puisque Maigret voyait le juge ricaner, ce qui seyait mal à son caractère.

— Vous insinuez que cette femme et son beau-fils...

— Le père et la belle-fille ont bien...

— Comment ?

Il raconterait l'histoire de Lida, qui avait été la maîtresse du père après avoir épousé le fils.

Voyons ! Est-ce que ces choses-là sont possibles ? Est-ce qu'un magistrat sérieux, appartenant à la meilleure bourgeoisie de Paris, peut un seul instant admettre...

— J'espère que vous avez d'autres preuves ?

— Oui, monsieur le juge...

Il devait dormir, rêver, car il se voyait lui-même, tirant de sa poche un petit sachet dans lequel se trouvaient deux fils à peine visibles.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

— Des poils, monsieur le juge.

Encore une indication que c'était un rêve, que ça ne pouvait être qu'un rêve : le magistrat prononçait, cette fois :

— Des poils de qui ?

— De chat sauvage.

— Pourquoi sauvage ?

— Parce que la couverture, dans l'auto, était en chat sauvage. Cuendet, pour une fois, après une si longue carrière, à dû faire du bruit, renverser un objet, donner l'alarme, et on l'a assommé.

« Les amants ne pouvaient pas appeler la police sans que...

Sans que quoi ? Ses idées n'étaient plus très claires. Sans que Stuart Wilton apprenne ce qui se passait, évidemment. Et Stuart Wilton, c'était l'argent...

Ni Florence ni son amant ne connaissaient cet inconnu qui avait fait irruption dans leur chambre. N'était-ce pas une sage précaution que de le défigurer ?

Il avait beaucoup saigné, obligeant le couple à tout nettoyer...

Puis l'auto...

Et là, il avait encore sali la couverture...

— Vous comprenez, monsieur le juge...

Il était là, penaud, avec ses deux poils.

— Et d'abord, qui vous dit que ce sont des poils de chat sauvage ?

— Un expert.

— Et un autre expert viendra se moquer de lui à la barre en affirmant que ce sont des poils de je ne sais quel animal...

Le juge avait raison. Cela se passerait ainsi. Il y aurait des éclats de rire.

Et l'avocat, dans un envol de manches :

— Voyons, messieurs, soyons sérieux... Qu'apporte-t-on pour nous accuser... Deux poils...

Cela pourrait se dérouler autrement, bien sûr. Maigret irait par exemple sonner chez Florence Wilton. Il lui poserait des questions, furèterait dans la maison, interrogerait les domestiques.

Il aurait aussi, dans le silence de son bureau, une longue conversation avec le jeune Wilton.

Seulement, tout cela n'était pas réglementaire.

— En voilà assez, Maigret. Oubliez ces fantaisies et emportez ces poils...

Il s'en fichait, d'ailleurs. Est-ce que, tout à l'heure, il n'avait pas adressé un clin d'œil à Fumel ?

L'inspecteur aux amours malheureuses, réussirait-il mieux avec Èveline qu'avec les autres femmes ?

En tout cas, la vieille, rue Mouffetard, ne s'était pas trompée.

Je connais mon fils... Je suis sûre qu'il ne me laissera pas sans rien...

Combien d'argent y avait-il dans la...?

Maigret dormait profondément.

On ne le saurait jamais.

FIN

Noland, le 23 janvier 1961.

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