CHAPITRE XI

Au poste de garde une déception les attendait. Le colonel Jackson venait de partir pour la ville. C’était le capitaine Harry qui le remplaçait.

Au premier coup d’œil, en voyant cet homme âgé de quarante-cinq ans environ, Kovask estima qu’il ne pourrait jamais arriver à un résultat avec lui. Il était du genre scrongneugneu et rempilé sentimental.

— Il faut que le colonel Jackson revienne immédiatement au camp. C’est une question vitale.

L’autre grogna.

— Vous rendez-vous compte? Il est dans sa villa du Parque Genovés.

Excédé, Kovask sortit son ordre de mission et le lui colla sous le nez.

— Vous pouvez demander confirmation si vous voulez. Téléphonez au colonel.

Le capitaine s’y résigna. Une voix vibrante sortit de l’appareil quand la communication fut établie.

— Inspection? … à cette heure? … me prennent pour qui? …

— Mais, mon colonel, il ne s’agit pas d’une inspection. C’est une affaire très spéciale. Ces messieurs ne veulent rien me dire. Oh ! …

Kovask venait de lui arracher le téléphone des mains.

— Colonel Jackson? Je vous demande de venir le plus rapidement possible. Dans le cas contraire, je me verrai dans l’obligation d’appeler immédiatement Washington, en signalant votre attitude.

Il plaqua l’appareil sur la fourche. Le capitaine s’essuyait avec un grand mouchoir et levait les yeux au ciel.

— Vous ne le connaissez pas. Ça va faire un beau raffut d’ici un quart d’heure.

Sortant en vitesse il commença de hurler des ordres. Kovask regarda le commander Brandt.

— Dites donc, on dirait que le colonel n’a pas l’habitude de venir au camp durant la nuit.

— C’est aussi mon impression, dit Brandt. Le capitaine entra.

— Vous avez un détachement de spécialistes nucléaires ici?

— Bien sûr. Un lieutenant, deux sous-officiers et quatre brevetés.

— Ce sont eux qui s’occupent des stocks de rockets à charge spéciale?

L’officier se mordit les lèvres, hésita :

— Je préférerais que le colonel soit là.

— Ce ne sont que des questions ordinaires qui nous permettront de déblayer plus rapidement le terrain. Alors?

— Oui, ils s’en occupent. Quatre vérifications par jour à l’aide de compteurs.

— Et la garde?

— Un service spécial. Mais théorique. En fait tout le monde y participe.

Kovask fit la grimace. Comment retrouver les coupables parmi plusieurs milliers d’hommes et de gradés. Le seul espoir restait du côté des brevetés nucléaires.

— Les Espagnols ont-ils accès au camp?

— Quelques-uns, mais très peu.

Une voiture s’immobilisa devant les bureaux et le capitaine pâlit.

— Voilà le colonel.

C’était un grand type maigre, au visage de loup, aux yeux d’un gris acier très durs. Son regard effleura Brandt, ignora le capitaine, chercha le regard de Serge Kovask. Tout de suite il avait flairé l’homme qui lui cherchait des histoires, et sa façon de l’examiner disait assez qu’il acceptait le combat, mais que ce serait coriace.

— Serge Kovask. Lieutenant de vaisseau, en mission spéciale par ordre du Département d’État.

Jackson se tourna vers son capitaine et ce dernier sortit rapidement.

— Le but de cette mission?

— Ce serait trop long. Ma visite de ce soir n’est qu’un épisode inattendu.

En quelques mots il expliqua au colonel pourquoi il supposait que des torpilles à charge nucléaire avaient été volées dans le camp, et avaient explosé dans un camp clandestin de la Sierra Morena.

— Pourquoi auraient-elles été volées ici?

— Où auraient-elles pu l’être?

— Au Portugal. Il y a des camps d’infanterie, là-bas aussi.

Kovask encaissa avec le sourire.

— Peut-être. Mais avant de me rendre dans ce pays, j’ai voulu commencer par ce camp.

Jackson resta immobile, les yeux fixes.

— Une vérification sera facile.

— Oui. S’il est découvert que des « Davy Crockett » ont été volées ici, moi, je saute.

— Pas nécessairement, dit Kovask. Jackson ricana :

— Vous ne pensez pas sérieusement que j’accepterais d’être soutenu par un flic?

Le lieutenant de vaisseau resta impassible, mais chaque syllabe se détacha nettement de ses lèvres :

— Tout homme qui en met un autre devant ses responsabilités est un flic.

Sans lui laisser le temps de s’indigner :

— Il m’a suffi d’une demi-heure pour me rendre compte, par exemple, que vous ne mettez jamais les pieds ici, la nuit.

Cette fois, il fit mouche. Jackson tressaillit. Par le fait, il atténua lui-même ses paroles.

— Mais trêve de chamailleries. Je veux les feuilles comptables des « D. C. » et des rockets, la liste du personnel de la section nucléaire.

— Capitaine Harry?

L’autre surgit comme par miracle. Le colonel lui demanda de fournir ces différents documents.

— Réveillez les responsables. Il faut faire vite. Autant en finir rapidement.

Il eut un sourire désabusé.

— Quand je rencontre un type comme vous, Kovask — et c’est rare — je ne me trompe guère. Je suis à peu près certain que vous avez vu juste. Puis il parla du matériel spécial.

— Ne vous étonnez pas de la quantité, nous sommes à la fois camp d’entraînement et camp de transit. Certaines unités se ravitaillent directement ici. Je crois que nous devons avoir en stock pas loin d’une centaine de « D. C. » et de deux mille rockets.

Quand les documents arrivèrent, il ne s’était trompé que de peu. Cent cinq tubes et deux mille cent fusées. Pour plus de sûreté, ils vérifièrent les comptes des entrées et sorties, ce qui leur prit une bonne demi-heure. Le compte était exact.

— Avant de poursuivre votre enquête, dit le colonel, il faut que je vous mette au courant des particularités de ces fusées. Vous savez qu’elles se composent de trois parties, comme celles des bazookas ordinaires.

Il expliqua d’un ton quelque peu ironique :

— Il y a la tête, ou coiffe balistique, avec ses deux masses critiques d’uranium séparées par une courte barre de cadmium. C’est dans la deuxième partie que se trouve le percuteur agissant sur le cadmium. Enfin, une troisième partie avec l’étoupille balistique, les tuyères divergentes-convergentes …

Il marqua un temps d’arrêt.

— Par mesure de sécurité, ces trois parties ne sont jamais stockées ensemble. La fusée est démontée, et chacune des trois pièces se trouve à cent mètres des autres. Nous avons trois casemates. La plus robuste est évidemment celle qui contient la tête nucléaire. Et là, des précautions extraordinaires sont encore exigées.

— Les tubes?

— Ils sont stockés avec la deuxième partie, pour éviter qu’un loustic ne s’amuse à faire des feux d’artifice avec la charge propulsive. D’ailleurs, ce sont des tubes qui ne se distinguent des autres à charge creuse que par une double position de sûreté. C’est compréhensible.

— Il peut y avoir des incidents de tir?

— Tout comme pour l’autre. Il suffit que le champ magnétique que provoque le contact soit interrompu, ou encore que le filament de mise à feu soit détérioré. C’est assez fragile comme système.

Le capitaine se présenta :

— Le lieutenant de la section nucléaire est à vos ordres, mon colonel.

— Nous y allons.

Le lieutenant se nommait Gilman. Il ne paraissait pas autrement ému par cette visite nocturne du matériel dont il avait la charge.

— Nous allons commencer par les tubes. La casemate était sous terre, accessible par un tunnel d’une dizaine de mètres. Sur des étagères, ils étaient soigneusement rangés, côte à côte. Le lieutenant compta. Il y en avait cent cinq.

— On a certainement remplacé les tubes de « P. O. » par ceux de vieux bazookas.

— Faut-il tout ouvrir?

Les tubes étaient démontés en deux parties. Chacune enveloppée d’un papier paraffiné, d’une toile imperméable, et le tout avait été plongé dans un bain d’une cire spéciale.

— Ce sera long.

— Commençons par examiner chacun. Lieutenant, pouvez-vous appeler vos hommes?

Vinrent un sous-officier et deux brevetés.

— Il faudra nous signer une décharge, dit le lieutenant.

— Ce sera fait, dit Kovask. Allons-y.

Une heure plus tard, le résultat était catastrophique. Il manquait douze bazookas « D. C. ». On les avait remplacés par des lance-rocket ordinaires. Toutes les enveloppes avaient été ouvertes. Le colonel gardait son flegme. Le lieutenant Gilman était très pâle.

— Il suffira de vérifier la partie nucléaire des fusées pour savoir le nombre des disparues.

Si la casemate des tubes n’était gardée que par un homme, deux veillaient devant celle des têtes nucléaires. Un sous-officier se trouvait à l’intérieur devant un compteur Geiger. Kovask se demanda si c’était la consigne ordinaire ou si tout avait été mis en place pour lui. Ils durent signer sur le registre des visites aux pages numérotées.

Les sinistres têtes nucléaires se trouvaient dans des alvéoles, comme des œufs. Chaque Alvéole était scellé.

Kovask, qui avait une certaine pratique de ce genre de falsifications, essaya de déceler les imitations, n’en trouva pas. Les voleurs étaient plus habiles qu’il ne l’avait supposé. Ils devaient recevoir des consignes sévères.

Tous les alvéoles furent ouverts. Cent cinquante contenaient une masselotte en plomb du poids de la tête nucléaire. Le colonel et le lieutenant étaient catastrophés. Le commander Brandt hochait la tête, en signe d’admiration, qui pouvait s’adresser aux voleurs ou à Kovask. Ce dernier réfléchissait.

— Vous êtes certainement un camp très important?

— Le plus important du Sud-Europe.

— Autorisé à stocker du matériel atomique?

— Accord secret de juin 1958, juste pour les engins de petite puissance, dit le colonel.

— Il faut croire que le secret a transpiré. On a incité certains de vos hommes à voler. Je dis certains, car un seul n’aurait pu y arriver.

— Le stock a commencé en janvier 1961. Depuis, des centaines d’hommes ont monté la garde aux casemates. Des dizaines de sous-officiers.

— La complicité d’un gradé est à peu près obligatoire. Cela limite les recherches?

— Trente-quatre sous-officiers. Je ne parle pas des sergents, puisque ce sont eux qui participent au service de garde.

— Sous la direction d’un officier, certainement, ajouta Kovask.

Le colonel lui demanda de revenir au bureau. Ils signèrent le registre de sortie, marquèrent l’heure exacte sous la surveillance du sergent.

— Peut-être aurons-nous besoin de ce livre, dit Kovask.

— Depuis janvier, nous en sommes au cinquième, je crois, fit le colonel.

Les trois hommes s’enfermèrent dans la pièce tandis que la capitaine restait à côté pour effectuer les liaisons.

— Je vais faire un premier pointage parmi les sous-officiers, dit le colonel. Je connais parfaitement leur curriculum vitæ. Certains sont assez bambocheurs, mais notre homme peut très bien cacher son jeu.

— L’enquête l’affolera peut-être, dit Brandt, qui se passionnait pour cette affaire.

— Attendez, dit Kovask, je crois que j’ai une idée.

Les autres attendaient.

— Voici. Pour la garde des casemates vous « usez » deux sous-officiers par jour?

— Trois. Pour la casemate où sont les têtes nucléaires il y en a un de jour et un de nuit.

— Donc vos trente-quatre sous-officiers défilent en un peu plus de onze jours? Y a-t-il, dans le service de santé, un organisme de décontamination?

Le colonel fit signe que oui.

— Et bien avant que nous ayons reçu cette saloperie. Les hommes affectés à la garde y passent assez souvent. Au moins une fois par mois.

— Très bien, dit Kovask. Il faut que dans les heures à venir vous organisiez une visite de ce genre.

Jackson sursauta, puis soupira.

— Il faudrait laisser courir le bruit que la radioactivité s’est brusquement développée sans que les appareils l’aient indiqué. Mieux, que les sous-officiers croient que les appareils étaient déréglés. Demander au médecin de poser une question à chacun. Qu’il s’inquiète si l’un d’eux a manipulé les rockets dernièrement.

Le colonel ne paraissait pas très emballé, mais après la découverte qu’il venait de faire, il ne pouvait qu’obéir à cet envoyé de Washington.

— Il faudra isoler les hommes qui nous ont aidés ce soir. Qu’il n’y ait pas de contact entre eux et les sous-officiers passant la visite médicale.

— Mais si, justement, le coupable se trouve parmi eux?

— Il voudra certainement savoir ce qui se passe au service de santé. Nous les surveillerons.

— Alors, mon pointage?

— Il nous permettra de mieux localiser notre homme. Il faudrait même le réduire encore un peu, souligner ceux qui paraissent dépenser largement.

Brandt intervint :

— Nous pouvons demander à la Navy Police et à la Military Police. Elles patrouillent dans les quartiers réservés et doivent se souvenir de certaines têtes.

— Pouvez-vous vous en occuper? Brandt décrocha l’appareil et commença son travail. Le colonel appela le capitaine et lui demanda de convoquer le personnel médical le plus rapidement possible.

— Et surtout, pas trop de mystère. Nous ne pouvons cacher à nos hommes que certains d’entre eux ont été exposés à des Radiations dangereuses. Au besoin, expliquez-leur qu’à l’heure actuelle nous sommes suffisamment équipés pour éviter toute suite fâcheuse.

Le capitaine ouvrait de grands yeux.

— Bien, mon colonel.

— De toute façon, les faux bruits vont faire le tour du camp. Autant que les sous-officiers que nous allons examiner ne soient pas impressionnés par eux. Me comprenez-vous parfaitement, capitaine?

— Oui, mon colonel, parfaitement.

Il se hâta de disparaître. Le colonel refusa la cigarette que lui offrait Kovask. Brandt plaisantait avec l’un des officiers de la M. P.

— J’ai hâte de connaître ce salopard ! Dit tranquillement Jackson.

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