Après une sieste de cinq heures qui le remit complètement en forme, Serge Kovask prit la route de Cadix à la fin de l’après-midi. La chaleur était encore lourde, mais la lumière, elle, se tamisait et il fit un voyage agréable. Il s’arrêta devant l’immeuble de l’Amirauté, d’une blancheur éclatante comme toute la ville à la tombée de la nuit.
En croisant les uniformes dans le hall il se sentit ragaillardi. Un regret fugace l’effleura. Depuis deux ans, il n’appartenait plus au personnel navigant. D’abord le service de renseignements de la Navy, L’O.N.I, maintenant la C.I.A. Un planton lui désigna l’étage et le bureau du commander Brandt, chef de la section espagnole de L’O.N.I.
L’homme l’attendait dans son bureau climatisé, une courte pipe vissée à des dents presque toutes recouvertes d’or, le cheveu ras et gris, la gueule énergique.
— Salut, transfuge ! Heureux de vous connaître.
Il lui désigna un fauteuil.
— On boit le verre de l’amitié naissante avant de commencer le boulot?
— Si vous voulez, dit Kovask en souriant.
— Saurez jamais ce que vous me devez. Envoyer un « Skywarrior » survoler la Sierra Morena pendant une demi-heure ! Ça hurlait dans tous les coins.
Depuis le bureau, on apercevait, ancrées au large, quelques unités de la Navy, dont un porte-avions, un croiseur et deux destroyers.
— Le contre-amiral est venu dans ce bureau. Oui, mon vieux. Sans prendre l’ascenseur, tellement il était hargneux. Heureusement, d’ailleurs, car, arrivé ici, il n’a pu piper un seul mot. Finalement, au bout d’une demi-heure, ils étaient cinq ou six gros bras qui s’agitaient devant moi. Deux commodores, plus quelques captains qui hurlaient avec les loups. Derrière moi, le pilote qui avait été choisi se fendait drôlement la poire.
Il leva son verre et le but d’un trait.
— Choisi pour la diversité des sanctions prises contre lui depuis son affectation au porte-avions « McDonald ». Le genre de type capable de survoler la cathédrale de Séville et d’y lâcher quelques drapeaux rouges au passage. Un fondu, quoi, mais un as ! Il sait ce qui l’attend, maintenant. Il faudra marquer le coup.
Le commander Brandt haussa les épaules.
— Remarquez que personne ne sera dupe, d’un côté comme de l’autre. Maintenant …
Il regarda Kovask en se frottant le menton.
— Il faudra bien, si on me le demande, que je donne l’origine de cette affaire?
— C’est-à-dire moi?
— Oui. Et je crains que ça ne barde pour vous. Kovask fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire?
— Les photographies ne révèlent pas grand-chose. Des terres dénudées, quelques camions dissimulés sous du feuillage. Rien de passionnant.
Il prit une chemise sur son bureau, la lança sur les genoux du lieutenant de vaisseau. Ce dernier l’ouvrit. Elle contenait une vingtaine de clichés format 24 X 18. Le commander, qui le surveillait du coin de l’œil, fut surpris par l’expression satisfaite de son visage.
— Hey? On dirait que ça vous convient. M … alors, moi qui croyais …
Kovask étudiait une sorte de plateau dont quatre photographies reconstituaient la totalité. Il devait faire une dizaine de kilomètres carrés. Ce que découvrait Kovask, c’étaient de profondes excavations dont l’une creusait la rocaille, semblable à un gouffre. À côté, on apercevait un point sombre, comme de la ferraille entremêlée.
— Pouvez-vous faire agrandir ce point-là?
— Facile. Dans un quart d’heure ce sera fait.
Un planton vint chercher photographie et instructions.
— Ce pilote avait bien embarqué un scintillomètre?
— Oui, dit Brandt. Mais la mission a eu lieu dans l’après-midi, et les gars de la section nucléaire sont en train de mettre en clair les résultats du baldwinographe. Le pilote ne pouvait se servir d’un appareil ordinaire.
Il regarda Kovask.
— N’allez pas me dire que les Espagnols ont inventé la bombe atomique et l’essaient dans la Sierra?
— Non. Je n’ai encore aucune idée précise. Seulement, si ce que j’attends se confirme, vous allez avoir un sacré travail, commander. Voulez-vous téléphoner à la section nucléaire?
— Elle travaille à bord du « McDonald ». Je vais essayer de les faire activer.
Il décrocha son téléphone, attendit une minute avant d’entrer en communication avec le porte-avions. Son visage mobile prit une expression de contentement.
— Très bien. Nous les attendons.
Il raccrocha, s’adressa à Kovask :
— Les résultats sont en route. Le gars ne m’a pas précisé leur nature.
La photographie revint. Lie point précis avait été suffisamment agrandi pour que les deux hommes distinguent l’objet.
— Un véhicule incendié. Un camion, on dirait.
— Oui. C’est bien ce que je pensais. Le commander Brandt hocha la tête.
— On m’avait bien dit que vous étiez un petit futé. Dommage pour L’O.N.I., tant mieux pour la C.I.A. ! Au fait, ils sont bien, ces terriens?
— Pas trop mal. Je m’attendais à pire, dit Kovask regardant toujours la photographie.
Le rapport de la section nucléaire arriva, apportée par un midship. Les techniciens avaient fait un effort pour exposer les faits en termes clairs.
En bref le baldwinographe installé à bord du « Skywarrior » avait enregistré la présence de rayons gamma de trente à cent rœntgens. Une dose déjà inquiétante. L’appareil volait alors à cinq cents mètres d’altitude, le pilote prenant ses photographies.
Origine de ces rayons : explosion d’une masse d’uranium 235. Importance de cette explosion : un cinquième de kilotonne.
— Hé ! Déjà pas mal ! Dit Brandt. La première bombe d’Hiroshima faisait vingt kilotonnes. Il s’agit d’un petit engin cent fois moins important.
La section nucléaire précisait encore qu’au sol la radioactivité devait être dangereuse pour l’homme, dans un rayon de deux cents à cinq cents mètres à partir du point A. Le point A étant le plus gros cratère au bord duquel subsistait la carcasse d’un camion.
Kovask alluma une cigarette. Brandt tirait sur sa pipe d’un air béat, et il s’en voulut de ce qu’il allait dire. Le brave commander allait se retrouver plongé dans une situation explosive.
— Dites-moi, connaissez-vous la puissance des rockets du « Davy Crockett »?
Le commander parut tomber de haut.
— La puissance? Je crois qu’elle est tenue secrète.
— Une évaluation approximative …
— Je ne sais pas moi ; une tonne, peut-être?
— C’est ce que je pense aussi. Un beau petit engin tout de même?
— Oui. Mais où voulez-vous en venir?
— Imaginez qu’une centaine de rockets, pour une raison inconnue, aient explosé dans la Sierra Morena.
Brandt se projeta vivement en avant, les mains sur ses genoux, l’air féroce.
— Hey ! Doucement ! Nous n’avons livré aucun de ces bazookas à nos alliés. Encore moins à l’Espagne.
— Bien sûr, dit doucement Kovask, mais si quelqu’un nous en avait fauché?
Le commander se figea.
— Impossible, dit-il sèchement. C’est impossible.
— Les marines en disposent?
— Bien sûr. C’est une arme d’infanterie.
— Et il y a un corps de marines à Cadix?
— Il y a un camp d’entraînement et surtout de transit, en effet.
Brandt se leva et fit quelques pas autour du fauteuil de Kovask.
— Écoutez, mon vieux, j’ai beaucoup de sympathie pour vous, mais qu’insinuez-vous? Êtes-vous venu dans vos anciennes terres pour semer la m …? Z’avez été perverti par ces maudits terriens?
L’autre le regardait avec un sourire sans joie.
— Trouvez une autre solution, commander. En réfléchissant bien, vous verrez qu’il n’y en a pas.
Continuant de faire les cent pas dans son bureau, le capitaine de frégate ne répondit pas. Peu à peu cependant il perdait de son animosité. Kovask suivait sur son visage l’évolution de ses réflexions. Il finit par se planter devant lui.
— Et si vous aviez raison, que faudrait-il faire?
— Se rendre immédiatement à ce camp et faire une enquête. Je suppose que des types de chez nous ont organisé le vol et la revente d’armements. Certains d’entre eux doivent, à coup sûr, mener joyeuse vie. Je ne crois pas que l’enquête sera très longue.
— Je voudrais savoir ce que vous cherchez exactement?
— Le vol des « Davy Crockett » m’intéresse, évidemment. Je suis certain que nous allons faire des découvertes inattendues, mais il y a une bande de types, fortement dangereux, qui veulent se servir de ces engins-là.
— Et c’est la peau de ceux-là qu’il vous faut?
— C’est le but essentiel de ma mission. Cette nuit, je suis arrivé dans une impasse. J’espère que ça va redémarrer grâce à l’enquête que nous allons mener dans ce camp.
Brandt frottait son menton d’un air ennuyé.
— Vous savez que la sécurité intérieure chez les marines est organisée par eux. Vous allez trouver des quantités de peaux de banane sous vos pas.
— J’ai un ordre de mission du Département d’État.
— Est-ce grave à ce point?
— Plus que vous ne l’imaginez. Il s’agit de donner une virginité nouvelle à l’Espagne. Vous n’ignorez pas qu’il est question de son adhésion à l’O.T.A.N. Jusqu’à présent, la plupart des autres membres restent méfiants. Ce pays a hébergé, protégé beaucoup de criminels de guerre. Il doit se dédouaner, prouver que des revanchards allemands ne complotent pas sur son territoire. Adenauer le premier exige des garanties à ce sujet.
— Et … ils existent, ces comploteurs?
— Oui, ils sont même dangereux. Dans un avenir assez proche, ils peuvent déclencher une offensive contre le gouvernement de Bonn. Le chancelier est vieux. À sa mort, ça risque de craquer.
Il ralluma une cigarette.
— La Phalange favorise ces néonazis. Le gouvernement voudrait bien nier l’évidence. Si nous lui donnons un coup de main, il en sera secrètement satisfait.
— Par la compromission du Parti?
— Voilà…
Brandt hocha la tête.
— D’autres seront contents. Les véritables démocrates. Ceux qui croient qu’un régime républicain est possible en Espagne. Dans le fond, ça nous ferait de la bonne propagande, nous qui avons soutenu jusqu’à présent des gangsters comme Batista, Mendérès et compagnie.
Il se leva et alla décrocher sa casquette au porte manteau.
— Convaincu, mon vieux. Je vous accompagne au camp Wake. Il se trouve à une quinzaine de kilomètres d’ici, sur la route d’Algesiras.
À la porte, il hésita.
— Pas la peine de prévenir les gros bras, hein?
Kovask sourit.
— Vous doutez encore? L’autre leva les bras aux cieux.
— C’est tellement gros ! Ah, une dernière chose ; c’est le colonel Jackson qui commande le camp Wake. Un dur à cuire. Si jamais vous avez porté des accusations … hum … à la légère, il se chargera de vous le faire regretter.
— Vous oubliez une chose, commander.
Brandt attendait.
— Si mes accusations sont fondées, le colonel Jackson risque fort de perdre son commandement. Les chances sont ainsi égales.